Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Alfred Busquet

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 36-44).

ALFRED BUSQUET

1819-1883


Alfred Busquet, né le 19 décembre 1819, débuta dans les lettres en 1843. Ce fut seulement en 1854 que parut Le Poème des Heures, annoncé bien des années auparavant. Appréciée de la haute critique, goûtée des lettrés, des délicats, cette belle œuvre n’arriva pas jusqu’au grand public dont l’auteur dédaignait le suffrage, mais elle classa du premier coup Alfred Busquet au rang des poètes.

Il publia successivement en 1861 La Nuit de Noël, et en 1872 Représailles, poésies patriotiques inspirées par la guerre de 1870.

Ses dernières œuvres ne furent réunies qu’après sa mort ; deux volumes de Poésies, qui contiennent toute sa vie, Le Triomphe de l’Amour, drame en vers, puis une pièce en prose, La Comédie du Renard, charmante et intéressante restauration du moyen âge.

Alfred Busquet était un poète timide, rêveur mais non paresseux ; il évitait le bruit, et, par une pudeur littéraire assez rare, redoutait la publicité. M. Maxime Gaucher a dit de lui dans la Revue Bleue :

« L’homme ne se livre pas tout entier par des confidences comme en font certains poètes, — confidences qui sont des confessions générales ; — il se laisse deviner. À travers les voiles discrets on entrevoit une nature tendre, rêveuse, quelque peu indécise et faite pour la contemplation plus que pour l’action. Le poète a cette physionomie particulière qu’il est tour à tour de toutes les écoles sans s’être enrégimenté dans aucune. Tantôt c’est un classique pur, tantôt un héritier de Chénier, tantôt un romantique hardi ; à de certains moments on dirait un parnassien. Est-ce éclectisme ? Non. Il n’a pas tenté de fondre en une seule nuance les couleurs des différents drapeaux ; il a été toujours lui-même en étant tour à tour celui-ci et celui-là : il a suivi la fantaisie et obéi à l’inspiration du moment. Ce qui donne cependant une certaine unité à ces pages si diverses de ton et d’allure, c’est qu’on y sent toujours comme une senteur d’antiquité, alors même qu’elles sont à la mode du jour. Alfred Busquet était un adorateur fervent des littératures anciennes, et il s’en était si fortement imprégné qu’il en portait avec lui le parfum, sans y songer. C’est ainsi qu’il était chrétien et païen tout ensemble, mêlant aux Apôtres Sémélé, Procris, les Naïades et les Dryades. Ses vers font à la fois envier l’homme et apprécier le poète. »

Les œuvres d’Alfred Busquet ont été éditées par Hachette et A. Lemerre.




LISBONNE




La mer ! L’immensité des flots bleus, puis le Tage,
Le fort Juliano, fatal aux prisonniers,
Et Bélem d’où Vasco le grand quitta la plage
Pour frayer des chemins nouveaux aux nautoniers,

L’Ajuda, qui des ans subit déjà l’outrage,
Des moulins tout pareils à de vieux pigeonniers,
Des palais, des maisons qui, d’étage en étage,
Se hissent dans les airs par de grands escaliers,

Des ruines et des fleurs, des tombes et des roses,
Et des vaisseaux ancrés au pied des arsenaux,
Frissonnants, inquiets, pareils à des oiseaux,


Un peuple qui jadis aimait les grandes choses,
Et qui n’a conservé de sa prospérité
Que des haillons de pourpre et que sa vanité.




*
*       *



Je suis le Souvenir et je suis l’Espérance ;
Je promets le repos et je cherche le bruit ;
Du jour j’ai la douceur, j’en ai la transparence ;
J’ai la fraîcheur opaque et les voix de la nuit.

Le matin m’a donné sa rumeur et son trouble ;
À mes ordres le soir mit ses mourants échos ;
Comme le double accord né d’une chanson double,
Du matin et du soir je réunis les lots.

Mes sœurs m’ont reconnue à mon double visage,
Je ne suis pas la Nuit, sans être encor le Jour.
Ainsi, double à la fois et propre au double ouvrage,
Hermaphrodite est femme et garçon tour à tour.

Tandis que l’Orient s’empourpre de féeries,
Ton étoile, ô Vénus ! pâlit à l’Occident ;
Le jour qui naît s’ébat dans les plaines fleuries,
La nuit qui meurt s’éteint à l’horizon grondant.

Du choc de la lumière et de l’ombre jaillissent
Mille petits flocons roses, bruns et lilas ;
Formes d’oiseaux, de fleurs, de rochers, ils emplissent
Les jardins de l’éther, qu’ils poudrent à frimas.


Un instant les vit naître, un instant les dissipe.
« Tumultueux essaims, vifs comme le transport,
Prompts comme les regrets qu’un plaisir anticipe,
Où courez-vous ainsi ? — Nous courons à la mort. »

Sur les prés et les bois un long voile de brume
Se traîne, s’élevant dans les cieux réjouis ;
Comme un flot dentelé qui sème son écume,
Il blanchit le sommet des monts épanouis.

C’est la rosée en fleurs qui monte, souveraine,
Dans les cieux entr’ouverts, céleste réservoir ;
Remontée au matin avec l’aube prochaine,
Elle redescendra dès que viendra le soir.

Le vent tôt éveillé la déchire : il la pousse
Dans les sentiers perdus et les plaines de l’air ;
Des rocs rébarbatifs elle humecte la mousse,
Et laisse un frais baiser sur le front du bois vert.

Rideau mouvant des cieux, sur d’invisibles tringles
Elle glisse sans bruit, s’efface et disparaît,
Laissant à tout brin d’herbe un pleur, tête d’épingles
Qui tremblote, miroite, et flambe le guéret !




RENCONTRE




Un soir qu’elle errait, la Fortune
Au bord d’un puits a rencontré
L’Amour, voyageur égaré,
Qui dormait au clair de la lune ;


Le front méchant et l’air moqueur,
Le bras replié sous la tête,
En main sa flèche toujours prête,
Il reposait, — le dur vainqueur !

« Cet enfant, tourmenteur du monde,
Tu le tiens donc en ton pouvoir,
Fortune que le ciel seconde !
Fais-le tomber au gouffre noir !

« L’instant est favorable : acquitte
Les affronts que ton nom subit,
Rachète ton passé, maudite,
Délivre-nous de ce maudit !

« Venge les cieux, venge la terre,
Du monstre charmant, abhorré ;
Et que ton nom déshonoré
Soit béni pour ce crime austère ! »

Sur la margelle où l’enfant dort,
Voici que s’assoit la Fortune :
Elle l’éveille, et sans rancune
L’arrache au péril de la mort !

Il ouvre un œil et se détire,
Ramasse flèches et carquois,
Puis fuit dans les airs sans rien dire,
En souriant d’un air narquois ;

La folle poursuit le volage,
Soupire, et se met à rêver,
Et recommence le voyage
Qui ne peut jamais s’achever.




OMBRE ET LUMIÈRE

souvenir valaque



La vie est ce ruisseau que l’on voit, à sa source,
Mince filet d’argent, babiller dans la mousse,
Puis grossir, puis enfler son cours trop vite accru,
Puis devenir torrent avec rage accouru,
Puis fleuve immense et fort, traînant parmi les herbes
Sa tunique éclatante et ses ondes superbes,
Puis décroître, et bientôt, rétrécissant son lit,
À son vêtement bleu retirer plus d’un pli,
Faire taire son flot qui chantait dans les saules,
Laisser plus d’un poisson à sec sur ses épaules,
S’enfoncer dans le sable et disparaître aux yeux,
Comme une étoile d’or filant au front des cieux.

C’est encor ce rayon que nous darde l’Aurore,
Linéament douteux qui bientôt se colore,
Devient flèche du jour, et qui, dans le ciel bleu,
Sous nos regards scintille en atome de feu ;
Mais soudain ce rayon, ce prisme, cet atome
Décoloré, blanchit et meurt, pâle fantôme,
Ne laissant rien de lui qu’un triste souvenir
Et l’espoir hasardeux de le voir revenir.

Hélas ! telle est la vie… un décroissement sombre,
Le passage fatal de la lumière à l’ombre.

Là-bas, lorsqu’un Valaque a clos ses yeux mourants,
Les amis du défunt, ses proches, ses parents,


Abandonnant soudain la journée incomplète,
Près du lit funéraire, en beaux habits de fête,
S’assemblent à la hâte autour du trépassé ;
Puis, quand ils ont pleuré, gémi, qu’ils ont assez
Mené le deuil selon les anciennes pratiques,
Le cadavre est conduit vers les tombes antiques…

Chut ! voici le cortège ; il descend au vallon,
Et trace dans la plaine un sinueux sillon ;
Il approche… À genoux ! Le voilà qui défile,
Toute la vie est là.

Toute la vie est là. Cher trésor si fragile,
C’est l’enfant nouveau-né qu’on porte dans les bras,
Si jeune et cependant réclamé du trépas,
Puis l’enfant de cinq ans que ce spectacle étrange
Emerveille à la fois et rend triste, cher ange !
L’adolescent après marche d’un pas plus sûr,
Du ciel dans son regard reflétant tout l’azur ;
Le jouvenceau le suit, gourmandant sa paresse ;
Puis voici le jeune homme au front plein d’allégresse,
L’homme fait, l’homme mûr et la virilité
Offrant un bras plus sûr à la sénilité ;
Enfin, derrière eux tous et fermant le cortège,
Le mort dans son linceul, le mort que l’ombre assiège,
Et qui va près des siens, ancêtres glorieux,
Reposer loin du bruit au tombeau des aïeux.

Hélas ! telle est la vie… un décroissement sombre,
Le passage fatal de la lumière à l’ombre.




ROMANCERO

I



Roncevaux ! Roncevaux !… Lorsque le preux Roland
Vit tous ses compagnons couchés dans leur vengeance,
Il prie à ses côtés le cor, triste allégeance,
Pour en tirer un son mélancolique et lent.

Par delà les grands monts, vaincu dans sa fiance,
Charle entendit la voix de son neveu dolent :
Il a saisi le cor fatal à cette engeance,
A rendu son pour son au cri de l’appelant.

Ta voix sonne la charge aussi dans la bataille,
Ô poète, ô soldat, dont l’armure a la taille
Des chevaliers qu’on voit sculptés sur leurs tombeaux ;

Mais il est mort, crois-moi, l’honneur qui s’abandonne :
Tous les preux sont couchés aux champs de Roncevaux,
Et le cor enchanté n’a réveillé personne.


II


Oui, l’honneur est vaincu ! Le Cid Campéador
Repose côte à côte auprès de sa Chimène ;
Le courage a cédé, l’égoïsme nous mène,
Et l’amour enchaîné se lamente et s’endort !


Siècle dur aux grands cœurs ! Quand la peste inhumaine
Dans Valence abattait ceux qui luttent encor,
On dit qu’un Sarrasin, dont l’armure était d’or,
Vint demander l’aman et la croix plus certaine.

Il chancelle, on l’accueille ; il s’assoit au festin :
La coupe du pardon circulait à la ronde,
Et chacun y puisait au fond la peste immonde.

Lorsque le clair soleil apparut le matin,
Il recula d’horreur… Ô Sarrasin infâme !
Ton souffle empoisonné vit encor dans notre âme !


III


Rassure-toi, mon cœur ! Le temps est arrivé,
Nous touchons au triomphe, et Roland ressuscite !
Ganelon éperdu fuit… Charle nous incite
À rompre le destin où l’honneur est rivé.

Par delà l’Océan qui gronde comme un Scythe
Et qui voudrait garder son captif avivé,
Le roi fidèle, Arthur, par Merlin captivé,
Se lève et dit : « Marchons, marchons, l’honneur m’excite.

« Autour de Kiffhauser entendez-vous ces cris ?
Réveillez-vous, corbeaux effrayants et surpris !
Voici les compagnons du vieux roi Barberousse.

« Donnez-moi mon épée, et sortez mon pennon ;
J’ai bien assez longtemps dormi… L’honneur me pousse,
Et ce n’est pas en vain qu’on invoque mon nom ! »