Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Les quatre nations

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Mitrophane Dovhalevsky :

Les quatre nations.
Intermède.

Cette œuvre, la plus intéressante de la littérature dramatique ukrainienne de l’époque, se trouve insérée, comme troisième intermède (sans titre), dans un « drame comique » de Noël, représenté en 1736. Elle s’inspire des événements politiques contemporains, notamment de la guerre en Pologne, pendant l’interrègne de 1733, au cours de laquelle les cosaques unis aux Russes battirent le parti français, qui soutenait la candidature de Stanislas Leszczynski, beau-père de Louis XV. Cette guerre fut l’occasion d’un soulèvement des paysans ukrainiens contre les seigneurs polonais dans l’Ukraine de la rive droite du Dniéper. Cependant les paysans qui figurent dans l’intermède parlent en blanc-russien, parce que ces populations (appelées en Ukraine les Lithuaniens, comme habitant le Grand Duché) étaient beaucoup plus passives et plus obéissantes que les Ukrainiens, ce qui fournissait à l’auteur l’occasion de mettre plus en relief la cruauté du seigneur polonais.

Le cosaque est un de ces Zaporogues qui venaient de rentrer sur leur ancien territoire avec l’autorisation que le gouvernement russe n’avait pas cru devoir leur refuser, en 1734, parce qu’il prévoyait une nouvelle guerre avec la Turquie. C’est là l’origine de cette entente ukraino-russe que l’on voit dans la pièce, ainsi que du rôle de vengeurs attribué aux « voisins ». Chacune des quatre nations représentées dans la pièce parle son propre langage, car l’usage de la langue populaire était alors recommandé par la rhétorique scolastique comme une source du comique.

Le cosaque, paraît sur la scène et chante.

Ô ma mère chérie[1],
T’es-tu bien réjouie
De ma jeunesse ?

Par les Tartares pris,
Chez les Turcs je gémis
Dans la tristesse.

Nulle part il n’y a de bonheur, c’est certain.
Travailler, s’exposer à mourir, tout est vain.

Dieu m’a délivré de ma chaîne,
Mais je ne trouve plus la plaine
Où je naquis.
Les bois, les champs sont dévastés.
Les cours, les prés abandonnés
Les gens enfuis.

Il faut vers Dieu tourner nos regards, c’est certain,
Et par sa juste voie acquérir du butin.

À la Mère Sitche j’irai,
Au Nyz mon sort je trouverai
Chez les cosaques.
Là, tous mes efforts je ferai
Et pour Moscou bien me battrai
Dans les attaques.

Je verrai si au Nyz il y fait bon encor,
Si l’on peut attraper renard ou bien castor.

Contre les Turcs je combattrai,
Gloire par le fer acquerrai.
Guerre ferai.
Que ce soit étoffe moirée,
Ou bien soutane déchirée,
Tout de bonne prise sera,
Rien à mon œil n’échappera.

Puisse la gloire ancienne à nos bras revenir,
Comme le paon qui fait roue, épanouir,
Étaler sa fraîcheur, comme rose d’été.
Que Dieu des enfants turcs nous donne à capturer,
Que nous réussissions à prendre des Polaques,
Leurs côtes sentiront nos bâtons de cosaques.

(En voyant arriver un seigneur polonais, il se cache, tandis que des paysans lithuaniens viennent à la rencontre de leur maître.)
Le Polonais, rentre en chantonnant.
Tra la la, tra la la…

(En polonais.)
Maintenant que j’ai loisir de chasser,
Je voudrais bien prendre des perdrix au plumage bigarré.
J’ai, il est vrai, un épervier avide,
Qui ne traîne pas derrière les perdrix,
Néanmoins, j’exige de mes sujets
Qu’ils m’en apportent encore un autre,
Pour qu’il m’attrape encore plus de perdrix ;
Deux cents même, je n’y vois aucun inconvénient !

Un vieux Lithuanien, en blanc-russien à ses compagnons.
Faites bien attention à ce que vous allez dire au maître,

Mon âge me permet de vous conseiller.

Les Lithuaniens.
Tu parles d’or, vieux père.

Nous t’écoutons, notre cygne blanc.

Le vieux Lithuanien.
Donc écoutez bien, frères, ce que je dirai,

Et vous, messieurs, faites attention à mes paroles.
Voici ce que je dirai : Dieu vous la donne, notre maître,
À ta femme aussi et à tes enfants.
Que vos désirs s’accomplissent sur le champ.

Le Polonais, toujours en polonais.
Qu’est-ce ? Manants, qui vous permet de me parler si cavalièrement ?

Ne craignez-vous plus la colère de votre maître ?

Les Lithuaniens, toujours en blanc-russien.
Si, Monseigneur. Nous venons te saluer

Et nous t’apportons une femelle de faucon.

Le Polonais.
Qu’est-ce que cette façon de saluer ?

Les marauds osent me parler en face ! (À son serviteur.)
Page, prends des fouets de fil de fer.

Le page.
Page, prends des fouets de fil de fer. Ils sont prêts.
Le Polonais.
Saisis-moi ce vieux staroste, mon garçon.

Frappe-le, secoue-le, assomme-le, étrille-le ;
Frappe-le bien, celui-là aussi.
Ce n’est rien pour moi, ce n’est pas difficile

De battre, d’assommer un paysan comme un fils de pute.

Un des Lithuaniens.
Me voilà prêt, notre maître, fouette-moi encore,

Et après m’avoir fouetté laisse-moi partir.

Le Polonais.
Bats-le bien, mon garçon, donnes-en aussi à celui-ci

Cent coups bien comptés, comme au précédent.
J’en prends Dieu à témoin : Quelle audace ont ces paysans !
On voit que c’est le moscovite ou le cosaque qui les conseille.
Pour mes sujets, je leur couperai la tête,

Mais il faut chasser de l’Ukraine jusqu’au dernier ces gredins de cosaques.

Laissez-moi le temps de mobiliser notre noblesse,
Tous nos gens qui habitent sur la frontière,
Non seulement sur la frontière, mais aussi en Ukraine.
Quie la gloire polonaise résonne aux quatre coins de l’univers.
J’avais aussi des domaines à Kiev,
Où j’étais gouverneur, sur la recommandation de la noblesse.
Mais tous les environs de la ville de Hlouchiv
Appartiendront à messire C…
Tout cela nous pouvons le conquérir par le fer et par le feu
Et nous élirons de nouveau le roi Leszczynski.
Nous ferons venir de suite ce robuste Hector,
Nous aurons aussi l’aide de la cour
Du roi de France, qui nous enverra deux ou trois mille soldats,
Nous en avons près de cent mille des nôtres.
Nous porterons la guerre jusqu’à Poltava,
Peur regagner notre ancienne gloire.
Messires C…, Messires M…[2]
Réunissez-vous en conseil, assemblez vos armées.
Je présente mes compliments à Leurs Grâces.
Si les cosaques vous attaquaient un peu fort,

Résistez, ne craignez rien, même s’il fallait tomber épaule contre épaule.

Mais n’ayez pas peur, Mes Seigneurs. Si les cosaques venaient,
Nous les chasserions dans les forêts à coups de fouet.

Le cosaque, sortant de sa cachette.
Quand aurez-vous fini de crier, animaux ?

Ne saurons-nous jamais vous chasser d’ici à coups de bâtons ?

Voisin, viens vite me donner un coup de main.
Nous trousserons ici plus d’un sac de butin.

Le Moscovite, apparaissant — en russe.
Que te font-ils encore, mon bon Monsieur le Cosaque,

T’injurieraient-ils par hasard ?

Le cosaque.
Comment peux-tu le demander : ils m’injurient que c’est une pitié !
Le Moscovite.
C’est bien, Cosaque, nous y mettrons ordre.
Le Polonais.
Allons, frères, prenons nous aussi sur le champ les armes.

Afin de ne pas perdre un seul soldat.

Le cosaque.
À l’œuvre, Cosaque, n’aie pas peur. Prends celui-ci par les deux épaules.

Pendant ce temps je m’occuperai de ces enjuponnés.
Quel toupet de parler de frontières,
Comme si les Polonais avaient jamais possédé l’Ukraine.

C’est bien, nous leur en dessinerons des frontières avec nos fouets sur le dos.

Le cosaque.
Parfait, voisin. Et qu’ils s’en souviennent,

Qu’ils puissent le raconter à leurs enfants du diable.

  1. Il s’agit de l’Ukraine.
  2. Deux gros messieurs, dont les noms ne peuvent être imprimés en français.