Astronomie populaire (Arago)/XX/18

La bibliothèque libre.
GIDE et J. BAUDRY (Tome 3p. 247-253).

CHAPITRE XVIII

de l’intérieur de la terre


En considérant les grands phénomènes que nous offre la surface de notre planète, nous avons reconnu les traces évidentes de l’action du feu. La couche extérieure du globe nous est apparue comme une écorce solidifiée, présentant des exhaussements et des cavités dus à une sorte de lutte entre deux forces opposées ; une chaleur excessive dénoncée par les laves incandescentes que vomissent les volcans, un froid très-vif que signalent les cimes neigeuses des montagnes des Alpes, des Cordillères, de l’Himalaya, et des autres grandes chaînes dont nous avons mesuré les hauteurs et le volume. Ces chaînes de montagnes, ces fleuves majestueux qui s’échappent de leurs glaciers et roulent leurs flots impétueux jusqu’à l’Océan, ces immenses profondeurs des mers dont nous avons essayé de sonder les abîmes, ces continents dont l’âge est attesté par les rides ineffaçables que l’étude de leur configuration révèle, ce ne sont là que des accidents microscopiques sur l’immense scorie qui forme la croûte de la Terre..

L’idée de la chaleur centrale du globe terrestre n’est pas nouvelle. Descartes a écrit qu’à l’origine la Terre ne différait en rien du Soleil, sinon qu’elle était plus petite. Leibnitz s’est approprié cette hypothèse et a essayé d’en déduire le mode de formation des diverses enveloppes solides dont notre globe se compose. Nous avons vu (liv. xvii, chap. xxxii) que Buffon donna à la même supposition le poids de son éloquente autorité ; d’après ce grand naturaliste, les planètes du système solaire ne seraient que de simples parcelles du Soleil qu’un choc de comètes en aurait détachées, il y a quelques milliers d’années.

À l’appui de l’origine ignée de notre globe, Mairan et Buffon citaient déjà les hautes températures des mines profondes. Les observations modernes faites dans une multitude de mines, et celles de la température de l’eau des sources et des fontaines jaillissantes, venant de différentes profondeurs, s’accordent toutes pour donner un accroissement d’un degré centigrade pour environ trente mètres d’enfoncement. On trouvera ces observations réunies dans un chapitre de ma Notice sur les puits artésiens[1]. En admettant la constance de l’élévation progressive de la température à mesure qu’on descend plus avant dans l’intérieur de la Terre, on trouve qu’à huit ou neuf lieues au-dessous de la surface que nous habitons, c’est à-dire à une profondeur seulement quatre ou cinq fois plus considérable que l’élévation des plus hautes montagnes, les matières connues pour leur plus grande résistance à la fusibilité, doivent être en fusion. En effet, dans une lettre de M. Mitscherlich à mon ami Alexandre de Humboldt, je lis : « Les températures auxquelles les substances métalliques entrent en fusion ont été très-exagérées. La flamme de l’hydrogène brûlant dans l’air n’a que 1 560 degrés centigrades. Dans cette flamme le platine entre-en fusion. Le granite fond à une température inférieure à celle du fer doux ; il fond à peu près à 1 300° ; l’argent fond à 1 023°. En supposant un accroissement de 0°,033 par chaque mètre de profondeur, on trouve à 40 000 mètres une température de 1 320°. Alors le granite est un liquide. »

Ainsi 40 000 mètres, telle est la mesure approchée de l’épaisseur de l’écorce terrestre. Une telle conséquence déduite d’observations qui, malheureusement, ne s’appliquent encore qu’à une trop faible profondeur, 650 mètres environ, suffit pour rendre compte de la réaction exercée contre les parties faibles de l’enveloppe solide de notre planète, par les matières fluides intérieures ; l’existence des volcans s’explique sans peine.

Toutefois, l’accroissement de la chaleur que démontre l’observation, lorsqu’on pénètre dans la Terre, ne peut-il pas provenir d’une tout autre cause que celle de l’origine ignée de notre globe ? Les torrents de chaleur que le Soleil lance depuis tant de siècles, n’auraient-ils pas pu se distribuer dans la masse de la Terre, de manière à y produire des températures croissantes avec la profondeur ? C’est une question capitale qui a été admirablement bien résolue par un illustre géomètre. Fourier a fait voir que si on admet que la Terre ait reçu toute sa chaleur du Soleil, on doit trouver dans sa masse une température constante pour toutes les époques de l’année, variable d’un climat à l’autre, mais toujours la même dans chaque pays. Le fait dément cette conséquence. On doit donc à Fourier la démonstration de cette vérité, qu’il y a dans la Terre une chaleur propre qui ne dépend pas du Soleil. Fourier a fait plus encore ; il a montré par le calcul, que la supposition de la chaleur centrale, que l’hypothèse de la fluidité de la masse terrestre à une profondeur de quelques lieues, ne saurait avoir qu’une influence insignifiante sur la température propre de la surface. L’affreuse congélation du globe, dont Buffon fixait l’époque au moment où la chaleur centrale se sera totalement dissipée, est donc un rêve. À l’extérieur, la Terre n’est plus imprégnée que de chaleur solaire ; nous aurons à rechercher les lois de ce phénomène, lorsque nous nous occuperons des climats et des saisons.

Je dois dire qu’un autre géomètre, digne émule de Fourier, ne s’est pas montré satisfait de l’hypothèse de son devancier. Poisson a vu une difficulté à la chaleur d’origine dans la température excessive qu’aurait le centre de la Terre, température qui, à raison d’un trentième de degré d’accroissement par mètre de profondeur, nombre donné par les observations faites près de la surface, surpasserait deux millions de degrés. Les matières soumises à cette température seraient, suivant Poisson, à l’état de gaz incandescents. Il en résulterait une force élastique à laquelle la croûte solidifiée du globe ne pourrait pas résister. Poisson, en s’appuyant sur l’aplatissement des planètes dans le sens de leurs axes de rotation, croit, avec les géomètres, qu’elles ont été originairement fluides ; mais il lui paraît vraisemblable que leur solidification a commencé par le centre et non par la surface, et il trouve là une autre difficulté contre les conceptions de Mairan, de Buffon et de Fourier.

Pour expliquer les températures croissantes, avec la profondeur que donnent les observations des sources artésiennes et les galeries de mines, Poisson a recours aux considérations suivantes : toutes les étoiles ont des mouvements propres plus ou moins sensibles ; le Soleil est une étoile ; donc il doit se transporter avec son cortége de planètes dans différentes régions de l’espace, conséquence qui est d’ailleurs confirmée par les observations directes. Or, ces régions ne sont probablement pas toutes à la même température ; la Terre décrit donc son ellipse autour du Soleil, tantôt dans une région chaude, tantôt dans une région froide ; partout elle doit tendre à se mettre en équilibre de température avec le milieu où elle circule. Supposons qu’après avoir été ainsi soumise à une température assez élevée, la Terre vienne à subir l’influence d’un milieu comparativement plus froid ; les températures iront évidemment en augmentant de la surface vers le centre ; le phénomène serait inverse si on observait les températures terrestres lorsque notre globe, après avoir subi l’influence d’un milieu froid, traverserait une autre région comparativement chaude.

Telle est en substance l’explication proposée par Poisson, des températures terrestres croissantes avec la profondeur. Il n’échappera à personne qu’une conséquence de cette hypothèse, c’est que les températures ne devraient pas croître proportionnellement à la profondeur, ce qui, dans les limites où l’on a opéré et que nous avons rappelées tout à l’heure, est démenti par les observations.

Les matières de l’intérieur du globe, en admettant la proportionnalité de l’accroissement de la température avec l’accroissement de la profondeur, auraient, il est vrai, vers le centre une température qui surpasserait deux millions de degrés. Ces matières seraient à l’état de gaz incandescent, et il en résulterait, nous le répétons, une force élastique à laquelle Poisson croyait que la croûte solidifiée du globe terrestre ne pourrait pas résister. Cette difficulté avait déjà préoccupé les physiciens. Leslie a été conduit, pour sortir d’embarras, à présenter l’intérieur de la Terre comme une caverne sphérique remplie d’un fluide impondérable, mais doué d’une force d’expansion énorme. « Ces conceptions bizarres, dit mon ami Alexandre de Humboldt dans son Cosmos, firent naître bientôt des idées encore plus fantastiques dans des esprits entièrement étrangers aux sciences. On en vint à faire croître des plantes dans cette sphère creuse ; on la peupla d’animaux, et, pour en chasser les ténèbres, on y fit circuler deux astres, Pluton et Proserpine. Ces régions souterraines furent douées d’une température toujours égale, d’un air toujours lumineux par suite de la pression qu’il supporte : on oubliait, sans doute, qu’on y avait déjà placé deux soleils pour l’éclairer. Enfin, près du pôle nord, à 82° de latitude, se trouvait une immense ouverture par où devait s’écouler la lumière des aurores boréales, et qui permettait de descendre dans la sphère creuse. Sir Humphry Davy et moi, nous fûmes instamment et publiquement invités par le capitaine Symmes, à entreprendre cette expédition souterraine. Telle est l’énergie de ce penchant maladif qui porte certains esprits à peupler de merveilles les espaces inconnus, sans tenir compte ni des faits acquis à la science, ni des lois universellement reconnues dans la nature. Déjà, vers la fin du xviie siècle, le célèbre Halley, dans ses Spéculations magnétiques, aurait creusé ainsi l’intérieur de la Terre : il supposait qu’un noyau, tournant librement dans cette cavité souterraine, produit les variations annuelles et diurnes de la déclinaison de l’aiguille aimantée. Ces idées, qui ne furent jamais qu’une pure fiction pour l’ingénieux Holberg, ont fait fortune de nos jours, et l’on a cherché, avec un sérieux incroyable, à leur donner une couleur scientifique. »

Il faut, dans les sciences d’observation, se méfier des conséquences exagérées des théories ; il faut prendre garde d’aller au delà des déductions légitimées par les faits bien constatés. N’est-on pas déjà arrivé à un résultat qui est suffisant pour reposer l’esprit, en démontrant par la mesure de la valeur de l’aplatissement de notre globe et par celle de la température croissante avec la profondeur, que la Terre a dû être primitivement fluide et se solidifier progressivement de la surface vers le centre, à la manière de tous les corps qui se refroidissent ? Quelles sont les méthodes qui ont permis d’obtenir l’aplatissement terrestre avec exactitude ? c’est ce qu’il nous reste maintenant à exposer.

  1. T. VI des Œuvres, t. III des Notices scientifiques, p. 316.