Anthropologie (trad. Tissot)/Préface de l’auteur

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 1-6).


PRÉFACE DE L’AUTEUR



Tous les progrès de l’homme dans une certaine éducation de lui-même ont pour but d’appliquer dans ses rapports avec le monde les connaissances et l’habileté ainsi acquises. Mais l’objet le plus important à l’égard duquel il puisse dans le monde faire usage de son expérience, c’est l’homme, parce que l’homme est à lui-même sa propre et dernière fin. — La connaissance de l’homme, de son espèce, comme créature terrestre douée de raison, est donc la connaissance du monde par excellence, bien que l’homme ne forme qu’une partie des habitants de la terre.

Une théorie de la connaissance de l’homme, systématiquement conçue (une anthropologie), peut être envisagée ou du point de vue physiologique ou du point de vue pratique. — Dans l’étude physiologique de l’homme on se propose de rechercher ce que la nature fait de l’homme ; dans l’étude pratique on veut savoir au contraire ce que l’homme, comme être libre, fait de lui-même, ou ce qu’il en peut et doit faire. — Celui qui se livre à l’investigation des causes physiques, qui recherche, par exemple, le fondement de la mémoire, peut raisonner d’une manière et d’une autre (d’après Descartes) sur les traces qui restent dans le cerveau, à la suite des impressions reçues ; mais il faut avouer qu’il est simple spectateur dans ce jeu de sa représentation, et qu’il est obligé de laisser faire à la nature, puisqu’il ne connaît ni les nerfs ni les fibres du cerveau, et qu’il n’entend rien à leur direction pour le but qu’il se propose. Tout raisonnement théorique à ce sujet est donc en pure perte. — Mais celui qui met à profit les observations faites sur ce qui favorise ou entrave la mémoire, pour donner plus d’étendue ou de promptitude à cette faculté, et qui met ainsi en pratique sa connaissance de l’homme, celui-là fait de l’anthropologie pratique ; et c’est d’anthropologie pratique que nous allons nous occuper.

Cette espèce d’anthropologie, considérée comme connaissance du monde, et qui doit venir après la connaissance acquise dans les écoles, n’est pas encore, à proprement parler, pratique, si elle a pour objet une connaissance étendue des choses dans le monde, par exemple des animaux, des plantes et des minéraux dans différents pays, sous différents climats ; elle ne mérite ce nom qu’autant qu’elle se borne à la connaissance de l’homme envisagé comme citoyen du monde. — Encore faut-il dire, d’après ce qui précède, que la connaissance des races humaines, en tant qu’elles rentrent dans les produits variés de la nature, appartient à l’anthropologie spéculative, et pas encore à l’anthropologie pratique.

Les expressions connaissance du monde, usage du monde, n’ont pas à beaucoup près la même signification, puisque l’une n’indique que le spectacle auquel on assiste, et que l’autre fait entendre qu’on y a joué un rôle. — Mais l’anthropologiste se trouve très-mal placé pour juger ce qu’on appelle le grand monde, l’état des grands, parce qu’ils se trouvent trop rapprochés les uns des autres, et trop éloignés du reste.

Parmi les moyens propres à étendre les connaissances anthropologiques, il faut compter les voyages, ou tout au moins la lecture des voyages. Mais il convient cependant d’avoir acquis d’abord la connaissance des hommes chez soi, par la fréquentation de ses concitoyens et compatriotes[1], afin de savoir ce qu’il faut chercher à connaître à l’étranger pour étendre les idées qu’on a déjà. Si l’on ne suit pas ce plan (qui suppose déjà la connaissance des hommes), le citoyen du monde reste toujours renfermé dans une anthropologie fort circonscrite. La connaissance du général doit donc ici précéder toujours la connaissance locale ou du particulier, si l’on veut que la première soit ordonnée et dirigée par la philosophie : condition sans laquelle, au surplus, toute connaissance acquise n’aboutit qu’au tâtonnement et au décousu, sans jamais former une science.

Mais des difficultés sérieuses, inhérentes à la nature même de l’homme, résistent aux efforts nécessaires pour fonder cette science.

1o L’homme qui s’aperçoit qu’on l’observe et qu’on cherche à le pénétrer, ou paraît embarrassé, et peut dès lors ne pas se montrer tel qu’il est, ou se cache et ne veut pas alors être connu comme il est.

2o Veut-il encore se borner à l’examen de lui-même ? il tombe dans une position critique, surtout en ce qui touche à son état passionné, qui est rarement en ce cas susceptible de déguisement ; c’est que si les mobiles sont en action, il ne s’observe pas ; et que, s’il vient à s’observer, les mobiles cessent.

3o Les circonstances de temps et de lieu, si elles sont durables, produisent des habitudes qui sont, comme on dit, une autre nature, et rendent à l’homme la connaissance de soi-même assez difficile pour qu’il doive hésiter à s’en faire une idée, à plus forte raison à se faire une idée d’un autre, qu’il fréquente. En effet, les situations diverses où l’homme est placé par la fortune, ou par lui-même comme aventurier, sont un grand obstacle à ce que l’anthropologie prenne le rang d’une science formelle.

Enfin, l’histoire, la biographie, le théâtre, les romans, s’ils ne sont pas des sources pour l’anthropologie, sont au moins des moyens accessoires. Bien qu’en effet les romans et les spectacles soient fondés non pas sur l’expérience et la vérité, mais sur la fiction, et que les caractères et les situations des hommes y soient exagérés, à peu près comme dans l’image d’un songe, à tel point qu’il est permis de n’y vouloir rien trouver d’utile pour la connaissance de l’homme, cependant ces caractères, tels qu’ils sont tracés par un Richardson ou un Molière, doivent être pris, dans leurs traits essentiels, de l’observation de l’activité et de l’abstention de l’homme, par la raison que, tout excessifs qu’ils sont quant au degré, ils doivent néanmoins s’accorder avec la nature humaine pour la qualité.

Une anthropologie conçue du point de vue pratique, et systématiquement exécutée, quoique d’une manière populaire (à l’aide d’exemples que tout lecteur peut très-bien trouver), présente cet avantage au public instruit, que, grâce aux titres détaillés sous lesquels telle ou telle qualité humaine appartenant à la vie pratique peut être classée, ces titres sont, par leur variété et leur nombre, une occasion et une invitation pour tous de faire de chacune de ces qualités un thème spécial d’observations à classer sous le titre qui lui convient ; ce qui permet aux amis de l’anthropologie de s’en partager la tâche, tout en restant unis par l’unité du plan. Leurs travaux ne cesseront donc pas de former un tout, en même temps que les progrès d’une science utile à tous seront plus rapides[2].




Notes de Kant[modifier]

  1. Une grande ville, capitale d’un royaume, siège du gouvernement, qui possède une université (pour la culture des sciences), et qui est en outre un point important pour le commerce maritime, qui, par des fleuves venant de l’intérieur du pays, favorise un commerce avec des nations voisines différentes de mœurs et de langage ; — Une pareille cité, comme par exemple Kœnigsberg, sur le Prégel, peut déjà passer pour une localité aussi favorable à ta connaissance de l’homme qu’à celle du monde, et où cette double connaissance peut être acquise sans se déplacer.
  2. Dans mon enseignement de la philosophie pure, d’abord libre, et devenu public ensuite, j’ai fait pendant quelque trente ans deux sortes de leçons sur la connaissance du monde, en hiver sur l’Anthropologie, en été sur la géographie physique. Ces leçons, quoique dégagées de toute forme scientifique, étaient aussi du goût des personnes bien élevées. Je donne ici le manuel des premières. Quant au manuel des secondes, il consiste dans un manuscrit qui me servait de texte ; et comme il n’est lisible que pour moi seul, je tâcherai, malgré mon âge, de le donner encore au public.

Notes du traducteur[modifier]