Anthologie féminine/Madeleine de Scudéry

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 55-63).

DEUXIÈME PÉRIODE

XVIIe-XVIIIe siècle


MADELEINE DE SCUDÉRY

(1607-1701)



Madeleine de Scudéry est sans contredit une des plus grandes figures de femmes littéraires ; notre époque l’a qualifiée bien à tort de pédante, se rapportant à la satire de Boileau, mais la postérité lui rendra justice, comme on la rend à ces colossales statues qui, vues de près, choquent le vulgaire appréciateur, mais que l’éloignement remet à leur point.

Madeleine de Scudéry, dès sa première jeunesse, fut l’orgueil et l’oracle de sa ville natale, le Havre-de-Grâce ; elle vint à Paris, à l’âge de quinze ans, se présenter dans cet hôtel de Rambouillet, rendez-vous des illustrations du siècle.

Mlle de Scudéry a embrassé la carrière de femme de lettres par besoin, pour subvenir à la vie quotidienne de sa famille et d’elle-même. Ce fut en dissimulant son nom et sous la signature de son frère qu’elle publia ses premiers ouvrages : Les Aventures de Baisa, Harangues de femmes illustres, Cyrus, et les premiers volumes de Clélie. Pendant la publication de cet ouvrage son secret fut divulgué. Elle écrivit alors sans signer Célinte, Mathilde, la Promenade de Versailles, deux volumes de Conversations, des vers et des lettres.

On lui reproche, défaut propre à bien des écrivains qui sont obligés de produire trop vite, de ne pas assez soigner ses écrits. Cependant, elle n’en remporta pas moins le prix d’éloquence à l’Académie, sur le sujet de la Gloire. La sienne était alors à son apogée. Le roi Louis XIV assistait à la réunion, où elle fut acclamée par la cour et par le public. Dès lors, ses ouvrages furent traduits dans toutes les langues et aucun genre de célébrité ne lui fit défaut, car elle était aussi charitable et vertueuse que spirituelle.

Elle mourut à quatre-vingt-quatorze ans, après avoir continué jusqu’au dernier moment, quoique valétudinaire, à être l’âme et l’esprit de l’hôtel de Rambouillet, et après avoir, hélas ! vu mourir tous ses amis, y compris Pellisson, si renommé par sa laideur, et qui l’était à peine autant qu’elle : Mlle de Scudéry n’était point belle et ne connut pas la puissance du charme féminin dont elle parlait dans ses romans, d’ailleurs tous très moraux, d’après l’avis des hommes les plus austères.

« L’occupation de mon automne, écrivait Mascaron, est la lecture de Cyrus, de Clélie et d’Ibrahim ; je ne fais point de difficultés à vous avouer que, dans les sermons que je prépare pour l’avenir, ils seront souvent cités à côté de saint Augustin et de saint Bernard. »

Le savant Fléchier, « après avoir lu les dix volumes de Conversations, veut distribuer ce livre aux fidèles de son diocèse pour leur apprendre la morale et leur donner de bons modèles » ; — et le Père Lacroix parle de l’auteur en ces termes : « Elle sut si bien mêler la simplicité de l’histoire et la richesse des inventions, l’élégance et la facilité du style, la légèreté des conversations, la bienséance des mœurs, la noblesse et la variété des caractères, la grandeur et la pureté des sentiments, qu’on peut dire que c’est une école ouverte pour former les jeunes gens, et où le cœur et l’esprit, loin d’être en danger de se corrompre, n’ont d’autres risques à courir que de ne pouvoir atteindre à la hauteur et à la perfection des modèles que l’on y prépare. »

Les Portraits de Mlle  de Scudéry sont recommandés comme les meilleurs morceaux de ses ouvrages.

Elle maniait aussi bien le vers, quoiqu’elle ait plus particulièrement écrit en prose.

PORTRAIT DE PHÉRÉCYDE[1]

… Il faut que vous sachiez qu’il étoit non seulement d’une taille avantageuse, mais encore extrêmement beau ; mais d’une beauté de son sexe, qui n’avoit rien que de grand et de noble. Il avoit pourtant le teint délicat, les yeux bleus et fins, le tour du visage agréable ; mais avec tout cela il n’avoit rien qui ressemblast à la beauté des femmes. Au contraire, sa mine étoit haute ; et quoy qu’il eust une douceur inconcevable dans l’air du visage, il y avoit pourtant je ne sçay quelle fierté douce qui lui donnoit une espèce d’audace respectueuse qui le rendoit plus aimable. Au reste, il avoit la plus belle teste du monde : car ses cheveux faisoient mille anneaux sans artifice, et estoient du plus beau brun possible qu’il estoit possible de voir. Phérécyde estant donc tel que je viens de vous le représenter, c’est-à-dire ayant tout l’agrément de la beauté et tout l’enjouement de la jeunesse, n’en avoit pourtant ny le décontenancement, ny l’inconsidération : et l’on eust dit qu’il estoit venu au monde en sçachant le monde, tant il agissoit sagement et galamment tout ensemble. Le son de sa voix estoit infiniment aimable ; et il avoit cet avantage d’avoir en toutes ses actions un agrément inexpliquable, que la seule nature peut donner. Au reste, il avoit l’âme si noble, les inclinations si belles, le cœur si tendre pour ses amis, et si remply de zèle et de chaleur pour eux, qu’il en méritoit beaucoup de louange. De plus, il avoit naturellement l’esprit fort éclairé ; et il faisoit des vers si beaux, si touchans et si passionnez, qu’il estoit aisé de voir qu’il n’avoit pas l’âme différente ; et ceux du grand Therpandre, son oncle[2], qui a tant eu de réputation, n’estoient pas plus beaux que les siens. Aussi suis-je persuadé que jamais personne n’a eu le cœur si tendre à l’amitié, ny si ardent à l’amour que Phérécyde : car, pour l’ordinaire, ceux qui ont cette passion fort vive ont une amitié plus modérée ; et, au contraire, ceux qui sont capables d’une amitié fort ardente ne le sont pas si souvent d’un fort violent amour. Mais, pour Phérécyde, il aimoit ses amies et ses amis avec des ardeurs démesurées, qui ne se destruisoient point les unes et les autres dans son cœur. Au reste, il avoit un talent particulier, dans les heures de son enjouement, qui estoit de contrefaire si admirablement et si plaisamment tout ensemble tous ceux qu’il vouloit représenter, qu’il devenoit presque ce qu’estoient ceux qu’il imitoit. Mais pour avoir ce plaisir-là, il faloit estre au palais de Cléomire ou chez Élise, et y estre mesme en petite compagnie. De plus, jamais homme n’a esté si propre que Phérécyde à une véritable galanterie, et mesme à une feinte passion, ny n’a sçeu soupirer plus à propos ny d’une manière plus propre à faire écouler ses soupirs sans colère : car il avoit si bien sçeu trouver l’art de faire un mélange de respect et de hardiesse, en sa façon d’agir avec celles qu’il aimoit effectivement ou qu’il feignoit d’aimer, qu’il n’estoit pas aisé qu’il fust maltraité. Enfin, Madame, je pense pouvoir dire qu’il n’estoit pas possible de trouver un plus aimable galand que celui-là, ny un plus agréable amy ; et je pense pouvoir assurer que, s’il eust vécu plus longtemps, il eust été un aussi honneste homme qu’il y en ait jamais eu en Phénicie. Mais la mort le ravit à tous ses amis à l’âge que je vous ai dit : ayant eu la gloire d’estre pleuré par les plus beaux yeux du monde et par les plus illustres personnes de toute nostre cour.


PORTRAIT DE SAPHO[3]

Sapho a eu l’avantage que son père et sa mère avoient tous deux beaucoup d’esprit et beaucoup de vertu, mais elle eust le malheur de les perdre de si bonne heure qu’elle ne put recevoir d’eux que les premières inclinations au bien, car elle n’avoit que six ans lorsqu’ils moururent… Elle n’avoit que douze ans quand on commença de parler d’elle comme d’une personne dont la beauté, l’esprit et le jugement estoient déjà formez et donnoient de l’admiration à tout le monde. Je vous dirai seulement qu’on n’a jamais remarqué en qui que ce soit des inclinations plus nobles, ny une facilité plus grande à apprendre tout ce qu’elle a voulu savoir. Encore que vous m’entendiez parler de Sapho comme de la plus merveilleuse et de la plus charmante personne de toute la Grèce, il ne faut pourtant pas vous imaginer que sa beauté soit une de ces grandes beautés en qui l’envie même ne sauroit trouver aucun défaut… Elle est pourtant capable d’inspirer de plus grandes passions que les plus grandes beautés de la terre… Pour le teint, elle ne l’a pas de la dernière blancheur, il a toutefois un si bel éclat qu’on peut dire qu’elle l’a beau ; mais ce que Sapho a de souverainement agréable, c’est qu’elle a les yeux si beaux, si vifs, si amoureux et si pleins d’esprit, qu’on ne peut ni en soutenir l’éclat, ni en détacher ses regards… Les charmes de son esprit surpassent de beaucoup ceux de sa beauté. Elle a une telle disposition à apprendre que, sans que l’on ait presque jamais ouï dire que Sapho ait rien appris, elle sçait pourtant toutes choses… mais elle songe tellement à demeurer dans la bienséance de son sexe qu’elle ne parle que des choses que les femmes doivent parler.


À PROPOS DE L’INSTRUCTION DES FEMMES

Encore que je sois ennemie déclarée de toutes les femmes qui font les savans, je ne laisse pas de trouver l’autre extrémité fort condamnable, et d’estre souvent épouvantée de voir tant de femmes de qualité avec une ignorance si grossière que, selon moi, elles déshonorent notre sexe. En effet, la difficulté de sçavoir quelque chose avec bienséance ne vient pas tant à une femme de ce qu’elle sçait que de ce que les autres ne sçavent pas, et c’est sans doute la singularité qui fait qu’il est très difficile d’être comme les autres ne sont point, sans s’exposer à estre blasmée… Je ne sçache rien de plus injurieux à notre sexe que de dire qu’une femme n’est point obligée de rien apprendre…

LA TUBEREUSE

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Des bords de l’Orient je suis originaire ;
Le soleil proprement peut se dire mon père ;
Le printemps ne m’est rien, je ne le connois pas,
Et ce n’est point à lui que je dois mes appas.
Je l’appelle en raillant le père des fleurettes,
Du fragile muguet, des simples violettes,
Et de cent autres fleurs qui naissent tour à tour.
Mais de qui les beautés durent à peine un jour.
Voyez-moi seulement, je suis la plus parfaite :
J’ai le teint fort uni, la taille haute et droite.
Des roses et du lis j’ai le brillant éclat,
Et du plus beau jasmin le lustre délicat.
Je surpasse en odeur et la jonquille et l’ambre,
Et les plus grands des rois me souffrent dans leur chambre.
....................


LA BEAUTÉ, L’ESPRIT ET LA VERTU

La fleur que vous avez vu naistre,
Et qui va bientôt disparoistre,
C’est la beauté qu’on vante tant ;
L’une brille quelques journées.
L’autre dure quelques années.
Et diminue à chaque instant.

L’esprit dure un peu davantage,
Mais à la fin il s’affoiblit ;
Et s’il se forme d’âge en âge,
Il brille moins plus il vieillit.

La vertu, seul bien véritable,
Nous suit au delà du trépas ;
Mais ce bien solide et durable,
Hélas ! on ne le cherche pas.



  1. L’original du portrait de Phérécyde est Eléazar de Chandeville, neveu de Malherbe.
  2. Malherbe.
  3. On prétend que Mlle  de Scudéry s’est dépeint elle-même.