Anthologie de la littérature japonaise : des origines au XXe siècle/Introduction

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ANTHOLOGIE
DE LA
LITTÉRATURE JAPONAISE


INTRODUCTION


Au lendemain des victoires qui révélèrent enfin leur puissance, les Japonais furent un peu surpris de voir cette fière Europe, qui avait méprisé leur évolution pacifique, admirer si fort leurs exploits guerriers. Ce que n’avaient pu faire ni l’antique beauté d’une civilisation deux fois millénaire, ni la sagesse d’une politique conciliante, quelques coups de canon l’accomplirent en un instant ; les lointains insulaires, si longtemps méconnus, furent subitement jugés dignes d’entrer dans le concert des nations civilisées ; et s’ils en conçurent une joie sincère, ils éprouvèrent aussi un certain étonnement. Mais, en dehors des gens dont l’enthousiasme naïf éveilla leur ironie, il y avait pourtant des hommes plus Sérieux qui, à travers ces événements, devinaient un peuple doué d’une forte culture matérielle et morale, d’un génie original, d’un cœur profond ; et ces observateurs réfléchis, ne pouvant guère trouver de lumières certaines en des ouvrages dont la masse toujours croissante multiplie surtout les contradictions, n’ont cessé de se demander ce que valent, au juste, ces Japonais si diversement appréciés, quels sont les caractères intimes de leur esprit, comment ils sentent, comment ils pensent. Le seul moyen de le savoir, c’est d’étudier la littérature du Japon.

I

Cette littérature, une des plus riches du monde, est malheureusement écrite dans la plus difficile de toutes les langues existantes, et même en une série de langues successives dont la compréhension a exigé les efforts de plusieurs générations de philologues indigènes. C’est dire qu’aucun Européen ne saurait l’embrasser en entier. Mais, dans cette forêt immense, on a tracé des chemins, exploré de vastes domaines, étudié de plus près certains points particuliers. L’honneur en revient surtout à la science anglaise. Grâce aux travaux consciencieux des Aston, des Chamberlain, des Dickins, des Satow et d’autres chercheurs, auxquels il convient d’ajouter aussi quelques érudits allemands, à commencer par Rudolf Lange, bien des textes déjà ont pu être élucidés. D’autre part, à côté de ces monographies, l’histoire littéraire a été l’objet de divers exposés, critiques, soit au Japon, avec MM. Haga, Foujioka et autres, soit même en Europe, où M. Aston ouvrit la voie, en 1899, avec son originale History of Japanese Literature, en attendant que M. Florenz publiât, en 1906, sa Geschichte der japanischen Litteratur, plus complète. Mais, jusqu’à ce jour, on n’avait encore entrepris, dans aucune langue européenne, un recueil de morceaux choisis permettant de juger la littérature japonaise en elle-même, d’une manière directe, au moyen de textes assez nombreux et assez étendus pour laisser voir au lecteur, dans un déroulement général de cette longue série d’écrits, toute l’évolution esthétique de la pensée indigène. C’est l’objet du présent travail.

La littérature japonaise n’étant connue que d’un petit nombre de spécialistes, je ne pouvais m’en tenir, évidemment, à une simple collection d’extraits juxtaposés. Il fallait montrer le progrès du développement historique, l’enchaînement des divers genres littéraires, la place et l’influence des principaux écrivains. J’ai donc fait courir, au-dessus de cette rangée de textes, une sorte de frise où se succèdent, brièvement esquissées, les manifestations essentielles et les figures directrices du mouvement littéraire. De même que MM. Aston et Florenz, dans leurs histoires de la littérature japonaise, s’étaient vus obligés d’éclairer constamment leurs explications par des exemples, inversement, et pour le même motif, je ne pouvais donner mes textes sans des éclaircissements préalables. On trouvera donc, dans une série de notices placées en tête des morceaux cités, une sorte d’histoire littéraire en raccourci, que je me suis efforcé de rendre aussi concise et aussi claire que possible. Çà et là, j’ai insisté davantage, par des portraits plus étudiés ou par des extraits plus abondants, sur les écrivains les plus représentatifs de l’esprit national ou de quelque genre notable ; et par contre, j’ai négligé bien des auteurs secondaires que je n’aurais pu que mentionner au passage, sans profit pour le lecteur. Quant au choix des morceaux, je me suis pareillement attaché à donner les plus typiques, c’est-à-dire non pas ceux qui, à première vue, me semblaient devoir plaire au goût européen, mais simplement ceux qui me paraissaient les plus conformes au génie indigène ; et, lorsque j’ai eu des doutes sur ce point ; les sélections déjà faites par les Japonais eux-mêmes, soit dans telle vieille anthologie poétique, soit dans tels recueils modernes comme ceux de MM. Souzouki et Otchiai ou de MM. Mikami et Tarkatsou, m’ont aidé à suivre la bonne voie.

Pour la traduction même des textes, je n’ai visé qu’à une exactitude aussi complète que possible. Tâche ardue : car d’abord, d’une manière générale, la langue japonaise est extrêmement vague et donne souvent lieu, pour un même passage, à toutes sortes d’interprétations ; puis, pendant les douze siècles qu’a traversés la littérature nationale, cette langue a subi de telles transformations que les ouvrages anciens, qui comprennent justement les livres sacrés fondamentaux, les poésies les plus originales et tous les chefs-d’œuvre de l’âge classique, ne peuvent être compris des Japonais modernes qu’au moyen de commentaires postérieurs ; si bien que les philologues européens ne s’en tirent eux-mêmes, pratiquement, qu’avec le secours de lettrés indigènes particulièrement versés dans la langue de telle ou telle époque. Même avec cette aide des morts et des vivants, la pensée des vieux auteurs demeure souvent incertaine, commentateurs et interprètes aboutissant constamment à des résultats contradictoires, qui exigent de longues vérifications ; et quand enfin on croit tenir le sens, on ne sait comment rendre en français les nuances de l’expression japonaise. Néanmoins, j’ai essayé de donner des versions précises et serrées ; dans certains cas, j’ai pu arriver, pour ainsi dire, à photographier la pensée indigène ; et par exemple, mes traductions de poésies japonaises correspondent souvent au texte original mot pour mot, toujours vers pour vers. Mais pour obtenir ce résultat, j’ai dû mettre de côté tout amour-propre d’écrivain et sacrifier sans cesse, de propos délibéré, l’élégance à l’exactitude. On ne peut exprimer la pensée japonaise, avec ses modes particuliers, ses mouvements, ses images intimement liées aux conceptions mêmes, par un système d’équivalents qui, en faussant tout l’esprit natif, ne donnerait plus une traduction, mais un travestisse* ment à la française. Or, je voulais montrer comment pensent les Japonais, et le seul moyen d’y parvenir était de suivre leurs développements avec une fidélité scrupuleuse.

Cette méthode un peu minutieuse devait fatalement exiger un certain nombre de notes explicatives. La plupart des orientalistes qui ont traduit des documents japonais ont évité cet inconvénient par deux procédés également commodes : analyser, sans le dire, les passages trop difficiles à rendre ou à commenter, et paraphraser, sans l’annoncer davantage, ceux que le lecteur ne comprendrait pas tout de suite ; de telle sorte qu’entre ces transformations combinées, le texte disparaît. Quelques honorables exceptions ne font que mieux ressortir la généralité de ces pratiques détestables, qui, chose curieuse, sont encore plus répandues chez les traducteurs japonais. Ces derniers, en effet, n’hésitent guère à supprimer toute l’originalité des textes pour montrer leur propre connaissance des idiotismes étrangers, ou même à habiller leurs auteurs d’un complet européen, croyant ainsi les rendre plus présentables. Au risque d’ennuyer parfois le lecteur par des notes trop abondantes, j’ai voulu réagir ; on ne trouvera ici que des traductions littérales, accompagnées des éclaircissements qu’il faut. D’ailleurs, des notes nombreuses étaient indispensables pour élucider les écrits d’une civilisation si différente de la nôtre. La nature même, qui tient tant de place dans les préoccupations des Japonais, offre un monde de plantes et d’animaux qu’il était nécessaire de faire connaître à mesure qu’ils apparaissent dans leur poésie. La culture nationale, avec sa vie matérielle particulière, avec sa vie sociale pleine de coutumes étranges, avec sa vie morale surtout, qui comporte une philosophie, une éthique, une esthétique parfois singulières aux yeux des Occidentaux, demandait, elle aussi, à plus forte raison, des explications perpétuelles. D’autant qu’un des traits essentiels de la littérature japonaise, impressionniste comme tous les autres arts du pays, consiste justement à procéder plutôt par allusions que par affirmations nettes et à laisser sans cesse au lecteur le plaisir de deviner les perspectives lointaines d’une pensée inachevée. Cependant, pour diminuer autant que faire se pouvait la part des notes au profit du texte, je me suis attaché à donner des documents qui s’éclairent les uns par les autres : par exemple, dès le début, un livre presque entier du Kojiki répond d’avance à toutes les questions mythologiques, de même qu’un peu plus loin la Préface du Kokinnshou annonce l’esprit et le sens de quelques centaines de poésies.

Quant à la transcription des mots japonais, je n’ai pas cru devoir suivre la notation usuelle de la Romaji-kwaï, « Société (pour l’adoption) des lettres romaines » qui rend ces mots par des voyelles italiennes et des consonnes prononcées comme en anglais. Rien de plus commode que ce système, auquel sont habitués tous les japonistes, à la fois pour l’auteur, pour les spécialistes qui, comme lui, ont coutume de s’en servir, et pour les lecteurs de langue anglaise. Mais ne faudrait-il pas songer un peu, aussi, au lecteur français en général ? Grâce à cette notation, reproduite aveuglément par la presse, la plupart des Français qui ont suivi, avec tant d’intérêt, les péripéties des dernières guerres ont appris à prononcer de travers tous les noms d’hommes ou de lieux qu’elles illustraient. Dans un livre, il est vrai, on peut, tout en adoptant cette orthographe à l’anglaise, expliquer d’avance au lecteur comment il devra la retraduire en français. Mais à quoi bon lui imposer ce détour ? C’est comme si, pour lui donner l’équivalence d’une mesure de longueur japonaise, on l’indiquait en yards, qu’il devrait changer en mètres. Mieux vaut aller droit au but. D’ailleurs, cette fameuse transcription, que tant d’érudits regardent comme intangible, n’est nullement exacte. Dans une consciencieuse Étude phonétique de la langue japonaise, préparée à Tôkyô et présentée, en 1903, comme thèse de doctorat à la Sorbonne, M. Ernest R. Edwards est arrivé à des résultats bien différents ; et ses conclusions, fondées sur l’emploi du palais artificiel, du cylindre enregistreur, du phonographe, de tous les moyens dont dispose maintenant la phonétique expérimentale, ne peuvent qu’être admises, en dépit de l’ancienne orthodoxie. Par exemple, jusqu’à présent, un certain son japonais était rendu par le j anglais, prononcé dji ; mais l’observation nous montre que ce son, en principe, correspond plutôt au j français ; il est donc inutile de prendre ici l’intermédiaire trompeur de l’anglais pour enseigner aux Français un son que donne mieux leur propre langue. Pour ces raisons, tant pratiques que théoriques, j’ai adopté dans ce livre un système de transcription plus simple et plus scientifique tout ensemble. À l’exception de la diphtongue ou, pour laquelle j’ai gardé le w anglais qui aide à la distinguer des voyelles environnantes, c’est suivant l’usage de la langue française que doivent être prononcés tous les mots japonais des documents traduits ci-après.

II

Reste à mettre en lumière l’ordre que j’ai suivi pour la classification de ces documents.

L’histoire du Japon est dominée par deux grands événements qui transformèrent, dans une large mesure, les pensées et les sentiments de l’élite, et qui par conséquent marquent deux moments essentiels de l’évolution littéraire : c’est d’abord, surtout à partir du vie siècle de notre ère, l’introduction de la civilisation chinoise ; ensuite, celle de la civilisation occidentale, au milieu du xixe. D’où trois périodes maîtresses qui, dans la littérature, correspondent à trois états de civilisation bien distincts : en premier lieu, le Japon primitif, avec sa culture spontanée ; en second lieu, l’ancien Japon, où la culture chinoise se superpose à la culture indigène ; en troisième lieu enfin, le Japon moderne, où la culture occidentale vient compléter les deux autres. Il semble donc qu’on pourrait distribuer les œuvres de l’esprit japonais sous ces trois catégories. Mais, d’une part, entre les deux premières, la ligne de démarcation n’est pas toujours facile à tracer, les productions de l’époque archaïque n’apparaissant qu’en des écrits du viiie siècle, qui eux-mêmes se rattachent plutôt, par leur contenu, à cette période antérieure ; et d’autre part, entre le Japon primitif, si vaguement délimité, et le Japon moderne, qui représente à peine un demi-siècle, l’ancien Japon, avec son immense étendue dans le temps et sa prodigieuse fécondité littéraire, offre toute une série de civilisations secondaires qu’il importe de distinguer. Le plus sage est de s’en tenir aux divisions traditionnelles que les Japonais eux-mêmes ont établies, et de rattacher les diverses floraisons littéraires à sept grandes époques historiques, illustrées par autant de changements sociaux. Jetons un coup d’œil, à vol d’oiseau, sur cette histoire générale de la civilisation dans ses rapports avec la littérature, en attendant que chaque période successive nous amène à préciser davantage les détails de notre sujet.

I. — La première période est celle qui commence aux origines mêmes de l’empire et qui s’étend jusqu’au début du viiie siècle après Jésus-Christ. Le peuple japonais, formé sans doute d’un mélange d’immigrants continentaux et de conquérants malais, s’établit et s’organise peu à peu ; quelques siècles avant notre ère, un chef puissant, Jimmou, fonde sa capitale dans le Yamato ; d’autres empereurs lui succèdent, qui d’ailleurs changent sans cesse le siège du gouvernement ; et dans ces conditions primitives, où la cour même est pour ainsi dire nomade, la civilisation ne se développe qu’avec peine, jusqu’au jour où Nara devient le centre solide d’un véritable progrès social. Cette époque archaïque est cependant marquée par deux faits d’une importance décisive au point de vue littéraire : l’introduction de l’écriture, qu’ignoraient les Japonais primitifs, qu’ils reçurent de la Chine, avec bien d’autres arts, par l’intermédiaire de la Corée et qui, répandue chez eux depuis le début du ve siècle, entraîna par là même l’étude des classiques chinois ; puis, cent cinquante ans plus tard, l’importation du bouddhisme, qui, après n’avoir été tout d’abord, au milieu du vie siècle, qu’une vague idolâtrie étrangère, obtint dès le viie siècle une influence plus sérieuse qui allait s’épanouir au grand siècle suivant. Les humanités chinoises devaient jouer au Japon le même rôle que, chez nous, la Grèce et Rome tout ensemble, et le bouddhisme était destiné à exercer sur le peuple japonais une action encore plus profonde que celle du christianisme sur les nations d’Occident. Mais, en attendant, l’antique religion naturiste du pays, c’est-à-dire le shintoïsme, conservait sa pureté primitive avec un soin d’autant plus jaloux qu’il lui fallait lutter contre un culte envahissant, et les classiques chinois n’avaient encore altéré en rien les caractères natifs de la race. Les seuls monuments littéraires que nous ait laissés cette période, à savoir des Chants primitifs et des Rituels sacrés, sont l’expression de ce génie national qui d’ailleurs, en s’assimilant avec art toutes les importations étrangères, devait conserver jusqu’à notre époque une puissante vitalité.

II. — La période suivante, qui répond au temps où Nara fut la capitale (710-784), et qui remplit en somme presque tout le viiie siècle, peut être appelée : le siècle de Nara. Lorsqu’on visite aujourd’hui, dans les montagnes du Yamato, les vestiges de cette illustre cité où, pour donner aux pompes de la nouvelle religion un cadre digne de leur splendeur, des artistes coréens enseignèrent à leurs confrères japonais tous les secrets de l’art bouddhique, depuis l’architecture des temples et des pagodes jusqu’aux moindres finesses de la statuaire en bois et de la peinture murale ; lorsqu’on mesure la majesté de cette civilisation au colossal Bouddha de bronze qui en est resté comme la personnification grandiose ; lorsqu’on s’imagine enfin le spectacle que devait dérouler, sous ses opulents costumes chinois, une cour éprise avant tout de somptueuses cérémonies, on comprend pourquoi, même au palais de Kyoto, les poètes ne cessèrent de soupirer en pensant à la gloire passée de leur ancienne capitale. Mais ce siècle, si brillant par ses arts, ne fut pas moins riche au point de vue littéraire. Inauguré par la fondation d’une première Université, dont les quatre facultés d’histoire, de littérature classique, de droit et de mathématiques répandirent très vite la science chinoise, il devait être marqué par un renouvellement des esprits ; et de fait, nous assistons alors à un réveil simultané de la curiosité historique et du lyrisme. La prose de l’époque, représentée par des Édits solennels, par l’outrage capital qu’est le Kojiki et par des Foudoki descriptifs des provinces, offre en général plus d’intérêt dans le fond que dans la forme ; mais la poésie arrive d’emblée à une perfection qui se sera plus égalée et les vers du Manyôshou témoignent que, dans ce domaine, l’ère de Nara fut vraiment l’âge d’or.

III. — Cette civilisation atteint son apogée à l’époque classique, c’est-à-dire à partir du moment où Kyoto devient la capitale définitive (794), sous le beau nom de Héian-jô, « la Cité de la Paix ». Durant le ixe siècle, le xe et la première moitié du xie, la prospérité matérielle, la culture sociale et les raffinements de l’esprit se développent de concert. Les empereurs ont depuis longtemps abandonné la direction politique à l’ambitieuse famille des Foujiwara, qui bientôt, à son tour, néglige l’administration pour ne songer comme eux qu’à de délicats plaisirs. La cour est un lieu de délices, où les mœurs sont plutôt libres, mais où le luxe inspire les arts et où une douce indolence permet les rêves légers de la poésie. Tous les hôtes du palais, courtisans et dames d’honneur, sont des lettrés et des esthètes ; quand ils ne sont pas occupés aux intrigues ordinaires d’une cour, ils passent leur temps à admirer des fleurs ou à visiter des salons de peinture, à échanger des vers spirituels ou à se disputer le prix de quelque concours poétique. C’est ainsi que, dès le début du xe siècle, le Kokinnshou reprend la longue série des anthologies officielles qui, peu à peu, recueilleront pour les âges futurs les meilleures productions de chaque époque littéraire. En même temps, et par-dessus tout, on voit s’inaugurer tous les genres brillants où triomphe la prose japonaise : journaux privés, livres d’impressions, romans. Ce mouvement est favorisé, d’abord, par un rapide progrès de la langue nationale, désormais parvenue à son plein développement ; puis, par l’invention de deux systèmes d’écriture, le katakana et le hiragana, qui, remplaçant l’absurde fatras de l’écriture antérieure, moitié idéographique et moitié phonétique, par deux syllabaires de quarante-sept signes abrégés ou cursifs, simplifient prodigieusement, pendant la période trop courte et dans le domaine trop restreint où ils tiennent lieu de caractères chinois, le travail des écrivains et l’effort des lecteurs eux-mêmes. Mais la principale cause de ce magnifique essor se trouve dans le milieu où il prit naissance. Aux alentours de l’an 1000, la cour d’Itchijô est le royaume des femmes d’esprit ; la liberté d’allures que leur reconnaissait la vieille civilisation du pays s’accroît d’un rôle social d’autant plus important qu’elles le méritent par une finesse appuyée sur de solides connaissances ; les érudits, péniblement occupés à de lourdes compositions chinoises, leur abandonnent le domaine proprement littéraire, où elles excellent tout de suite, et ce sont des femmes qui écrivent les plus grands chefs-d’œuvre nationaux. Par malheur, depuis le milieu du xie siècle, l’empire est déchiré par des luttes guerrières que n’a su prévenir un gouvernement civil trop faible ; les clans des Taïra et des Minamoto se dressent contre les Foujiwara, puis, à leur tour, combattent pour la suprématie ; la féodalité s’organise et se partage le pays. Aussitôt, décadence de la littérature, qui ne produit plus que des récits historiques médiocres. En 1186, Minatomo Yoritomo établit à l’autre extrémité de l’empire le siège de son pouvoir militaire ; bientôt il devient shôgoun : et l’époque de Héian s’achève dans les ténèbres où s’ouvre celle de Kamakoura.

IV. — Si le siècle de Louis XIV avait été suivi brusquement d’un retour à la barbarie, on aurait quelque idée du sombre moyen-âge qui succéda à la brillante culture de Kyôto. Sous Yoritomo et ses premiers successeurs, puis sous les régents Hôjô, qui, dès le début du xiiie siècle, prennent la place des shôgouns comme ces derniers, après les Foujiwara eux-mêmes, avaient usurpé celle des empereurs, la classe militaire exerce tout le pouvoir effectif. Or, il est clair qu’un groupe qui ne songe qu’à la guerre ou aux moyens de la préparer ne saurait guère avoir d’ambitions intellectuelles. De plus, cet esprit guerrier engendra des pirateries sur les côtes de Chine et de Corée ; d’où une interruption fréquente des rapports avec ces derniers pays, et par suite, l’abandon de ces études chinoises qui avaient tant fait jusqu’alors pour le progrès de la pensée nationale. Cependant, l’esprit littéraire ne disparut pas tout à fait, grâce aux moines bouddhistes, qui furent à peu près les seuls gardiens de la science durant ces temps troublés. La période de Kamakoura mériterait à peine d’être mentionnée dans l’histoire littéraire si, à côté de ses éternels récits de batailles, elles ne nous avait laissé un petit chef-d’œuvre : le livre d’impressions d’un ermite dégoûté de ce triste monde féodal. Lorsque Kamakoura, en 1333, fut réduite en cendres par un défenseur des droits impériaux, cette orgueilleuse capitale qui, dit-on, avait compté un million d’âmes, devint un simple village de pêcheurs ; et si vous y allez faire aujourd’hui une petite méditation historique, vous pourrez remarquer que, de son ancienne splendeur, il ne reste plus que deux monuments, qui résument tout : sur une colline écartée, le temple du dieu de la Guerre, et sur l’emplacement désert des édifices disparus, un immense Bouddha qui semble regarder à ses pieds la poussière de la gloire humaine.

V. — La période qui suivit la chute de Kamakoura fut marquée par l’ascension au pouvoir, puis par la domination complète d’une nouvelle lignée de shôgouns, celle des Ashikaga. Takaouji, fondateur de cette famille, avait d’abord aidé l’empereur à renverser les Hôjô ; mais ensuite, il voulut recueillir leur succession et se proclama shôgoun lui-même. Déclaré rebelle, il triompha cependant et, en 1336, remplaça le souverain régnant par un empereur à sa convenance. D’où une scission, qui dura plus d’un demi-siècle, entre la cour du Sud (nanntchô), dynastie légitime qui erra en divers endroits du Yamato, et la cour du Nord (hôkoutchô), dynastie illégitime soutenue par les shôgouns et installée à Kyôto. Lorsque enfin, en 1392, les deux dynasties furent réunies en la personne d’un partisan des Ashikaga par l’abdication de son rival, le pouvoir des shôgouns n’eut plus de limites et, désormais, le vrai centre de l’empire fut le palais qu’ils habitaient, à Kyôto, dans le quartier de Mouromatchi. Cette époque comprend donc elle-même deux périodes : au xive siècle, celle de Nammbokoutchô ; au xve siècle et durant la majeure partie du xvie, celle de Mouromatchi, qui, troublée à son tour pendant tout le dernier tiers du xvie siècle, devait s’achever, en 1603, par l’avènement d’une nouvelle famille de shôgouns. La période de Nammbokoutchô, essentiellement guerrière, ressemble étrangement par là même à celle de Kamakoura : d’une manière générale, progression de l’ignorance ; et comme productions littéraires, encore des histoires de combats, rachetées de nouveau par un curieux livre d’impressions que nous devons pareillement à un bonze. Sous la période de Mouromatchi, au contraire, la paix fait renaître bientôt une cour élégante et artiste. C’est le temps où triomphent, avec les cérémonies du thé, deux formes esthétiques, l’art des jardins et l’art des bouquets, qui resteront comme les créations les plus originales de l’art japonais en général. Mais, dans le champ de la littérature, qui demande une plus longue préparation, les heureux résultats de cette tranquillité ne pouvaient être aussi rapides ; après trois cent cinquante ans de guerres continuelles, il fallait d’abord se remettre aux études ; et c’est ainsi que la période de Mouromatchi, si brillante au point de vue artistique, ne fut guère illustrée, en ce qui touche les lettres, que par un seul genre nouveau, d’ailleurs tout à fait remarquable : celui des drames lyriques connus sous le nom de Nô.

VI. — Les Ashikaga s’étant laissés aller, comme avant eux les autres shôgouns et les empereurs eux-mêmes, à négliger les soins du gouvernement, la féodalité releva la tête et l’anarchie reprit de plus belle. En même temps, depuis la découverte du Japon en 1542, une nouvelle cause de troubles arrivait de l’extérieur avec les moines portugais et espagnols, dont les intrigues fournirent à certains seigneurs locaux l’occasion d’accroître encore le désordre. C’est alors qu’apparurent, dans la seconde moitié du xvie siècle, trois hommes fameux qui reconstituèrent la centralisation politique : Nobounaga, un petit daïmyô qui réussit à soumettre la majeure partie du pays, déposa le shôgoun en 1573 et prit lui-même, à défaut de ce titre nominal, l’autorité effective ; Hidéyoshi, un simple paysan qui, devenu le principal lieutenant de Nobounaga, compléta d’abord son œuvre par de nouvelles, victoires sur les seigneurs, mais ensuite, égaré par une folle ambition, alla faire la conquête de la Corée et mourut au moment où il rêvait celle de la Chine ; Iéyaçou enfin, un politique de génie qui, après avoir servi Nobounaga et Hidéyoshi, puis triomphé, en l’an 1600, du fils incapable de ce dernier dans une bataille décisive, se trouva le maître suprême, joignit à l’esprit organisateur d’un Napoléon la modération d’un sage chinois, sut dompter la féodalité, unifier l’empire, imposer l’ordre à l’intérieur, la paix avec l’extérieur, et fonda ainsi sur des bases solides ce grand shôgounat des Tokougawa qui allait donner au Japon deux siècles et demi de tranquillité profonde. La période qui s’étend de son élévation au pouvoir, en 1603, à l’abdication du dernier de ses successeurs, en 1868, est une des plus belles époques de la civilisation japonaise. Avec la paix, la prospérité matérielle est revenue, et, dans ce milieu favorable, la pensée va pouvoir refleurir. La capitale des Tokougawa, Édo, devient un centre brillant qui, de nouveau, attire vers l’est presque toute l’activité artistique et intellectuelle. Le trait dominant de cette époque féconde en idées et en travaux, c’est que la littérature s’y démocratise. Tandis qu’autrefois les auteurs n’écrivaient que pour une élite restreinte, maintenant ils s’adressent de plus en plus à la multitude, qui, de son côté, exige qu’on s’occupe d’elle. C’est que, grâce à un gouvernement éclairé, l’instruction s’est répandue dans le peuple ; que, par l’effet du progrès économique, les classes laborieuses ont désormais plus d’argent pour acheter des livres, avec plus de temps pour les goûter ; et enfin que l’imprimerie, connue des Japonais dès le viiie siècle, mais développée surtout depuis la fin du xvie, est venue donner à ce mouvement son élan définitif.

Un autre caractère de cette littérature consiste dans sa vulgarité ; car en passant d’une fine aristocratie à une classe commerçante encore mal éduquée, les œuvres d’imagination sont tombées brusquement d’une société souvent très libre, mais toujours décente dans l’expression des idées les plus hardies, à une foule brutale qui réclame surtout une pâture pornographique. Tel est, en effet, le goût nouveau qu’indique désormais le roman, et qui apparaît aussi au théâtre. Mais, dans les classes élevées, qui ont gardé la délicate sévérité d’autrefois, auteurs et lecteurs maintiennent la dignité élégante des bonnes lettres, et, lorsqu’ils ne s’amusent pas à composer des épigrammes qui rappellent la Grèce antique, c’est dans les écrits de philosophes à la fois profonds et souriants qu’ils trouvent les plaisirs de l’esprit. La vie intellectuelle, d’ailleurs, devient alors plus intense qu’elle ne l’avait jamais été ; si le rêve bouddhique est en décadence, la morale virile des sages chinois obtient chaque jour plus de crédit ; et de cette influence chinoise, la littérature des Tokougawa tire une puissance toute nouvelle, jusqu’au jour où un groupe de penseurs nationalistes essaie, par une dernière réaction, de ressusciter le vieux shintoïsme et prépare ainsi, avec la chute de l’ancien régime, la restauration du pouvoir impérial.

VII. — C’est alors le Japon moderne qui se révèle et qui, soudainement, grandit sous nos yeux, depuis la révolution de 1867 jusqu’à l’heure présente : c’est, sous la commotion du danger extérieur, l’organisation précipitée d’une centralisation plus ferme et plus efficace ; la décision si sage, prise par les hommes d’État du « Gouvernement éclairé », de renoncer à tout ce vieux Japon qu’ils aimaient pour faire face à des nécessités imprévues, d’adopter sans retard les institutions de l’Occident pour se protéger contre l’Occident lui-même, et, puisqu’il le fallait, de s’armer à l’européenne, d’acquérir tous les secrets, toutes les ressources qui faisaient la force de l’étranger ; enfin, c’est le mouvement spontané, l’élan de la nation qui, après quelques années de défiance et d’attente, s’intéresse comme ses chefs à la civilisation occidentale, la juge bienfaisante à certains égards, au moins dans le domaine matériel, et finit par prendre goût à ses idées elles-mêmes : le vieux Japon s’empare de ces choses européennes comme le Japon primitif s’était saisi des richesses chinoises, avec la même aisance et la même souplesse, et, pour la seconde fois, une culture étrangère s’incorpore à la civilisation nationale, qu’elle vient compléter sans l’abolir. Rien de plus curieux, assurément, que la littérature issue de cette évolution générale ; car cette fois, c’est notre propre génie que nous voyons en contact avec l’esprit de la race ; et dans les milliers d’essais philosophiques ou moraux, de romans, d’œuvres de critique ou de fantaisie qui chaque année sortent des presses, dans les polémiques habituelles des grandes revues et des journaux, dans les traductions mêmes qui, souvent, sont d’ingénieuses adaptations d’une conception anglaise, française ou allemande au goût indigène, nous pouvons suivre à loisir l’ardente mêlée de toutes les idées shintoïstes, bouddhistes, confucianistes, chrétiennes, positivistes et autres qui, dans la morale comme dans la pensée pure, se disputent l’âme du pays. Mais ce renouvellement à l’européenne, comme la transformation à la chinoise qui avait marqué le temps des Tokougawa, n’est presque plus de la littérature japonaise ; la beauté de la forme, qui, à l’époque classique, avait atteint du premier coup une perfection souveraine, ne l’a plus retrouvée depuis ; et si l’on veut chercher une page contemporaine qui rappelle encore le vrai génie d’autrefois, c’est bien plutôt dans quelque brève poésie, composée par un fidèle de l’ancienne langue, qu’on pourra découvrir ce dernier vestige d’une littérature finie depuis bientôt mille ans.

Quel sera l’avenir de l’art littéraire au Japon ? La langue actuelle, alourdie par d’innombrables mots chinois, ne fait guère présager l’apparition future d’un beau style, à moins que les Japonais ne se décident, suivant le conseil de quelques-uns de leurs meilleurs savants, à rejeter leur absurde écriture pour adopter le système phonétique qui favoriserait un retour à la pure langue nationale. Mais ce qui est certain, d’une manière plus générale, c’est que leur fécondité littéraire dépendra surtout du point de savoir s’ils pourront désormais jouir d’une longue paix. Rien de plus évident, pour qui considère les choses en les jugeant d’après le passé. Si l’on trace, en effet, à travers les sept périodes qui viennent d’être esquissées, une sorte de courbe des valeurs, on peut observer que cette ligne, qui, des temps archaïques, s’élance presque verticalement à la poésie superbe de Nara, puis, plus haut encore, à la prose de « l’âge de la Paix », où elle se maintient au point culminant durant plus de deux siècles, tombe aussitôt après, par une série de chutes qu’interrompent à peine de légers relèvements, d’abord avec le succès de la caste militaire à Kamakoura, puis avec les discordes intestines de Nammbokoutchô, baisse encore, après un essor trop court à l’époque de Mouromatchi, pour atteindre son point le plus bas sous Hidéyoshi, qui fut un grand général, mais qui savait à peine écrire et qui ne pouvait même pas trouver autour de lui des gens capables de négocier avec cette Corée qu’il avait conquise, tandis que, durant la longue paix instaurée par Iéyaçou, et en dépit de l’écrasement causé par la lourde érudition chinoise, une hausse remarquable se produit, bientôt suivie, sous l’ère troublée de Méiji, d’une vague ondulation déclinante et indécise. Une telle évolution contient un enseignement trop clair pour qu’il soit besoin d’y insister.

Mais, pour que le Japon puisse avoir cette paix qui seule peut lui promettre, avec la prospérité économique, un nouveau triomphe de ses arts, il faut que les nations d’Occident renoncent aux interventions lointaines qui, après avoir violé sa solitude séculaire et humilié son légitime orgueil, lui ont imposé ses armements et l’ont jeté dans deux terribles guerres. Or, chez nous, après avoir longtemps refusé de prendre les Japonais au sérieux, on s’est mis tout d’un coup à les considérer comme de dangereux conquérants ; du genre chrysanthémateux, on est passé brusquement à un style mirlitonesque ; et l’on oublie que, depuis Iéyaçou jusqu’aux premières menaces américaines, ce peuple fut fidèle à une politique fondée sur le plus profond amour de la paix. Il faut que nous le comprenions mieux, et c’est à ce point surtout que j’ai pensé en écrivant le présent ouvrage ; car la littérature serait vraiment peu de chose si elle ne pouvait servir à des fins plus hautes. Qu’on parcoure ces pages où les Japonais se montrent eux-mêmes tels qu’ils sont, avec leur cœur généreux et sensible, leur esprit fin et enjoué, leur caractère ami de la nature, des élégances sociales, de l’érudition, des arts, de tout ce qui peut charmer une race très civilisée, et l’on estimera sans doute que, s’ils diffèrent de nous par mille détails secondaires, ils représentent pourtant la même humanité.