Anthélia Mélincourt/Le Stratagème

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Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 205-213).


LE STRATAGÈME.


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Le révérend Grovelgrub avait acquis une grande supériorité dans l’art d’entendre ce qu’il ne paraissait pas écouter ; il apprit ainsi la demande de mistriss Pinmoney à Anthélia, et malgré l’hésitation de la jeune dame, il craignit qu’elle ne cédât aux vœux réunis de la mère et de la fille ; il avait remarqué, avec peine, la similitude de sentimens et d’opinions qui se trouvait entre Forester et Anthélia ; il craignit qu’une connaissance plus particulière, ne leur révélât ce dont il ne s’était déjà que trop aperçu, et qu’ils n’en vinssent à une conclusion qui dérangerait le plan qu’il avait formé, et dont nous avons déjà parlé. Après une longue et mûre délibération, il se détermina à avertir lord Anophel de ce danger, et à l’associer à un projet, véritable coup de maître. Il calculait que le jeune lord était un enfant gâté, vain, fou et peu accoutumé à la contradiction, qu’il n’aurait donc pas de difficulté à le faire entrer dans ses vues. Son plan était, que lord Anopbel avec deux ou trois de ses confidens, se mit en embuscade et attendit Anthélia dans une gorge des montagnes, qu’il l’enlevât pour la conduire dans un château isolé, que sa seigneurie possédait au bord de la mer ; là, elle serait renfermée jusqu’au moment ou par ennui on par persuasion, elle se serait décidée à accepter le titre de lady Achthar. Mais le révérend avait un autre projet, et il se promettait un résultat tout différent de l’enlèvement ; comme il devait avoir un libre accès près d’Anthélia, pendant sa réclusion, il espérait la toucher, en sa faveur, par un entier dévouement à sa cause, et la promesse de faire tous ses efforts pour la délivrer. Il entrait dans son plan, de retarder l’exécution de cette promesse, par une multitude de difficultés imaginaires, qu’il se donnerait le mérite de vaincre. Il lui paraissait très-probable que, par cette adroite opération et ses manières aimables, pendant qu’il pousserait lord Anophel à jouer le rôle le plus odieux, il finirait par se rendre seigneur et maître du château de Mélincourt. Il voulait alors édifier la contrée, par l’exemple d’une vie orthodoxe, en ayant une table splendide, en doublant les charges de ses tenanciers, en poursuivant ceux qui lui devraient des arrérages, en mettant de son côté le public, par des discours sur la charité et la tempérance.

Ces idées dans le cœur, il alla trouver son élève, et conduisit si bien sa barque, que sa seigneurie proposa elle-même, le projet de l’enlèvement ; le révérend eut l’air de s’y prêter avec répugnance, et uniquement par zèle pour son pupille.

Lord Anophel et le révérend quittèrent le lendemain le château, sous le prétexte d’un engagement ; leur but était d’éviter que leur départ coïncidant avec celui d’Anthélia ne put donner des soupçons. Ils indiquèrent avec affectation une partie très-éloignée de la contrée, comme le lieu où ils se rendaient ; ils amenèrent avec eux le poëte, mais ils ne jugèrent pas prudent de lui parler de leur plan.

Le lendemain Anthélia, pour éviter les nouvelles instances de ses amies, se décida à aller revoir le bois de pin, témoin de sa première infortune. Comme elle quittait la vallée de Mélincourt, un paysan croisa son chemin, et frôla en passant ses habits ; elle trouva quelque chose d’ extraordinaire dans cet hommes ; mais elle n’en fut pas autrement effrayée. En se retournant, elle remarqua qu’il faisait des signes à quelqu’un qui devait être éloigné ; mais elle n’en conclut pas cependant, qu’il put y avoir quelques rapports entr’elle et ces signes. Le jour était, serein, le soleil brillait de tout son éclat, quand elle entra dans le bois, de pin ; l’ombre produite par les arbres qui laissaient apercevoir le soleil au travers de leurs branches, formait un gracieux contraste avec la cime des rochers qui se dessinaient sur un ciel d’azur ; la nature offre rarement des scènes aussi mystérieusement solennelles. Anthélia s’arrêta un moment ; elle crut entendre du Bruit dans un massif d’arbres qui était à quelque pas. Tout redevint bientôt calme ; elle marcha, le bruit se renouvella ; elle se sentit effrayée alors, sans trop concevoir pourquoi. Se reprochant sa crainte, elle fit quelques pas ; elle s’arrêta encore un instant : les sons éloignés d’une flûte, lui donnant de la confiance, elle continua sa marche. Elle devait passer devant le massif, où elle avait entendu du bruit ; arrivée à ce point, elle fut soudainement enveloppée d’une grande mante qui la priva de la lumière ; elle se sentit saisie par plusieurs personnes, qui s’éloignèrent rapidement en l’emportant. Elle essaya de crier, une main lui ferma la bouche et l’empêcha de se faire entendre. Après quelques minutes d’une course rapide, elle entendit du bruit ; bientôt on l’abandonna à elle-même ; quelqu’un s’efforçait de la débarrasser de son enveloppe, lorsqu’elle put y voir, elle remarqua qu’elle était sur la grande route, à quelque distance du bois ; auprès d’elle, une chaise à quatre chevaux était arrêtée, et deux hommes s’enfuyaient rapidement, tandis que deux autres couverts de masques étaient à terre et criaient merci à sir Oran qui les assommait à coups de bâton. M. Forester était près d’Anthélia, il lui tenait la main, il l’assurait qu’elle n’avait plus rien à craindre ; il cherchait aussi à rappeler sir Oran, et à suspendre le cours de son expédition ; mais celui-ci continuait à administrer sa justice distributive. Bientôt se sentant fatigué de frapper, il mit sous ses bras, ses deux ennemis, et courant avec rapidité, il gagna le sommet d’un roc escarpé, où il les déposa, après leur avoir arraché leurs masques qu’il emporta, il ne les abandonna pas cependant, sans les avoir poliment salués.

Sir Forester aurait voulu les rejoindre sur le siège aérien, où les avaient placés son ami, pour savoir qui ils étaient ; car la précipitation de sir Oran, ne lui avait pas laissé le temps de les reconnaître.

Mais Anthélia le pria de l’accompagner au château, en l’assurant que, quelqu’ils fussent, ils étaient déjà assez punis et qu’elle ne craignait nullement, de voir renouveller leur entreprise.

Sir Oran à son retour, s’avança vers la chaise ; il tira le postillon de la frayeur qui l’avait jusqu’alors empêché de s’enfuir, en se préparant à lui faire subir le même sort qu’avait eu ses compagnons ; mais sir Forester l’arrachant de ses mains, demanda à ce dernier, s’il connaissait ceux qui l’employaient ; le postillon répondit qu’il ne les avait jamais vu ; qu’un étranger avait commandé la chaise, et donné ordre de la faire attendre à un lieu déterminé ; que ses chevaux avaient été payés d’avance, et qu’il ignorait où il devait aller.

Anthélia demanda à sir Forester, comme ils avançaient vers la maison, à quel heureux hazard elle était redevable de son secours et de celui de sir Oran ; sir Forester lui apprit que désirant connaître les lieux où sir Oran avait eu le bonheur de lui être utile, il avait fait part de son désir à son ami, et qu’ils étaient partis ensemble, laissant à l’abbaye sir Fax, alors occupé à résoudre un problême.