Anthropologie (trad. Tissot)/Conscience de soi-même

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 7-11).

ANTHROPOLOGIE


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PREMIÈRE PARTIE

DIDACTIQUE DE L’ANTHROPOLOGIE

DE LA MANIÈRE DE CONNAÎTRE L’INTÉRIEUR ET L’EXTÉRIEUR DE L’HOMME.



ANTHROPOLOGIE


CONSIDÉRÉE


AU POINT DE VUE PRAGMATIQUE OU DE L'UTILITÉ


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LIVRE PREMIER


DE L'INTELLIGENCE OU FACULTÉ DE CONNAÎTRE


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§ I.

De la conscience de soi-même.


Une chose qui élève infiniment l'homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c'est d'être capable d'avoir la notion de lui-même, du moi. C'est par là qu'il devient une personne ; et, grâce à l'unité de conscience qui persiste à travers tous les changements auxquels il est sujet, il est une seule et même personne. La personnalité établit une différence complète entre l'homme et les choses, quant au rang et à la dignité. À cet égard, les animaux font partie des choses, dépourvus qu'ils sont de personnalité, et l'on peut les traiter et en disposer à volonté.

Alors même que l’homme ne peut pas encore dire moi, il a déjà cette idée dans la pensée, de même que doivent la concevoir toutes les langues qui n’expriment pas le rôle de la première personne par un mot particulier lorsqu’elles ont à l’indiquer. Cette faculté (de penser) est en effet l’entendement.

Mais il est à remarquer que l’enfant, lorsqu’il peut déjà s’exprimer passablement, ne commence cependant à parler à la première personne, ou par moi, qu’assez longtemps après (une année environ). Jusque-là, il parle de lui à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.). Lorsqu’il commence à dire moi, une lumière nouvelle semble en quelque sorte l’éclairer ; dès ce moment, il ne retombe plus dans sa première manière de s’exprimer. — Auparavant, il se sentait simplement ; maintenant, il se pense. — L’explication de ce phénomène pourrait sembler passablement difficile à l’anthropologiste.

Cette observation, qu’un enfant ne pleure ni ne rit pendant les trois premiers mois de son existence, semble aussi avoir une sorte de raison dans le développement de certaines notions, celle d’offense et d’injustice, qui sont exclusivement du domaine de la raison. — Lorsqu’il commence à suivre des yeux l’objet brillant qu’on lui présente à cette époque de sa vie, il s’opère alors en lui un faible et premier progrès, qui consiste à sortir des perceptions (appréhension de la représentation sensible), et à les convertir en connaissance des objets sensibles, c’est-à-dire en expérience.

Plus tard, lorsqu’il cherche à parler, il estropie les mots ; ce qui le rend encore plus aimable aux mères et aux nourrices, qui l’accablent à chaque instant de caresses et de baisers. Elles courent au-devant de ses désirs et de ses volontés, ce qui en fait un petit despote. Cette amabilité de la première enfance, à l’époque où elle parvient à l’humanité, a bien encore sa raison dans l’innocence et la naïveté de toutes les paroles encore défectueuses de l’enfant ; paroles qui ne renferment encore ni dissimulation ni méchanceté. Une autre raison du même fait, c’est le penchant naturel des nourrices à prodiguer leurs soins à une créature qui s’abandonne complètement et d’une façon si caressante à la libre disposition d’autrui. Cette période de sa vie est celle des jeux, des amusements, la plus heureuse entre toutes ; et celui qui prend soin de l’enfance ressent encore une fois les plaisirs de cet âge, en se faisant de nouveau lui-même enfant dans une certaine mesure.

Le souvenir des premières années ne remonte cependant pas aussi loin, par la raison que cet âge n’est pas celui de l’expérience ; c’est simplement le temps des perceptions éparses soumises à la notion de l’objet, mais pas encore celui des perceptions réunies sous cette notion.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]