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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV/VII

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 153-157).

Dans l’Oberland (1913).

La petite ville sommeillait ; le froid l’a réveillée ; la neige l’a mise debout ; l’arrivée des Anglais l’a remplie de joyeux tumulte. Grands et petits, blonds et bruns, maigres et gras, tous ont une pipe et l’air d’accomplir une chose rituelle, périodique et obligatoire ; une manière de ramadan alpestre pour la santé du corps. Voici une lune de miel de la Suisse allemande : un jeune ménage entreprenant fonçant en luge de toutes les hauteurs avoisinantes. On est toujours sûr de les rencontrer sur quelque pointe audacieuse se préparant au départ ou bien en bas, arrivant à fond de train au milieu d’un nuage de neige soulevée par leur glissade : lui, rouge et radieux ; elle, charmée dans son apeurement et poussant des petits cris de poule effarée. Des Hollandais sont là, calmes et carrés, puis des Genevois dédaigneux, puis des Français… Sur la piste des bobs, un Anglais qui a entendu les Français crier : Attention ! et les Allemands : Achtung ! s’embrouille et hurle consciencieusement : Attentung !… hommage inconscient à la Suisse bilingue.

Difficile d’étiqueter au point de vue national, le Tartarin qui est descendu ce matin du train. L’attirail le plus complexe l’escortait ; il apportait un véritable campement : piolets, alpenstocks, crochets, cordes, skis, luges, bâtons… De loin, cet assemblage lui donnait un prestige à faire trembler la montagne, mais il suffisait de regarder ses chaussures pour voir qu’il n’y connaissait rien. Quant à la dame élégante qui portait deux pelisses et trois boas le premier jour, elle n’avait, le lendemain, qu’une pelisse et deux boas, le surlendemain qu’un boa ; dans deux jours, elle mettra une blouse de mousseline et ouvrira une ombrelle. Mais on voit que cela confond toutes ses idées sur la physique et la géographie. Comment se fait-il qu’il fasse beaucoup plus chaud à 1200 mètres qu’au bord du lac de Lucerne et que pas un grain de neige ne paraisse s’émouvoir de ce cuisant soleil. Elle n’y comprend rien du tout. En voilà une qui est acquise à la réforme de l’enseignement !… Ah ! ma chère, on nous apprend tant de choses qui ne sont pas vraies.

Le pauvre skieur ne sait plus du tout comment il est monté là mais il sait encore bien moins comment il en redescendra. Les glissades d’hier avaient parfaitement réussi ; il avait passé plusieurs petits monticules et traversé sans encombre deux ornières gigantesques. Après cela, il se jugeait sûr de lui-même. Et, en effet, l’ascension a très convenablement progressé. Mais maintenant, du haut de cette colline, tout le paysage d’alentour se creuse d’une façon déplorable. Dieu que c’est haut ! Cela va être vertigineux, cette descente. On pourrait l’aborder très en biais mais il faudra tourner sur place, opération inquiétante surtout sur une pareille pente. Mieux vaut prendre son courage à deux skis et se laisser aller. Du regard, la victime examine les sites de chutes probables et son incertitude s’en accroît. Et puis, tout d’un coup, sur un faux mouvement, les skis se décident tout seuls et l’homme les suit, content et inquiet à la fois. Six secondes plus tard, il a culbuté dans la neige. Il est humilié vaguement mais apprécie le confort de cette culbute. La neige l’a reçu à la façon d’une « bergère » Louis XV, dont le coussin s’enfonce gentiment sous votre poids. Et comme elle est gaie, cette neige ! Elle a sauté sur lui sans le salir, presque sans le mouiller, accrochant à ses moustaches et aux mailles de son jersey de jolis diamants qui scintillent au soleil. Décidément, le ski est un plaisir divin. Notez que le cavalier jeté à terre ne choisit pas ce moment pour exalter les beautés de l’équitation…

Ce qu’on voit sur la route : un énorme traîneau à quatre places passe, traîné par des chevaux couverts de grelots aux tintements de cristal. Le traîneau est vide ; il ne contient que des manteaux, des plaids et un vaste panier qui flaire la mangeaille. Les convives sont attelés derrière, chacun sur sa luge ; il y en a quatorze ficelées l’une à l’autre et dessinant un long serpent d’articulation rudimentaire que secouent les méandres du chemin. Certes, ce n’est point esthétique, mais il paraît que le fun est excessif.

Voici les petits de l’école qui s’échappent à grands cris. Ils ont aux pieds de vieux patins ébréchés avec lesquels ils glissent, marchent, courent, sautent en une locomotion dont le caractère est indéfinissable mais la rapidité évidente. Et sur le train de bois ramené de la montagne à son chalet, un vieux paysan fait pour la dixième fois le compte de la prospérité que lui valent, cet hiver, ces bêtats d’étrangers pour lesquels il éprouve presque autant de considération que pour l’oie grasse destinée à être plumée par lui demain en vue du repas de Noël.

De quoi on parle ?… C’est bien simple ; d’une seule et unique personne, la Neige. Jamais femme n’a occupé à pareil degré l’esprit des hommes. Il faut vous dire qu’il y en a trente-six, des neiges. Seuls des skieurs pourraient les cataloguer convenablement. Vous autres, gens d’en-bas, vous croyez bonnement que la neige est une espèce de fleur blanche et fondante qui tombe un peu mollement et s’accumule en paquets ouatés sur les gens et les choses. Ce n’est pas cela du tout. Il s’agit d’une personne malicieuse qui complote avec le gel et le soleil une masse de trucs très décevants ; elle se fait tour à tour collante, craquante, poussiéreuse… elle n’est pas la même au pied d’un sapin et au pied d’un pommier, le long d’une haie et au bord d’un ruisseau. S’il a un peu dégelé, l’après-midi, puis regelé très fort la nuit, attendez-vous à de terribles farces. Au beau milieu d’une pente, vous trouverez tout à coup un miroir de glace sur lequel vos skis ne laisseront pas la plus imperceptible trace. Cette neige-là ne veut rien savoir. Insistez ; elle vous enverra en bas en deux temps trois mouvements. On comprend que les faits et gestes d’une pareille personne intéressent et troublent ses amants. Ils s’assemblent donc pour se dire leurs impressions, leurs méfiances et leurs espérances. Ils tapotent le baromètre, consultent le ciel étoilé et recherchent dans leur calendrier l’âge de la lune. Après quoi, ils ne sont pas plus avancés qu’avant mais c’est plus fort qu’eux. Gens exclusifs, les patineurs font bande à part. Ils s’expliquent les uns aux autres pour quel motif absolument inattendu ils ont raté tantôt une figure très difficile qui leur est pourtant si familière.

Bals costumés dans les hôtels. Une robe de chambre de Madame sert à Monsieur pour le transformer en pacha turc ou en nabab de fantaisie et Monsieur, à son tour, épingle artistement sur le dos de Madame aux fins de la rendre plus ou moins bohémienne, une écharpe italienne achetée chez un boutiquier de l’endroit avec l’arrière-pensée d’en orner la cheminée de son fumoir. L’Anglais que voilà s’est simplement enveloppé d’un peignoir de bains croyant représenter ainsi une naïade mâle. La mère noble que voici a pensé donner beaucoup de style à sa robe de velours noir en l’agrémentant d’une fraise tuyautée où s’enferme son visage écarlate. Un grand monsieur sec et blond s’est fabriqué un costume de roi de carreau : deux découpures de calicot dont l’ajustage est sans prétentions lui composent une tunique où sont collés des carrés de toile rouge : un cercle de carton recouvert de papier doré forme sa couronne. Honni soit qui mal y pense ! Cet accoutrement lui suffira peut-être à conquérir la dame de cœur ! Et tous ces gens oxygénés à outrance par les journées passées dans la neige en contact avec la bise, étouffent sous ces vêtements inhabituels. Ils ont soif d’air et ouvrent les fenêtres de la salle de bal. Entre alors un courant glacial qui semble rendre plus grêles, s’il se peut, les ritournelles égrenées sans conviction, par un orchestre en exil.

En haut, tout en haut, dans la région des cîmes, il fait calme et pur. Les pics se détachent sur un azur intense et le contraste du soleil et de neige s’impose comme le symbole d’une nature irréelle. L’homme éprouve l’émotion d’une planète différente. Peu de skieurs ont poussé jusque-là ; de temps à autre deux sillons dont rien n’a contrarié le tracé indiquent le passage récent d’un être pensant. Mais on ne voit plus de ces espaces labourés, piétinés en tous sens, où la pauvre neige violée et durcie semble crier sa souffrance sous vos pas. Des bouquets de sapins majestueux s’élèvent sur les mamelons et parfois quelque petit bois de mélèzes jette dans le paysage sa note jaunâtre. Les chalets vus de cette hauteur, ont l’air de joujoux dispersés par la main d’un enfant. La solitude est complète. Poussez vos skis dans la neige, écoutez leur musique harmonieuse et jouissez pleinement d’une chose rare et délicate : une oasis de poésie au milieu d’un sport rude.

Le pays vaudois, son âme et son visage.