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Anne de Geierstein/14

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 179-192).

CHAPITRE XIV.

LA NOBLESSE.

Je ne me prêterai pas à un pareil accueil, tant que mon ennemi sera plus puissant que moi.
Shakspeare, La Tempête.

« On n’a sonné du cor que bien faiblement, » dit Archibald en montant sur les remparts, d’où il pouvait voir ce qui se passait en dehors de la porte ; « qui s’approche, Kilian ? »

Le fidèle écuyer se hâtait de lui apporter les nouvelles.

« Deux hommes avec une mule, s’il plaît à Votre Excellence, et je présume que ce sont des marchands. — Des marchands ? corbleu, vilain ! des colporteurs, voulez-vous dire. A-t-on jamais ouï parler d’un marchand anglais qui voyageât à pied sans plus de bagage que ne peut en porter une mule ? Il faut que ce soient des mendiants bohémiens ou de ces gens que les Français appellent Écossais. Les coquins ! ils payeront avec leurs peaux la pauvreté de leurs bourses. — Ne vous hâtez pas trop, car s’il plaît à Votre Excellence, de petits sacs peuvent contenir de grandes sommes. Mais, riches ou pauvres, ce sont nos hommes, du moins ils en ont toute l’apparence… Le plus âgé, qui est d’une bonne taille et brun de visage, peut avoir cinquante-cinq ans ; sa barbe commence à grisonner ; le plus jeune, qui est dans sa vingt-cinquième année, est plus grand que l’autre, joli garçon, avec un menton lisse et des moustaches châtain clair.

« Faites-les entrer, » dit le gouverneur en se retournant pour redescendre vers la rue, « et amenez-les dans la chambre des tortures[1] de la douane. »

En parlant ainsi, il se rendit lui-même au lieu indiqué. C’était un appartement dans la large tour qui protégeait la porte orientale, où était déposé le chevalet avec divers autres instruments de torture, que le cruel et rapace gouverneur avait l’habitude d’appliquer aux prisonniers dont il voulait tirer de l’argent ou des aveux. Il entra dans la pièce, qui était imparfaitement éclairée, et dont il était presque impossible de distinguer la voûte gothique, d’où pendaient jusqu’en bas des nœuds et des cordes qui étaient en horrible rapport avec des instruments de fer rouillés, tapissant les murs ou épars sur le plancher.

Un faible rayon de lumière pénétrait par une des nombreuses et étroites ouvertures ou meurtrières dont les murailles étaient garnies, tombait directement sur le corps et la figure d’un grand homme basané, assis dans un coin, qui, sans cette illumination partielle, aurait été le plus obscur de ce sinistre appartement. Ses traits étaient réguliers et même beaux, mais d’un caractère tout particulièrement sombre et farouche. Le costume de cet individu était un manteau d’écarlate ; il avait la tête chauve et entourée de mèches noires en désordre, que le temps avait en partie rendues grises. Il s’occupait activement à fourbir et à nettoyer une large épée à deux mains, d’une forme particulière et plus courte que les armes de ce genre que nous avons décrites comme en usage chez les Suisses. Il était tellement appliqué à son ouvrage, qu’il tressaillit lorsque la porte pesante s’ouvrit avec fracas, et que l’épée lui échappant des mains roula sur le pavé avec un affreux retentissement.

« Ah ! exécuteur des hautes œuvres[2], » dit le chevalier en entrant dans la chambre des tortures, « tu te prépares à remplir tes fonctions ? — Il siérait mal au serviteur de Votre Excellence, » répondit l’homme d’une voix rauque et sourde, « d’être trouvé à ne rien faire. Mais le prisonnier n’est pas loin, comme j’en puis juger par la chute de mon glaive, qui annonce infailliblement la présence de celui qui doit en sentir le tranchant. — Les prisonniers sont ici près, Francis, répliqua le gouverneur ; mais ton présage t’a trompé cette fois. Ce sont des drôles pour qui une bonne corde suffira, et ton épée ne boit que du sang noble. — Tant pis pour Francis Steinernherz, » répondit le fonctionnaire en manteau d’écarlate ; « j’espérais que Votre Excellence, qui a toujours été un bon maître, me ferait noble aujourd’hui. — Noble ! tu es fou… toi noble ! — Et pourquoi non, seigneur Archibald d’Hagenbach ? Je pense que le nom de Francis Steinernherz von Blut-Acker[3], avec un von loyalement et légalement gagné, sonnerait la noblesse aussi bien qu’un autre. Voyons, ne me faites pas ainsi les grands yeux. Si un homme de ma profession remplit son office sur dix personnes de naissance noble, avec le même glaive et avec un seul coup pour chaque patient, n’a-t-il pas droit à l’exemption des taxes et à l’anoblissement par lettres-patentes ? — Ainsi le porte la loi, mais plutôt par dérision que sérieusement, j’imagine, puisqu’il n’est jamais arrivé que personne ait réclamé ce privilège. — Gloire d’autant plus grande pour celui qui sera le premier à demander les honneurs dus à un glaive affilé et à un coup certain. Moi, Francis Steinernherz, je serai le premier noble de ma profession lorsque j’aurai expédié encore un chevalier de l’empire. Tu as toujours été à mon service, n’est-ce pas ? — Sous quel autre patron aurais-je pu jouir d’une si constante pratique ? J’ai exécuté vos décrets sur les criminels condamnés depuis que j’ai pu agiter un fouet, lever une barre de fer, ou manier cette arme fidèle ; et qui peut dire que j’aie jamais manqué mon premier coup, que j’aie jamais eu besoin d’en frapper un second ? Tristan de l’Hospital et ses fameux aides, Petit-André et Trois-Échelles[4], sont des novices, comparés à moi, pour le maniement de la noble et chevaleresque épée. Corbleu ! je serais honteux d’entrer en lice avec eux pour ne me servir que de la corde et du poignard. Ce ne sont pas des exploits dignes d’un chrétien qui veut acquérir honneur et noblesse. — Tu es un drôle d’une adresse supérieure, et je ne le nie pas ; mais il est impossible… je crois qu’il est impossible… que, quand le sang noble devient si rare dans le pays, et que de fiers manants lèvent la tête plus haut que des chevaliers et des barons, je sois parvenu moi-même à en répandre autant. — Je vais énumérer les patients à Votre Excellence, par leurs noms et titres, » répliqua Francis tirant un rouleau de parchemin, et lisant avec commentaire chacun des noms. « Il y a d’abord eu le comte William d’Elvershoe… Ce fut mon coup d’essai… un beau jeune homme qui mourut comme un chrétien. — Je me rappelle… il courtisait ma maîtresse, dit Archibald. — Il mourut le jour de Saint-Jude, l’an de grâce 1455, ajouta l’exécuteur. — Continue… mais ne dis pas les dates. — Ensuite le seigneur Miles de Stockenbourg. — Il volait mes bestiaux… — Le seigneur Louis de Riesenfeld[5]. — Il faisait l’amour à ma femme. — Les trois Jung-Hernn[6] de Lammerbourg. Grâce à vous, leur père, le comte, se trouva sans enfants en un seul jour. — Et grâce à lui, je me suis trouvé sans bien ; nous sommes donc quittes… Tu n’as pas besoin d’en lire davantage, continua le gouverneur ; ta liste est exacte quoiqu’elle soit écrite en lettres un peu rouges. Mais cependant je n’avais compté ces trois jeunes gentilshommes que pour une exécution. — Vous me faisiez le plus grand tort ; ils m’ont coûté trois bons coups de cette bonne épée. — Ainsi soit-il, et Dieu soit avec leurs âmes ! Mais il faut que ton ambition sommeille pour quelque temps, exécuteur de mes hautes œuvres, car les sujets qui nous arrivent aujourd’hui sont pour le cachot ou la corde ; peut-être goûteront-ils un peu du chevalet ou de l’estrapade… Il n’y a aucun honneur à gagner avec eux. — Tant pis pour moi. J’avais rêvé si sûrement que Votre Excellence m’avait fait noble ! et puis la chute de mon glaive ! — Avale un verre de vin et oublie tes prévisions. — Avec la permission de Votre Honneur, non. Boire avant midi serait compromettre la sûreté de ma main. — Silence donc ! et songe à ton devoir. »

Francis ramassa son épée sans fourreau, en essuya soigneusement la poussière, et se retira dans un coin de la chambre, où il se tint debout, les mains appuyées sur le pommeau de l’arme fatale.

Presque au même instant, entra Kilian à la tête de cinq ou six soldats conduisant les deux Philipson, dont les bras étaient liés avec des cordes. — Avancez-moi une chaise, » dit le gouverneur : et il prit gravement place devant une table sur laquelle se trouvaient les objets nécessaires pour écrire. « Qui sont ces hommes, Kilian, ajouta-t-il, et pourquoi sont-ils garrottés ? — S’il plaît à Votre Excellence, » répondit Kilian avec un air respectueux qui différait entièrement du ton voisin de la familiarité avec lequel il parlait à son maître en particulier, nous avons cru qu’il était convenable que ces étrangers ne parussent pas armés en votre gracieuse présence ; et quand nous les avons requis de rendre leurs armes à la porte, comme c’est la coutume de la garnison, ce jeune freluquet a fait mine de vouloir résister. Mais j’avoue qu’il a rendu son épée à l’ordre de son père. — C’est faux ! » s’écria le jeune Philipson. Mais son père lui faisant signe de se taire, il obéit aussitôt.

« Noble seigneur, dit le vieux Philipson, nous sommes étrangers et nous ne connaissons pas les usages de cette citadelle ; nous sommes Anglais et inaccoutumés à souffrir des vexations personnelles ; nous espérons que notre excuse vous paraîtra suffisante, quand vous saurez que nous avons été, sans aucune allégation de motif, rudement saisis, nous ne savons par qui. Mon fils, qui est jeune et irréfléchi, a commencé à tirer son épée ; mais il s’est arrêté à ma voix, sans l’avoir sortie entièrement du fourreau, à plus forte raison sans avoir frappé. Quant à moi, je suis un marchand, accoutumé à me soumettre aux lois et coutumes des pays dans lesquels je trafique. Je suis sur le territoire du duc de Bourgogne, et je sais que ses lois et ses coutumes doivent être justes et équitables. Il est le puissant et fidèle allié de l’Angleterre, et je ne crains rien sous sa bannière. — Hem ! hem ! » répliqua Hagenbach un peu déconcerté par le calme de l’Anglais, et peut-être réfléchissant qu’à moins que ses passions ne fussent excitées, comme dans le cas des Suisses qu’il détestait, Charles de Bourgogne désirait acquérir la réputation de prince juste, quoique sévère. « De belles paroles ont bien leur mérite ; mais elles ne rachètent pas les vilaines actions. Vous avez tiré l’épée et commis un acte de rébellion en résistant aux soldats du duc, qui ne faisaient qu’obéir à leur consigne… — Assurément, seigneur, répondit Philipson, c’est interpréter sévèrement une action très naturelle. Mais, en un mot, si vous êtes disposé à user de rigueur, le simple fait de tirer ou de vouloir tirer l’épée dans une ville de garnison est seulement punissable d’une amende pécuniaire, et nous la payerons s’il vous plaît de nous y condamner. — À présent ! voilà une sotte brebis, » dit Kilian à l’exécuteur, près duquel il s’était placé un pas à l’écart du groupe, « une brebis qui offre volontairement sa toison à tondre.

— Elle servira à peine de rançon pour son cou, seigneur écuyer, répliqua Francis Steinernherz, car, voyez-vous ; j’ai rêvé cette nuit que notre maître me faisait noble, et j’ai reconnu à la chute de mon glaive que c’était là l’individu par lequel je devais m’élever au titre de gentilhomme. Il faut que je travaille aujourd’hui même sur lui avec ma bonne épée. — Tais-toi ! l’ambition te rend fou, dit l’écuyer ; ce n’est pas un noble, mais un colporteur insulaire… un pur citoyen anglais. — Tu te trompes, répliqua l’exécuteur, et tu n’as jamais examiné les gens lorsqu’ils sont sur le point de mourir. — Oui, vraiment ! dit l’écuyer ; n’ai-je pas assisté à cinq batailles en règle, outre des embuscades et des escarmouches sans nombre ? — Ce n’est pas dans ces occasions qu’on peut éprouver le courage, répondit l’exécuteur. Tous les hommes se battront bien quand ils seront rangés les uns contre les autres. Ainsi se battent les chiens hargneux… ainsi les coqs sur le fumier. Mais il est brave et noble, celui qui peut regarder un échafaud et un billot, un prêtre pour lui donner l’absolution, et le bourreau avec sa bonne épée qui va l’abattre dans la force de l’âge, comme il regarderait des choses indifférentes : eh ! bien, un tel homme est celui que voilà. — Oui, répliqua Kilian, mais cet homme n’a point sous les yeux un appareil de supplice… il voit seulement notre illustre patron, seigneur Archibald d’Hagenbach. — Ah !… et celui qui voit le seigneur Archibald, dit l’exécuteur, s’il est le moins du monde sensé et intelligent, comme l’est à coup sûr cet homme, ne voit-il pas le glaive et le bourreau ? Assurément, ce prisonnier comprend sa position, et son air tranquille, malgré cette conviction fâcheuse, prouve qu’il est de sang noble, ou je ne parviendrai jamais moi-même à la noblesse. — Notre maître va composer avec lui, je présume, répliqua Kilian, voilà qu’il lui sourit. — Alors ne me crois jamais, dit l’homme écarlate ; il y a dans l’œil de notre patron Archibald un regard qui présage du sang, aussi sûr que la canicule annonce la peste. »

Tandis que les valets du seigneur Archibald d’Hagenbach conversaient ainsi à l’écart, leur maître avait engagé les prisonniers dans une longue suite de questions captieuses concernant leurs affaires en Suisse, leurs relations avec le landamman, et le motif de leur voyage en Bourgogne, questions auxquelles le vieux Philipson avait toujours répondu d’une manière directe et précise, excepté à la dernière. Il allait, disait-il, en Bourgogne pour l’intérêt de son commerce… ses marchandises étaient à la disposition du gouverneur, qui pouvait les retenir en tout ou en partie, s’il était disposé à en devenir responsable devant son maître. Mais son affaire avec le duc était d’une nature particulière, touchant certains objets de commerce dans lesquels d’autres étaient intéressés aussi bien que lui. Il déclara qu’il n’en conférerait qu’avec le duc seul, et s’attacha à faire bien sentir au gouverneur que, s’il éprouvait quelque dommage dans sa propre personne ou dans celle de son fils, le sévère mécontentement du duc en serait l’inévitable conséquence.

Hagenbach était évidemment fort embarrassé par le ton ferme de son prisonnier, et plus d’une fois il demanda conseil à sa bouteille, son oracle infaillible dans des cas d’une extrême difficulté. Philipson n’avait pas hésité à remettre au gouverneur une liste ou facture de ses marchandises, qui étaient d’un genre si séduisant que le seigneur Archibald la parcourut d’un bout à l’autre. Après être resté quelque temps dans une profonde méditation, il releva la tête et parla ainsi :

« Vous devez bien savoir, seigneur marchand, que la volonté du duc est qu’aucune marchandise suisse ne passe par son territoire, et que par conséquent, puisque, de votre propre aveu, vous êtes demeuré plusieurs semaines dans ce pays, et que même vous avez suivi un corps d’individus qui se donnent le titre de députés suisses, je suis autorisé à croire que ces objets de prix appartiennent plutôt à ces différentes personnes qu’à un seul individu d’aussi pauvre apparence que vous ; et si je jugeais convenable de demander une satisfaction pécuniaire, trois cents pièces d’or ne seraient pas une amende trop forte pour une pareille hardiesse de votre part : et vous pourriez ensuite aller où bon vous semblerait avec le reste de vos marchandises, pourvu que vous ne les portassiez pas en Bourgogne. — Mais c’est en Bourgogne et vers le duc lui-même que je suis tenu de me rendre, répliqua l’Anglais. Si je ne m’y rends pas, mon voyage est manqué, et le déplaisir du duc retombera assurément sur ceux qui auront pu m’en empêcher ; car je préviens Votre Excellence que votre gracieux prince sait déjà que je suis en route, et qu’il recherchera sévèrement où et par qui j’aurai été arrêté. »

Le gouverneur garda encore le silence, s’efforçant de trouver un moyen qui conciliât et sa rapacité et sa sûreté personnelle. Après quelques minutes de réflexion, il adressa de nouveau la parole à son prisonnier.

« Tu es fort positif dans ton histoire, mon cher ami ; mais nos ordres nous enjoignent aussi positivement d’exclure de ses États toute marchandise venant de Suisse. Si je saisissais ta mule et ton bagage ?… — Je ne puis, monseigneur, vous empêcher de faire ce que vous voudrez. Dans ce cas, je me rendrai aux pieds du duc, et j’y remplirai ma commission. — Et la mienne aussi, répliqua le gouverneur. C’est-à-dire que tu porteras plainte au duc contre le gouverneur de La Ferette, parce qu’il aura exécuté ses ordres trop strictement ? — Sur ma vie et sur ma loyale parole, je ne porterai aucune plainte. Laissez-moi seulement l’argent que j’ai comptant, sans quoi il me serait difficile de parvenir à la cour du duc, et je ne songerai pas plus ensuite à mon bien et à mes marchandises, que le cerf ne songe au bois qu’il a quitté l’année dernière. »

Le gouverneur de La Ferette parut encore hésiter et secoua la tête.

« Impossible, dit-il, de se fier à des hommes qui se trouvent dans une position pareille à la vôtre, et même, à vrai dire, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’ils soient dignes de confiance. Ces marchandises destinées aux mains particulières du duc, en quoi consistent-elles ? — Les paquets sont cachetés. — Elles sont d’une rare valeur, sans doute ? — Je ne puis vous dire ; je sais seulement que le duc y attache beaucoup de prix. Mais Votre Excellence n’ignore pas que de grands princes mettent souvent beaucoup d’importance à des bagatelles. — Les portez-vous donc sur vous ? Prenez garde à la manière dont vous allez répondre… Examinez un peu tous ces instruments qui tapissent ces murs et peuvent faire parler un muet ; puis, songez que j’ai le pouvoir de m’en servir. — Et moi, le courage de supporter les plus cruelles tortures, » répondit Philipson, toujours avec le calme imperturbable qu’il avait conservé pendant toute la conférence.

« Rappelez-vous aussi que je peux faire fouiller votre personne aussi complètement que vos malles et vos paquets. — Je me rappelle que je suis absolument en votre pouvoir ; et pour ne vous laisser aucune excuse d’avoir employé la force contre un étranger paisible, je vous avouerai que je porte le paquet du duc dans mon sein. — Voyons-le. — Mes mains sont liées et par l’honneur et par ces cordes. — Prends-le dans son sein, Kilian, et voyons cette bagatelle dont il parle. — Si toute résistance n’était pas inutile, répliqua le courageux marchand, vous m’arracheriez le cœur d’abord. Mais je prie toutes les personnes ici présentes de remarquer que les cachets sont tous entiers et intacts au moment où l’on me dépouille ainsi de force. »

En parlant ainsi, il promenait ses regards sur les soldats dont Archibald avait peut-être oublié la présence.

« Comment, chien, » s’écria le gouverneur s’abandonnant à sa colère, « voudriez-vous exciter une mutinerie parmi mes soldats ?… Kilian, que les soldats attendent dehors. »

À ces mots, il cacha rapidement sous sa robe le paquet, petit, mais extrêmement bien fermé, que Kilian avait arraché du sein de l’Anglais. Les soldats se retirèrent, mais à pas lents, et tournant la tête comme des enfants qui assistent à une représentait de marionnettes et qu’on veut emmener avant la fin.

« Ah ! ah ! drôle, reprit d’Hagenbach, nous voilà en plus petit comité. Veux-tu agir plus poliment avec moi, et me dire ce que c’est que ce paquet et d’où il vient ? — Si toute votre garnison pouvait tenir dans cette salle, je répondrais encore comme j’ai déjà répondu. Le contenu, je ne le connais pas au juste… la personne qui l’envoie, je suis résolu à ne pas la nommer. — Peut-être votre fils sera-t-il moins récalcitrant. — Il ne peut vous dire une chose qu’il ignore lui-même. — Peut-être le chevalet vous fera-t-il tous deux retrouver vos langues… nous allons d’abord essayer sur le jeune drôle, Kilian ; car tu sais que nous avons vu des hommes tomber du haut-mal en voyant disloquer les jointures de leurs enfants, tandis qu’ils auraient abandonné leurs vieux membres à la torture avec beaucoup de courage. — Vous pouvez en faire l’essai, dit Arthur ; le ciel me donnera la force de souffrir… — Et à moi le courage de voir, » ajouta son père.

Cependant le gouverneur tournait et retournait sans cesse le petit paquet dans ses mains, examinant chaque pli avec attention, et regrettant sans doute en secret que trois ou quatre plaques de cire, placées sur une enveloppe de satin cramoisi, et des ligatures de soie tressée, empêchassent ses yeux avides de connaître la nature du trésor qu’il devait indubitablement cacher. Enfin il rappela les soldats, leur remit les deux prisonniers, commandant qu’on fît bonne garde sur l’un et l’autre, mais qu’on les séparât, et qu’on veillât particulièrement, avec le plus grand soin, sur le père.

« Je vous prends tous ici à témoin, » s’écria le vieux Philipson, sans faire attention aux signes menaçants d’Archibald, « que le gouverneur m’enlève et retient un paquet adressé à son très gracieux seigneur et maître, le duc de Bourgogne. »

Archibald écumait réellement de colère.

« Et pourquoi ne le retiendrais-je pas ? » s’écria-t-il d’une voix presque étouffée par la rage. « Ne peut-il pas y avoir quelque infâme malice contre la vie de notre gracieux souverain, quelque poison, dans ce paquet suspect que je trouve entre les mains d’un très suspect porteur ? N’avons-nous jamais entendu parler de poisons qui produisent leur effet rien que par l’odeur ? et devons-nous, nous qui gardons la porte, comme je puis dire, des domaines de Son Altesse de Bourgogne, donner accès à ce qui peut priver l’Europe de l’orgueil de sa chevalerie, la Bourgogne de son prince, et la Flandre de son père ?… Non ! emmenez ces mécréants, soldats… jetez-les dans les plus profonds cachots… gardez-les séparément, et veillez bien sur eux. Cette trahison a été ourdie de connivence avec les cantons de Berne et de Soleure. »

Ainsi se livrait à la fureur le seigneur Archibald d’Hagenbach, d’une voix élevée, d’un œil étincelant, se donnant toute sorte de peine pour se mettre en colère, jusqu’à ce qu’on n’entendît plus les pas ou le cliquetis des armes des soldats qui se retiraient avec les prisonniers. Son teint, lorsque ces bruits eurent cessé, devint plus pâle qu’il ne lui était naturel… son front se sillonna de rides inquiètes… et sa voix devint plus basse, plus tremblante qu’à l’ordinaire, lorsque, se tournant vers son écuyer, il lui dit : « Kilian, nous sommes sur une planche glissante, avec un torrent furieux sous nos pieds… que faut-il faire ? — Corbleu, avancer d’un pas résolu, mais prudent, répondit le rusé Kilian. Il est malheureux que tous ces drôles aient vu le paquet, et entendu l’appel de ce marchand à esprit de fer. Mais ce malheur est arrivé ; et maintenant que le paquet aura été entre les mains de Votre Excellence, on croira toujours que vous en avez rompu les cachets ; car dussiez-vous les laisser aussi entiers qu’au moment où ils y furent posés, on supposera qu’ils auront été adroitement replacés. Voyons quel en est le contenu avant de décider ce qu’il en faudra faire. Il faut qu’il soit d’une bien grande valeur, puisque ce rustre de marchand voulait bien abandonner toutes les riches marchandises qui font la charge d’une mule, pourvu que ce précieux paquet passât sans être examiné. — Ce sont peut-être des papiers politiques. Beaucoup de semblables, et d’une haute importance, passent secrètement entre Édouard d’Angleterre et notre téméraire duc. » Telle fut la réplique d’Archibald.

« Si ce sont des papiers importants pour le duc, reprit Kilian, nous pouvons les envoyer à Dijon… ou ils peuvent être tels, que Louis de France veuille bien les payer au poids de l’or. — Honte à toi, Kilian ! voudrais-tu donc que je livrasse au roi de France les secrets de mon maître ? Je mettrais plutôt ma tête sur le billot. — Vraiment ? et néanmoins Votre Excellence n’hésite pas… »

Là, l’écuyer s’arrêta, dans la crainte sans doute d’offenser son maître en qualifiant, par une expression trop vive et trop significative, sa singulière conduite.

« À piller le duc, veux-tu dire, impudent esclave ? et en le disant tu serais aussi imbécile que tu as coutume de l’être, répondit d’Hagenbach. Je participe, à la vérité, au butin que le duc fait sur les étrangers ; et la raison en est bonne. De même le chien de chasse et le faucon ont leur part du gibier qu’ils rapportent… oui, et la part du lion encore, à moins que le chasseur ou le fauconnier ne soit trop près d’eux. Tels sont les profits de ma place, et le duc qui m’a envoyé ici pour servir son ressentiment et améliorer sa fortune ne les refuse pas à un fidèle serviteur. Assurément je puis me nommer, dans toute l’étendue du territoire de La Ferette, le véritable représentant du duc, et comme on pourrait dire son alter ego[7]… c’est pourquoi j’ouvrirai ce paquet, qui, lui étant adressé, est par cette raison même également adressé à moi. »

Après avoir par ces arguments agrandi à ses propres yeux la sphère de son autorité, il coupa les cordons du paquet qu’il avait tenu tout le temps dans sa main, et arrachant les enveloppes extérieures, il en tira une très petite boîte faite de bois de sandal.

« Il faut que le contenu soit bien précieux, dit-il, pour être enfermé dans si peu d’espace. »

En parlant ainsi il pressa le ressort, et le couvercle s’ouvrant laissa voir un diamant remarquable par l’éclat et la grosseur, qui paraissait d’une valeur extraordinaire. Les yeux du cupide gouverneur, et de son domestique non moins rapace, furent tellement éblouis de cette splendeur merveilleuse que d’abord ils ne purent exprimer que la joie et la surprise.

« Ventrebleu ! oui, monseigneur, dit enfin Kilian, le vieil entêté avait bien ses raisons pour résister si fortement. Je me serais moi-même laissé disloquer un membre ou deux avant de livrer des brillants comme ceux-là…. mais maintenant, seigneur Archibald, votre fidèle serviteur peut-il vous demander comment ce butin sera partagé entre le duc et son gouverneur, relativement aux très louables coutumes des villes de garnison ? — Ma foi ! nous supposerons la garnison prise d’assaut, Kilian ; et dans un assaut, tu sais, le premier venu prend tout… toujours néanmoins sans oublier ses fidèles serviteurs. — Comme moi, par exemple, dit Kilian.

— Oui, et comme moi, par exemple aussi, » répliqua une voix qui résonna telle que l’écho des paroles de l’écuyer, au coin le plus éloigné de l’antique appartement.

« Corbleu ! nous sommes écoutés ! » s’écria le gouverneur en tressaillant et en mettant la main sur son poignard.

« Seulement par un fidèle serviteur, comme l’observait le digne écuyer, » dit l’exécuteur en s’avançant à pas lents.

« Vilain ! comment as-tu osé m’espionner ainsi ? » lui demanda le seigneur Archibald d’Hagenbach.

« Ne vous troublez point pour cela, monseigneur, dit Kilian. L’honnête Steinernherz n’a de langue pour parler et d’oreilles pour entendre que suivant votre bon plaisir… À coup sûr, nous eussions dû l’admettre aussitôt dans notre conseil, attendu qu’il va falloir expédier nos gens, et avec célérité. »

« Vraiment ! dit Hagenbach ; j’avais cru qu’ils pourraient être épargnés. — Oui, pour dire au duc de Bourgogne comment le gouverneur de La Ferette compte avec son trésorier relativement aux droits et aux confiscations de la douane ? — C’est vrai, répliqua le chevalier ; les morts n’ont ni dents ni langue… ils ne peuvent ni mordre ni raconter d’histoires. Tu les expédieras, exécuteur. — Oui, monseigneur, mais à condition que, si je dois les raccourcir dans le donjon, ce que j’appelle opérer dans les ténèbres, mon privilège de réclamer des titres de noblesse me sera maintenu et réservé, et l’exécution sera déclarée aussi valable pour mes droits que si le coup eût été frappé en plein jour avec l’honorable insigne de mes fonctions. »

Hagenbach regarda fixement l’exécuteur, comme ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, d’où Kilian prit occasion de lui expliquer que Steinernherz était intimement convaincu, d’après la conduite calme et intrépide du plus vieux prisonnier, que c’était un homme de sang noble, dont la décapitation lui assurerait la jouissance de tous les avantages promis au bourreau qui peut remplir son office sur dix individus d’extraction illustre.

« Il peut avoir raison, dit sir Archibald, car voici un bout de parchemin où l’on recommande au duc le porteur de ce collier, en le priant de l’accepter comme un gage de fidélité de la part d’une personne à lui bien connue, et d’ajouter foi aux discours de l’envoyé pour tout ce qu’il dira au nom de ceux qui l’envoient. — Par qui est signée cette note, si je puis me permettre cette question ? dit Kilian. — Il n’y a point de nom… il faut supposer que le duc le reconnaîtra d’après les bijoux et peut-être d’après l’écriture. — Deux points sur lesquels il n’aura vraisemblablement pas de sitôt l’occasion d’exercer sa sagacité, » dit Kilian.

Hagenbach regarda les diamants et sourit en dessous. L’exécuteur des hautes œuvres, encouragé par la familiarité qu’il avait pour ainsi dire établie violemment, en revint à ses moutons, et insista sur la noblesse du prétendu marchand. Un pareil dépôt, une semblable lettre de créance illimitée n’auraient jamais pu, soutenait-il, être confiés à un homme de basse origine. — Tu te trompes, imbécile, dit le chevalier ; les rois emploient maintenant les plus vils instruments pour faire leur plus importante besogne. Louis a donné l’exemple en nommant son barbier et ses valets de chambre à des fonctions jadis remplies par des ducs et pairs ; d’autres monarques commencent à penser qu’il vaut mieux, quand il s’agit de choisir des agents pour des affaires majeures, juger les gens plutôt d’après les qualités de la tête que d’après celles du sang. Et quant au regard fier et à la mine intrépide qui distinguent ce vieux drôle à des yeux de poltrons comme les tiens, ils tiennent à son pays et non à son rang. Tu t’imagines qu’il en est en Angleterre comme en Flandre, où un bon bourgeois de Gand, de Liège ou d’Ypres, est un animal aussi distinct d’un chevalier du Hainaut qu’un limonier flamand d’un coureur espagnol. Mais tu te trompes. l’Angleterre a maint marchand chez qui le cœur est aussi fier et la main aussi prompte que chez les plus nobles de ses nobles enfants. Mais ne te décourage pas, insensé que tu es ; remplis ton devoir à l’égard de ce marchand, et nous aurons sous peu entre nos mains le landamman d’Unterwalden, qui, bien que campagnard par choix, est pourtant noble par le sang, et t’aidera, par sa mort bien méritée, à te défaire de ta défroque de paysan que tu es si las de porter. — Ne vaudrait-il pas mieux que Votre Excellence ajournât l’exécution de ces hommes, dit Kilian, jusqu’à ce que vous eussiez appris quelque chose sur leur compte, des prisonniers suisses qui vont tomber en notre pouvoir ? — Suivant qu’il vous plaira, » répondit Hagenbach, en agitant la main comme pour se débarrasser d’une tâche désagréable ; « mais que tout soit fini avant que j’en entende reparler. »

Les farouches satellites s’inclinèrent en signe d’obéissance, et le sinistre conciliabule se sépara. Leur maître serra soigneusement les riches joyaux qu’il était disposé à acheter au prix d’une trahison envers le souverain qu’il avait promis de servir, aussi bien que du sang de deux innocents. Néanmoins, avec une faiblesse d’esprit assez commune aux grands criminels, il tressaillit à l’idée de sa bassesse et de sa cruauté, et cherchait à bannir de son cœur ce sentiment de honte, en chargeant ses agents subalternes de l’exécution immédiate de ses infâmes desseins.



  1. Folter-kammer, dit le texte ; mot allemand, formé de folter, torture, et de kammer, chambre. a. m.
  2. Ici l’auteur fabrique un nom dont le sens exprime la profession de l’exécuteur des hautes œuvres. Il l’appelle Scharfrichter, mot qui en allemand veut dire bourreau, et qui se compose de scharf, tranchant, et de richter, juge ; c’est-à-dire juge tranchant. a. m.
  3. Expressions allemandes : Francis pour François ; Steinernherz, cœur de pierre ; von, de ; blut, sang ; acker, champ : ce qui revient à cette phrase : François-Cœur-de-Pierre de Champ-de-Sang. a. m.
  4. Personnage du roman de Quentin Durward. a. m.
  5. Riese, géant ou grand, feld champ. a. m.
  6. Jung, jeunes ; hernn, messieurs. a. m.
  7. Autre lui-même, expression usitée encore ainsi en Allemagne. a. m.