Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Avis au lecteur

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Samuel Velytchko :

Avis au lecteur.

C’est la préface de la grande « Chronique des guerres cosaques contre les Polonais sous Bohdan Chmelnytsky ». Cette œuvre, plus remarquable par ses qualités littéraires que par son exactitude, relate les événements jusqu’en 1700. Elle a été achevée en 1720 et donne un tableau très vif des idées régnantes lors de sa rédaction.

Il semble, cher lecteur, que, sans parler de la satisfaction des besoins physiques, rien ne puisse être plus convenable et agréable aux esprits avides de s’instruire que de lire des livres et s’instruire des événements des temps passés et des mœurs du genre humain. Il semble que, pour les gens plongés dans le chagrin, rien ne puisse servir de remède aussi efficace que le soulagement procuré par une lecture diligente et attentive. Je l’ai expérimenté moi-même lorsque, assailli par les chagrins, je me suis adonné à la lecture, ou que j’ai écouté lire des livres ; en m’instruisant des aventures et des malheurs soufferts par l’humanité, j’ai appris à supporter patiemment ma propre malechance, suivant les paroles des Saints Livres : Dans la souffrance faites le salut de vos âmes.

Cependant en parcourant les annales et les travaux historiques des peuples étrangers et leurs exploits, j’y ai vu leur gloire étalée, qui ne s’est pas éclipsée jusqu’à aujourd’hui. Mais les actions hardies et les exploits chevaleresques de nos ancêtres sarmato-cosaques, qui ne l’ont cédé en rien à ce qui a été fait à l’étranger en matière militaire, dans les époques et temps anciens, je les ai vus couverts d’un éternel manteau d’oubli, à cause de cette misérable paresse qui a empêché les écrivains du pays de les décrire et commenter. Et si, par hasard, quelque ancien écrivain slavo-cosaque a consigné quelque action contemporaine digne de mémoire, il ne l’a fait que pour lui, l’enregistrant très succinctement, laconiquement, et sans expliquer la façon dont c’est arrivé, comment cela s’est passé et comment cela a fini. Par conséquent, s’il est possible de trouver quelque chose digne de louange sur nos ancêtres cosaque-russes, ce n’est point dans nos chroniqueurs, mais chez les historiographes étrangers, grecs, latins, allemands et polonais, qui, non seulement sont difficiles à traduire dans notre langue cosaque, mais que l’on ne peut trouver dans la Petite Russie.

De même qu’il n’est pas possible de ressusciter un cadavre sans une grâce divine spéciale, l’homme le plus diligent, sans les témoignages et les descriptions des chroniques, ne peut expliquer et décrire quelque chose, serait-ce même pour satisfaire la vaine gloire du monde. C’est pourquoi, moi-même, non par paresse, mais par manque de chroniques cosaques suffisantes, je n’ai pas osé écrire, en suivant nos anciens et maigres auteurs, les grands et glorieux exploits de nos chefs, qui se sont passés à leur époque et sont restés dans l’oubli pour n’avoir pas été suffisamment décrits.

Il y a quelques années, lorsque les forces suédoises opéraient en Pologne et en Saxe, en traversant l’Ukraine de la rive droite avec les armées auxiliaires petites-russiennes, envoyées par ordre de Sa Majesté le Tzar pour soutenir les Polonais contre les Suédois et en voyageant par Korsoun et Bila Tserkva, ensuite en Volhynie, dans le Grand Duché Russe jusqu’à Léopol, Zamost, Brody et plus loin, j’ai vu beaucoup de villes et de châteaux dépeuplés et déserts, des remparts élevés autrefois avec beaucoup de peine par la main des hommes en masses semblables à des montagnes et à des collines, à présent servant seulement d’habitation et de refuge aux animaux sauvages. Quant aux endroits fortifiés qui se sont trouvés sur le passage de nos troupes dans notre expédition, comme à Tcholgansky, Konstantyniv, Berdytchiv, Zbarage et Sokal, j’ai vu les uns très peu habités, les autres complètement déserts, démantelés, jetés à terre, couverts de moisissure et de plantes inutiles et servant seulement de nid aux serpents, à toutes sortes de reptiles et autres vermines. En regardant autour de moi, j’ai vu les champs étendus de l’Ukraine petite-russienne de la rive droite, ses larges plaines, ses forêts, ses vergers, ses belles chênaies, ses rivières, pièces d’eau et lacs abandonnés, recouverts de mousse, de roseaux et de végétations inutiles. Ce n’est pas en vain que les Polonais, se plaignant d’avoir perdu l’Ukraine de la rive droite, la vantaient et l’appelaient le paradis du monde polonais dans leurs universaux, car, avant les guerres de Chmelnytsky, c’était une nouvelle terre promise, où ruisselaient le miel et le lait. J’ai vu, en outre, en différents endroits beaucoup d’ossements humains desséchés et nus, qui n’avaient d’autre couverture que le ciel. Et je me suis demandé à moi-même : qui sont ces gens-là ? En voyant tous ces lieux déserts et ces ossements, mon âme et mon cœur se sont serrés de douleur, en pensant que cette belle contrée, comblée de toutes les bénédictions, notre patrie l’Ukraine petite-russienne, a été changée en un désert, que Dieu l’a abandonnée et que ses habitants, nos ancêtres glorieux, ont disparu sans laisser de traces.

Même quand je demandais à beaucoup de vieilles gens comment c’était arrivé, par quelle raison et par qui ce pays avait été ainsi dévasté, je n’obtenais jamais la même réponse, l’un affirmait ceci, l’autre cela, de sorte que je ne pouvais à cause de la divergence de ces récits, m’informer complètement sur la façon, dont notre patrie au delà du Dniéper avait été dévastée et était tombée à un tel degré de décadence. C’est seulement en me penchant sur les chroniques cosaques que j’ai pu quelque peu m’instruire des causes qui avaient amené la dévastation de ces contrées de l’Ukraine. J’ai pu cependant obtenir des renseignements complets sur cette dévastation de l’Ukraine dans le livre en vers de Samuel Tvardovski, imprimé à Kalich en 1681, dans celui de l’historien allemand Samuel Pufendorff, traduit du latin en russe et imprimé en 1718, dans la grande ville capitale de Saint Pétersbourg, et dans le journal de Samuel Zorka, secrétaire de Chmelnytsky.

Mais, ayant rencontré des divergences chez les annalistes aussi bien que dans les récits oraux, je me suis pris à me demander qui de ces historiens disait la vérité et qui s’en écartait. Ainsi, cher lecteur, si tu trouves dans mon ouvrage quelque chose qui te soit suspect ou contraire à la vérité, il se peut que tu aies raison. Si tu rencontres quelque chroniqueur cosaque plus parfait, tu pourras, mettant de côté ta paresse et te servant de l’intelligence dont Dieu t’a doué, me corriger en suivant cet auteur. Mais je te prie de couvrir bénévolement mon ignorance et de ne pas anéantir mon modeste travail. Car, en examinant l’histoire de ces actions militaires de la décadence de l’Ukraine de la rive droite et des malheurs qui ont frappé l’Ukraine de la rive gauche, il était difficile, soixante-dix ans après la guerre de Chmelnytsky, d’arriver dans tous les points à l’exactitude et à la vérité, à cause surtout de l’insuffisance susdite des chroniques cosaques. Par conséquent si les chroniqueurs mentionnés s’écartent de la vérité dans leur exposition des dits événements, je m’en écarte avec eux. Selon le mot de l’Écriture : Omnis homo mendax. Et toi, cher lecteur et ami de la vérité, je te prie humblement de me pardonner tout cela et de m’accorder ta bienveillance. Moi, je te souhaite, en revanche, que le Seigneur Souverain et créateur du genre humain t’accorde tous les biens spirituels et temporels.

Un vrai fils de la Petite Russie, et pour toi, lecteur de la même patrie, un frère et serviteur te souhaitant sans cesse tous les bonheurs, Samuel, fils de Basile Vélytchko, ancien employé de la chancellerie générale de l’hetman de l’armée zaporogue.