Antiquités judaïques/Livre II/4

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Chapitre VII.

1. Joie de Jacob. – 2-3. Vision du puits du Serment. — 4. Dénombrements des fils et petits-fils de Jacob. — 5. Jacob en Égypte. — 6. Son entrevue avec Pharaon. — 7. Nouveau régime des terres en Égypte.


1[1]. Lorsqu’à l’arrivée de ses enfants, Jacob apprend l’histoire de Joseph, comment non seulement il a échappé à la mort, lui qu’il passait sa vie à pleurer, mais qu’il vivait avec une éclatante fortune, partageant avec le roi le gouvernement de l’Egypte et en ayant en mains presque toute la surveillance, aucune de ces nouvelles ne lui parait invraisemblable, quand il songe à la grande puissance de Dieu et à sa bienveillance envers lui, encore qu’elle eût éprouvé une interruption, et il s’empresse aussitôt d’aller retrouver Joseph.

2[2]. Arrivé au puits du Serment, il offre un sacrifice à Dieu, et craignant que la prospérité où était l’Egypte ne rendit si séduisante à ses fils l’idée d’y demeurer que leurs descendants renonceraient à retourner en Chananée pour en prendre possession selon la promesse de Dieu, et qu’ayant effectué ce voyage en Égypte sans l’assentiment de Dieu, sa race ne fût anéantie, au surplus, appréhendant de mourir avant d’avoir vu Joseph, c’est en agitant en lui-même ces réflexions qu’il s’endort.

3. Dieu lui apparaît, l’appelle deux fois par son nom et, comme Jacob lui demande qui il est : « En vérité, dit-il, il ne convient pas que tu méconnaisses celui qui a toujours protégé et secouru tes ancêtres et toi-même après eux. Quand tu étais privé du royaume par ton père, c’est moi qui t’ai fait obtenir celui-ci ; c’est grâce à ma bienveillance, que, envoyé tout seul en Mésopotamie, tu as eu le bonheur de faire d’heureux mariages et que tu as emmené à ton retour beaucoup d’enfants et de grandes richesses. Et si toute ta famille t’a été conservée, c’est par ma providence ; celui de tes fils que tu croyais mort, Joseph, je l’ai élevé à une fortune encore plus grande, je l’ai fait le maître de l’Égypte, où c’est à peine s’il se distingue du roi. Je viens maintenant te servir de guide pendant ce voyage et t’apprendre que tu finiras ta vie dans les bras de Joseph ; et je t’annonce une longue période de suprématie et de gloire pour tes descendants, que j’établirai dans le pays que j’ai promis ».

4. Encouragé par ce songe, c’est avec plus d’ardeur qu’il part pour l’Égypte en compagnie de ses fils et des enfants de ses fils ; ils étaient en tout soixante-dix. Je n’avais pas jugé à propos d’indiquer leurs noms, d’autant qu’ils sont difficiles ; mais pour protester contre ceux qui n’admettent pas que nous soyons originaires de Mésopotamie et nous croient Égyptiens[3], j’ai cru nécessaire de les transcrire. Donc Jacob avait douze fils, parmi lesquels Joseph était parti à l’avance. Nous allons indiquer ceux qui le suivirent ainsi que leurs descendants. Roubel avait quatre fils : Anôch(ès), Phallous[4], Assaron[5], Charmis ; Syméon, six : Joumèl(os)[6], Jamîn(as), Pouthod(os)[7], Jachîn(os), Soar(os), Saoul(os) ; Lévis eut trois fils : Gersom(ès)[8], Kaath(os), Marair(os)[9] ; Youdas en eut trois : Salâs[10], Pharés(os), Zaras(os)[11] ; il deux petits-fils de Pharés(os), Esrôn(os) et Amyr(os). Isacchar(os) eut quatre fils : Thoulâs, Phouâs, Jasoub(os), Samarôn(os) ; Zaboulon en emmenait trois : Sarad(os), Elon, Jalèl(os). Telle était la progéniture de Lia. Avec elle venait aussi sa fille Dîna. En tout trente-trois personnes. Rachel avait deux fils : l’un, Joseph, eut, pour fils Manassès et Ephraïm ; l’autre, Benjamin, en eut dix : Bolosor, Bacchar(ès), Asabèl(os), Géraos, Naïémam(ès), Jès, Arôs, Momphis, Opphis, Arad(os). Ces quatorze personnes, ajoutées aux précédentes, donnent le total de 47. Telle était la descendance légitime de Jacob. Il eut encore de Balla, la servante de Rachel, Dan(os) et Nepthalès ; ce dernier était accompagné de quatre fils : Elièl(os), Gounis, Issarès et Sellim(os) ; Dan eut un enfant unique, Ousis. En les ajoutant aux précédents, on atteint le nombre de 54. Gad et Aser étaient fils de Zelpha, servante de Lia. Gad emmenait sept fils : Saphônias, Augis, Sounis, Zabon, Irénès, Erôédès, Arièl(os). Aser avait une fille et six fils, qui s’appelaient Jômnès, Isous, Isouis, Baris, Abar(os), et Melchièl(os). En ajoutant ces seize-là aux 54, on atteint le nombre indiqué ci-dessus, non compris Jacob.

5. Joseph apprend l’arrivée de son père, car son frère Joudas avait pris les devants pour lui annoncer sa venue ; il sort pour aller à sa rencontre, et le rejoint à Héroopolis. Dans sa joie soudaine et immense, Jacob pensa mourir ; mais Joseph le ranima ; lui-même ne fut pas assez maître de lui pour résister à cette émotion du plaisir ; néanmoins il ne fut pas, comme son père, vaincu par elle. Ensuite il prie son père d’avancer doucement ; lui-même prend cinq de ses frères et s’empresse d’aller vers le roi pour lui annoncer l’arrivée de Jacob avec sa famille. Celui-ci eut plaisir à cette nouvelle et pria Joseph de lui dire quel genre de vie ils aimaient à suivre, afin qu’il pût leur donner les mêmes occupations. Joseph lui dit qu’ils étaient d’excellents bergers et qu’ils ne s’adonnaient à aucun autre métier qu’à celui-là ; il prenait ainsi ses précautions pour qu’on ne les séparât point et que, se trouvant réunis ensemble, ils prissent soin de leur père ; de plus, ils se feraient bien voir des Égyptiens en ne se livrant à aucun des travaux de ceux-ci ; car il était défendu aux Égyptiens de s’occuper des pâturages.

6. Quand Jacob fut arrivé auprès du roi, qu’il l’eut salué et qu’il eut exprimé ses vœux pour son règne, Pharaôthès lui demanda combien de temps il avait déjà vécu. Il répondit qu’il avait cent trente ans, et et le roi admira Jacob pour son grand âge. Comme celui-ci expliqua qu’il avait vécu moins d’années que ses ancêtres, il lui permit d’aller demeurer à Héliopolis[12] avec ses enfants ; c’était là aussi que ses propres bergers avaient leurs pâturages.

7. La famine chez les Égyptiens commençait à prendre de l’intensité et le fléau leur causait des embarras croissants ; le fleuve n’arrosait plus la terre, car ses eaux n’augmentaient pas et Dieu n’envoyait pas de pluie[13] ; dans leur ignorance, ils n’avaient fait aucun préparatif. Joseph leur cédait le blé contre argent ; quand l’argent leur fit défaut, ils achetèrent le blé avec leurs troupeaux et leurs esclaves ; ceux qui avaient, en outre, quelque terre allaient l’offrir pour acquérir des vivres ; et c’est ainsi que le roi devint maître de toute la contrée et qu’ils furent transportés de côté et d’autre afin d’assurer au roi la propriété de leurs terres, sauf celles des prêtres : ceux-ci gardèrent leurs domaines. Le fléau n’asservit pas seulement leurs corps, mais aussi leurs pensées et les astreignit désormais à des moyens d’existence humiliants. Mais, quand le mal s’apaisa et que le fleuve s’épandit sur la terre, qui produisit des fruits en abondance, Joseph se rendit dans chaque ville, et convoquant la foule, il leur fit don pour toujours des terres qu’ils avaient cédées au roi et que celui-ci aurait pu posséder et exploiter à lui seul ; il leur recommanda de les bien travailler dans l’idée qu’elles étaient leur propriété et de donner le cinquième des fruits au roi en échange de cette terre qu’il leur concède et qui vient de lui. Ainsi, devenus, sans y compter, propriétaires de ces terres, ils furent saisis de joie et promirent de se conformer à ces prescriptions. De cette façon, la considération dont Joseph jouissait auprès des Égyptiens grandit encore, et il accrut l’affection que ceux-ci portaient au roi. Cette loi qui les imposait du cinquième des fruits persista tous les rois suivants[14].



Chapitre VIII.

1. Mort et sépulture de Jacob. — 2. Mort de Joseph.

1[15]. Après avoir passé dix-sept ans en Égypte, Jacob, étant tombé malade, meurt en présence de ses enfants ; à ses fils il souhaite d’acquérir des richesses et leur annonce prophétiquement comment chacun de leurs descendants ira habiter la Chananée, ce qui arriva, en effet, beaucoup plus tard. Quant à Joseph, il le loue longuement de n’avoir point gardé rancune à ses frères, même de s’être montré bon pour eux en les comblant de présents qu’on ne donnerait pas même pour remercier un bienfaiteur ; et il recommanda à ses propres fils de compter parmi eux les fils de Joseph, Ephraïm et Manassès, quand ils se partageraient la Chananée, événement dont nous parlerons ultérieurement. Cependant il exprima aussi le désir d’avoir sa sépulture à Hébron. Il meurt, après avoir vécu en tout cent quarante-sept ans : il ne fut inférieur à aucun de ses ancêtres pour la piété envers Dieu et obtint la récompense que méritait tant de vertu. Joseph, avec l’assentiment du roi, fait porter à Hébron le corps de son père et l’y ensevelit somptueusement. Ses frères ne voulaient pas s’en retourner avec lui, craignant qu’à la suite de la mort de leur père il ne tirât vengeance du complot dont il avait été victime ; car personne n’était plus là pour lui savoir gré de sa modération à leur égard ; mais lui leur persuade qu’ils n’ont rien à redouter et ne doivent pas le considérer avec défiance ; il les emmène avec lui, leur fait de grands dons et ne cesse de leur prodiguer ses attentions.

2[16]. Il meurt à son tour à l’âge de cent dix ans ; il avait eu des qualités admirables, dirigeant tout avec prudence et faisant de sa puissance un usage modéré : c’est là ce qui lui valut cette grande fortune qu’il fit chez les Égyptiens, quoiqu’il vint de l’étranger et eût éprouvé les misères dont nous avons parlé précédemment. Ses frères meurent aussi, après un séjour heureux en Égypte. Leurs corps furent portés quelque temps après par leurs descendants et leurs fils à Hébron, où ils les ensevelirent[17]. Quant aux ossements de Joseph, ce ne fut que plus tard, quand ils émigrèrent d’Égypte en Chananée, qu’ils les emportèrent, selon ce que leur avait fait jurer Joseph[18]. Comment chacun de ces événements arriva et par quels efforts ils s’emparèrent de la Chananée, je le montrerai après avoir rapporté les motifs pour lesquels ils quittèrent l’Égypte.

  1. Gen., XLV, 25.
  2. Gen., XLVI, 1.
  3. Josèphe est toujours préoccupé de répondre aux accusations que des autres de son temps portaient sur les Juifs, dont ils travestissaient l’histoire. Pour l’opinion qui faisait des Juifs des Egyptiens « impurs », voir le Contre Apion.
  4. Héb. : Phallou ; LXX : Φαλλός (Φαλλούς, Ex., VI, 14).
  5. Héb. : Heçrôn ; LXX : Ἀσρών.
  6. Héb. et LXX : Yemouël.
  7. LXX : Ἀώδ ; héb. : Ohad.
  8. LXX : Γεδσών.
  9. Héb. : Merari.
  10. Héb. : Selah ; LXX : Σηλώμ.
  11. Héb. : Zarah ; LXX : Ζαρά. Josèphe omet, dans la liste des fils de Juda, Er et Onan, qui sont nommés dans la Bible, mais qui meurent, d’ailleurs, en Chanaan (v. 12).
  12. La Bible ne parle ici que du pays de Gosen et de la terre de Ramsès ; mais Héliopolis (en hébreu On) était située sur le même territoire de la Basse Egypte.
  13. Déjà Reland a fait remarquer que cette dernière observation témoigne de peu de connaissance du climat de l’Égypte.
  14. Genèse, XLVII, 23. Orose, I, 8, reproduit ce renseignement. On en a souvent conclu qu’à l’époque ptolémaïque l’impôt foncier était du cinquième du revenu ; opinion contestée par Whiston et par Lumbroso (Économie politique de l’Égypte, p. 94) qui voient ici un fermage, non un impôt [T. R.].
  15. Gen., XLVII, 28 ; XLIX, 1.
  16. Gen. L, 26.
  17. Ceci ne se lit pas dans la Bible.
  18. Gen. L, 25.