Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre XIII

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Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 306-307).

Chapitre XIII.

Saint Bernard rappelle sommairement quels sont les moyens et la manière de cultiver la paix et la charité ; il dénonce l’instabilité des religieux qui passent d’un ordre à un autre.

30. J’aurais pu relever encore une multitude d’autres abus, car la matière n’est point épuisée, mais j’en suis empêché par l’appréhension que Épilogue. m’inspire une pareille besogne, et par l’empressement où vous êtes de partir, mon cher frère Oger[1] : car je vois que vous ne voulez ni attendre davantage ni vous en aller sans emporter cet opuscule quoiqu’à peine terminé. Cédant alors à vos désirs, je vous laisse partir et j’abrége mes discours, d’autant mieux que quelques mots qui ne troublent pas la paix sont beaucoup plus utiles qu’une multitude de paroles qui causent du scandale. Et, plaise à Dieu que le peu que j’ai écrit n’en cause Quel but saint Bernard s’est proposé en écrivant cet ouvrage. aucun, car je sais bien qu’en blâmant le vice je ne puis éviter d’offenser les vicieux. Pourtant il peut se faire, si Dieu le veut ainsi, que quelques-uns de ceux que je crains d’avoir blessés, me sachent gré de ce que j’ai fait, ce qui ne peut manquer d’arriver s’ils cessent d’être vicieux, si, par exemple, ils mettent un terme à leurs mordantes détractions et se refusent toute superfluité contraire à la règle ; si, persévérant dans ce qu’ils font de bien, ils ne condamnent point ceux qui font bien aussi, mais d’une autre manière ; si ceux qui se trouvent dans une bonne voie, ne jalousent point ceux qui sont engagés dans une voie meilleure et ne méprisent pas le bien que font les autres, parce qu’ils se figurent qu’ils font mieux eux-mêmes ; si ceux qui peuvent suivre la règle dans toute sa rigueur ne dédaignent pas et ne persécutent point ceux à qui ce serait chose impossible, et si ceux qui ne pourraient point la suivre se contentent de les admirer, sans essayer imprudemment de marcher sur leurs traces ; car s’il n’est pas permis à ceux qui ont voué quelque chose de plus parfait, de descendre à quelque chose qui le soit moins, sous peine d’apostasier : tout le monde ne doit pas non plus renoncer à une moindre perfection pour aspirer plus haut sans s’exposer à quelque chute.

31. Je sais bien qu’un certain nombre de religieux, appartenant à d’autres congrégations et à d’autres instituts, les ont quittés pour voler vers nous, ont frappé à la porte de notre ordre et y sont entrés. En agissant ainsi ils ont scandalisé leurs frères, et sont aussi venus porter le scandale chez nous, car s’ils les ont troublés les premiers par leur téméraire départ, ils ont également jeté le trouble parmi nous par leur misérable conduite. Mais pour avoir orgueilleusement méprisé le bien qu’ils pouvaient faire et présomptueusement aspiré à celui qui se trouvait Saint Bernard flétrit l’inconstance des religieux qui changent d’ordre. au-dessus de leurs forces, Dieu a justement dévoilé leur lâcheté par leur sortie, en permettant qu’ils quittassent impudemment ce qu’ils avaient imprudemment entrepris et qu’ils eussent la honte de revenir à ce qu’ils avaient eu la légèreté d’abandonner. En effet quand ils viennent à nous plutôt parce qu’ils ne peuvent plus rester dans leur ordre que parce qu’ils désirent entrer dans le nôtre, ils montrent ce qu’ils sont ; et, en passant avec inconstance et légèreté de chez nous chez vous ou de chez vous chez nous, ils donnent du scandale à vous, à nous et à tous les gens de bien. Aussi quoique nous connaissions certains religieux qui, sous l’inspiration de Dieu, ont entrepris avec courage ce que Dieu leur a fait la grâce de continuer avec plus de courage encore, il est plus sûr de persévérer dans le bien que nous avons commencé de faire que d’en commencer un que nous ne puissions point continuer. Mais ce que nous devons tous tenter également, c’est, suivant le conseil de l’Apôtre : « De faire avec charité tout ce que nous faisons (l Corinth., xvi, 14). » Voilà ce que je pense de votre ordre et du nôtre ; voilà le langage que je tiens à nos religieux aussi bien qu’aux vôtres, et ce que j’ai l’habitude de dire, non de vous mais à vous-même, comme vous pouvez l’attester mieux que qui que ce soit, de même que quiconque me connaît aussi bien que vous. Je loue et je publie ce qu’il y a de louable dans votre ordre, et s’il s’y trouve quelque chose de répréhensible, je vous conseille de le corriger ; c’est aussi l’avis que j’ai coutume de donner à mes autres amis : ce n’est point là agir en détracteur mais en ami, et je vous prie et vous conjure d’en agir toujours de même à mon égard.

  1. Cet Oger est le même que le chanoine régulier à qui sont adressées les lettres quatre-vingt-septième et suivantes. Saint Bernard dans sa lettre quatre-vingt-huitième, soumet ce livre à sa censure et à celle de Guillaume, abbé de Saint-Thierry.