Astronomie populaire (Arago)/XXIII/02

La bibliothèque libre.
GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 2-14).

CHAPITRE II

lois de l’attraction exercée par les corps les uns sur les autres


Un corps abandonné à lui-même tombe vers la Terre, mais un corps inerte, c’est-à-dire dépourvu de volonté, indifférent au repos comme au mouvement, ne peut se mouvoir, ne peut tomber, ne peut marcher de haut en bas que si une force l’y oblige. Tous les éléments de cette force émanant des particules matérielles dont notre globe se compose, leur ensemble, leur résultante, constitue ce qu’on appelle l’attraction, la gravitation, la pesanteur de ce corps.

La force totale qui sollicite une certaine molécule attirée, étant la somme des actions de chaque molécule matérielle du corps attirant, elle sera, quant à son intensité, proportionnelle au nombre de ces dernières molécules. Ainsi, supposez que la Terre, sans changer de dimension, devienne plus compacte d’un centième ; qu’elle arrive à renfermer un centième de matière de plus, sous le même volume, sa force attractive sur les corps placés à la surface deviendra d’un centième plus grande qu’auparavant.

Qui ne comprendra maintenant le sens véritable de cette expression si souvent employée :

L’attraction est proportionnelle à la masse.

Une variation dans la masse, ou, ce qui est la même chose, dans le pouvoir attractif de notre globe, comment se manifesterait-elle ? Je dis que ce serait par une variation correspondante dans la vitesse des corps tombants. Cette vitesse (pendant un temps très-court, on peut la supposer uniforme) doit être en effet proportionnelle à la force qui l’engendre ; or, la force est comme la masse. Donc, la vitesse sera aussi proportionnelle à la masse. Aujourd’hui un corps pesant parcourt, à Paris, dans la première seconde de sa chute, 4m,9 (15 pieds 3 lignes). Eh bien, si la masse de la Terre augmentait d’un centième, ce serait aussi d’un centième qu’augmenterait l’espace parcouru dans cette première seconde ; au lieu de 4m,9, on trouverait 4m,9 plus 0m,049, ou 4m,949. Ne commence-t-on pas à entrevoir comment des vitesses conduiront à l’évaluation des masses ? Mais continuons.

La quantité dont un corps tombe par l’action de la Terre dans l’intervalle d’une seconde, diminue à mesure qu’on s’élève au-dessus du sol. Elle est déjà sensiblement plus petite au sommet d’une haute montagne qu’au niveau de la mer. La force qui engendre cette vitesse, je veux dire la force attractive inhérente aux molécules matérielles, diminue donc quand la distance s’accroît. Il fallait trouver suivant quelle loi s’opère la diminution. Newton fit cette découverte capitale ; c’est lui qui démontra qu’à la distance 2, la puissance attractive d’un corps est 2 multiplié par 2 ou 4 fois plus petite qu’à la distance 1 ; qu’à la distance 3, elle est devenue 3 multiplié par 3 ou 9 fois plus petite qu’à la distance 1 ; qu’à la distance 10 elle n’est plus que la centième partie (10 multiplié par 10) de sa valeur à l’unité de distance. Puisqu’en arithmétique on appelle carré d’un nombre le produit de ce nombre multiplié par lui-même, nous engloberons tous les résultats particuliers dans cette formule générale :

La puissance attractive d’un corps diminue proportionnellement au carré des distances.

Tout à l’heure, nous entrevoyions que des mesures de vitesse pourraient conduire à la détermination des masses ; maintenant nous reconnaissons l’impérieuse nécessité de tenir compte de la distance à laquelle l’expérience sur la vitesse aura été faite.

Revenons un moment sur nos pas, afin de lever une difficulté qui pourrait se présenter à l’esprit du lecteur sur la manière d’évaluer les distances, quand les corps attractifs auront des dimensions considérables.

Lorsqu’un petit corps terrestre, après avoir été soulevé jusqu’à 10 mètres de hauteur, par exemple, est abandonné à lui-même, il tombe, et nous sommes convenus que c’est en vertu de l’action individuelle exercée par chacune des molécules matérielles dont la Terre se compose. Or, ces molécules ne se trouvent pas, tant s’en faut, à la même distance du corps grave. Les molécules de la surface auxquelles il correspond verticalement, n’en sont, par hypothèse, qu’à 10 mètres. La distance est sur la place du Panthéon à Paris, par exemple, de 6 365 417 mètres plus 10 mètres, pour les molécules centrales, et à peu près le double pour les molécules situées à l’antipode. Il semble véritablement impossible de tirer aucune conséquence simple de la somme des actions de tant de milliards de molécules si diversement placées. Le problème est en effet insoluble lorsque le corps attirant a une forme irrégulière. Quand cette forme au contraire est sphérique, le calcul devient d’une simplicité remarquable. En effet, Newton a démontré cette autre loi très-importante :

Les molécules matérielles uniformément distribuées dans le volume d’une sphère agissent en somme sur un point extérieur comme si elles étaient toutes réunies au centre de la sphère.

Ainsi, tant qu’il s’agira de corps rigoureusement ou à peu près sphériques, nous n’aurons pas besoin de nous préoccuper des distances, les unes grandes, les autres moindres, les autres petites, des diverses molécules attirantes au point attiré. Tout se passera exactement alors comme si l’ensemble de ces molécules se trouvait au centre de cette sphère ; il n’y aura, par une abstraction que le théorème de Newton a légitimée d’avance, qu’une seule distance à considérer : celle de ce centre au point attiré.

Nous venons de considérer l’attraction de notre globe sur un corps en repos ; nous devons encore examiner comment la force attractive de la Terre s’exerce sur un corps en mouvement.

Supposons qu’un canon, placé à une certaine hauteur, ait été pointé dans une direction parfaitement horizontale. Le boulet sortira de cette pièce horizontalement ; mais personne n’ignore qu’il abandonne bientôt cette direction, qu’il descend peu à peu, qu’à la fin il tombe à terre. Personne ne doute non plus que cette descente graduelle du boulet ne soit l’effet de la force attractive du globe. On ne sait pas aussi généralement si cette force est modifiée dans ses effets par la vitesse de translation du boulet. Une expérience très-simple nous l’apprendra.

Supposons qu’en face du canon il y ait un mur vertical, que l’éloignement de ce mur soit d’ailleurs tel que le boulet emploie tout juste une seconde pour aller le frapper ; marquons exactement le point sur lequel l’axe de la pièce est dirigé, le point que le boulet irait rencontrer s’il se mouvait en ligne droite, si pendant sa course la Terre ne l’attirait pas. La distance verticale de ce point de visée au point, sensiblement plus bas, par lequel le boulet pénétrera réellement dans le mur, est la mesure de l’effet que la pesanteur produit, dans l’intervalle d’une seconde, sur un corps qui se meut avec une très-grande vitesse horizontale. L’expérience donne pour cette distance 4m,9 ; c’est précisément la quantité dont le boulet soulevé et abandonné ensuite à lui-même, tombe verticalement dans le même sens.

Plaçons, si l’on veut, le mur à un plus grand éloignement du canon. Supposons que le boulet n’aille l’atteindre qu’au bout de deux secondes. Le point que ce boulet frappera se trouvera beaucoup plus au-dessous du point visé que dans la précédente expérience ; mais la distance de ces deux points sera tout juste égale à la distance verticale d’un corps qui, abandonné à lui-même, subit pendant deux secondes l’action de la pesanteur.

En thèse générale, l’action attractive de la Terre produit exactement le même effet sur un corps en repos et sur un corps en mouvement, quand cet effet est mesuré dans la direction suivant laquelle l’attraction s’exerce.

La Lune va nous fournir un nouveau moyen de vérifier cette dernière loi, et celle de l’affaiblissement de la force attractive en raison du carré des distances. La Lune, en effet, n’est aux yeux de l’astronome et du géomètre, qu’un projectile qui, à l’origine des choses, a été lancé avec assez de force pour circuler indéfiniment autour de la Terre, comme le ferait aujourd’hui, sans la présence de l’atmosphère, un boulet projeté horizontalement près de la surface avec une vitesse suffisante.

Fig. 305. — Attraction de la Terre sur la Lune.

Soit C (fig. 305) le point occupé par la Terre, autour duquel la Lune circulerait de droite à gauche, par exemple ; A, la place actuelle de cet astre. Au moment de quitter le point A, la Lune se meut dans la direction du petit élément de son orbite curviligne qui passe par le point A, c’est-à-dire dans la direction de la ligne droite tangente AT. Ce n’est pourtant pas en T que la Lune va rencontrer le rayon CT (au lieu de rayon, j’ai presque dit le mur vertical CT, comme dans le cas du boulet) ; c’est en M que la rencontre a lieu. Or, la Lune n’a pas pu quitter la direction AT, suivant laquelle elle se mouvait, sans qu’une force l’ait détournée de cette première route.

Je dis que cette force est la puissance attractive de la Terre située en C ; que cette puissance, en agissant sur notre satellite pendant le temps dont cet astre a besoin pour se transporter du rayon CA sur le rayon CMT, l’a attiré, l’a fait tomber de la quantité TM, distance, si je puis m’exprimer ainsi, du point de visée T au point M, réellement frappé par le projectile Lune.

Démontrer cette proposition, c’est faire les observations et les calculs suivants :

À l’aide d’une opération directe, on détermine l’angle que forme le rayon CA, mené de la Terre à la Lune à une certaine époque, avec le rayon CM, dirigé vers le même astre une seconde de temps après. Le rayon CA, distance de la Lune à la Terre, est connu en lieues ou en mètres. Dès lors il doit être, et il est, en effet, facile de calculer pour l’angle ACM, mesure du déplacement angulaire de la Lune dans l’intervalle d’une seconde, de combien le point T, extrémité de la tangente, est éloigné du point M situé sur le petit quart de cercle AM, c’est-à-dire de quelle fraction de mètre la Lune est tombée vers la Terre en une seconde. Ce calcul donne 0m,001360 pour la chute de la Lune.

L’espace que parcourt un corps en une seconde, à Paris, quand il est abandonné à lui-même à la surface de la Terre, quand, en d’autres termes, il est à 1 591 lieues du centre, est de 4m,9. Pour avoir la quantité dont il tomberait si on l’éloignait de ce même centre jusqu’à la région de la Lune, c’est-à-dire à 95 640 lieues (liv. xxi, chap. ix), réduisons le nombre précédent dans le rapport des carrés des distances. Le résultat de ce calcul très-simple se trouve être, avec une étonnante exactitude, la valeur numérique de la quantité MT, telle que nous l’avions déduite de la vitesse de la Lune et des dimensions de son orbite. On trouve, en effet, de cette manière 0m,001352 pour la chute de la Lune vers la Terre en une seconde. Ainsi, c’est bien la force dont nous observons journellement les effets à la surface de la Terre, la force à laquelle la chute des corps graves est due, qui maintient notre satellite dans la courbe qu’il décrit autour du globe. Seulement cette force, comparée à ce qu’elle a d’intensité à la surface de la Terre, s’y montre affaiblie dans le rapport des carrés des distances, et, répétons-le, sans qu’il faille prendre en considération l’état du mouvement de la Lune.

C’est par les calculs que nous venons d’exposer que l’immortel Newton est arrivé à la grande découverte du principe de la gravitation universelle.

Newton était parvenu à démontrer qu’une force attractive émanée d’un point et agissant réciproquement au carré des distances, fait nécessairement décrire au corps qu’elle sollicite une ellipse, ou en général une section cônique dont le point d’où émane la force occupe un des foyers. Les mouvements produits par une telle force sont ils exactement pareils aux mouvements planétaires, tant pour la vitesse de chaque point que pour la forme de l’orbite ? C’est ce qu’il fallait vérifier, afin que le grand secret du système du monde fût enfin dévoilé. Newton résolut d’essayer cette vérification sur le mouvement de la Lune, qui dans sa courbe mensuelle devait être retenue par une force d’attraction dirigée vers le centre de la Terre. Cette force devait être exactement égale à celle qui fait tomber les corps à la surface de notre globe diminuée dans le rapport du carré des distances. Mais pour exécuter ce calcul si simple, il faut connaître le rayon de la Terre. Or lorsque Newton voulut, en 1665 et 1666, soumettre sa théorie à l’épreuve décisive de l’expérience, les données que l’on possédait sur la grandeur de la Terre étaient si peu exactes, qu’elles lui fournirent une valeur plus grande du sixième que celle assignée d’après le mouvement de circulation de notre satellite. Mais heureusement, en 1669, Picard avait enfin obtenu une valeur extrêmement approchée du degré du méridien (liv. xx, chap. ii), et en 1680, les résultats de l’académicien français étant devenus l’objet de l’attention de la Société royale de Londres, Newton eut l’idée de recommencer son calcul sur la quantité dont la Lune tombe vers la Terre en une seconde. Cette fois le calcul s’accorda parfaitement avec cette grande idée de Newton que la pesanteur diminue en raison du carré des distances au centre de notre globe. On rapporte que cet accord mit l’illustre auteur des Principes mathématiques de la philosophie naturelle dans une excitation nerveuse si intense qu’il ne put vérifier son calcul et qu’il fut obligé de confier ce soin à un de ses amis.

L’idée de faire dépendre d’un principe unique tous les phénomènes de l’univers n’était pas nouvelle. On la retrouve dans tous les ouvrages physiques d’Aristote. « Mais, comme le fait remarquer mon ami Alexandre de Humboldt, l’état imparfait de la science, l’ignorance où l’on était à cette époque de la méthode expérimentale, qui consiste à susciter les phénomènes dans des conditions déterminées, ne permettait pas d’embrasser le lien de causalité qui unit ces phénomènes, même en les divisant en groupes peu nombreux. Tout se bornait aux oppositions sans cesse renaissantes du froid et du chaud, de la sécheresse et de l’humidité, de la raréfaction et de la densité primitive, et aux altérations produites dans le monde matériel par une sorte d’antagonisme intérieur, qui rappelle les hypothèses modernes des polarités opposées et le contraste du plus et du moins. »

Platon a eu de l’attraction universelle une idée moins confuse qu’Aristote, mais le grand philosophe n’a pas saisi l’unité du système du monde. « Il a bien vu, dit M. Th. H. Martin dans son beau travail sur le Timée, que le globe terrestre est de tous côtés un centre d’attraction pour les corps pesants qu’on en détache. Il a bien prouvé, contre Anaxagore, qu’aucun hémisphère n’est le haut ou le bas, plutôt que l’hémisphère opposé. Mais, voyant que la flamme se dirige vers le ciel, il n’a pu croire qu’elle fût attirée vers le même centre que l’eau ou les pierres. En conséquence, il admet que les choses de même nature s’attirent mutuellement. » Suivant Platon, il y a quatre espèces de corps, et pour chacune de ces quatre espèces existe une région particulière où se trouve la masse principale de chacune d’elles, et où toutes les particules de même nature, éparses dans l’univers, tendent à se réunir.

L’idée de symétrie efface l’idée d’attraction chez la plupart des philosophes grecs ; les stoïciens, les épicuriens, les péripatéticiens s’accordent à penser que les corps tendent vers le centre du monde, mais ils admettent que les plus légers sont obligés de céder la place aux plus lourds. La belle découverte d’Archimède, qui reconnaît que tout corps plongé dans l’eau perd de son poids une quantité égale au poids d’un volume d’eau égal au sien, ne fait qu’apporter une nouvelle confusion dans l’opinion des philosophes, et Cicéron ne sait pas si la flamme et l’air qui s’élèvent ne sont pas repoussés par les corps les plus lourds ou attirés naturellement vers les régions supérieures. « Quant à Ptolémée, dit M. Th. H. Martin, renouvelant le système de Platon, il soutenait dans son Traité de la chute des corps, cité par Simplicius, qu’il y avait quatre régions où la masse de chacun des quatre éléments de la nature tendait à se réunir, que la pesanteur était l’effort produit par cette tendance, et qu’ainsi chaque espèce de corps dans sa région propre, par exemple l’eau dans la mer, était dépourvue de toute tendance au déplacement, c’est-à-dire de toute pesanteur, et il invoquait l’expérience des plongeurs qui ne sentent pas le poids de l’eau. »

Plutarque a introduit dans le système de Platon une heureuse modification. Du principe de l’attraction des semblables, il conclut que le tout attire la partie ; qu’ainsi la Terre attire les substances terrestres, la Lune les substances lunaires, le Soleil les substances solaires, et de même pour tous les autres corps célestes. Il ne va pas cependant jusqu’à admettre que les corps célestes s’attirent les uns les autres, mais il sent qu’il y a lieu d’examiner pourquoi la Lune ne tombe pas sur la Terre ; je prends la traduction d’Amyot :

« Et toutefois, il y a le mouvement de la Lune qui, en garde qu’elle ne tombe, et la violence de sa révolution, ne plus ne moins que les pierres et cailloux, et tout ce que l’on met dedans une fronde sont empeschés de tomber parce qu’on les tourne violemment en rond. Car chaque corps se meut selon son mouvement naturel, s’il n’y a autre cause qui l’en détourne. C’est pourquoi la Lune ne se meut point selon le mouvement de sa pesanteur, estant son inclination déboutée et empeschée par la violence de sa révolution circulaire. »

L’idée de la gravitation se précise d’âge en âge. Nous venons de voir les idées de Platon et d’Aristote, 400 ans avant notre ère. Au vie siècle, Simplicius exprime d’une manière générale cette pensée que l’équilibre des corps célestes tient à ce que la force centrifuge a la haute main sur la force qui attire ces corps vers les régions inférieures. Vers le même temps, Jean Philopon, élève d’Ammonius Herméas, attribue le mouvement des planètes à une impulsion primitive et à un effort constant pour tomber. Copernic, au milieu du xvie siècle, estime que la gravité est une attraction naturelle qui fait de chaque corps céleste un centre agissant sur le reste de l’univers. C’est là une vue nouvelle, clairement exposée, que bientôt Kepler soumet pour la première fois au calcul. Mais l’illustre auteur des lois des mouvements planétaires ne peut que donner une appréciation inexacte de la gravitation réciproque de la Terre et de la Lune, suivant le rapport de leurs masses. En effet, comme le remarque Delambre, « par une distraction, ou plutôt par une préoccupation difficile à concevoir, Kepler crut que l’attraction devait décroître en raison de la simple distance, quoiqu’il eût solidement établi que l’intensité de la lumière diminue en raison des surfaces sur lesquelles elle se distribue, c’est-à-dire en raison du carré de la distance. » C’est ainsi que Kepler a laissé à Newton la gloire de trouver la cause physique capable de faire parcourir aux planètes des courbes fermées, et de placer dans des forces le principe de la conservation du monde.