Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/J’étais alors dans ma treizième année

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J’étais alors dans ma treizième année
Et gardais les agneaux aux abords du village.
Est-ce parce que le soleil brillait tant,
Ou que cela vînt de moi-même —
Mais je me sentais heureux, bien heureux,
Comme si j’eusse été en paradis…
On nous avait déjà appelés au triage des bêtes[1],
Mais moi, caché dans les herbes folles,
Je priais Dieu… Je ne sais pas
Pourquoi, en ce moment-là,
Il m’était si doux de prier,
Pourquoi je me sentais si joyeux.
Le firmament divin, le village,
Les agneaux mêmes semblaient rayonner de joie
Et le soleil chauffait gentiment, sans brûler.

Mais cette douce chaleur ne dura pas longtemps
Et ma prière fut brève :
Le soleil attisa sa flamme, tourna au rouge
Et anéantit mon paradis dans ses feux.
Comme tiré tout-à-coup du sommeil, je regarde :
Le village est devenu tout noir,
L’azur divin du ciel lui-même
S’est assombri.
Je jette les yeux sur les agneaux…
Ce ne sont plus les miens !
Je me tourne vers ma maison…
Je n’ai plus de maison, à moi !
Le bon Dieu ne m’a rien donné.

Les larmes jaillissent de mes yeux,
Des larmes amères…

Une jeune fille
Au bord du chemin,
Pas très loin de moi,
Ramassait du chanvre.
Elle entendit que je pleurais,
Vint à moi avec une bonne parole
Et me donna un baiser.

Ce fut comme si le soleil eût reparu
Et comme si le monde entier m’eût appartenu :
À moi les champs, les prairies, les vergers !
Tout en plaisantant, nous menâmes
Boire les agneaux, qui n’étaient point à nous.

Vanité ! Et pourtant quand j’y pense,
Mon cœur se serre et me fait mal.
Pourquoi, mon Dieu, ne m’avoir pas laissé
Couler ma courte vie dans ce paradis !
Je serais mort en labourant les champs
Et sans avoir rien connu du monde.
Je n’aurais pas passé pour un fou aux yeux des gens
Et je n’aurais pas maudit et Dieu et les hommes !

1847.

  1. Chevtchenko, dans sa jeunesse, aidait le berger du village à garder les troupeaux. Avant de rentrer il fallait rassembler les bêtes pour que chaque propriétaire reconnaisse les siennes.