Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/À son ami intime, en lui envoyant des chansons ukrainiennes

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Markian Chachkévytch :

Poésies.

L’auteur, chef de « la Jeune Ukraine » en Galicie, entre 1830 et 1840, mort prématurément en 1842, a exercé une plus grande influence par ses idées que par ses qualités littéraires. Ses poésies lyriques ne manquent cependant pas de talent : il s’y montre tendre, doux et sympathique.

À son ami intime,
en lui envoyant des chansons ukrainiennes.

Ainsi, Nicolas, les aiglons ukrainiens
Réjouissent l’âme et réchauffent le cœur ;
Ainsi, Nicolas, les jeunes faucons russes[1]
Chantent tantôt à haute voix, tantôt doucement à leur mère ;
Qu’il est agréable d’entendre comme le cœur bat,
Lorsque une chanson venant d’Ukraine,
Si doucement, si chèrement vous enveloppe le cœur,
Comme une femme aux cheveux d’or enlace son bien-aimé.
Elle l’embrasse, le presse sur son sein,
L’étreint, le couvre d’amour,
De caresses, de baisers,
Le flatte de la main, le console
Et lui fait respirer son haleine qui sent le miel.
Tu aurais presque envie de dire : chansons, laissez-moi tranquille.

Mais bientôt c’est un vent tempétueux qui souffle,
C’est un autre don, une autre pensée, qu’il apporte,
Il te l’apporte et dit : « Cette nuit j’ai erré dans la steppe,
M’en donnant à satiété, me couchant sur les tombes,
Soit pour me reposer, soit pour écouter
Ce que le vieux temps raconterait
Des années d’autrefois,
Des temps d’autrefois,
Quand la gloire allait
Encerclant le monde :
De nos ancêtres,
Des boïards, des princes,
Des hetmans et des cosaques.


Et il se met à raconter si agréablement,
Si doucement, si magnifiquement, comme si sur la mer
Fleurissait la fleur aimable du destin… Puis élevant la voix
Il se plaint, il pleure et, enfin, bruyamment,
Bruyamment et terriblement il crie et geint,
De dedans la tombe, il semble que les vieux appellent,
Qu’ils réclament
Des lances et des sabres,
Qu’ils veuillent avoir des nouvelles
De la horde du milan rapace,
Comme elle s’est gorgée sur le corps russe,
Comme elle s’est abreuvée de sang russe,
Comme le sabre russe l’a accueillie,
Comme il lui a arraché le cœur de sa lame courbée,
La couchant confortablement dans le désert,
Dans l’eau, l’étendant pour dormir dans la tombe.

Et de nouveau le bruissement se fait plus tendre
Comme le soir dans le crépuscule,
L’écho se répand peu à peu dans les plaines
Et erre ça et là dans les chênaies,
Comme s’il racontait quelque part à quelqu’un
L’apparition brillante de la beauté qui sera,
Comme sur les bords de la Mer Noire
Tout s’ornera de fleurs,
Comme sur l’étendue des steppes
On jouera gaîment,
Comme dans les eaux du Dniéper
Elle se baignera, mettra ses beaux vêtements
D’une aile légère,
Elle s’élancera vers le Dniéster ;
Dans le Dniéster tranquille
Elle se mirera,
Battra des ailes,
S’ébrouera,
Et sous le ciel, très haut
Planant comme un soleil
Elle s’élancera
Elle chantera
Et contera notre gloire
À travers le monde.

  1. L’auteur, en tant que Galicien, emploie indifféremment les mots « ukrainien » et « russe » (il serait plus exact de traduire par « ruthène », mais ce mot n’est pas usité pour la Grande Ukraine) ; le russe au sens moderne serait « moscovite » ou « grand-russe ». (Voir là-dessus l’avant propos et plus bas, page 93.)