Antiquités judaïques/Livre II/3

La bibliothèque libre.

Chapitre III.

1. Les frères de Joseph complotent sa mort. — 2. Discours de Ruben. — 3. Joseph vendu aux Ismaélites. — 4. Deuil de Jacob.

1. Ceux-ci, voyant leur frère arriver vers eux, se réjouirent, non pas de voir un parent, l’envoyé de leur père, mais comme s’il s’agissait d’un ennemi que la volonté divine livrait entre leurs mains ; et ils se mirent en devoir de le faire périr tout de suite, sans laisser échapper l’occasion qui s’offrait. Les voyant dans ces dispositions, tous d’accord pour accomplir l’acte, Roubel, le plus âgé, tenta de les retenir ; il leur représenta l’énormité de leur crime et l’horreur qu’il exciterait ; si c’était une scélératesse et un sacrilège, aux yeux de Dieu et des hommes, de tuer de sa main un homme à qui la parenté ne nous lie point, il serait beaucoup plus abominable encore d’être convaincus d’avoir accompli le meurtre d’un frère, dont la disparition causerait en même temps une grande douleur à leur père et plongerait dans le deuil une mère[1], à qui un enfant serait ainsi ravi hors des lois naturelles. Il les engage donc, par considération pour leurs parents, à réfléchir à la douleur que leur causerait la mort d’un fils si vertueux et si jeune, et à s’abstenir de leur attentat, à craindre Dieu, qui était déjà spectateur et témoin tout ensemble de leurs intentions contre leur frère, et qui leur saurait gré d’avoir renoncé à leur forfait et obéi à de sages réflexions ; que s’ils en venaient à l’acte, il n’était pas de châtiment qu’il ne leur infligeât pour leur fratricide, car ils auraient profané sa providence présente en tout lieu et à qui n’échappe rien de ce qui se passe, soit dans la solitude, soit dans les villes ; car partout où se trouve l’homme, il faut se dire que Dieu lui-nième est présent. Leur propre conscience, disait-il, serait le pire ennemi de leur entreprise ; que la conscience soit pure, ou dans l’état où ils la mettront par le meurtre de leur frère, on ne peut fuir devant elle. Il ajoutait encore à ses remontrances qu’il n’est pas légitime de tuer un frère, eût-il mal agi, et qu’il est beau de ne pas garder rancune à des êtres chers des fautes qu’ils ont pu commettre. Et c’était Joseph, qui n’avait jamais été coupable envers eux, qu’ils voulaient faire périr, « lui, dont l’âge tendre, disait-il, réclame plutôt la pitié et toute notre sollicitude ! » Quant au motif du meurtre, il aggravait encore l’odieux de leur forfait, si c’était par jalousie pour sa fortune future qu’ils avaient résolu de lui ôter la vie, alors qu’ils pouvaient en avoir chacun une part égale et en jouir en commun, n’étant pas pour lui des étrangers, mais des parents ; ils pouvaient considérer comme leur bien tout ce que Dieu donnait à Joseph et ils devaient donc penser que la colère céleste n’en deviendrait que plus terrible, si, en tuant celui-là même que Dieu jugeait digne de ces bienfaits tant souhaités, ils ravissaient à Dieu l’objet de ses faveurs.

2. Roubel, par ces paroles et beaucoup d’autres encore, les suppliait et tentait de les détourner du fratricide ; mais, comme il voyait que ses paroles, bien loin de modérer leur passion, ne faisaient que les exciter au meurtre, il leur conseilla d’adoucir au moins l’horreur de leur acte par le choix du moyen. Il eût mieux valu, leur disait-il, suivre ses premiers conseils, mais puisqu’ils avaient décidé d’immoler leur frère, ils seraient moins criminels en obéissant au plan qu’il allait maintenant leur donner ; sans doute, ce plan acceptait l’acte qu’ils avaient décidé d’accomplir ; mais la façon serait autre et, mal pour mal, le crime plus léger. Il entendait qu’ils ne missent pas à mort leur frère de leurs propres mains, mais qu’ils le précipitassent dans la citerne prochaine, où ils le laisseraient périr ; ils y gagneraient de ne pas souiller leurs mains de son sang. Les jeunes gens y consentirent et Roubel, ayant saisi l’adolescent, le lie au moyen d’une corde et le fait descendre doucement dans la citerne qui se trouvait suffisamment sèche. Cela fait, il s’en va en quête de terrains propres aux pâturages.

3[2]. Joudas[3], qui était également fils de Jacob, vit alors passer des Arabes de la race des Ismaélites, qui portaient, des parfums et des marchandises syriennes de la Galadène aux Égyptiens ; après le départ de Roubel, il conseille à ses frères de faire remonter Joseph pour le vendre aux Arabes ; envoyé ainsi le plus loin possible, il mourrait chez des étrangers et eux-mêmes seraient purifiés de toute souillure. L’avis leur plaît et ils vendent aux marchands pour vingt mines Joseph, qu’ils retirent de la citerne : il avait alors dix-sept ans. Roubel revient de nuit à la citerne, résolu de sauver Joseph à l’insu de ses frères ; et comme celui-ci ne répondait pas à ses appels, craignant qu’ils ne l’eussent tué après son départ, il accable ses frères de reproches. Mais ils lui disent ce qui s’est passé, et Roubel cesse de se lamenter.

4. Après que Joseph eut ainsi été traité par ses frères, ils cherchèrent comment ils pourraient se mettre à l’abri des soupçons paternels ; ils songèrent à la tunique dont Joseph était revêtu quand il vint près d’eux et dont ils l’avaient dépouillé pour le faire descendre dans la citerne ; ils résolurent de la mettre en pièces, de la tacher de sang de bouc et d’aller la porter à leur père en lui donnant à croire que les bêtes avaient déchiré son fils. Ils firent ainsi et s’en vinrent auprès du vieillard, qui avait déjà[4] eu connaissance du malheur de son fils, et lui dirent qu’ils n’avaient pas vu Joseph et ne savaient ce qui lui était advenu, mais qu’ils avaient trouvé cette tunique sanglante et lacérée, ce qui leur avait fait supposer qu’il était mort, surpris par les bêtes féroces, si toutefois c’était couvert de ce vêtement qu’on l’avait fait partir de la maison, Jacob, qui caressait l’espoir plus doux que son fils avait été vendu comme esclave, abandonna cette conjecture, songeant que la tunique était un témoignage manifeste de sa mort ; car il savait que Joseph en était vêtu quand il l’avait envoyé chez ses frères, et désormais il pleura l’enfant comme s’il était mort. Telle était son affliction qu’on l’eût cru le père d’un fils unique, ne trouvant aucune consolation dans les autres ; il se figurait qu’avant d’avoir pu rencontrer ses frères, Joseph avait été anéanti par les bêtes féroces. Il demeurait assis, couvert d’un cilice, appesanti dans son chagrin ; ni ses fils, par leurs exhortations, n’adoucissaient son humeur, ni lui-même ne parvenait à lasser sa douleur.



Chapitre IV.

1. Joseph chez Putiphar. — 2. La femme de Putiphar. — 3. Ses instances auprès de Joseph. — 4. Chasteté de Joseph. — 5. Vengeance de la femme de Putiphar.

1[5]. Joseph, vendu par les marchands, fut acheté par Pétéphrès (Putiphar)[6], un Égyptien, chef des bouchers du roi Pharaôthès ; cet homme le tint en parfaite estime, lui donna une éducation libérale, lui accorda de vivre dans une condition bien supérieure à celle d’un esclave, confia à sa surveillance toute sa fortune. Joseph jouissait de ses bienfaits sans que la vertu qui l’ornait subit d’éclipse par suite de ce changement ; il montra que la véritable sagesse peut triompher des épreuves de la vie et qu’elle ne s’accommode pas seulement de la prospérité due au hasard.

2. En effet, la femme de son maître se prit d’amour pour lui à cause de sa beauté et de l’habileté dont il témoignait dans les affaires ; elle pensa que, si elle lui manifestait cet amour, elle le persuaderait aisément d’entretenir des relations avec elle, et qu’il regarderait comme une bonne fortune de se voir désiré par sa maîtresse ; elle le considérait sous les dehors actuels de la servitude et non selon les sentiments où il était demeuré en dépit du changement de sa condition. Elle lui découvrit sa passion et parla même de la satisfaire ; mais Joseph rejeta sa demande, estimant qu’il n’était pas permis d’avoir pour elle cette complaisance qu’il estimait injuste et outrageante à l’égard de celui qui l’avait acheté et jugé digne de tant de faveurs. Il l’engagea à surmonter sa faiblesse, en faisant ressortir l’impossibilité de donner satisfaction à cette passion, laquelle finirait par s’apaiser, puisqu’il n’y avait point d’espoir ; pour lui, il supporterait tout plutôt que de se laisser entraîner à ce crime ; car, enfin, si un esclave ne doit rien faire qui contrarie sa maîtresse, en de telles circonstances une infraction à ces règles était parfaitement excusable. Mais le désir de la femme ne fit que s’irriter davantage devant cette résistance inattendue de Joseph, et, comme elle était étrangement tourmentée par son mal, elle fit une nouvelle tentative pour arriver à ses fins.

3. Un jour qu’une fête publique s’apprêtait[7], où la loi prescrivait aux femmes de se joindre à l’assemblée, elle prétexta envers son mari une maladie, car elle cherchait l’isolement et une occasion favorable pour renouveler ses instances auprès de Joseph. Cette occasion s’étant trouvée, elle lui tient un langage bien plus pressant encore que la première fois : il eût mieux valu pour lui céder à ses premières instances, sans faire d’objection, sensible à la confusion de la solliciteuse et à l’excès de cette passion qui force une maîtresse à s’abaisser au-dessous de sa dignité ; maintenant encore il serait plus avisé en acquiesçant et il réparerait son étourderie de naguère. Que s’il n’attendait qu’une seconde sollicitation, voici qu’elle l’avait faite et avec plus d’ardeur encore : elle avait prétexté une maladie ; à la fête et à la réunion elle avait préféré un entretien avec lui ; et si c’était la défiance qui l’avait fait repousser ses premières raisons, la preuve qu’il n’y avait point de sa part perfidie, c’est qu’elle y persistait. Il pouvait s’attendre non seulement à goûter les félicités présentes, dont il jouissait dès maintenant, en se prêtant à son caprice, mais à obtenir encore de plus grands biens par sa soumission ; en revanche, c’était son inimitié et sa haine qu’il s’attirait, en faisant fi de cette faveur et en aimant mieux passer pour chaste que de plaire à sa maîtresse. Car cela ne lui servirait de rien, au cas où elle irait l’accuser et le charger par des affirmations mensongères auprès de son mari : Pétéphrès serait plus sensible à ses paroles qu’à celles de Joseph, si véridiques qu’elles pussent être.

4. Malgré les discours de cette femme et ses pleurs, ni la pitié ne put le déterminer à manquer de retenue, ni la crainte l’y contraindre ; il résista à ses supplications et ne céda pas devant ses menaces, aimant mieux souffrir injustement et s’exposer aux châtiments les plus pénibles que de profiter des circonstances par une faiblesse qui lui attirerait une mort méritée. Il lui rappelait son mariage et la vie conjugale, et la suppliait d’accorder plus à ces

sentiments qu’à une aventure de passion éphémère ; celle-ci amènerait le remords, qui la ferait souffrir de sa faute sans la réparer, sans compter la crainte d’être prise sur le fait…[8] ; tandis que la vie commune avec son mari comportait des jouissances sans danger. Il ajoutait l’avantage d’une conscience pure devant Dieu et devant les hommes ; elle aurait plus d’autorité sur lui, si elle demeurait honnête et elle userait envers lui de ses droits de maîtresse, mais non pas s’ils avaient manqué ensemble à la chasteté : il valait bien mieux puiser sa hardiesse dans la notoriété d’une vie bien vécue que dans la dissimulation du crime.

5[9]. Par ces paroles et bien d’autres analogues, il s’efforçait de contenir l’élan de cette femme et de ramener sa passion à la raison ; mais elle ne mit que plus de violence dans son ardeur et, portant les mains sur lui, désespérant de le persuader, elle prétendait lui faire violence. Joseph, irrité, s’échappe en lui abandonnant son manteau, qu’elle avait saisi et qu’il lui laissa pour se précipiter hors de la chambre ; alors elle craignit fort qu’il n’allât parler à son mari et, blessée au vif de l’outrage, résolut de prendre les devants et d’accuser faussement Joseph auprès de Pétéphrès ; elle pensa qu’en le punissant ainsi de l’avoir si cruellement dédaignée et en l’accusant d’avance, elle agirait tout ensemble en personne avisée et en femme. Elle s’assit alors, les yeux baissés de honte et toute bouleversée, me disant dans sa colère de faire attribuer à une tentative de viol le chagrin que lui causait en réalité l’échec de sa passion. Quand son mari arriva et, troublé de la voir ainsi, lui en demanda la raison, elle commença à accuser Joseph : « Il faut que tu meures, dit-elle, Ô mon époux, ou que tu châties cet esclave scélérat, qui a voulu déshonorer ta couche ; il n’a su rester sage, en se souvenant de ce qu’il était quand il est arrivé dans notre demeure et des bienfaits qu’il a reçus de ta bonté. Lui, qui serait un ingrat de ne pas se conduire d’une façon irréprochable avec nous, il a formé le dessein d’insulter à tes droits d’époux et cela pendant une fête où il a épié ton absence ; ainsi, toute la réserve qu’il montrait auparavant, c’était la crainte de toi qui la lui dictait et non une vertu naturelle. S’il en est arrivé là, c’est pour être parvenu aux honneurs contre tout mérite et toute espérance : il fallait bien qu’un homme admis à prendre la surveillance de tes biens et leur administration, de préférence aux anciens serviteurs, finît par porter la main jusque sur ta propre femme ».

Ayant cessé de parler, elle lui montra le manteau, prétendant que Joseph l’avait laissé entre ses mains quand il essayait de lui faire violence. Pétéphrès, devant les pleurs de sa femme, son récit et ce qu’il vit, ne put se montrer incrédule ; donnant plus qu’il ne devait à son amour pour elle, il ne se soucia pas de rechercher la vérité. Il loua la vertu de sa femme et, estimant Joseph coupable, il jeta ce dernier dans sa prison des criminels et quant à sa femme, il ne fut que plus fier d’elle, se portant garant de sa décence et de sa chasteté.



Chapitre V.

1. Joseph en prison — 2. Songe de l’échanson du roi. — 3. Songe du panetier. — 4-5. Songes de Pharaon. — 6. Joseph les interprète. — 7. Joseph ministre de Pharaon.

1[10]. Joseph, dans tous ces événements, s’en remit entièrement à Dieu, et ne voulut ni se défendre ni dévoiler la vérité sur ce qui c’était passé ; il souffrit en silence ses liens et sa contrainte, et se consolait en songeant que Dieu l’emporterait sur ceux qui l’avaient enchaîné, lui qui savait le motif de sa disgrâce et la vérité ; il connut bientôt en effet les marques de la Providence divine. Le geôlier, considérant de quelle diligence et de quelle fidélité il faisait preuve dans les emplois où il l’avait commis, touché aussi de la dignité de ses traits, lui ôte ses chaînes et lui rend son infortune plus tolérable et plus légère ; il lui accorde un traitement plus doux que celui des prisonniers. Ceux qui étaient réunis dans la même prison, à chaque relâche de leurs pénibles travaux, se mettaient à converser, ainsi qu’il arrive entre compagnons d’infortune, et se demandaient réciproquement les motifs de leurs condamnations. L’échanson du roi, d’ailleurs très estimé de lui, et qu’il avait fait mettre aux fers dans un moment de colère, portait les mêmes entraves que Joseph et se lia d’autant plus intimement avec lui ; comme il lui parut d’une intelligence extraordinaire, il lui raconta un songe qu’il avait eu et le pria de lui en indiquer le sens, se plaignant qu’outre le chagrin de sa disgrâce, la divinité l’accablât encore de songes troublants.

2. Il dit qu’il avait vu pendant son sommeil trois ceps de vigne, dont chacun soutenait une grappe de raisins ; ces raisins étaient déjà grands et mûrs pour la vendange ; lui-même les pressait dans une coupe que tenait le roi ; et, après avoir fait couler goutte à goutte le moût, il le donnait à boire au roi, qui l’acceptait de bonne grâce. Telle était sa vision et il désirait que Joseph, si quelque perspicacité lui avait été départie, lui indiquât ce que cette vision présageait. Celui-ci l’invite à avoir bon courage et à attendre dans trois jours son élargissement, car le roi avait réclamé son ministère et le rétablirait dans ses fonctions. Il lui expliquait que le fruit de la vigne était un bien que Dieu procurait aux hommes ; car il est offert à Dieu en libation et il sert aux hommes de gage de confiance et d’amitié, il défait les haines et délivre des souffrances et des chagrins ceux qui le portent à leur bouche et les induit au plaisir : « Ce jus, me dis-tu, provenant de trois grappes que tu as exprimées de tes mains, le roi l’a accepté : eh bien ! c’est là pour toi une agréable vision ; elle t’annonce la délivrance de ta présente captivité dans autant de jours que tu vendangeas de ceps pendant ton sommeil. Cependant, quand tu en auras fait l’expérience, souviens-toi de celui qui t’a prédit ton bonheur : une fois en liberté, ne me regarde pas avec indifférence dans la situation où ton départ me laissera, toi qui marcheras vers le bonheur que je t’ai annoncé. C’est sans avoir commis aucune faute que je suis dans ces chaînes, c’est à cause de ma vertu et de ma chasteté que j’ai été condamné à subir le châtiment des criminels ; même l’attrait de mon propre plaisir n’a pu me faire désirer le déshonneur de celui qui m’a traité ainsi ». L’échanson n’avait qu’à se réjouir, comme on peut croire, de cette interprétation du songe et qu’à attendre l’accomplissement de la prédiction.

3[11]. Un autre esclave, le chef des boulangers du roi, avait été incarcéré avec l’échanson ; quand Joseph eut expliqué la vision de ce dernier, plein d’espoir (car il se trouvait avoir eu, lui aussi un songe), il pria Joseph de lui dire également ce que pouvaient signifier ses visions de la nuit passée. Voici ce qu’il avait vu : « Il me semblait, dit-il, que je portais trois corbeilles sur la tête, deux pleines de pains, la troisième de poisson et de mets variés, tels qu’on en apprête pour les rois : des oiseaux descendirent en volant et dévorèrent le tout sans se soucier des efforts que je faisais pour les écarter ». Notre homme s’attendait à ce qu’on lui prédit la même chose qu’à l’échanson : mais Joseph, après avoir concentré ses réflexions sur le songe, lui dit qu’il aurait bien voulu avoir de bonnes choses à lui interpréter et non ce que le songe lui découvrait ; il lui déclare qu’il n’a plus que deux jours à vivre : le nombre des corbeilles l’indiquait. Le troisième jour, il sera mis en croix, et servira de pâture aux oiseaux, sans pouvoir se défendre. Tout s’accomplit, en effet, comme Joseph l’avait prédit à tous les deux : au jour annoncé, le roi, célébrant son anniversaire par des sacrifices, fit crucifier le chef des boulangers ; quant à l’échanson, il le fit sortir des fers et le rétablit dans ses fonctions antérieures.

4. Joseph était depuis deux ans dans les tourments de la captivité sans que l’échanson, au souvenir de ses prédictions, lui fût venu en aide, quand Dieu le fit sortir de prison : voici comment il procura sa délivrance. Le roi Pharaôthès eut le même soir deux songes et ensemble l’explication de chacun d’eux[12] ; il oublia l’explication, mais retint les songes. Chagriné de ces visions qui lui paraissent fâcheuses, il convoque, le lendemain, les plus savants des Égyptiens, désireux d’avoir l’explication de ces songes. Mais devant leur embarras, le trouble du roi augmente encore. L’échanson, voyant la perplexité de Pharaôthès, vient à se souvenir de Joseph et de l’intelligence qu’il avait des songes ; il s’avance, il parle de Joseph, raconte la vision qu’il avait eue lui-même en prison, sa libération, prédite par Joseph ; comment le même jour, le chef des boulangers avait été crucifié et comment cet événement aussi s’était produit conformément à l’interprétation divinatrice de Joseph. Il ajoute ce dernier avait été emprisonné comme esclave par Pétéphrès, le chef des bouchers ; cependant, à l’en croire, il appartenait à l’élite de la race des Hébreux et avait pour père un homme illustre. Le roi devait donc le mander, ne pas juger de lui par le malheureux état où il se trouvait actuellement, et il apprendrait ce que signifiaient ses songes. Le roi ordonne qu’on amène Joseph en sa présence ; les messagers reviennent en l’amenant, après lui avoir donné leurs soins, selon les instructions du roi.

5[13]. Celui-ci le prit par la main. « Jeune homme, dit-il, puisque ta vertu et ton extrême intelligence me sont attestées par mon serviteur, les mêmes bons offices que tu lui as rendus, accorde-les à moi aussi en me disant ce que présagent ces songes que j’ai eus pendant mon sommeil ; je désire qu’aucune crainte ne t’empêche de parler, que tu ne me flattes point par des mensonges et par souci de plaire, si la vérité se trouvait pénible à dire. Il m’a semblé que je me promenais le long du fleuve et que j’y voyais des vaches grasses et d’une taille exceptionnelle, au nombre de sept ; elles sortaient du courant pour aller dans le bas-fond ; d’autres, égales en nombre aux premières, venaient du bas-fond à leur rencontre, celles-là extrêmement maigres et d’un aspect horrible ; elles dévorèrent les vaches grasses et grandes sans aucun profit[14], tant la faim les consumait, Après cette vision, je m’éveillai de mon sommeil, tout troublé, me demandant ce que j’avais vu là ; puis je m’endors de nouveau et j’ai un second rêve, bien plus étrange que le premier, et qui m’inspire encore plus de crainte et d’inquiétude. Je voyais sept épis issus d’une seule racine, la tête déjà lourde de grains, s’inclinant par suite de leur poids et de l’approche de la moisson, puis, auprès d’eux, sept autres épis misérables et tout secs, faute de rosée ; ceux-ci se mirent à dévorer et à engloutir les sept beaux épis, ce qui me frappa de terreur ».

6. Joseph répondit en ces termes : « Ce songe, ô roi, quoique vu sous deux formes, annonce un seul et même avenir. Ces vaches, animaux destinés à la charrue, dévorées par des vaches bien plus faibles, ces épis engloutis par de moindres épis prédisent à l’Égypte famine et disette succédant à une durée égale de prospérité ; ainsi la fertilité des premières années sera consumée par la stérilité des années qui suivront en nombre égal. Il sera difficile de remédier à la pénurie des vivres nécessaires. La preuve en est que les vaches maigres ont dévoré les vaches grasses sans avoir pu se rassasier. Cependant, ce n’est pas pour les affliger que Dieu fait voir l’avenir aux hommes ; c’est pour que, une fois avertis, ils emploient leur sagacité à atténuer les épreuves annoncées. Toi-même donc, en mettant en réserve les biens qui viendront dans la première période, tu adouciras pour les Égyptiens le fléau futur ».

7. Le roi admira le discernement et la sagesse de Joseph et, comme il lui demandait quelles mesures préventives il devait prendre pendant l’époque d’abondance en vue des temps qui la suivraient, afin de rendre plus supportable la période de stérilité, Joseph lui suggéra l’idée d’obliger les Égyptiens à ménager leurs biens et à s’abstenir de tout abus ; au lieu de dépenser en voluptueux leur superflu, ils devraient le réserver pour l’époque de disette. Il conseille également de prendre aux cultivateurs leur blé et de le de côté, ne leur distribuant que la quantité nécessaire à leur subsistance. Pharaôthès admira doublement Joseph, pour son explication du songe et pour ses avis : il l’investit de pleins pouvoirs pour exécuter ce qui serait utile au peuple égyptien, ainsi qu’au roi, estimant que celui qui avait trouvé la voie à suivre serait aussi le meilleur chef. Et Joseph, outre ce pouvoir, obtient du roi le droit de se servir de son anneau et de se vêtir de pourpre ; il allait en char par tout le pays, recueillant le blé des laboureurs[15], mesurant à chacun ce qu’il leur fallait pour ensemencer et se nourrir, sans révéler à personne pour quelle raison il agissait ainsi.



Chapitre VI.

1. Mariage et enfants de Joseph. La famine. — 2. Les fils de Jacob en Égypte. — 3. Discours de Ruben. — 4. Joseph renvoie ses frères. — 5. Nouveau voyage des fils de Jacob. — 6. Accueil de Joseph. — 7. La coupe de Benjamin. — 8. Discours de Juda. — 9. La reconnaissance.

1[16]. Joseph avait accompli sa trentième année ; il jouissait de tous les honneurs par la faveur du roi qui lui donna le nom de Psonthomphanèchos[17], en considération de son intelligence exceptionnelle : car ce mot signifie celui qui trouve les choses cachées. Il contracte de plus un mariage des plus considérables ; il épouse, en effet, la fille de Pétéphrès[18], un des prêtres d’Héliopolis ; elle était encore vierge et s’appelait Asénéthé[19]. Il en eut des fils avant la période de stérilité ; l’aîné, Manassès, c’est-à-dire qui fait oublier[20], parce que, arrivé à la prospérité, il trouvait l’oubli de ses infortunes ; le plus jeune, Éphraïm(ès), mot qui signifie celui qui restitue[21], parce qu’il avait été rétabli dans la liberté de ses ancêtres. Quand l’Égypte, selon l’interprétation des songes donnée par Joseph, eut passé sept ans dans une enviable prospérité, la famine s’abattit la huitième année, et, comme ce malheur frappait des gens qui ne l’avaient pas pressenti, tout le monde, plein d’affliction, afflua vers les portes de la maison du roi. Celui-ci appelait Joseph, qui leur distribuait du blé et fut nommé d’une commune voix le sauveur du peuple ; ces vivres, il ne les offrait pas seulement à ceux du pays, il était permis aussi aux étrangers d’en acheter, car Joseph pensait que tous les hommes, en vertu de leur parenté, devaient trouver appui auprès de ceux qui étaient dans la prospérité.

2[22]. Or, Jacob, lui aussi, envoie tous ses fils en Egypte pour acheter du blé (car la Chananée était dans une désolation profonde, le fléau s’étendant sur tout le continent) à la nouvelle que le

marché était ouvert même aux étrangers ; il ne retient que Benjamin, qui lui était né de Rachel et avait ainsi la même mère que Joseph. Les fils de Jacob, arrivés en Égypte, vont trouver Joseph et demandent à acheter des vivres ; car rien ne se faisait sans son avis, au point que, pour faire sa cour au roi avec profit, il fallait avoir soin de rendre ses hommages également à Joseph. Celui-ci reconnaît ses frères, qui ne se doutaient de rien quant à lui ; car c’était dans l’adolescence qu’il avait été séparé d’eux, et à l’âge où il était arrivé, ses traits s’étaient transformés et le leur rendaient méconnaissable[23] ; puis la hauteur de son rang empêchait qu’il pût seulement leur venir en la pensée. Il voulut éprouver d’une façon générale leurs sentiments. De blé, il ne leur en fournit pas et il prétendit que c’était pour espionner les affaires du roi qu’ils étaient venus, qu’ils arrivaient de différents pays et que leur parenté n’était qu’une feinte ; car il était impossible qu’un simple particulier eût pu élever tant d’enfants d’une si remarquable beauté, alors qu’il était difficile aux rois mêmes d’en élever autant. C’était pour avoir des nouvelles de son père et savoir ce qui lui était advenu après son propre départ qu’il agissait ainsi ; il désirait aussi se renseigner au sujet de Benjamin, son frère, car il craignait que, renouvelant sur lui la tentative dont il avait été lui-même victime, ils ne l’eussent fait disparaître de la famille.

3[24]. Quant à eux, ils étaient dans l’émoi et la crainte ; ils croyaient le plus grand danger suspendu sur leurs têtes, et ne songeaient en aucune façon à leur frère ; ils se disposèrent à se justifier de ses accusations. Roubel prit la parole, en qualité d’aîné : « Nous, dit-il, ce n’est point pour nuire que nous sommes venus ici, ni pour faire tort aux intérêts du roi ; nous cherchons à nous sauver et à échapper aux maux qui sévissent dans notre patrie, comptant sur votre générosité, qui, nous l’avons appris, met à la disposition, non seulement de vos concitoyens, mais même des étrangers, les provisions de blé ; car vous avez résolu de fournir à tous ceux qui le demandent de quoi subsister. Que nous soyons frères et qu’un même sang coule en nous, cela est manifeste, rien qu’à voir nos physionomies qui diffèrent si peu ; notre père est Jacob, un Hébreu ; nous, ses douze fils, nous lui sommes nés de quatre femmes. Tant que nous vivions tous, nous étions heureux. Mais depuis la mort d’un de nos frères, Joseph, le sort a mal tourné pour nous. Notre père a fait paraître une grande affliction à son sujet ; et pour nous, cette mort malheureuse et la douleur du vieillard nous font cruellement souffrir. Nous venons maintenant nous procurer du blé ; les soins à donner à notre père et la surveillance de la maison, nous les avons confiés à Benjamin, le plus jeune de nos frères. Tu n’as qu’à envoyer quelqu’un chez nous, pour savoir si j’ai dit le moindre mensonge ».

4[25]. C’est ainsi que Roubel essayait d’inspirer à Joseph une opinion favorable sur leur compte ; mais celui-ci, apprenant que Jacob vivait et que son frère n’avait pas péri, les fit pour le moment jeter en prison afin de les interroger à loisir ; le troisième jour, il les fait approcher : « Puisque, dit-il, vous affirmez avec énergie que vous êtes venus sans dessein de nuire aux intérêts du loi, que vous êtes frères et que vous avez pour père celui que vous dites, le moyen de me convaincre, c’est d’abord de me laisser comme otage l’un de vous, qui n’aura aucune violence à subir, et, une fois que vous aurez rapporté le blé chez votre père, de revenir chez moi en amenant avec vous le frère que vous déclarez avoir laissé là-bas : voilà qui m’assurera de la vérité ». Ceux-ci, devant ce surcroît d’infortune, se lamentaient et ne cessaient de se rappeler les uns aux autres, en gémissant, la malheureuse histoire de Joseph : Dieu les châtiait de leur attentat contre lui et leur attirait ces malheurs. Mais Roubel blâmait énergiquement ces vains regrets, qui ne pouvaient être d’aucune utilité pour Joseph ; il estimait résolument qu’il fallait supporter toutes les souffrances, car c’était une punition que Dieu leur infligeait. Voilà ce qu’ils se disaient les uns aux autres, sans se douter que Joseph entendait leur langage. La honte les envahit tous aux discours de Roubel, ainsi que le repentir de leur action, comme s’ils n’eussent pas eux-mêmes pris la décision pour laquelle ils jugeaient qu’ils étaient justement châtiés par Dieu[26]. Les voyant dans ce désarroi, Joseph saisi d’émotion, fond en larmes et, pour ne pas se faire connaître à ses frères, se retire, laisse passer quelque temps, puis revient près d’eux. Il retient Syméon comme gage da retour de ses frères et, leur ordonne de se munir, en partant, de leurs provisions de blé, après avoir commandé à l’intendant de mettre secrètement dans leurs sacs l’argent qu’ils avaient emporté pour faire acquisition du blé et de les libérer nantis de cet argent. Celui-ci exécuta ce qu’on lui avait prescrit.

5[27]. Les fils de Jacob, de retour en Chananée, annoncent à leur père ce qui leur est advenu en Égypte, comment on les a pris pour des gens qui venaient espionner le roi ; ils avaient eu beau dire qu’ils étaient frères et qu’ils avaient laissé le onzième à la maison, on ne les avait pas crus ; ils avaient dû laisser Syméon chez le gouverneur jusqu’à ce que Benjamin arrivât pour attester la véracité de leurs dires ; et ils étaient d’avis que leur père, sans s’effrayer de rien, envoyât le jeune homme avec eux. Jacob n’approuva nullement la conduite de ses fils, et, comme la détention de Syméon lui était pénible, il trouvait insensé de lui adjoindre encore Benjamin. Roubel a beau supplier et offrir en échange ses propres fils, afin que, s’il arrivait malheur à Benjamin pendant le voyage, le vieillard les mit à mort : il ne se rend pas à leurs raisons. Dans cette cruelle perplexité, ils furent encore bouleversés davantage par la découverte de l’argent caché au fond des sacs de blé. Mais ce blé qu’ils avaient apporté vint à manquer, et la famine les pressant davantage, sous l’empire de la nécessité, Jacob se décida à envoyer Benjamin avec ses frères ; car il ne leur était pas possible de revenir en Égypte, s’ils partaient sans avoir exécuté leurs promesses ; et comme le fléau allait empirant[28] tous les jours et que ses fils le suppliaient, il ne lui restait plus d’autre parti à prendre dans la circonstance. Joudas, d’un caractère habituellement hardi, prit la liberté de lui dire qu’il ne devait nullement s’inquiéter au sujet de leur frère, ni considérer avec défiance des choses sans gravité ; on ne pourrait rien faire à son frère sans l’intervention divine ; et ce qui lui arriverait pourrait tout aussi bien lui arriver s’il demeurait auprès de son père. Il ne fallait donc pas qu’il les condamnât ainsi à une perte certaine, ni qu’il les privât des vivres que Pharaôthès pouvait leur fournir, par une crainte déraisonnable à l’égard de son fils. Au surplus, il y avait à considérer le salut de Syméon ; hésiter à laisser partir Benjamin, c’était peut-être la perte de celui-là ; pour Benjamin, il devait s’en remettre à Dieu et à lui-même : ou bien il le ramènerait vivant, ou il perdrait la vie en même temps que lui. Jacob, se laissant convaincre, lui confie Benjamin et lui donne le double du prix du blé, avec les produits du pays chananéen, baume végétal, myrrhe, térébinthe et miel, pour les offrir à Joseph en présents. Il y eut beaucoup de larmes versées par le père et par les fils, lors de leur départ ; celui-là, en effet, se demandait si ses fils lui reviendraient vivants de ce voyage, et eux, s’ils trouveraient leur père en bonne santé, sans que le chagrin qu’ils lui causaient l’eût abattu. Toute la journée se passa pour eux dans la tristesse ; le vieillard, accablé, demeura chez lui, et ses fils s’en allèrent en Égypte, consolant leurs souffrances présentes par l’espoir d’un meilleur avenir.

6. Arrivés en Égypte, ils sont conduits auprès de Joseph ; ils étaient gravement tourmentés par la crainte qu’on ne les accusât à propos de l’argent du blé, en leur attribuant une fraude, et ils s’en défendaient de toutes leurs forces auprès de l’intendant de Joseph : c’était chez eux, assuraient-ils, qu’ils avaient trouvé l’argent dans les sacs, et ils venaient maintenant le rapporter. Mais comme celui-ci leur déclare qu’il ne sait même pas ce qu’ils veulent dire, ils sont délivrés de leur crainte. De plus, il relâche Syméon et veille à ce qu’il rejoigne ses frères. Cependant Joseph revenait de son service chez le roi ; ils lui offrent les présents et, comme il s’informait de leur père, ils lui dirent qu’il l’avaient laissé en bonne santé. Sachant ainsi qu’il vivait encore, il demande également, car il avait aperçu Benjamin, si c’était là leur plus jeune frère ; sur leur réponse affirmative, il s’écrie que Dieu veille sur toutes choses ; mais comme, dans son émotion, il allait pleurer, il se retire pour ne pas se trahir à ses frères ; puis il les convie à souper et on place leurs lits à table dans le même rang qu’ils occupaient chez leur père. Joseph les traite tous cordialement, en favorisant Benjamin d’une part doublet[29] de celle de ses voisins.

7[30]. Après le repas, quand ils furent allés dormir, il commanda à l’intendant de leur donner leurs mesures de blé, de cacher derechef dans leurs sacs l’argent destiné au paiement et de jeter, en outre, dans la charge de Benjamin la coupe d’argent où il avait coutume de boire ; il en usait ainsi pour éprouver[31] ses frères et savoir s’ils assisteraient Benjamin accusé de vol et en danger apparent, ou s’ils l’abandonneraient, satisfaits de leur propre innocence, pour s’en retourner chez leur père. L’intendant se conforme à ces instructions et, le lendemain, sans se douter de rien, les fils de Jacob s’en vont avec Syméon, doublement joyeux et d’avoir recouvré ce dernier et de pouvoir ramener Benjamin à leur père ainsi qu’ils s’y étaient engagés. Mais voici que des cavaliers les enveloppent, amenant avec eux le serviteur qui avait déposé la coupe dans le sac de Benjamin. Troublés de cette attaque inopinée des cavaliers, ils leur demandent pour quelle raison ils assaillent des hommes qui, peu de temps auparavant, avaient été honorés et traités en hôtes par le maître ; ceux-ci répondent en les traitant de misérables, qui, précisément, au lieu de conserver le souvenir de cette hospitalité bienveillante de Joseph, n’avaient pas hésité à se mal conduire à son égard : cette coupe dont il s’était servi pour porter leurs santés[32], ils l’avaient dérobée, et l’attrait de ce profit coupable l’emportait sur l’affection qu’ils devaient à Joseph et la crainte du danger qu’ils couraient si on les prenait sur le fait ; là-dessus, ils les menacent d’un châtiment prochain, car, en dépit de leur fuite après le vol, ils n’avaient pas échappé à Dieu, s’ils avaient pu tromper la surveillance de l’esclave de service. « Et vous demandez, disent-ils, le motif de notre présence ici, comme si vous l’ignoriez : eh bien ! vous en serez instruits bientôt par votre châtiment même. » C’est en termes analogues et d’autres encore plus violents que l’esclave les invectivait. Ceux-ci, ignorant ce qui se tramait contre eux, se moquaient de ces discours et s’étonnaient de la légèreté de langage avec laquelle cet homme osait porter une accusation contre des gens qui, loin de garder l’argent du blé retrouvé au fond des sacs, l’avaient rapporté, bien que personne n’en eût rien su : tant s’en fallait qu’ils eussent conçu de coupables desseins ! Cependant, croyant qu’une enquête les justifierait mieux que leurs dénégations, ils demandèrent qu’on s’y livrât et, au cas où il se trouverait un receleur, qu’on châtiât tout le monde ; n’ayant rien à se reprocher, ils pensaient qu’à parler librement ils ne couraient aucun danger. Les Égyptiens acceptèrent de faire ces recherches ; mais, disaient-ils, la punition ne frappera que celui qui sera reconnu l’auteur du larcin. Ils se mettent donc à fouiller et quand ils ont passé en revue tout le monde, ils arrivent en dernier lieu à Benjamin ; ils savaient fort bien que c’était dans son sac qu’ils avaient enfoui la coupe, mais ils voulaient que leur perquisition parût se faire rigoureusement.

Tous les frères donc, délivrés de tout souci personnel, n’avaient encore quelque inquiétude qu’à l’égard de Benjamin, mais ils se rassurèrent en songeant que celui-là non plus ne se trouverait pas en faute ; et même ils gourmandaient leurs persécuteurs pour l’obstacle qu’ils mettaient à un voyage qu’ils auraient pu pousser plus loin. Mais quand on eut cherché dans le sac de Benjamin et pris la coupe, ils se mirent aussitôt à gémir et à se lamenter et, déchirant leurs vêtements, déploraient le sort de leur frère, qui allait être châtié de son vol, et la déception qu’ils infligeraient à leur père touchant le salut de Benjamin. Ce qui aggravait encore leur désastre, c’était de se voir atteints au moment où ils croyaient déjà avoir échappé aux plus terribles aventures ; les malheurs arrivés à leur frère et le chagrin que leur père allait en éprouver, ils s’en disaient responsables, ayant contraint leur père, malgré sa répugnance, à l’envoyer avec eux.

8. Les cavaliers, s’étant saisis de Benjamin, l’amènent à Joseph, suivis de ses frères ; ce dernier, voyant Benjamin gardé à vue et les autres dans une tenue de deuil : « Quelle idée, dit-il, ô les plus méchants des hommes, vous êtes-vous donc faite de ma générosité ou de la providence divine pour avoir osé agir ainsi envers votre bienfaiteur et votre hôte ? » Ceux-ci s’offrent eux-mêmes au châtiment pour sauver Benjamin ; ils se reprennent à songer à leur attentat contre Joseph et ils s’écrient qu’il est plus heureux qu’eux tous ; s’il a péri, il est affranchi des misères de la vie, s’il vit encore, Dieu le venge de ses bourreaux ; ils ajoutent qu’ils font le malheur de leur père ; après ce qu’il avait souffert jusque-là pour Joseph, ils lui donnaient encore Benjamin à pleurer, et Roubel alors se répandait en reproches contre eux. Mais Joseph les relâche, disant qu’ils n’ont point fait de mal, et qu’il se contente du seul châtiment de l’enfant ; car il ne serait pas plus raisonnable, disait-il, de le relâcher, lui, parce que les autres sont innocents, que de faire partager à ceux-ci la peine de celui qui a commis le larcin ; ils pouvaient s’en aller, il leur promettait sauvegarde. Là-dessus, tous sont saisis d’épouvante et l’émotion leur ôte la parole, mais Joudas, celui qui avait déterminé leur père à envoyer le jeune homme, et qui en toute occurrence faisait preuve d’énergie, résolut, pour sauver son frère, d’affronter le danger[33] : « Sans doute, seigneur gouverneur, dit-il, nous sommes coupables envers toi d’une excessive témérité qui mérite un châtiment et il est juste que nous le subissions tous, encore que la faute n’ait été commise par nul autre que par le plus jeune d’entre nous. Cependant, quoique nous désespérions de le voir sauvé, un espoir nous reste dans ta bonté et nous promet que nous échapperons au danger. Et maintenant, sans te soucier de nous, sans considérer notre méfait, prends conseil de la vertu et non de la colère, qui s’empare des faibles par sa violence et les dirige non seulement dans les affaires importantes, mais même dans les circonstances les plus communes ; fais preuve contre elle de grandeur d’âme et ne te laisse pas dominer par elle jusqu’à mettre à mort ceux qui cessent désormais de lutter eux-mêmes pour conquérir leur propre salut, mais qui aspirent à le tenir de toi. Aussi bien, ce n’est pas la première fois que tu nous l’auras procuré ; déjà, quand nous sommes venus en hâte acheter du blé et nous approvisionner de vivres, tu nous a fait la faveur de nous permettre d’en emporter aussi pour ceux de notre maison, de quoi les sauver du danger de mourir de faim. Or, c’est tout un de prendre pitié de gens qui vont périr faute du nécessaire, ou de s’abstenir de punir des hommes qui ont eu l’air de pécher et qu’on a enviés pour l’éclatante générosité que tu leur as fait paraître ; c’est la même faveur, accordée toutefois d’une façon différente : tu sauveras ceux que tu as nourris à cet effet, et ces existences que tu n’as pas laissé anéantir par la faim, tu les préserveras par tes bienfaits ; car il serait admirable et grand tout ensemble, après nous avoir sauvé la vie, de nous donner encore dans notre détresse de quoi la conserver. Et je crois bien que Dieu voulait ménager une occasion de faire briller celui qui l’emporte en vertu, en amenant ainsi sur nous tous ces malheurs ; il voulait qu’on te vît pardonner tes injures personnelles à ceux qui t’ont offensé et que ta bonté ne parût pas s’exercer uniquement sur ceux qui, pour une autre raison, ont besoin d’être secourus ; car s’il est beau d’avoir fait du bien à ceux qui étaient dans le besoin, il est plus généreux de gracier ceux qui ont été condamnés pour avoir failli envers toi ; car, si le pardon accordé à des fautes légères, commises par négligence, mérite des éloges, demeurer sans colère devant des actes tels qu’ils mettent la vie du coupable à la merci de la vengeance de la victime, c’est se rapprocher de la nature de Dieu. Quant à moi, si notre père ne nous avait fait voir, à la façon dont il pleure Joseph, combien la perte de ses enfants le fait souffrir, je n’aurais pas plaidé, pour ce qui nous concerne, en faveur de notre acquittement ; si je n’avais voulu donner satisfaction à ton penchant naturel qui se complaît à laisser la vie sauve même à ceux qui n’auraient personne pour pleurer leur perte, nous nous serions montrés dociles à toutes tes exigences. En réalité, sans pleurer sur nous-mêmes, encore que nous soyons jeunes et que nous n’ayons pas encore joui de la vie, c’est par considération pour notre père et par pitié pour sa vieillesse que nous te présentons cette requête et que nous te demandons la vie que notre méfait a mise en ton pouvoir. Notre père n’est pas un méchant homme, et il n’a pas engendré des enfants destinés à le devenir ; c’est un homme de bien et qui ne mérite pas de pareilles épreuves ; en ce moment, le souci de notre absence le dévore ; s’il apprend la nouvelle et le motif de notre perte, il n’y résistera pas ; cela ne fera que précipiter sa fin, et l’ignominie de notre disparition attristera son départ de ce monde ; avant que notre histoire se répande ailleurs, il aura hâte de s’être rendu insensible. Entre dans ces sentiments et quelque irritation que nos torts te causent aujourd’hui, fais grâce à notre frère de la juste répression que ces torts méritent et que ta pitié pour lui soit plus efficace que la pensée de notre crime ; révère la vieillesse d’un homme qui devra vivre et mourir dans la solitude en nous perdant ; fais cette grâce en faveur du nom de père : car dans ce nom tu honoreras aussi celui qui t’a donné le jour et tu t’honoreras toi-même, toi qui jouis déjà de ce même titre ; en cette qualité, tu seras préservé de tout mal par Dieu, le père de toutes choses, et ce sera un témoignage de piété envers lui, relativement à cette communauté de nom, que de prendre pitié de notre père et des souffrances que lui causera la perte de ses enfants. Ainsi, ce que Dieu nous a donné, si tu as le pouvoir de nous le prendre, il t’appartient aussi de nous le conserver et d’avoir la même charité que Dieu lui-même : ayant ces deux manières d’exercer ta puissance, il te sied de la manifester dans des bienfaits et, au lieu de faire mourir, d’oublier les droits que cette puissance te confère comme s’ils n’existaient pas et de ne plus le concevoir que comme le pouvoir de gracier et de croire que plus on aura sauvé de gens, plus on se sera ajouté d’illustration à soi-même. Pour toi, ce sera nous sauver tous que de pardonner à notre frère cette malheureuse aventure ; nous ne pouvons plus vivre, s’il est puni ; car il ne nous est pas permis de retourner seuls sains et saufs chez notre père ; il faut que nous restions ici pour partager son supplice. Et nous te supplions, seigneur gouverneur, si tu condamnes notre frère à mort, de nous comprendre nous aussi dans son châtiment, comme si nous étions complices de son crime ; car nous ne nous résoudrons point à nous donner la mort de chagrin de l’avoir perdu, c’est en criminels comme lui que nous voulons mourir. Que le coupable soit un jeune homme qui n’a pas encore un jugement très assuré, et qu’il soit humain dans ces conditions d’accorder l’indulgence, je t’épargne ces arguments et je n’en dirai pas davantage[34] ; de la sorte, si tu nous condamnes, ce seront mes omissions qui paraîtront nous avoir attiré cet excès de sévérité, et si tu nous relâches, cet acquittement sera attribué à ta bonté éclairée ; car non seulement tu nous auras sauvés, mais tu nous auras procuré le meilleur moyen de nous justifier et tu auras plus fait que nous-mêmes pour notre propre salut. Mais si tu veux le faire mourir, punis-moi à sa place et renvoie-le à son père, ou s’il te plaît de le retenir comme esclave je suis plus propre à me mettre à ton service ; je suis donc mieux fait, comme tu vois, pour l’une et l’autre peine ». Alors Joudas, prêt à tout supporter pour le salut de son frère, se jette aux pieds de Joseph et fait tous ses efforts pour amollir sa colère et l’apaiser ; tous ses frères se prosternent et s’offrent à mourir pour sauver la vie de Benjamin.

9[35]. Joseph, vaincu par l’émotion et incapable de porter plus longtemps le masque de la colère, fait sortir d’abord ceux qui étaient là afin de se déclarer à ses frères seuls. Les étrangers partis, ils se fait connaître à ses frères et leur dit : « Je vous loue de votre vertu et et de la sollicitude dont vous entourez notre frère et je vous trouve meilleurs que je ne m’attendais d’après le complot que vous avez formé contre moi ; tout ce que j’ai fait là, c’était pour éprouver votre amitié fraternelle ; ce n’est donc pas à votre instinct que j’impute le mal que vous m’avez fait, c’est à la volonté de Dieu, qui nous fait maintenant goûter le bonheur, ainsi qu’il le fera à l’avenir s’il nous reste favorable. À la nouvelle inespérée que mon père vit encore, et en vous voyant ainsi disposés pour notre frère, je ne me souviens plus des fautes dont je vous ai sus coupables envers moi, je renonce aux sentiments de haine qu’elles m’inspiraient et je crois devoir vous rendre grâce, à vous qui avez servi à la réalisation présente des plans divins. Et vous aussi, je veux vous voir oublier tout cela et vous réjouir, puisque l’imprudence de jadis a eu un tel résultat, plutôt que de vous affliger dans la confusion de vos fautes. N’avez pas l’air de vous chagriner d’une méchante sentence portée contre moi et du remords qui vous en est venu, puisque vos desseins n’ont pas abouti. Réjouissez-vous donc de ce que Dieu a fait arriver : allez en informer notre père, de peur qu’il ne soit consumé d’inquiétudes à votre sujet et que je ne sois privé du meilleur de ma félicité s’il mourait avant qu’il pût venir en ma présence et prendre sa part de notre bonheur actuel. Vous l’emmènerez, lui et vos femmes et vos enfants et tous vos parents pour émigrer ici ; car il ne faut pas qu’ils restent étrangers à notre prospérité, ceux qui me sont si chers, surtout puisque la famine a encore cinq années à durer ». Ce disant, Joseph embrasse ses frères. Ceux-ci fondaient en larmes et déploraient la conduite qu’ils avaient eue à son égard : c’était presque comme un châtiment pour eux que la générosité de leur frère. Ils célèbrent alors des festins. Le roi apprit que les frères de Joseph étaient venus chez lui et il s’en réjouit fort comme d’un bonheur de famille ; il leur offrit des voitures remplies de blé, de l’or et de l’argent pour l’apporter à leur père. Ils reçurent plus de présents encore de Joseph, les uns destinés à leur père, les autres à chacun d’eux en particulier, et Benjamin fut le plus favorisé ; puis ils s’en retournèrent.


  1. Josèphe commet ici une erreur et une contradiction. D’après Gen., XXXV, 19, et d’après lui-même (supra I, § 343), il y avait longtemps que Rachel était morte ; il est vrai que l’interprétation du deuxième songe semblerait impliquer le contraire. D’ailleurs, tout ce discours de Ruben, comme, en général, tous ceux qu’on lira dans la suite, sont des fictions de rhéteur.
  2. Gen., XXXVII, 25.
  3. Dans la Bible (Gen., XXXV, 25), c’est tous les frères, et non Juda seul, qui voient passer les Ismaélites. Plus loin Josèphe ne parle pas non plus des Madianites dont il est question dans le chapitre de la Genèse.
  4. Ce détail ne se trouve pas dans le récit de la Genèse.
  5. Gen., XXXIX, 1.
  6. Hébreu : Pôtiphar.
  7. Légende qu’on retrouve dans le Talmud (Sôta, 36 b) et Gen. R., LXXXVII. Cette légende est destinée à expliquer le verset 11 du ch. XXXIX : et personne des gens de la maison ne se trouvait là. « Comment, dit le Talmud, se faisait-il qu’il n’y eût personne dans la maison d’un grand dignitaire comme Putiphar ? » On a enseigné dans le collège de R. Ismaël (IIe siècle ap. J.-C.) que ce jour-là était un jour de fête et que la femme de Putiphar prétexta une maladie pour rester à la maison.
  8. Le texte est ici corrompu. Les mots grecs ἀλλὰ χάριν… κακοῦ paraissent être une glose marginale sur la fin du paragraphe [T. R.]
  9. Gen. XXXIX, 12.
  10. Gen., XL, 1
  11. Gen., XL, 16
  12. Ce détail est étranger à la Bible et de nature midraschique.
  13. Gen., XLI, 15.
  14. Même observation que plus haut (§ 75, note).
  15. Whiston interprète naïvement, en vrai Anglais soucieux des droits individuels : « that is, bought it for Pharaoh at a very low price ». [T. R.].
  16. Gen., XLI, 45.
  17. Josèphe a lu ici comme la Septante. Avaient-ils sous les yeux un mot hébreu différent de celui que nous trouvons dans la Bible massorétique ? Il n’est pas nécessaire de le supposer, bien que nous lisions dans l’hébreu : Çaphnath Phanèah et non Psonthomphanèch. La preuve qu’il n’y a là qu’une différence de simple lecture et non de texte, c’est que l’explication que donne Josèphe de ce surnom, à savoir : « celui qui trouve les choses cachées », concorde avec l’étymologie implicite du mot hébreu Çaphnath (Çâphoun, caché) qui n’est lui-même peut-être qu’une transcription approximative d’un mot égyptien.
  18. Hébreu : Pôtiphéra.
  19. En hébreu : Acenath
  20. En grec ἐπίληθος. Même expression que dans la Septante (Gen., XLI, 51) : ὅτι ἐπιλαθέσθαι με, traduisant l’hébreu בי נשני אלהים.
  21. En grec ἀποδίδους. Cette traduction que donne Josèphe du nom d’Ephraïm s’écarte singulièrement de l’étymologie donnée par la Bible elle-même et à peu près suivie par les LXX. Josèphe se réfère, non pas au verbe hébreu פיה « multiplier », mais certainement au verbe פיע qui signifie « payer ». Cette acception du mot פיע « payer » est d’ailleurs post-biblique. Mais ce procédé d’étymologies arbitraires est courant chez les agadistes, au milieu desquels Josèphe a vécu dans sa jeunesse.
  22. Gen. XLI, 1.
  23. Cf. Baba Meçia, 39 b ; Ketoubot, 27 b ; Yebamot, 88 a ; Gen. R., XCIX, où Rab Hisda (Amora babylonien mort en 309) explique que Josèphe reconnut ses frères, parce qu’ils étaient déjà barbus quand il les quitta, tandis que lui était imberbe à cette époque.
  24. Gen. XLII, 10.
  25. Gen., XLII, 17.
  26. Nous conservons, avec Naber, la leçon de la majorité des mss. (ὥσπερ οὐκ αὐτῶν), mais nous avouons ne pas bien comprendre la pointe.
  27. Gen., XLII, 29.
  28. Gen., XLIII, 1.
  29. L’Écriture dit quintuple (v. 34)
  30. Gen., XLIV, 1.
  31. Cette explication est analogue à celle que donne Philon, De Josepho, M., II, § 39, p. 74 : πάντα δ’ἦσαν ἀπόπεισαι,… πῶς ἔχουσι τοῦ τῆς χώρας ἐπιτρόπυ σκοποῦντας, εὐνοίας πρὸς ὁμομήτιον ἀδελφόν « Tout cela, c’étaient des épreuves pour voir quels sentiments les animaient, en présence du gouverneur du pays, à l’égard de son frère de même mère ».
  32. Dans l’Écriture, la coupe de Joseph lui sert à des pratiques de magie (XLIV, 5).
  33. Gen., xliv, 16.
  34. Cela est bien heureux pour le lecteur de ce verbiage [T. R.].
  35. Gen., xlv, 1.