Anne de Geierstein/19

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Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 250-267).

CHAPITRE XIX.

L’HÔTELLERIE.

Premier voiturier. Holà ! garçon, la peste te ronge ! n’as-tu donc pas d’yeux dans la tête ? Ne peux-tu donc entendre ? Si ce n’est pas une aussi bonne action de te casser la caboche que de boire, je suis un gredin ! Avance donc, gibier de potence… N’as-tu pas de cœur ?
Gadshill. Je t’en prie, prête-moi la lanterne pour mettre mon cheval à l’écurie.
Deuxième voiturier. Oui-dà ? Tout doux, s’il vous plaît ; je connais un tour qui en vaut deux comme celui là.
Gadshill. Je t’en prie, prête-moi la tienne, toi.
Troisième voiturier. Oui, et quand ? peux-tu le dire ?… Prête-moi ta lanterne, dis-tu ? En vérité, j’aimerais mieux te voir d’abord pendu.
Shakspeare Henri IV.

L’esprit de sociabilité particulière la nation française avait déjà introduit dans les auberges de cette contrée la gaie et joyeuse manière de recevoir les voyageurs, sur laquelle Érasme, à une époque moins éloignée de nous, a appuyé avec beaucoup d’emphase, comme faisant contraste avec l’accueil froid et bourru que les étrangers trouvaient souvent dans une hôtellerie allemande. Philipson s’attendait donc à être reçu par un hôte affairé, poli, loquace par une hôtesse et sa fille pleines de douceur, de coquetterie et de gaité… par un garçon souple et souriant… par une servante officieuse et gentille. Les meilleures auberges de France se vantaient aussi d’avoir des chambres particulières où les étrangers pouvaient soit changer de vêtements, soit réparer leur toilette, où ils pouvaient coucher seuls dans un lit, et déposer leur bagage dans un endroit sûr et séparé. Mais tout ce luxe était encore inconnu en Allemagne ; et dans l’Alsace où la scène se passe maintenant, aussi bien que dans les autres dépendances de l’empire, on regardait comme efféminés les voyageurs qui ne se contentaient pas des provisions absolument nécessaires. Encore la qualité en était-elle commune et médiocre, à l’exception du vin.

L’Anglais, ne voyant personne paraître sur la porte, se mit à annoncer son arrivée en appelant à haute voix d’abord, puis en mettant pied à terre et en frappant de toutes ses forces et longtemps à chacune des portes de l’hôtellerie, mais sans attirer la moindre attention. Enfin la tête grisonnante d’un vieux domestique se montra à une étroite fenêtre, et d’une voix qui annonçait plutôt son mécontentement d’être dérangé que l’espoir de tirer quelque bénéfice de la venue d’un hôte, il lui demanda ce qu’il voulait.

« Est-ce ici une auberge ? répliqua Philipson. — Oui, » répondit brusquement le domestique ; et il allait se retirer de la fenêtre quand le voyageur ajouta :

« Et si c’en est une, peut-on s’y loger ? — Vous pouvez entrer, » fut la courte et sèche réponse du valet.

« Envoyez-donc quelqu’un prendre les chevaux, reprit Philipson. — Personne n’a le temps, » répliqua le plus rébarbatif des valets ; « il vous faut faire vous-même la litière à vos chevaux de la manière qui vous plaira le mieux. — Où est l’écurie ? » demanda le marchand, dont la prudence et le caractère n’étaient pas trop à l’épreuve de ce flegme hollandais.

Le drôle, qui semblait aussi avare de paroles que si à chacune d’elles, comme la princesse dans le conte de fée, il eût laissé tomber un ducat, lui montra seulement du doigt la porte d’un autre bâtiment extérieur, ressemblant plus à celle d’une cave que d’une écurie, et, comme ennuyé de cet entretien, il retira la tête et ferma vivement la croisée derrière l’hôte, comme il eût fait à un mendiant importun.

Maudissant l’esprit d’indépendance qui abandonnait un voyageur à ses propre ressources, Philipson, faisant de nécessité vertu, conduisit les deux bidets vers la porte qu’on lui indiquait comme celle de l’écurie, et se réjouit intérieurement de voir briller de la lumière à travers les fentes. Il entra avec son bagage dans un endroit assez semblable au donjon voûté d’un vieux château, grossièrement garni de râteliers et de mangeoires. Il était d’une longueur considérable, et, à l’extrémité, deux ou trois personnes s’occupaient à étriller leurs chevaux, à les panser, à leur distribuer leur provende.

Ce dernier article était livré par un vieux valet boiteux qui ne mettait la main ni à la brosse ni à l’étrille, mais qui se tenait assis, pesant le foin à la livre et comptant l’avoine par grain, à ce qu’il semblait, tant il était scrupuleusement livré à cette tâche, au moyen d’une lumière douteuse renfermée dans une lanterne de corne. Il ne détourna même pas la tête au bruit que l’Anglais fit en entrant dans l’écurie avec ses deux chevaux ; mais il ne semblait pas disposé à se donner la moindre peine, ni à aider le moins du monde l’étranger.

Sous le rapport de la propreté, l’étable d’Augias ne ressemblait pas mal à celle du village alsacien, et c’eût été un exploit digne d’Hercule que de la nettoyer de manière qu’elle fût seulement décente pour les yeux et supportable pour le nez du délicat Anglais. Mais c’était une chose qui dégoûtait Philipson lui-même beaucoup plus que ses deux camarades, qui se trouvaient pourtant les plus intéressés. Ceux-ci, à savoir les deux chevaux, paraissant comprendre parfaitement que la règle du lieu était : « premier venu, premier servi, » se hâtèrent de prendre possession des stalles vides qui se trouvaient les plus proches d’eux. Mais en ceci l’un des deux, au moins, fut désappointé, car il y fut accueilli par un palefrenier qui le régala d’un bon coup de houssine sur la tête.

« Attrape cela, dit le manant, au lieu de venir prendre la place retenue pour les chevaux du baron de Randelsheim.

Jamais, dans le cours de sa vie, le négociant anglais n’eut plus de peine à se contenir qu’en ce moment. Il réfléchit néanmoins à l’inutilité d’une querelle avec un pareil homme pour un tel motif, et se contenta de placer l’animal ainsi repoussé de la stalle qu’il avait choisie, dans une autre, voisine de celle de son camarade, et que personne ne semblait réclamer.

Le marchand s’occupa alors, malgré la fatigue de la journée, à prodiguer à ses muets compagnons de voyage les soins qu’ils méritent de la part de tout voyageur qui a le moindre degré de prudence, pour ne pas dire d’humanité. La peine vraiment extraordinaire que se donnait Philipson pour panser les chevaux, quoique son costume et plus encore ses manières parussent le mettre au dessus de cette espèce de travail manuel, firent impression sur le vieux valet lui-même, bien qu’aussi insensible que le fer. Il déploya quelque activité à fournir au voyageur qui connaissait si bien les devoirs d’un palefrenier, l’avoine, la paille et le foin, quoique en petite quantité, et à des prix exorbitants, qui furent aussitôt payés ; il vint même jusqu’à la porte de l’écurie pour montrer du doigt à Philipson la fontaine située au bout de la cour, où il fut obligé d’aller lui-même puiser de l’eau. Le service de l’écurie une fois terminé, le marchand crut avoir suffisamment gagné les bonnes grâces du rébarbatif dispensateur des fourrages, pour lui demander s’il pouvait laisser en sûreté ses balles dans l’écurie.

« Vous pouvez les y laisser si vous voulez, répondit le valet ; mais relativement à leur sûreté, vous feriez plus sagement de les prendre avec vous et de ne donner de tentation à personne en les perdant une seule minute de vue. »

Après cette réponse, l’homme à l’avoine referma la bouche, et sa pratique, malgré les nombreuses questions dont elle l’accabla, ne put le décider à l’ouvrir de nouveau.

Dans le cours de cette froide et triste réception, Philipson se rappela la nécessité de soutenir le rôle de marchand sage et circonspect qu’il avait déjà oublié une fois durant la journée, et faisant ce qu’il voyait faire à ceux qui s’étaient occupés comme lui de panser leurs chevaux, il se chargea de son bagage et le transporta dans l’intérieur de l’hôtellerie. On le laissa entrer, plutôt qu’on ne l’introduisit, dans la grande salle ouverte au public en général, ou Stube, lieu de réunion qui, comme l’arche du père Noé, recevait toute espèce de gens sans distinction, propres ou malpropres.

Le Stube[1] d’une auberge allemande tirait son nom du grand poêle qui est toujours chauffé de manière à conserver la chaleur de l’appartement où il est placé. Il y avait des voyageurs de tout âge et de toute condition rassemblés à l’entour… Leurs vêtements de dessus tapissaient les murailles, où ils étaient indistinctement suspendus pour sécher ou pour prendre l’air, et les hôtes eux-mêmes s’occupaient de certaines ablutions, de changements d’habits et d’autres actes de propreté qui généralement, dans nos temps modernes, ne se passent que dans l’ombre du cabinet de toilette.

Les sentiments plus raffinés de l’Anglais furent dégoûtés de cette scène, et il éprouva de la répugnance à y jouer aussi un rôle. C’est pourquoi il demanda où était l’appartement privé de l’hôte lui-même, espérant que, grâce à des arguments qui sont ordinairement puissants auprès de ses semblables, il pourrait obtenir une chambre séparée de la foule, et un morceau qu’il mangerait aussi en son particulier. Un ganymède à cheveux gris, auquel il demanda où était l’hôte, lui indiqua un enfoncement derrière l’énorme poêle, où voilant sa gloire dans un coin fort obscur mais extrêmement chaud, le grand homme prenait plaisir à se soustraire aux regards du public. Il y avait quelque chose de remarquable dans toute sa personne. Court, vigoureux, les jambes torses et l’air important, il était sous ces rapports semblable à beaucoup de ses confrères dans tous les pays. Mais la physionomie et plus encore les manières de l’hôte différaient de celles du joyeux hôtelier de France et d’Angleterre, plus même que l’expérience de Philipson ne lui permettait de s’y attendre. Il connaissait trop bien les mœurs allemandes pour se flatter qu’il rencontrerait les qualités précieuses et le caractère serviable du maître d’une auberge française, où les manières plus brusques et plus franches d’un aubergiste anglais. Mais les hôteliers allemands qu’il avait vus jusqu’alors, quoique despotes sans doute et entichés des usages de leur pays, finissaient néanmoins, quand on leur accordait ces points, semblables alors à des tyrans dans leurs heures de gaîté, par traiter avec douceur les étrangers sur lesquels s’étendait leur puissance, et mitigeaient par de joviales plaisanteries la rigueur de leur pouvoir absolu. Mais le front de cet homme était comme une œuvre tragique, où l’on chercherait aussi inutilement des mots piquants et gais que dans le bréviaire d’un ermite. Ses réponses étaient courtes, brusques, repoussantes, accompagnées d’un air et d’un ton qui correspondaient à merveille avec le sens de ses paroles, comme on va s’en convaincre par le dialogue suivant qui s’établit entre l’hôte et notre voyageur :

« Mon cher hôte, » dit Philipson du ton le plus doux qu’il put prendre, « je suis fatigué et même un peu malade… puis-je vous demander une chambre particulière, avec une coupe de vin et quelque nourriture que je prendrai chez moi ? — Vous le pouvez, » répondit l’hôte, mais avec un regard singulièrement opposé à l’assentiment que ses paroles semblaient naturellement renfermer.

« Veuillez donc faire mettre le tout à ma disposition le plus tôt qu’il vous sera possible. — Doucement ! J’ai dit que vous pouviez demander ces choses-là, mais non que je vous les accordais. Si vous tenez à être servi différemment des autres, c’est dans une hôtellerie autre que la mienne qu’il vous faut aller. — Eh bien ! alors je me passerai de souper pour ce soir… même je m’estimerai heureux de payer un souper que je n’aurai pas mangé, s’il vous plaît de me procurer un appartement séparé. — Seigneur voyageur, tout le monde ici doit être aussi bien traité que vous, puisque tous payent autant : ceux qui viennent dans cette auberge doivent manger comme mangent les autres, boire comme ils boivent, s’asseoir à table avec le reste de mes hôtes, et aller se coucher quand la compagnie a fini de boire. — Tout cela, » dit Philipson se faisant humble, attendu que la colère eût été ridicule, « est fort raisonnable ; et je ne m’oppose ni à vos règlements ni à vos usages. Mais, » ajouta-t-il en tirant sa bourse de sa ceinture, « la maladie demande quelque privilège, et quand le malade consent à le payer, il me semble que la rigueur de vos règles peut souffrir quelque adoucissement. — Je tiens une hôtellerie, seigneur, et non un hôpital. Si vous restez ici, vous y serez servi avec autant d’attention que les autres… si vous n’êtes pas disposé à faire comme les autres font, quittez ma maison et cherchez une autre auberge. "

Après avoir reçu cette rebuffade décisive, Philipson abandonna la partie et quitta le sanctum sanctorum de son disgracieux hôte pour attendre la venue du souper, resserré au milieu de la foule qui encombrait le stube, comme un bœuf l’est au milieu de ses pareils acculés dans un coin. Parmi les étrangers, les uns, épuisés de fatigue, passaient à dormir l’intervalle qui séparait leur propre arrivée de celle du repas attendu ; les autres causaient ensemble des nouvelles du pays, d’autres enfin jouaient aux dés, ou à toute espèce de jeux qui pouvaient servir à faire passer le temps. La compagnie se composait d’individus pris dans tous les rangs, depuis l’homme dont l’apparence annonçait l’aisance et la situation prospère, jusqu’à celui dont les manières et les vêtements dénotaient un état de fortune assez voisin de la pauvreté.

Un moine mendiant, qui paraissait être d’un naturel gai et jovial, s’approcha de Philipson, et entama avec lui une conversation. L’Anglais connaissait assez bien le monde pour ne pas ignorer que, s’il désirait cacher ou sa condition ou ses projets, il y réussirait mieux en prenant des manières sociables et ouvertes. Il accueillit donc avec bonté les avances du moine, et conversa avec lui sur l’état de la Lorraine et sur l’intérêt que la tentative du duc de Bourgogne, pour s’emparer de ce fief, exciterait probablement en France et en Allemagne. Satisfait d’entendre son compagnon de voyage exprimer ses sentiments sur ce sujet, Philipson n’émettait aucune opinion qui lui fût propre ; mais après avoir prêté attention aux renseignements que le moine jugea à propos de lui communiquer, il préféra parler plutôt de la géographie du pays, des facilités qu’il présentait au commerce, et des lois qui étaient sujettes à l’entraver ou à le favoriser.

Pendant qu’il était ainsi engagé dans la conversation qui semblait le plus convenir à sa profession, l’hôte entra tout-à-coup dans la chambre, et montant sur le haut d’un vieux baril, il promena lentement et attentivement ses regards autour de la salle encombrée, et quand il eut achevé son inspection, il prononça d’un ton décidé le double commandement : « Fermez les portes… dressez la table ! — Le baron saint Antoine soit loué ! dit le moine, notre hôte renonce enfin à l’espérance de recevoir plus de monde cette nuit ; et jusqu’à cette heure nous aurions bien pu mourir de faim avant qu’il nous offrît la moindre nourriture. Oui, voilà la nappe ; les vieilles portes de la cour sont assez bien fermées, et quand John Mengs a dit une fois : « Fermez les portes ! » l’étranger peut frapper en dehors aussi long-temps qu’il voudra, car bien certainement il ne lui ouvrira point. — Mein herr Mengs maintient une discipline sévère dans sa maison, dit l’Anglais. — Il est aussi absolu que le duc de Bourgogne, répliqua le moine. Après dix heures, on n’ouvre plus… La phrase : Cherchez une autre auberge, qui auparavant n’est qu’un avertissement conditionnel, devient, après que l’heure fatale a sonné, et que les gardes de nuit ont commencé leurs rondes, un ordre absolu d’exclusion : celui qui est dehors reste dehors, et celui qui est dedans doit de même y rester jusqu’à l’ouverture des portes au point du jour. Jusque là la maison est comme une auberge assiégée, John Mengs en est le sénéchal… — Et nous en sommes les prisonniers, bon père, interrompit Philipson. Eh bien ! je suis content, moi ; un voyageur sage doit se soumettre à la volonté des chefs dans les contrées qu’il parcourt, et j’espère qu’un bon gros potentat comme John Mengs sera aussi clément que sa puissance et sa dignité le lui permettront. »

Pendant qu’ils causaient de cette manière, le vieux domestique, poussant maints longs soupirs, maints gémissements, avait tiré certaines planches au moyen desquelles une table qui se trouvait au milieu du stube pouvait s’alonger suffisamment pour recevoir toute la compagnie, et y avait étendu une nappe qui n’était remarquable ni par une extrême propreté, ni par la finesse de l’étoffe. Sur cette table, lorsqu’elle eut été agrandie de manière à contenir le nombre nécessaire de places, une assiette de bois, une cuiller et une coupe en verre furent placées à chacune des places. Les convives étaient supposés devoir faire usage de leur propre couteau pendant le souper ; quant aux fourchettes, elles ne furent connues qu’à une époque beaucoup plus rapprochée. Tous les Européens d’alors employaient leurs doigts pour prendre les morceaux et les transporter à leur bouche, comme le font encore aujourd’hui les asiatiques.

La table ne fut pas plus tôt prête que les hôtes affamés se hâtèrent de prendre place à l’entour. À cette occasion, les dormeurs furent éveillés, les joueurs abandonnèrent leurs dés, les fainéants et les politiques interrompirent leurs savants débats, pour venir prendre part au souper, et se préparer à remplir leurs rôles dans l’intéressante cérémonie qui semblait devoir bientôt commencer. Mais il y a beaucoup de distance entre la coupe et les lèvres, et parfois il n’y a pas moins d’intervalle entre l’action de mettre la nappe et celle de placer les mets sur la table. Les hôtes étaient assis en bon ordre avec leurs couteaux ouverts, menaçant déjà les mets qui étaient encore soumis aux opérations du cuisinier. Ils avaient attendu avec différents degrés d’impatience tout une demi-heure, lorsqu’enfin le vieux domestique, si souvent mentionné, entra avec une cruche d’un vin léger de la Moselle, si aigre et si sûr que Philipson replaça promptement sa coupe sur la table, et que cependant il eut toutes les dents agacées par la petite quantité qu’il en avait bue. L’hôte, John Mengs, qui avait pris au bout de la table un siège un peu plus élevé que les autres, ne manqua point de remarquer cet acte d’insubordination et de le censurer sur-le-champ.

« Vous ne trouvez pas le vin bon, je crois, mon maître ? dit-il à l’Anglais. — Comme vin, non, répondit Philipson ; mais si je voyais sur la table un mets qui demandât une pareille sauce, je le trouverais excellent comme vinaigre. »

Cette plaisanterie, quoique dite de la manière la plus calme et la plus mesurée, sembla rendre l’hôtelier furieux. — Qui êtes-vous, s’écria-t-il, colporteur étranger, pour avoir l’impudence de dénigrer ainsi mon vin, qui a plu à tant de princes, de ducs, de ducs-régnants, de margraves, de rhingraves, de comtes, de barons et de chevaliers de l’Empire, dont vous êtes absolument indigne de décrotter les souliers ? N’est-ce pas de ce vin que le comte palatin de Nimmersalt avala six pintes avant de quitter la bienheureuse chaise où je suis maintenant assis ? — Je n’en doute pas, mon cher hôte, répliqua Philipson ; et jamais il ne me viendrait à l’idée de critiquer l’intempérance de votre honorable convive, quand même il aurait bu deux fois davantage. — Silence, mauvais plaisant ! repartit l’hôte, faites-moi à l’instant même vos excuses, à moi et au vin que vous avez si méchamment calomnié, ou je vais commander qu’on retarde le souper jusqu’à minuit. »

Il y eut alors une alarme générale parmi les hôtes, tous jurant qu’ils n’avaient pris aucune part aux censures de Philipson, et la plupart d’entre eux proposèrent à John Mengs de se venger sur le vrai coupable en le mettant tout de suite à la porte, plutôt que d’envelopper tant de personnes innocentes et affamées dans les conséquences de son crime. Ils déclarèrent le vin exquis ; deux ou trois vidèrent même leurs coupes pour donner plus de force à leurs paroles, et tous offrirent, sinon leur vie et leur fortune, du moins les mains et les pieds pour soutenir l’honneur de la maison contre le rebelle Anglais. Tandis que les pétitions et les remontrances assaillaient John Mengs de tous côtés, le moine, en sage conseiller et en ami fidèle, cherchait à terminer la querelle en engageant Philipson à se soumettre au bon plaisir de l’aubergiste.

« Humilie-toi, mon fils, lui dit-il ; abaisse l’orgueil de ton cœur devant ce puissant seigneur du tonneau et du robinet. Je parle dans l’intérêt des autres aussi bien que dans le mien ; car le ciel seul sait combien de temps eux ou moi nous pouvons endurer la faim qui nous dévore. — Dignes voyageurs, dit Philipson, je suis fâché d’avoir offensé notre respectable hôte, et tant s’en faut que je médise du vin, que je vais en payer un nouveau flacon, qui circulera parmi l’honorable société… pourvu que seulement on ne m’invite pas à en boire ma part. »

Ces derniers mots furent prononcés plus bas que les autres ; mais l’Anglais ne put manquer de s’apercevoir, aux grimaces que firent certaines personnes de la compagnie douées d’un palais plus fin, qu’elles étaient aussi effrayées que lui-même d’une nouvelle dose de l’acide breuvage.

Le moine, s’adressant alors à l’assemblée, proposa que le marchand étranger, au lieu de payer l’amende en donnant une mesure de la liqueur qu’il avait calomniée, offrit au public une égale quantité de vin plus généreux qu’on ne servait ordinairement qu’après la fin du repas. L’hôtelier et les convives y trouvaient leur avantage ; et comme Philipson ne faisait aucune objection, la proposition fut unanimement adoptée, et John Mengs donna de son siège élevé le signal pour servir le souper.

Le festin long-temps attendu arriva enfin, et on mit à le manger le double de temps qu’on avait passé à l’attendre. Les plats dont se composait le souper, aussi bien que la manière de les servir, étaient calculés de manière à lasser la patience de la société, ainsi que le délai qui en avait précédé la venue. Des jattes énormes de potage et de légumes se succédèrent d’abord ; ensuite des plats de viandes bouillies et rôties circulèrent les uns après les autres autour de la vaste table, et passèrent dans les mains de chaque convive. Du boudin, du bœuf fumé, du poisson sec, firent aussi leur révolution autour de la table, avec divers assaisonnements appelés botarque, caviare, et autres noms semblables, composés de petits poissons auxquels on avait mêlé des épices et d’autres préparations pareilles, propres à exciter la soif et à faire boire abondamment. Des flacons de vin accompagnaient ces friandises stimulantes. Ils étaient tellement supérieurs en fumet et en force au vin ordinaire qui avait occasionné la querelle, qu’on pouvait le critiquer par un motif tout contraire ; car il était si spiritueux, si fort et si chaud, qu’en dépit de la mésaventure que la critique lui avait déjà attirée, Philipson se hasarda à demander de l’eau pour le tremper.

« Vous êtes difficile à contenter, seigneur hôte, » répliqua l’aubergiste lançant de nouveau à l’Anglais un regard sombre et mécontent ; « si vous trouvez que le vin est trop fort dans ma maison, le secret pour en modérer la force est d’en boire moins. Il nous est indifférent que vous buviez ou non, pourvu que vous payiez l’écot de ces braves gens qui boivent ; » et il partit d’un gros éclat de rire.

Philipson allait répliquer, mais le moine, continuant son rôle de médiateur, le tira par son manteau et l’engagea à se taire. « Vous ne comprenez pas les usages du lieu, dit-il ; vous n’êtes pas ici dans une auberge de France ou d’Angleterre, où chaque voyageur demande ce qu’il lui plaît de consommer, et paie ce qu’il s’est fait servir, rien de plus. Ici, nous procédons d’après un principe plus large d’égalité et de fraternité : personne ne commande rien pour lui seul ; mais les provisions sont servies en quantités que l’hôte juge convenables, devant tous indistinctement ; et il en est de même pour l’écot que pour le repas : tous paient en proportion, sans égard à la quantité de vin que celui-ci peut avoir avalée de plus que celui-là ; et ainsi le malade et l’infirme, même la femme et l’enfant paient autant que le paysan affamé, que le lansquenet vagabond. — La coutume me paraît injuste, répliqua Philipson ; mais ce n’est pas aux voyageurs d’en juger : de manière que quand on demande le compte, chaque convive, si je comprends bien, paie sa quote-part. — Telle est la règle, répondit le moine… excepté peut-être pour quelque pauvre frère de notre ordre, que Notre-Dame et saint François ont envoyé dans des lieux comme celui-ci, pour que les bons chrétiens lui fassent l’aumône, et ainsi avancent dans la route du ciel. »

Les premiers mots de cette réplique furent prononcés du ton ouvert et indépendant avec lequel le moine avait entamé la conversation ; la dernière phrase finit dans cet accent de sollicitation particulier aux gens de couvent, et fit entendre à Philipson de quel prix il devait payer les conseils et la médiation du moine. Après avoir ainsi expliqué les usages du pays, le bon père Gratien s’efforça d’en appuyer l’explication par son exemple, en ne trouvant rien à redire contre la force du vin ; il sembla bien disposé à se signaler parmi quelques rudes buveurs, qui paraissaient déterminés à boire au moins pour leur argent. Le bon vin produisit insensiblement son effet ; et l’hôte lui-même, relâchant la sévérité de son visage rébarbatif, sourit en voyant la flamme de l’hilarité gagner de l’un à l’autre, et enfin embraser presque tous les nombreux convives de la table d’hôte, à l’exception de quelques uns qui étaient trop sobres pour sabler une grande quantité de boisson, ou trop dédaigneux pour se mêler des discussions que le vin occasionnait. L’aubergiste les regardait de temps à autre d’un œil sévère et irrité.

Philipson, qui était réservé et silencieux, tant à cause de sa sobriété que par sa répugnance à lier conversation avec des étrangers, fut regardé par l’hôte comme également en défaut sur ces deux points ; et à mesure que son naturel lourd était excité par le vin spiritueux, Mengs laissait échapper d’obscures allusions, où les épithètes de gâte-joie, rabat-gaîté, trouble-fête et autres semblables étaient évidemment dirigées contre l’Anglais. Philipson répliqua avec le plus grand calme qu’il sentait parfaitement bien que sa situation d’esprit ne devait pas, pour le moment, le rendre un membre fort agréable d’une joyeuse société, et qu’avec la permission des personnes présentes, il se retirerait dans sa chambre à coucher, et souhaiterait à tout le monde bonne nuit et continuation de gaîté.

Mais cette très raisonnable proposition, comme elle eût semblé partout ailleurs, renfermait en elle une trahison contre les lois d’une orgie germanique.

Qui êtes-vous, s’écria John Mengs, pour avoir la hardiesse de quitter la table avant que le compte soit arrêté et payé ? Mille tonnerres de Dieu ! nous ne sommes pas gens à endurer impunément une telle offense ! Vous pouvez jouer vos jolies farces dans Rams-Alley, si vous voulez, ou dans East-Cheap, ou dans Smithfield, mais ce ne sera point à la Toison-d’Or de John Mguss ; et je ne souffrirai pas qu’un hôte aille se coucher pour ne pas payer son écot, et ainsi me faire tort à moi et au reste de la société. »

Philipson promena ses regards autour de lui pour recueillir les opinions des convives ; mais il ne se vit nullement encouragé à en appeler à leur jugement. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, n’étaient guère en état de juger, grâce à leurs abondantes libations ; et les autres, dont l’attention n’était troublée par rien, se trouvaient être de vieux et tranquilles buveurs qui commençaient à songer déjà à leur écot, et semblaient disposés à considérer avec leur hôte le marchand anglais comme un tergiversateur qui avait résolu d’esquiver le paiement du vin qu’on pourrait boire après qu’il serait sorti de table ; de manière que John Mengs reçut les applaudissements de toute la compagnie lorsqu’il termina sa triomphante dénonciation contre Philipson.

« Oui, monsieur, vous pouvez vous retirer si la chose vous plaît ; mais, ventrebleu ! à l’heure qu’il est, ce ne sera point pour aller chercher une autre auberge ; vous irez dans la cour, et pas plus loin, pour y faire votre lit sur le fumier : et c’est assez bon pour un homme qui est le premier à quitter une si bonne compagnie que la nôtre. — C’est bien dit, mon joyeux hôte, » répliqua un riche négociant de Ratisbonne ; « et nous voilà six, plus ou moins, qui vous aiderons à maintenir les bonnes et vieilles coutumes de la Germanie, et les… ouf !… les louables… les… excellentes règles de la Toison-d’Or. — Allons, ne vous, fâchez pas, monsieur, dit Philipson, vous et vos trois compagnons que le bon vin a multiplié ? en six, vous arrangerez cette affaire comme vous l’entendrez ; et puisque vous ne voulez pas me permettre d’aller au lit, j’espère que vous ne vous offenserez pas si je m’endors sur ma chaise. — Comment dites-vous ? Qu’en pensez-vous, mon hôte ? s’écria le citoyen de Ratisbonne ; monsieur peut-il, dans un état d’ivresse tel qu’il va jusqu’à dire que trois et un font six, peut-il, dis-je, dans l’ivresse où vous voyez qu’il est plongé, s’endormir dans un fauteuil ? »

Cette question nécessita un démenti de la part de l’hôte, qui soutint que trois et un font quatre, non six ; et cette déclaration amena une autre réplique de la part du marchand de Ratisbonne. D’autres clameurs s’élevèrent en même temps, et ne s’apaisèrent qu’à la longue et avec peine, lorsque retentirent les strophes d’une chanson joyeuse et bachique, chantée en chœur, et que le moine, qui alors oubliait un peu la règle de saint François, hurlait avec plus de bonne volonté que si c’eût été un cantique du roi David.

À la faveur de ce tumulte, Philipson se retira un peu à l’écart, et quoique sentant bien qu’il ne pouvait dormir comme il se l’était proposé, il parvint du moins à échapper aux regards accusateurs que John Mengs lançait à tous ceux qui ne demandaient pas du vin à haute voix, et ne le buvaient pas promptement. Ses pensées erraient bien loin du stube de la Toison-d’Or, et sur des matières bien différentes de celles qui étaient discutées autour de lui, quand son attention fut soudainement excitée par des coups violents et nombreux à la porte de l’hôtellerie.

« Qui nous arrive maintenant ? » dit John Mengs, son nez rougissant d’indignation ; « quel est le démon qui vient cogner à pareille heure à la Toison-d’Or, et y faire autant de tapage qu’à la porte d’un mauvais lieu ? Quelqu’un à la fenêtre de la tourelle ! Geoffroy, palefrenier fainéant, ou toi, vieux Timothée, va dire au téméraire qu’on n’entre pas dans l’auberge de la Toison-d’Or à une heure indue. »

Les domestiques allèrent où on les envoyait ; et l’on put les entendre du stube se faire l’écho l’un de l’autre pour le refus positif qu’ils lancèrent à la tête du malencontreux voyageur qui sollicitait d’entrer. Ils revinrent bientôt, et annoncèrent à leur maître qu’ils n’avaient pu vaincre l’obstination de l’étranger, qui refusait absolument de partir avant d’avoir eu un entretien avec Mengs lui-même.

Le maître de la Toison-d’Or devint furieux à la nouvelle de ce singulier entêtement, et son indignation, comme une exhalaison enflammée, s’étendit du nez sur toutes les régions adjacentes des joues et du front. Il s’élança de sa chaise, empoigna un gros gourdin qui semblait être son spectre ou son bâton ordinaire de commandement, et murmurant quelques mots sur son habileté à frotter avec un morceau de bois les épaules des fous et à leur laver les oreilles avec de l’eau propre ou sale, il se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur la cour, et laissa ses hôtes se faire des signes, cligner des yeux et se parler à voix basse, dans l’attente où ils étaient d’entendre les démonstrations actives de sa colère. Il en arriva autrement néanmoins ; car, après un échange de quelques paroles indistinctes, ils furent étonnés d’entendre le bruit des verroux et des serrures, comme si on ouvrait les portes de l’auberge, et aussitôt après des pas d’hommes qui montaient l’escalier. L hôte rentrant, pria, avec un air de politesse gauche, les convives réunis de faire place à un honorable voyageur qui venait, quoique tard, grossir leur nombre. Arriva alors un grand homme sombre, enveloppé d’un large et long manteau ; et quand ce manteau fut quitté, Philipson reconnut tout de suite son dernier compagnon de voyage, le prêtre noir de Saint-Paul.

Il n’y avait dans cette circonstance elle-même rien de bien étonnant, puisqu’il était naturel qu’un hôtelier, si grossier, si insolent qu’il fût à l’égard d’hôtes ordinaires, sût encore témoigner du respect à un ecclésiastique, soit à cause de son rang dans l’Église, soit à cause de sa réputation de sainteté. Mais ce qui parut surprendre Philipson, ce fut l’effet produit par l’arrivée de ce voyageur inattendu. Il s’assit sans hésitation à la plus haute place de la table dont John Mengs avait détrôné le susdit marchand de Ratisbonne, malgré son zèle pour le maintien des anciennes coutumes germaniques, son inébranlable dévouement à la Toison-d’Or, et sa violente inclination pour les coupes pleines jusqu’au bord. Le prêtre prit aussitôt et sans scrupule possession de son siège d’honneur, après avoir répondu d’un air dédaigneux aux politesses inaccoutumées de l’aubergiste. Alors ses longs vêtements noirs, remplaçant le pourpoint tailladé et brodé de son prédécesseur, aussi bien que son œil gris et froid qu’il promena lentement sur l’assemblée, semblèrent produire un effet semblable à celui de la fabuleuse Gorgone, et s’il ne changeait pas littéralement en pierre les personnes qui le regardaient, néanmoins il y avait quelque chose de pétrifiant dans le regard fixe et immobile qu’il arrêtait successivement sur chaque individu, comme désirant lire jusqu’au fond de leur âme, et passant de l’un à l’autre comme si tous ceux qu’il examinait n’étaient pas dignes d’être considérés plus long-temps.

Philipson subit à son tour cet examen de quelques instants, et il ne put y rien remarquer qui ressemblât à une reconnaissance. Tout le courage et tout le calme de l’Anglais ne purent le soustraire à un sentiment pénible pendant qu’il était regardé par cet homme mystérieux : aussi fut-il soulagé quand son œil morne alla s’arrêter sur une autre personne de la compagnie, qui sembla à son tour sentir l’effet glacial de ce froid regard. Les accents d’une gaîté produite par le vin, les disputes engendrées par l’ivresse, les clameurs et les éclats de rire plus bruyants encore qui avaient été suspendus par l’arrivée du prêtre dans la salle à manger, ne recommencèrent pas, malgré la tentative une ou deux fois faite par plusieurs hôtes de s’y livrer de nouveau, comme si le festin s’était changé en funérailles, et que les joyeux convives se fussent tout-à-coup métamorphosés en ces muets lugubres qui assistent à de telles solennités.

Un petit homme à face rubiconde, qu’on sut par la suite être un tailleur d’Augsbourg, ambitieux peut-être de montrer un courage qu’on suppose ne pas se rencontrer ordinairement chez les gens de sa profession efféminée, tenta un effort hardi ; et pourtant ce fut d’une voix basse et timide qu’il invita le jovial moine à recommencer sa chanson. Mais soit que celui-ci n’osât point se livrer à un passe-temps si peu canonique en présence d’un confrère en Dieu, soit qu’il eût quelque autre motif pour ne pas se rendre à l’invitation, toujours est-il que le joyeux frère baissa la tête et la secoua avec un air de mélancolie si expressive que le tailleur se retira, la mine aussi piteuse que si on l’eût découvert volant les dentelles d’une robe de cardinal ou arrachant les broderies d’une nappe d’autel. Bref, la joie bruyante avait cédé la place à un silence profond, et la compagnie était si attentive à ce qui allait arriver, que l’horloge de l’église du village, sonnant la première heure après minuit, fit tressaillir tous les assistants, comme si le coup de cloche avait annoncé un assaut ou un incendie. Le prêtre noir, qui avait pris à la hâte un léger repas que l’hôtelier n’avait pas fait la moindre difficulté de lui servir, parut penser que la cloche qui annonçait l’office des laudes, puisqu’elle sonnait une heure du matin, était un signal convenable pour que l’assemblée se séparât.

« Nous avons mangé, dit-il, pour soutenir notre vie : prions maintenant afin d’être préparés à mourir, car la mort succède à la vie d’une manière aussi certaine que la nuit au jour, que l’ombre au rayon de soleil, quoique nous ne sachions ni quand ni d’où elle doit venir nous surprendre. »

Les assistants inclinèrent d’un mouvement presque machinal leurs têtes découvertes, tandis que le prêtre, avec sa voix sonore et solennelle, récitait en latin une prière où étaient exprimées des actions de grâces envers Dieu pour sa protection durant la journée, avec demande qu’il la continuât pendant les heures inquiètes qui restaient à passer avant le lever du soleil. Les auditeurs abaissèrent plus profondément encore leur tête en signe d’acquiescement à cette sainte demande, et quand ils la relevèrent, le prêtre noir avait suivi l’hôte hors de l’appartement, pour se rendre sans doute à celui où il devait reposer. On ne s’aperçut pas plus tôt de son absence que des signes, des clignements d’yeux, des demi-mots, furent échangés entre les voyageurs ; mais personne ne parlait à voix haute ou d’une manière assez suivie pour que Philipson pût y comprendre distinctement la moindre chose. Il se hasarda à demander au moine qui était assis à côté de lui, en se conformant toutefois au ton bas qui semblait être si fort à la mode pour le moment, si le digne ecclésiastique qui venait de les quitter n’était pas le prêtre de Saint-Paul qui résidait dans la ville frontière de La Ferette.

« Et si vous savez quel il est, » répondit le moine avec une physionomie et un ton qui soudain ne trahirent plus aucun signe d’ivresse, « pourquoi me le demandez-vous donc ? — Parce que je serais bien aise, répliqua le marchand, de savoir quel charme a subitement changé tant de joyeux buveurs en hommes à manières sobres, et une gaie compagnie en une grave assemblée de chartreux. — Ami, » répliqua à son tour le moine, « tes discours annoncent que tu connais parfaitement les choses dont tu veux te faire informer. Mais je ne suis pas encore oison assez sot pour me laisser prendre à ce piège. Si tu connais le prêtre noir, tu ne peux ignorer les terreurs qui accompagnent sa présence, et il serait moins dangereux de lâcher une plaisanterie dans la sainte chapelle de Lorette que dans un lieu où il se montre. »

À ces mots, et comme désirant éviter une plus longue conversation, il s’éloigna de Philipson.

Au même moment, l’aubergiste rentra, et d’un air plus habituel aux gens de sa profession que celui qu’on lui avait vu prendre jusqu’alors, commanda à son domestique Geoffroy de passer à la compagnie une boisson soporifère, qu’on nommait le coup de l’oreiller, composée d’une liqueur forte mêlée d’épices, boisson véritablement aussi bonne que celle dont Philipson lui-même pouvait avoir jamais goûté. Cependant John Mengs, d’un ton un peu plus poli, déclara à ses hôtes qu’il se flattait que son repas les avait contentés, mais ce fut d’une manière si insouciante, et il sembla tellement convaincu de mériter les éloges qu’on lui décernait de toutes parts, qu’il y avait manifestement peu d’humilité à énoncer une pareille proposition. Le vieillard Timothée compta pendant ce temps-là les convives, et calcula avec de la craie au fond d’une assiette de bois le montant de la dépense, dont les détails furent indiqués en signes hiéroglyphiques convenus ; et quand la division de la somme totale fut faite par le nombre des hôtes, il se mit à recueillir l’écot de chacun. Quand la fatale écuelle, où chacun déposait la somme voulue, approcha du joyeux moine, sa physionomie s’altéra d’une manière sensible. Il jeta un regard piteux vers Philipson, comme vers l’individu dont il pouvait le plus attendre du secours ; et notre marchand, quoiqu’il gardât rancune au moine pour la manière dont il lui avait refusé sa confiance, disposé néanmoins à encourir une petite dépense en pays étranger, dans l’espoir de faire une utile connaissance, acquitta la part du frère aussi bien que la sienne. Le pauvre moine lui exprima ses remercîments par de nombreuses bénédictions en bon allemand et en mauvais latin ; mais l’hôte y coupa court, car s’approchant de Philipson avec une chandelle à la main, il lui offrit ses services pour aller lui montrer où il coucherait, et même poussa la complaisance jusqu’à porter sa malle ou valise de ses propres mains d’aubergiste.

« Vous prenez trop de peine, mon hôte, » dit le marchand un peu surpris du changement des manières de John Mengs, qui jusqu’alors l’avait contredit à chaque mot.

« Je ne puis me donner trop de mal pour un hôte, répliqua l’hôtelier, que mon vénérable ami, le prêtre de Saint-Paul, a particulièrement recommandé à mes soins. »

Il ouvrit alors la porte d’une petite chambre à coucher, prête à recevoir un voyageur, et dit à Philipson : « Vous pouvez dormir ici jusqu’à demain, jusqu’à l’heure que vous voudrez, autant même de jours qu’il vous plaira. La clef garantira vos marchandises de tout vol, de tout pillage. Je n’agis pas ainsi à l’égard de tout le monde ; car si chacun de mes hôtes avait un lit pour lui seul, la première chose qu’ils me demanderaient serait une table séparée ; et alors il faudrait dire adieu aux bonnes vieilles coutumes germaniques, et nous serions aussi ridicules, aussi frivoles que nos voisins. »

Il posa le porte-manteau sur le plancher, et sembla se préparer à quitter l’appartement, lorsque soudain, se retournant, il commença une espèce d’apologie pour la rudesse de sa première conduite. « J’espère qu’il n’y a point de mésintelligence entre nous, mon digne hôte, dit-il ; vous pourriez aussi bien voir un de nos ours se dresser sur ses pattes et faire des tours comme un singe, qu’un de nos vieux et grossiers Allemands se conduire avec autant de gentillesse qu’un hôtelier anglais ou italien, néanmoins je vous prie de remarquer que, si notre manière d’agir est rude, nos comptes sont honnêtes et nos denrées dans leur état de nature. Nous ne cherchons pas à faire passer le vin de Moselle pour le vin du Rhin, à force de grimaces et de courbettes, et nous n’assaisonnons pas nos mets de poisons comme le lâche italien, qui cependant vous appelle illustrissimo et magnifico. »

Après avoir ainsi parlé, il parut avoir épuisé sa rhétorique, car, quand il eut fini, il se détourna brusquement et quitta la chambre.

Philipson perdit donc encore l’occasion de demander quel pouvait être cet ecclésiastique qui avait exercé tant d’influence sur tous ceux qui l’approchaient. Il ne se sentait pas, il est vrai, disposé à prolonger une conférence avec John Mengs, quoiqu’il eût mis de côté ses manières les plus rudes et les plus repoussantes ; cependant il brûlait de savoir quel était cet homme qui, d’un mot, avait le pouvoir de détourner le poignard d’un bandit alsacien, accoutumé au pillage et au vol comme la plupart des gens de la frontière, et changer en politesse la grossièreté proverbiale d’un hôtelier allemand. Telles étaient les réflexions de Philipson tandis qu’il se déshabillait pour prendre un repos dont il avait bon besoin, après une journée de fatigue, de périls et d’embarras, sur la paillasse que lui procurait l’hospitalité de la Toison-d’Or, dans le Rhein-Thal.



  1. Poêle, ou chambre dans laquelle il se trouve. a. m.