Anthropologie (trad. Tissot)/Cinq sens externes

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 54-66).




§ XV.


Des cinq sens.


La sensibilité dans la faculté de connaître (la faculté des représentations intuitives) comprend deux parties : le sens et l’imagination. — Le sens est la faculté de l’intuition en présence de l’objet ; l’imagination est la faculté intuitive même en l’absence de l’objet. — Les sens à leur tour se divisent en externes et en internes (sensus internus) ; le premier de ces deux sortes de sens est celui à l’aide duquel le corps humain est affecté par des choses corporelles ; le second est celui au moyen duquel l’affection est causée par l’âme. Sur quoi il faut remarquer que le sens interne, comme simple faculté de percevoir (faculté de l’intuition empirique), diffère du sentiment du plaisir et de la peine, c’est-à-dire de la capacité du sujet d’être déterminé par certaines représentations à maintenir ou à faire cesser l’état de ces représentations, sentiment qu’on pourrait appeler intérieur (sensus interior). — Une représentation par le sens, avec conscience qu’elle se produit ainsi, s’appelle proprement sensation, lorsque le sentiment excite en même temps l’attention à l’état du sujet.




§ XVI.


Autre division des sens.


On peut d’abord diviser les sens qui président à la sensation corporelle, en sens de la sensation vitale (sensus vagus), et en sens de la sensation organique (sensus fixus). Et comme il n’y a sensation qu’à 1% condition des nerfs, on peut encore diviser les sensations suivant qu’elles affectent tout le système nerveux ou seulement les nerfs qui font partie d’une certaine région du corps. — La sensation de chaud et de froid, celle même qui est produite par l’âme {par exemple, dans le progrès rapide de l’espérance ou de la crainte), appartient au sens vital. Le frisson qui s’empare de l’homme, même dans la représentation du sublime, et l’effroi qui poursuit les enfants jusque dans leur couchette à la suite des contes de leurs nourrices, sont de la dernière espèce ; ils pénètrent le corps aussi profondément que la vie.

On ne peut convenablement distinguer ni plus ni moins de cinq organes des sens, suivant la nature de la sensation extérieure.

Mais trois d’entre eux sont plus objectifs que subjectifs ; c’est-à-dire que, comme intuitions empiriques, ils contribuent plus à la connaissance de l’objet extérieur qu’ils n’excitent la conscience de l’organe affecté. — Les deux autres sont plus subjectifs qu’objectifs,

c’est-à-dire que la représentation qui en provient est plutôt celle de la jouissance que celle de la connaissance de l’objet extérieur. On peut donc facilement s’entendre avec autrui sur les premiers ; quant aux derniers, la manière dont le sujet s’en trouve affecté peut être fort différente, malgré l’identité de l’intuition et de la dénomination extérieure de l’objet.

Les sens de la première classe sont : le toucher (tactus), la vue (visus), l’ouïe (auditus). — Ceux de la seconde classe sont : le goût (gustus), l’odorat (olfactus), tous purs sens de la sensation organique, qui sont comme autant d’issues extérieures dont se sert la nature pour enseigner à l’animal à distinguer les objets.


§ XVII.


Du toucher.


Le sens du toucher réside à l’extrémité des doigts et dans les papilles nerveuses dont ils sont munis à l’effet de reconnaître la forme d’un corps solide en s’appli-quant à sa surface. — La nature ne paraît avoir pourvu l’homme de cet organe que pour le mettre à même de se faire une notion de la forme d’un corps en le palpant dans tous les sens ; car les tentacules des insectes ne semblent avoir d’autre but que de reconnaître la présence d’un corps, et non d’en apprécier la forme. — Ce sens est aussi le seul qui donne une perception extérieure immédiate ; il est par cette raison le plus important et celui dont l’enseignement est le plus sûr ; mais c’est aussi le plus grossier, parce que la matière formant un corps d’une surface dont la forme soit susceptible d’être connue par le toucher, doit être une matière solide. (Il n’est pas ici question de la sensation vitale à l’aide de laquelle on reconnaît si les surfaces sont polies ou raboteuses, et surtout si elles sont chaudes ou froides.) — Sans cet organe, nous ne pourrions nous faire aucune notion d’une forme corporelle. Les deux autres sens de la première classe sont, avec celui du toucher, l’origine de la connaissance expérimentale.


§ XVIII.


De l’ouïe.


Le sens de l’ouïe est un de ceux dont la perception n’est que médiate. — Au moyen de l’air qui nous environne, et à travers ce milieu, un objet éloigné est connu à une grande distance autour de nous. A l’aide de ce même milieu, lorsqu’il est mis en mouvement par l’organe vocal, la bouche, les hommes peuvent très facilement et très parfaitement se mettre en communion réciproque de pensées et de sentiments, lors surtout que les sons perçus par les autres hommes sont articulés et forment, dans leur légitime tion par l’entendement, un langage. — La forme d* l’objet n’est pas donnée par l’ouïe, et les sons de la parole ne conduisent pas immédiatement à sa représentation ; par cette raison, et parce qu’ils ne signifient rien par eux-mêmes, parce qu’ils n’expriment pas du moins un objet, mais seulement des sentiments intérieurs, ils sont les moyens les plus propres à désigner les notions, et les sourds de naissance, qui doivent aussi être muets par cette raison, ne peuvent jamais parvenir qu’à quelque chose d’analogue à la raison.

Pour ce qui est du sentiment vital, non seulement il est excité d’une manière extrêmement vive et variée par la musique, comme par un jeu régulier des sensations de l’ouïe, mais il en est aussi fortifié, la musique étant une sorte de langage des seuls sentiments (sans aucune notion). Les sons deviennent ici des tons et sont pour l’ouïe ce que les couleurs sont pour la vue : c’est une communication à distance des sentiments, dans un espace circonscrit, à tous ceux qui s’y trouvent renfermés, et une jouissance sociale qui ne se trouve en rien affaiblie par suite du nombre de ceux qui l’éprouvent.


§ XIX.


De la vue.


La vue aussi est un sens de perception médiate. Cette perception a lieu au moyen d’une matière en

mouvement, qui n’est sensible qu’à un certain organe (les yeux), c’est-à-dire à l’aide de la lumière, qui n’est pas, comme le son, un mouvement purement ondulatoire d’un élément fluide, qui s’accomplisse en tous sens dans l’espace ; c’est au contraire un mouvement de rayonnement qui sert à déterminer un point comme objet dans l’espace. Par le moyen de cet objet, l’univers se révèle à nous dans une étendue si grande, surtout en ce qui regarde les corps célestes doués d’une lumière spontanée, que c’est à peine si nous pouvons apprécier mathématiquement leur distance lorsque nous cherchons à nous en faire une idée par les unités de mesure en usage sur la terre, et que nous avons presque plus de raisons de nous étonner de l’exquise sensibilité de cet organe par rapport à la perception d’impressions si faibles, que de la grandeur de l’objet (de l’univers), lors surtout que l’on considère le monde en petit, tel qu’il se présente à nos yeux à l’aide du microscope, par exemple chez les infusoires. — Le sens de la vue, quoique pas plus indispensable que celui de l’ouïe, est cependant le plus noble, parce que c’est celui qui s’éloigne le plus du toucher, c’est-à-dire de la condition la plus restreinte des perceptions. Ce sens renferme non seulement la plus grande sphère des perceptions dans l’espace, mais son organe est très peu affecté (parce qu’autrement il n’y aurait pas simplement vision), ce qui fait qu’il approche davantage d’une intuition pure (représentation immédiate de l’objet donné sans mélange sensible d’une sensation)·


Ces trois sens extérieurs conduisent par réflexion le sujet à la connaissance de l’objet comme chose hors de nous. — Mais si la sensation est assez forte pour que la conscience du mouvement de l’organe surpasse celle du rapport à un objet extérieur, alors des représentations externes se trouvent converties en internes. — Le poli ou le raboteux que nous remarquons dans les choses sensibles au toucher, est tout autre chose que la figure du corps extérieur qui nous est révélée par cet organe. De même, si la parole est si forte qu’elle déchire, comme on dit, les oreilles, ou si quelqu’un, qui passe d’une chambre obscure à un soleil éclatant, cligne des yeux, l’un est un instant comme aveuglé par une lumière ou trop forte ou subite, l’autre est comme assourdi par une voix perçante ; c’est-à-dire que l’un et l’autre, grâce à la violence de la sensation, ne peuvent arriver à la notion de l’objet, parce que leur attention ne s’attache qu’à la représentation subjective, c’est-à-dire au changement de l’organe.


§ XX.


Des sens du goût et de l’odorat.


Les sens du goût et de l’odorat sont l’un et l’autre plus subjectifs qu’objectifs ; le premier s’exerce par l’action de l’objet extérieur sur les organes de la langue, du gosier et du palais ; le second par l’introduction d’émanations étrangères, mêlées à l’air, dans l’organe respiratoire, d’où l’on voit que le corps qui répand ces effluves peut même être éloigné de l’organe. Ces deux sens ont entre eux une étroite liaison ; et quiconque est privé de l’odorat n’a jamais qu’un goût émoussé. — On peut dire que ces deux organes sont affectés par des sels ( fixes et volatils), dont les uns doivent être dissous par la sécrétion salivaire, les autres par l’air ; ces sels doivent pénétrer dans l’organe pour lui faire éprouver la sensation qui leur est propre.


§ XXI.


Observations générales sur les sens extérieurs.


On peut distinguer les sensations des sens extérieurs, suivant que l’action est mécanique ou chimique. pans les trois premiers, l’action est mécanique ; elle est chimique dans les deux derniers. Ceux-là sont les sens de la perception (de la réceptivité à la surface) ; ceux-ci sont les sens de la jouissance (de la réceptive intérieure). De là vient que le dégoût, la disposition à se débarrasser d’une substance par la voie la plus courte du canal alimentaire (par le vomissement), a été donné aux hommes comme une sensation vitale d’une grande intensité, attendu qu’une ingestion interne de cette nature peut être nuisible à l’animal.

Mais comme il y a également une ingestion spirituelle qui consiste dans la communication des pensées, et comme l’âme peut ne pas trouver de son goût cet aliment spirituel, lorsqu’il nous est imposé, tout malsain qu’il est cependant pour nous (comme par exemple le retour de mots qui ont constamment la prétention d’être spirituels ou plaisants, et qui sont insupportables par cette uniformité même), la propension de la nature à s’en affranchir est aussi appelée dégoût, par analogie, quoiqu’il appartienne au sens intime.

L’odorat est comme un goût à distance, et ceux qui nous environnent sont contraints de s’y soumettre, bon gré, mal gré ; ce qui fait qu’il est contraire à la liberté, moins sociable que le goût. Le convive peut choisir à sa convenance entre un certain nombre de mets ou de vins, sans que d’autres soient obligés de se conformer à ses goûts. Les choses malpropres sont peut-être moins révoltantes pour l’œil et le palais que par la mauvaise odeur qu’on en redoute. Car l’intussuception par les voies respiratoires (dans les poumons) est encore plus intime que celle qui s’accomplit par les vaisseaux absorbants de la bouche et du gosier. Plus les sens sont affectés vivement pour un degré d’impressions données, moins ils nous instruisent. Réciproquement, s’ils sont très instructifs, ils sont peu affectifs. On ne voit (on ne distingue) rien à une lumière éblouissante, et une voix de stentor assourdit (comprime la pensée). Plus le sens vital est capable d’impression ( plus il est délicat et sensible), plus malheureux est l’homme ; phis la sensibilité organique est vive (plus elle est im-pressionable), plus au contraire le sens vital est obtus, plus l’homme est heureux ; je dis plus il est heureux, mais pas moralement meilleur ; car il possède à un plus haut degré le sentiment de son bien-être. La sensibilité qui résulte de la force (sensibilitas sthenica), peut s’appeler une exquise sensibilité ; celle qui résulte de la faiblesse du sujet, de son impuissance à résister suffisamment à l’impression des influences sensibles sur la conscience, c’est-à-dire de la nécessité d’y donner son attention malgré la volonté, peut s’appeler une susceptibilité excessive (sensibilitas asthenica).


§ XXII.


Questions.


Quel est l’organe des sens le plus ingrat et qui semble aussi le moins nécessaire ? Celui de l’odorat. Le soin qu’on prend de le cultiver, de le raffiner, dans un but de jouissance, n’est pas récompensé ; car il y a plus de dégoût (surtout dans les réunions populaires) que de plaisir à attendre de la part de cet organe ; d’ailleurs la jouissance qu’il procure ne peut jamais être que fugitive et passagère. — Mais comme condition de bien-être, pour prévenir la respiration d’un air nuisible (la fumée d’un poAle, l’odeur infecte d’un marais ou d’un aliment), comme aussi pour prévenir l’usage de substances à l’état de putréfaction, ce sens n’est pas sans importance. —Celui du goût, le second sens affectif, a la même utilité, mais avec cet avantage à lui propre que ses jouissances exigent la société, ce qui n’est pas nécessaire dans les plaisirs de l’odorat. Le goût préjuge déjà la nature salutaire des aliments dès leur première entrée dans le canal destiné à les recevoir ; car la salubrité des aliments coïncide gêné· ralement avec le plaisir propre au goût, plaisir qui en est comme le présage, lorsque des habitudes de luxe et de corruption n’ont pas dépravé ce sens en lui donnant une fausse direction. Ce qu’on désire dans les maladies est généralement salutaire, et peut être regardé comme médicament. — L’odeur des aliments est comme un avant-goût, et celui qui a faim est d’autant plus porté à manger qu’il y est excité par l’odeur d’aliments qu’il aime, de même que celui qui est rassasié s’en trouve par là détourné.

Y a-t-il un vicariat des sens, c’est-à-dire un sens peut-il en remplacer un autre ? On peut obtenir du sourd le langage habituel, à l’aide du geste, pourvu seulement qu’il ait entendu autrefois, par conséquent au moyen des yeux, qui lui servent à saisir ces signes démonstratifs. L’observation du mouvement de ses lèvres conduit au même but. Le sentiment du toucher, excité par des lèvres en mouvement dans l’obscurité, peut aboutir encore au même résultat. Mais si le sourd est né tel, alors le sens de la vue doit convertir la parole qu’on en a obtenue par l’éducation, en

le mouvement des organes vocaux en un sentiment des mouvements propres aux muscles mis en jeu dans l’acte du langage, si bien que par là il n’arrive jamais à des notions réelles, parce que les signes qui lui sont nécessaires ne sont susceptibles d’aucune généralité. — Le défaut d’oreille musicale, malgré l’état physiquement sain de l’organe (puisque l’oreille peut percevoir les sons, mais sans percevoir les tons, l’homme pouvant alors parler sans pouvoir chanter), est une anomalie difficile à expliquer. Il y a de même des gens qui voient très bien, mais qui ne peuvent distinguer aucune couleur et auxquels tous les objets apparaissent comme dans une gravure.

Quel est, des deux sens de l’ouïe ou de la vue, celui dont le défaut ou la perte est le plus sensible ? — Le sens de l’ouïe, dans l’hypothèse où il n’aurait jamais existé, est de tous le plus difficile à remplacer ; mais si l’usage en a été perdu, et qu’il ait été remplacé par l’usage des yeux, par l’observation du langage et du geste, par la lecture, une telle perte, surtout chez une personne aisée, peut encore être bien difficilement réparée au moyen de la vue. Mais un vieillard devenu sourd regrette amèrement ce moyen de communication ; et si l’on voit nombre d’aveugles qui sont causants, sociables et pleins de gaîté dans un repas, on trouverait difficilement une personne ayant perdu l’ouïe qui ne fût d’humeur fâcheuse, ombrageuse et mécontente dans une réunion. Elle voit dans les figures des convives toutes sortes d’expressions passionnées, ou du moins toutes sortes d’intérêts, et s’ efforce vainement d’en découvrir le sens, se trouvant ainsi condamnée à l’isolement au milieu même de la société.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]