Anne de Geierstein/20

La bibliothèque libre.
Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 267-280).

CHAPITRE XX.

LA VÈHME.

Macbeth. Eh bien ! mystérieux et noirs fantômes de la nuit, qu’est-ce que vous faites ?
Les sorcières. Une chose sans nom.
Shakspeare Macbeth.

Nous avons dit, à la fin du dernier chapitre, qu’après une journée d’une excessive fatigue et d’une inquiétude extraordinaire, le marchand Philipson s’attendait naturellement à oublier tant d’agitations et de souffrances dans ce doux et profond repos qui est à la fois la conséquence et le remède d’un épuisement extrême ; mais il ne se fut pas plus tôt étendu sur son humble paillasse qu’il reconnut que la machine de son corps, accablée par tant d’exercices, n’était pas en disposition de goûter les charmes du sommeil. L’esprit avait été trop inquiet, le corps était trop agité pour lui permettre de s’abandonner à un indispensable repos ; son inquiétude pour la sûreté de son fils, ses conjectures relativement à l’issue de sa mission auprès du duc de Bourgogne, et mille autres pensées qui lui rappelaient d’anciens événements ou cherchaient à prévoir l’avenir, se précipitaient dans son esprit, comme les vagues d’une mer courroucée, et éloignaient toute tendance au sommeil. Il y avait une heure qu’il était couché, et ses paupières n’étaient pas encore près de se fermer, lorsqu’il sentit que la paillasse sur laquelle il était étendu s’affaissait sous lui, et qu’il descendait avec elle, il ne savait pas où. Il entendait même indistinctement le bruit des cordes et des poulies, quoiqu’on eût pris toutes les précautions pour l’amortir ; et le voyageur, en tâtonnant autour de lui, reconnut qu’il se trouvait aussi bien que son lit sur une trappe qui pouvait correspondre avec des voûtes ou des pièces souterraines.

Philipson sentit de la peur en des circonstances si bien faites pour la produire ; car comment pouvait-il espérer une issue heureuse à une aventure qui avait si étrangement commencé ? Mais ces craintes furent celles d’un homme brave et décidé, qui, même dans l’extrémité des périls dont il était entouré, conserva sa présence d’esprit. Sa descente semblait s’opérer avec précaution, et il se tenait tout prêt à se mettre sur pied et à se défendre aussitôt qu’il se retrouverait sur la terre ferme. Quoique déjà avancé en âge, il était encore plein de vigueur et d’activité, et, à moins d’être surpris d’une manière désavantageuse, comme il y avait évidemment lieu de le craindre, il était vraisemblable qu’il opposerait une défense terrible. Mais son plan de résistance avait été prévenu. Il n’eut pas plus tôt atteint le fond du souterrain dans lequel on le descendait, que deux hommes, qui attendaient en bas que l’opération fût terminée, mirent la main sur lui des deux côtés, et l’empêchèrent, par force, de se lever comme il en avait l’intention, lui lièrent les bras avec une corde, et le firent prisonnier aussi étroitement que lorsqu’il était dans le cachot de La Ferette. Il fut donc obligé de rester passif, et d’attendre, sans bouger, la fin de cette effrayante aventure. Attaché comme il l’était, il ne pouvait que tourner la tête d’un côté et de l’autre, et ce fut avec joie qu’il vit enfin briller des lumières, mais elles apparaissaient à une grande distance de lui.

D’après la marche irrégulière que suivaient ces lumières éparses, tantôt approchant en ligne droite, tantôt se mêlant et se croisant les unes les autres, Philipson pouvait conclure que la voûte souterraine dans laquelle il les voyait scintiller était d’une étendue fort considérable. Leur nombre aussi augmentait, et à mesure qu’elles se réunirent, il put distinguer que ces lumières provenaient de torches nombreuses, portées par des hommes vêtus de longs manteaux noirs, comme des gens de deuil à un enterrement, ou les frères noirs de l’ordre de Saint-François avec leurs capuchons rabattus de manière à cacher leurs figures. Ils paraissaient attentivement occupés à mesurer une partie du souterrain, et tandis qu’ils s’acquittaient de cette tâche, ils chantaient dans l’ancienne langue tudesque des vers trop barbares pour que Philipson les pût bien comprendre, mais qu’on peut imiter ainsi :

Dispensateurs et des biens et des maux,
Donnez équerre, et compas et niveaux.
Dressez l’autel, préparez le fossé,
Où doit le sang bientôt être versé ;
Que six grands pieds en forment la longueur,
Et qu’elle ait même une égale largeur.
Vers le couchant le tribunal s’assemble ;
Vers l’orient, le pâle accusé tremble :
Frères, parlez, tout est-il bien fini ?
Le rituel est-il bien accompli ?

Un chœur nombreux sembla répondre à cette question. Beaucoup de voix, tant des personnes qui étaient déjà entrées sous la voûte que d’autres qui se trouvaient encore dans les différents corridors et passages qui communiquaient avec elle, et que Philipson conjectura alors être fort nombreux, s’unirent pour chanter la réponse suivante :

Pour la vie et pour l’âme et le sang et les os,
Tout est, nous le jurons, réglé bien à propos.

Les voix, qu’on avait déjà entendues une première fois, reprirent alors :

Que m’apporte la nuit ? le rayonnant matin
De sa vive blancheur éclaire-t-il le Rhin ?
Quelle harmonie a murmuré son onde ?
L’oiseau, plus tard, dans le bocage gronde.
Frères, voyez sur le mont qui reluit,
Et dites-moi ce qu’apporte la nuit.

Le chœur répliqua encore, mais moins haut que d’abord, et il semblait que les personnes à qui s’adressait la réplique étaient beaucoup plus éloignées qu’auparavant ; néanmoins les paroles s’entendaient distinctement :

Déjà le jour approche, et sur le Rhin sans voiles.
Lasses de leur repos, scintillent les étoiles ;
Aucun rayon ne brille à l’orient ;
Une voix crie en ce moment sur l’onde ;
Frère, elle exige du sang pour du sang :
Il faut qu’enfin à son ordre on réponde.

Toutes les voix, encore plus nombreuses peut-être, chantèrent ensemble :

Debout ! debout ! qu’à la chute du jour
La trahison par vous soit réprimée ;
Rendez l’arrêt, frères ; c’est votre tour !
La vigilance vous est commandée.

Jamais ici la vengeance ne veille :
Elle et la nuit s’entendent à merveille.

La nature des vers fit bientôt comprendre à Philipson qu’il était en présence des initiés ou sages, noms qui étaient ordinairement donnés aux fameux juges du tribunal secret qui subsistait encore, à cette époque, en Souabe, en Franconie et dans d’autres districts de l’Allemagne, qu’on appelait, peut-être à cause de la terreur et de la fréquence des exécutions commandées par ces juges invisibles, la Terre-Rouge. Philipson avait souvent ouï dire qu’un franc-comte, c’est-à-dire un président du tribunal secret, s’était même établi incognito sur la rive gauche du Rhin, et qu’il se maintenait en Alsace avec la persévérance habituelle de ces sociétés secrètes, quoique le duc Charles de Bourgogne eût témoigné l’intention d’en découvrir et d’en paralyser l’influence, autant que possible, sans s’exposer aux coups de mille poignards que ce tribunal mystérieux pouvait diriger contre son sein… Redoutable moyen de défense qui long-temps rendit extrêmement dangereux pour les souverains de l’Allemagne, et pour les empereurs eux-mêmes, de dissoudre par autorité ces singulières associations.

Aussitôt que cette explication se présenta à l’esprit de Philipson comme un éclair, il crut pouvoir deviner quels étaient le caractère et le rang du prêtre noir de Saint-Paul, et supposant qu’il fût président ou membre principal de l’association secrète, il ne fallait pas s’étonner qu’il mît assez de confiance dans l’inviolabilité de son terrible office pour se croire capable de justifier l’exécution d’Hagenbach ; que sa présence eût épouvanté Barthélémy qu’il avait la puissance de juger et d’exécuter sur place, et que sa simple apparition au milieu du souper, le soir précédent, eût glacé d’effroi tous les convives ; car, quoique tout ce qui concernait cette institution, ses actes et ses membres fût couvert d’une profonde obscurité, comme l’est à présent la franc-maçonnerie, néanmoins le secret n’était pas toujours si bien gardé qu’on ne pût soupçonner certains individus d’être initiés aux mystères, ou investis d’une haute autorité par les réglemens véhmiques. Quand un tel soupçon s’attachait à une personne, son pouvoir secret et sa connaissance supposée de tous les crimes, si cachés qu’ils fussent, qui s’étaient commis dans la juridiction de la société dont elle faisait partie, la rendaient un objet de frayeur et de haine pour ceux qui la rencontraient ; et elle jouissait à un haut degré de ce respect personnel qu’on aurait témoigné à un puissant enchanteur ou à un mauvais génie. Quand on se trouvait avec un pareil individu, il était nécessaire de s’abstenir de toute question faisant, même de loin, allusion à la charge qu’il remplissait dans le tribunal secret ; et même témoigner la moindre curiosité sur un sujet si solennel et si mystérieux devait infailliblement attirer un grand malheur sur les curieux.

Toutes ces choses se présentèrent soudain à l’esprit de l’Anglais : il sentit bien qu’il était tombé entre les mains d’un tribunal inflexible, dont les actes étaient si redoutés de ceux qui résidaient dans le cercle de leur puissance, que l’étranger sans amis devait avoir peu de chances de recevoir justice d’eux, si persuadé qu’il fût de son innocence. Pendant que Philipson faisait cette mélancolique réflexion, il se déterminait en même temps à ne pas abandonner sa propre cause, mais à se défendre le mieux possible, convaincu qu’il était que ses juges terribles et sans responsabilité étaient néanmoins dirigés par certaines règles d’équité, qui adoucissaient les rigueurs de leur code extraordinaire.

Il restait donc couché, réfléchissant aux meilleurs moyens d’obvier au danger présent, tandis que les personnes qu’il voyait s’agitaient devant lui avec leurs lumières, moins comme des formes distinctes et individuelles que comme les fantômes d’une fièvre, ou cette fantasmagorie dont une maladie des nerfs optiques peuple, ainsi qu’on le sait, la chambre d’un malade. Enfin elles s’assemblèrent au milieu du souterrain où elles avaient d’abord apparu, et semblèrent se ranger en ordre. Un grand nombre de torches noires furent successivement allumées, et la scène devint distinctement visible. Au centre de la salle, Philipson put alors apercevoir un de ces autels qu’on retrouve parfois dans les vieilles chapelles souterraines. Il faut nous arrêter ici pour décrire brièvement non seulement l’extérieur, mais encore la nature et la constitution de cette terrible cour.

Derrière l’autel qui semblait être le point central sur lequel tous les yeux étaient fixés, l’on voyait deux bancs revêtus d’étoffe noire, placés en ligne parallèle. L’un et l’autre étaient occupés par un certain nombre de personnes qui paraissaient réunies pour juger ; mais celles qui se trouvaient au premier banc étaient moins nombreuses, et paraissaient d’un rang supérieur à celles qui encombraient le siège le plus éloigné de l’autel. Les premiers semblaient être tous des gens de quelque importance, des prêtres occupant de grandes dignités dans leur ordre, des chevaliers ou des nobles ; et malgré l’apparence d’égalité qui semblait présider à cette singulière institution, beaucoup plus de poids était attaché à leurs opinions et à leurs témoignages. Ils s’appelaient francs chevaliers, comtes, du titre enfin qu’ils portaient ; tandis que les juges de classe inférieure se nommaient simplement dignes et francs bourgeois ; car il faut observer que l’institution véhmique[1] était le nom qu’on lui donnait ordinairement, quoique sa puissance consistât en un large système d’espionnage ; et l’application tyrannique de la force qui agissait en conséquence était néanmoins regardée, tant on ignorait alors les véritables moyens de faire respecter les lois ! comme conférant un privilège au pays dans lequel elle était reçue, et les hommes libres seulement pouvaient en sentir l’influence. Les serfs et les paysans ne pouvaient pas non plus avoir place parmi les francs-juges, leurs assesseurs ou leurs assistants ; car il y avait dans cette assemblée même un principe de justice qui ordonnait de faire juger un coupable par ses pairs.

Outre les dignitaires qui occupaient les bancs, d’autres personnes se tenaient à l’entour, et semblaient garder les différentes issues de la salle du jugement, ou bien, debout derrière les sièges où leurs supérieurs étaient rangés, paraissaient prêtes à exécuter leurs ordres. Ces individus étaient membres de l’association, quoique d’un rang très inférieur. Schœppen est le nom qu’ils portaient généralement, et ce nom signifiait officiers ou sergents de la cour véhmique, dont ils étaient engagés par serment à exécuter les sentences, malgré la bonne ou mauvaise réputation des condamnés, et contre leurs plus proches parents, leurs plus chers amis, aussi bien que dans les cas de malfaiteurs ordinaires.

Les schœppen ou scabini, comme on les appelait en latin, avaient un autre terrible devoir à remplir ; savoir : celui de dénoncer au tribunal tous les actes venant à leur connaissance, et soumis à sa juridiction, ou, dans leur langage, tous les crimes contre la vèhme. Ce devoir s’étendait aux juges aussi bien qu’aux assistants, et ils s’en acquittaient sans égard aux personnes, de sorte que connaître et cacher volontairement le crime d’une mère ou d’un frère faisait encourir à l’officier infidèle la même peine que s’il avait lui-même commis le forfait dont il avait par son silence empêché la punition. Une telle institution ne pouvait se maintenir qu’à une époque où les moyens ordinaires de la justice étaient remplacés par la force ouverte ; où, pour punir un coupable, il fallait toute l’influence et l’autorité d’une pareille confédération. Dans toute autre contrée qui n’eût été ni exposée à toute espèce de tyrannie féodale, ni privée des moyens ordinaires d’obtenir justice et redressement, un semblable système n’aurait pu ni prendre racine ni fleurir.

Il nous faut maintenant revenir au brave Anglais qui, quoique sentant tout le danger qu’il courait en présence d’un si terrible tribunal, conservait néanmoins un calme noble et inébranlable.

La cour une fois assemblée, un rouleau de cordes et une épée nue, signes et emblèmes bien connus de l’autorité véhmique, furent déposés sur l’autel où l’épée, dont la lame était ordinairement droite et la poignée en forme de croix, était considérée comme représentant le sacré symbole de la rédemption chrétienne, et la corde comme indiquant le droit de juridiction criminelle et de punition capitale. Alors le président de l’assemblée, qui occupait le milieu du premier banc, se leva, et, la main étendue sur les symboles, prononça à haute voix la formule qui exprimait les devoirs du tribunal, que tous les juges inférieurs et assistants répétaient après lui d’une voix triste et sourde.

« Je jure par la Sainte-Trinité d’aider et de coopérer sans relâche dans les choses qui concernent la sainte vèhme, à défendre ses doctrines et ses institutions contre père et mère, femme et enfants ; contre le feu, l’eau, la terre et l’air ; contre tout ce qu’éclaire le soleil ; contre tout ce que mouille la rosée ; contre tout être créé au ciel, sur la terre ou sous les eaux de la terre, et je jure de donner connaissance à ce saint tribunal de tout acte que je saurai par moi-même, ou que j’apprendrai par témoignage croyable mériter animadversion ou châtiment ; et je ne cacherai, tairai ou dissimulerai ces actes à moi connus, ni par amour, ni par amitié, ni par affection de famille, ni par or, argent ou pierres précieuses : en outre, je ne me rendrai complice d’aucun coupable qui sera sous la sentence de ce sacré tribunal, en l’avertissant de son danger, en l’invitant à s’échapper, en l’aidant de conseils, ou en lui procurant un moyen quelconque d’évasion ; de plus, je ne donnerai à un tel coupable ni feu, ni habit, ni nourriture, ni l’abri, quand même ce serait mon père qui me demanderait un verre d’eau par la grande chaleur du midi en été, ou mon frère qui me prierait de le laisser s’asseoir au coin de mon feu par la plus froide nuit de l’hiver ; enfin je fais vœu et je promets d’honorer cette sainte association, et d’exécuter ses sentences promptement, fidèlement et courageusement, de préférence à celles de tout autre tribunal quelconque… Que Dieu et ses saints évangélistes me soient donc en aide ! »

Lorsque ce serment fut prêté, le président s’adressa à l’assemblée comme à des hommes qui jugent et punissent en secret, ainsi que la Divinité, et les pria de dire pourquoi cet enfant de la corde[2] était devant eux, lié et sans secours. Un individu se leva du banc le plus éloigné, et, d’une voix que Philipson crut reconnaître, quoiqu’elle fût altérée et tremblante, se déclara, d’après son serment, l’accusateur de l’enfant de la corde ou prisonnier qui comparaissait devant eux.

« Faites avancer le prévenu, dit le président, et bien garrotté, selon l’ordre de notre loi secrète ; mais non avec tant de sévérité qu’il ne puisse prêter attention aux procédures du tribunal, ou être incapable d’entendre ou de répondre. »

Six des assistants se mirent aussitôt à traîner la paillasse et la plate-forme de planches sur laquelle était couché Philipson, et l’amenèrent jusqu’au pied de l’autel : cela fait, ils tirèrent tous leurs poignards, tandis que deux autres individus détachèrent les cordes qui liaient les mains du marchand, et l’avertissaient tout bas que la moindre tentative de résistance ou d’évasion serait un signal pour le poignarder.

« Levez-vous, dit le président ; écoutez l’accusation qu’on va porter contre vous, et croyez que vous trouverez en nous des juges aussi justes qu’inflexibles. »

Philipson, évitant avec soin tout geste qui pût indiquer une envie de s’échapper, se leva à demi sur le bord de sa paillasse, en costume de nuit, c’est-à-dire en chemise et en caleçon, de manière à se trouver précisément en face du sombre président de cette terrible cour. Même dans cette effrayante situation, l’esprit de l’intrépide Anglais resta calme, ses paupières ne sourcillèrent point, son cœur ne battit pas avec plus de violence, quoiqu’il semblât être, suivant l’expression de l’Écriture, un pèlerin dans la vallée de l’ombre de la mort, entouré de pièges nombreux et plongé dans une obscurité complète, alors que la lumière était indispensable à son salut.

Le président lui demanda son nom, son pays, sa profession. — John Philipson, répliqua le prévenu, Anglais de naissance, et marchand de profession. — N’avez-vous jamais porté un autre nom, exercé un autre état ? — J’ai été soldat, et, comme bien d’autres, j’avais alors un nom sous lequel j’étais connu à la guerre. — Quel était ce nom ? — Je l’ai quitté en déposant mon épée, et je désire ne plus le reprendre ; d’ailleurs je ne l’ai jamais porté dans des lieux où vos institutions ont poids et autorité. — Savez-vous devant qui vous êtes ? continua le juge. — Je puis du moins m’en douter, répondit le marchand. — Dites donc ce que vous soupçonnez ; dites qui nous sommes et pourquoi vous êtes devant nous. — Je crois être devant le tribunal inconnu et secret qu’on appelle cour véhmique. — Alors, vous devez savoir que vous seriez plus en sûreté si vous étiez suspendu par un cheveu au dessus de l’abîme de Schaffhausen, ou si vous aviez le cou retenu sous une hache qu’un fil de soie empêcherait seul de tomber. Qu’avez-vous fait pour mériter un pareil sort ? — Ceux-là doivent répondre qui m’ont amené ici, » répliqua Philipson, toujours avec la même tranquillité.

« Parlez, accusateur ! dit le président, aux quatre coins du ciel !… aux oreilles des francs-juges de ce tribunal, et des fidèles exécuteurs de ses sentences, et à la face de cet enfant de la corde, qui nie et cache son crime : articulez les preuves de votre accusation. — Très redouté seigneur, » répondit l’accusateur en s’adressant au président, « cet homme est entré sur le sacré territoire qui est appelé la Terre-Rouge ; il est étranger, il déguise son nom et son état. Lorsqu’il était encore du côté oriental des Alpes, à Turin en Lombardie, il a parlé différentes fois du saint tribunal avec des expressions de haine et de mépris ; il a déclaré que, s’il était duc de Bourgogne, il ne permettrait pas à notre institution de s’étendre de Westphalie ou de Souabe dans ses états. Je l’accuse encore, dans ses malveillantes dispositions pour le saint tribunal, celui qui maintenant comparaît ici devant ce banc comme enfant de la corde, je l’accuse d’avoir manifesté l’intention de se rendre à la cour du duc de Bourgogne, pour y employer l’influence qu’il se vante de posséder auprès de ce prince pour l’exciter à défendre les réunions de la sainte vèhme dans ses états, et à infliger aux officiers de l’ordre, ainsi qu’aux exécuteurs de nos sentences, la punition due aux brigands et aux assassins. — C’est une grave accusation, frère ! » dit le président quand l’accusateur eut fini de parler. « Comment vous proposez-vous de la prouver ? — Conformément à la teneur de nos statuts secrets, dont la lecture est défendue à tous ceux qui ne sont pas initiés, répondit l’accusateur. — C’est bien, reprit le président ; mais, je vous le demande encore une fois : sur quelles preuves vous appuyez-vous ? Vous parlez à des oreilles saintes et initiées. — Je prouverai mon accusation, répondit l’accusateur, par l’aveu de l’accusé lui-même, et par mon propre serment sur les saints emblèmes du jugement secret… c’est-à-dire sur l’acier et la corde. — C’est une offre de preuves légales, » dit un membre du banc aristocratique de l’assemblée ; « et il importe beaucoup à la sûreté du système auquel nous sommes liés par des serments si solennels, système qui s’est transmis jusqu’à nous depuis le très chrétien et très saint empereur romain Charlemagne, pour la conversion des infâmes Sarrasins et la punition de ceux qui retombaient dans l’idolâtrie, que de tels coupables ne restent pas impunis. Ce duc Charles de Bourgogne a déjà rempli les cadres de son armée d’étrangers qu’il peut employer aisément contre cette cour sacrée, et plus particulièrement d’Anglais, race d’arrogants insulaires, attachés à leurs propres coutumes, et haïssant celles de toute autre nation. Nous n’ignorons pas que le duc a déjà encouragé l’opposition aux officiers du tribunal dans plus d’une partie de ses domaines allemands, et qu’en conséquence, au lieu de se soumettre aux sentences avec une respectueuse résignation, il s’est trouvé des enfants de la corde assez hardis pour résister aux exécuteurs de la vèhme, frappant, blessant, tuant même ceux qui avaient reçu mission de les faire mourir. Il faut mettre un terme à cette rébellion ; et s’il est prouvé que l’accusé soit un des hommes par qui de telles doctrines sont professées et soutenues, je dis que l’acier et la corde doivent faire leur devoir à son égard. »

Un murmure général sembla approuver ce que l’orateur avait dit ; car tous avaient la conviction que la puissance du tribunal dépendait plus de l’opinion qu’elle était profondément et solidement enracinée dans le système général, que de l’estime et du respect mérités par une institution dont tout le monde sentait la sévérité. Il s’ensuivait que ceux des membres qui jouissaient d’une certaine importance par suite du rang qu’ils occupaient dans le tribunal de la vèhme voyaient la nécessité d’en maintenir la terreur par des exemples de punitions rigoureuses ordonnées de temps en temps ; et personne ne pouvait être plus aisément sacrifié qu’un étranger inconnu et presque vagabond : c’était une occasion dont il fallait profiter. Toutes ces circonstances se présentèrent à l’esprit de Philipson, mais ne l’empêchèrent pas de faire une réplique vigoureuse à l’accusation.

« Messieurs, dit-il, bons citoyens, bourgeois, ou de quelque autre nom qu’il peut vous plaire d’être appelés, sachez que, dans mes anciens jours, je me suis déjà trouvé en un péril aussi imminent qu’aujourd’hui, et que je n’ai jamais reculé pour sauver ma vie. Des cordes et des poignards ne sont guère propres à effrayer ceux qui ont vu des épées et des lances. Ma réponse à l’accusation est que je suis Anglais, que j’appartiens à cette nation qui est accoutumée à rendre et à recevoir justice, une justice égale pour tous, à la lumière du plein jour. Je suis voyageur, cependant, et je sais ne pas avoir le droit de m’opposer aux règles et aux lois des autres nations parce qu’elles ne ressemblent pas aux lois et aux règles de la mienne. Mais cette précaution ne doit être nécessaire que dans les pays où le système dont nous parlons est en pleine force et vigueur. Si, lorsque nous sommes en France ou en Espagne, la conversation vient à tomber sur les institutions de l’Allemagne, nous pouvons bien, sans faire injure au pays où elles sont établies, les discuter comme il nous plaît, de même que des écoliers dissertent sur une thèse de logique dans une université. L’accusateur m’objecte qu’à Turin ou ailleurs, dans le nord de l’Italie, j’ai critiqué l’institution d’après laquelle je suis maintenant jugé. Je ne nierai pas qu’il m’en reste un vague souvenir ; mais si j’ai parlé, c’est qu’il me fallut indispensablement répondre à une question qui me fut adressée par deux hôtes que le hasard avait placés à ma table. Ils eurent besoin de me solliciter vivement et long-temps avant que je consentisse à émettre mon opinion. — Et cette opinion, dit le juge-président, était-elle favorable ou non au tribunal secret de la sainte vèhme ? Que la vérité dirige votre langue, songez-y bien, la vie est courte, le jugement est éternel. — Il me répugnerait de sauver ma vie par un mensonge. Mon opinion fut défavorable, et je m’exprimai ainsi : « Aucune loi, aucune procédure ne peut être juste ni louable, quand elle n’existe et n’opère qu’au moyen d’une ligue secrète. J’ajoutai que la justice ne pouvait vivre, subsister qu’en plein air, et que, quand elle cessait d’être publique, elle dégénérait en vengeance et en haine. Je soutins encore qu’un système dont votre propre jurisconsulte a dit : « Non socer a genero, non hospes ab hospite tutus[3], » était trop contraire aux lois de la nature pour être conforme à celles de la religion. »

Ces paroles étaient à peine prononcées qu’il s’éleva un murmure général sur le banc des juges contre le prisonnier. « Il blasphème contre la sainte cour, » s’écria-t-on de toutes parts ; « que sa bouche soit fermée à jamais ! — Écoutez-moi, dit l’Anglais, comme vous souhaiterez un jour vous-mêmes qu’on vous écoute ! Je dis que telle était mon opinion, et je l’exprimai comme je viens de le faire… Je dis encore que j’avais le droit d’exprimer mes sentiments, justes ou erronés, dans un pays neutre où te tribunal ne prétendait, ne pouvait prétendre à aucune juridiction. Mes sentiments n’ont pas changé. Je les proclamerais encore, quand je verrais cette épée sur mon sein, ou cette corde autour de mon cou. Mais je nie avoir jamais parlé contre les institutions de votre vèhme dans un pays où elles étaient en exercice comme moyen national de rendre la justice. Je repousse encore plus fortement, s’il est possible, et comme une grossière absurdité, le mensonge qui me représente moi, voyageur errant, comme chargé de traiter ces hautes matières avec le duc de Bourgogne, ou de former une conspiration pour détruire un système auquel tant de personnes semblent être chaudement attachées. Je n’ai jamais rien dit, rien pensé de semblable. — Accusateur, dit le juge-président, tu as entendu l’accusé… Quelle est ta réplique ? — La première partie de l’accusation, il l’a avouée en présence de cette auguste assemblée, dit l’accusateur, savoir que sa langue perverse a calomnié nos saints mystères ; c’est pourquoi il mérite qu’on la lui arrache du gosier. Je vais moi-même par mon serment d’office, comme l’ordonne l’usage et la loi, déclarer que le reste de l’accusation, savoir qu’il s’est rendu coupable d’avoir tramé des complots pour l’anéantissement de nos institutions véhmiques, est aussi vrai que la partie qu’il lui a été impossible de nier. — En justice, répliqua l’Anglais, l’accusation si elle n’est pas appuyée de preuves satisfaisantes, doit permettre à l’accusé de prêter serment en sa propre faveur, au lieu de permettre à celui qui accuse de fortifier par son témoignage la faiblesse de son accusation. — Étranger, répondit le juge-président, nous permettons à ton ignorance une défense plus longue et plus complète que ne l’autorisent nos formes ordinaires. Sache que le droit de siéger parmi ces vénérables juges confère à la personne qui en est investie un caractère sacré auquel les hommes ordinaires ne peuvent atteindre. Le serment d’un des initiés doit contrebalancer les plus solennelles assurances de tous ceux qui ne connaissent pas nos saints secrets. Dans la cour véhmique tout doit être véhmique. La déclaration de l’empereur, s’il n’était pas initié, n’aurait pas autant de poids dans nos délibérations que celle du plus subalterne de nos officiers. L’affirmation de l’accusateur ne peut être contredite que par le serment d’un membre du même tribunal, et d’un rang supérieur. — Alors Dieu me protège, car je n’ai plus d’espérance que dans le ciel, » dit l’Anglais d’une voix solennelle. « Cependant je ne succomberai pas sans un dernier effort. Je te somme toi-même, toi, esprit de ténèbres qui présides à cette effrayante assemblée… je te somme de déclarer sur la foi et l’honneur si tu me regardes comme coupable du crime qui m’est si hardiment imputé par cet infâme calomniateur… Je t’en somme par ton caractère sacré, par le nom de… — Silence ! répliqua le juge-président. Les noms sous lesquels nous sommes connus en plein air ne doivent pas être prononcés dans cette salle de jugement souterraine. »

Il continua alors, s’adressant à l’assemblée aussi bien qu’au prévenu : « Appelé en témoignage, je déclare que l’accusation portée contre toi est si vraie qu’elle est avouée par toi-même, savoir que tu as, dans d’autres pays que la Terre-Rouge[4], parlé légèrement de cette sainte institution de justice. Mais je crois en mon âme et conscience, et je suis prêt à jurer sur mon honneur que tout le reste de l’accusation est incroyable et faux. Et de ce, j’en fais serment, la main étendue sur l’épée et la corde… Quelle est votre opinion, mes frères, sur le cas que nous venons d’examiner ? »

Un membre assis au premier rang et de première classe parmi les juges, enveloppé comme tous les autres d’un grand manteau, mais qui au son de sa voix et à sa taille courbée paraissait être plus avancé en âge que les deux autres qui avaient déjà parlé, se leva avec peine et dit d’une voix tremblante :

« L’enfant de la corde qui est devant nous a été convaincu de folie et de témérité en calomniant notre sainte institution, mais il a débité ces folies à des oreilles qui n’ont jamais entendu nos lois sacrées… Il a donc été acquitté, par témoignage irréfragable, d’avoir tramé l’inutile complot d’anéantir notre puissance ou d’exciter des princes contre notre sainte association, crime pour lequel la mort serait une trop légère punition… Il a donc été fou, mais non criminel ; et comme les saintes lois de la vèhme ne portent pas d’autre peine que la mort, je vous propose de juger que l’enfant de la corde soit rendu sain et sauf à la société, et au monde supérieur, après avoir été dûment averti d’abord de ses erreurs. — Enfant de la corde, dit le juge-président, tu viens d’entendre la sentence d’acquittement. Mais si tu désires t’endormir dans une tombe non sanglante, permets-moi de t’apprendre que les secrets de cette nuit doivent demeurer en toi, comme des secrets qui ne peuvent être communiqués ni au père ni à la mère, à l’épouse ni au fils ni à la fille ; qu’ils ne peuvent être révélés ni à voix haute ni à voix basse ; qu’ils ne peuvent être ni énoncés en paroles ni écrits en caractères, ni gravés ni peints ; qu’ils ne peuvent être divulgués par aucun autre moyen, soit directement soit par parabole ou emblème. Obéis à cet ordre, et ta vie est en sûreté : que ton cœur se réjouisse donc en dedans de toi, mais qu’il se réjouisse en tremblant ; que ta vanité ne te persuade plus à l’avenir que tu es à l’abri des serviteurs et des juges de la sainte vèhme. Quand mille lieues seraient entre toi et la Terre-Rouge, quand tu parlerais dans un pays où notre puissance est inconnue, quand tu serais réfugié dans ton île natale et défendu par ton cher Océan, alors même, alors, je t’engage à te signer lorsqu’il t’arrivera de penser au saint et invisible tribunal, et à renfermer tes pensées dans ton propre sein : car le vengeur peut être à côté de toi, et tu peux mourir par ta folie. Éloigne-toi, sois sage, et que la crainte de la sainte vèhme ne sorte jamais de devant tes yeux. »

À ces mots de conclusion, toutes les lumières s’éteignirent soudain avec un long sifflement. Philipson sentit de nouveau les mains des officiers le saisir, mais il se laissa faire, pensant que c’était le parti le plus sûr. Il fut doucement couché sur sa paillasse et reconduit à l’endroit où l’on était allé le prendre pour l’amener au pied de l’autel. Les cordages furent de nouveau adaptés à la plate-forme, et Philipson s’aperçut que sa couche s’enleva avec lui pendant quelques instants, jusqu’à ce qu’un léger choc lui apprit qu’il était revenu de niveau avec le plancher de la chambre dans laquelle on l’avait logé le dernier soir, ou plutôt le matin précédent. Il réfléchit aux événements qui venaient de se passer, et il reconnut qu’il devait de grandes actions de grâces au ciel pour su miraculeuse délivrance. La fatigue l’emporta enfin sur l’inquiétude, et il tomba dans un calme et profond sommeil où nous le laisserons quant à présent, pour revenir aux aventures de son fils.



  1. Le mot véhmique est d’une origine incertaine ; mais il a toujours été employé à désigner cette cour secrète et inquisitoriale : les membres se nommaient wissenden ou initiés, mot répondant à l’expression moderne illuminés. (Note anglaise.) a. m.
  2. Le nom de strik-kind, deux mots allemands, qui veut dire enfant de la corde, était donnée à la personne accusée devant ces terribles tribunaux. a. m.
  3. Un frère n’est pas en sûreté avec son frère, ni l’hôte avec son hôte. a. m.
  4. Les parties de l’Allemagne soumises à la juridiction du tribunal secret étaient appelées le Pays-rouge, soit à cause du sang que ce tribunal y faisait couler, soit pour toute autre raison. La Westphalie, d’après les limites qu’elle avait au moyen âge, et qui étaient plus étendues qu’aujourd’hui, était le principal théâtre de la Vèhme. a. m.