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Attila (Corneille)/Acte II

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 123-137).
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ACTE II.



Scène PREMIÈRE.

HONORIE, FLAVIE.
FLAVIE.

Je ne m’en défends point : oui, Madame, Octar m’aime ;
Tout ce que je vous dis, je l’ai su de lui-même.
Ils sont rois, mais c’est tout : ce titre sans pouvoir
N’a rien presque en tous deux de ce qu’il doit avoir ;
Et le fier Attila chaque jour fait connoître365
Que s’il n’est pas leur roi, du moins il est leur maître,
Et qu’ils n’ont en sa cour le rang de ses amis
Qu’autant qu’à son orgueil ils s’y montrent soumis.
Tous deux ont grand mérite, et tous deux grand courage ;
Mais ils sont, à vrai dire, ici comme en otage,370
Tandis que leurs soldats en des camps éloignés
Prennent l’ordre sous lui de gens qu’il a gagnés ;
Et si de le servir leurs troupes n’étoient prêtes,
Ces rois, tous rois qu’ils sont, répondroient de leurs têtes.
Son frère aîné Vléda, plus rempli d’équité,375
Les traitoit malgré lui d’entière égalité ;
Il n’a pu le souffrir, et sa jalouse envie,
Pour n’avoir plus d’égaux, s’est immolé sa vie[1].
Le sang qu’après avoir mis ce prince au tombeau,
On lui voit chaque jour distiller du cerveau[2],380

Punit son parricide, et chaque jour vient faire
Un tribut étonnant à celui de ce frère :
Suivant même qu’il a plus ou moins de courroux,
Ce sang forme un supplice ou plus rude ou plus doux,
S’ouvre une plus féconde ou plus stérile veine ;385
Et chaque emportement porte avec lui sa peine.

HONORIE.

Que me sert donc qu’on m’aime, et pourquoi m’engager
À souffrir un amour qui ne peut me venger ?
L’insolent Attila me donne une rivale ;
Par ce choix qu’il balance il la fait mon égale ;390
Et quand pour l’en punir je crois prendre un grand roi,
Je ne prends qu’un grand nom qui ne peut rien pour moi.
Juge que de chagrins au cœur d’une princesse
Qui hait également l’orgueil et la foiblesse ;
Et de quel œil je puis regarder un amant395
Qui n’aura que pitié de mon ressentiment,
Qui ne saura qu’aimer, et dont tout le service
Ne m’assure aucun bras à me faire justice.
Jusqu’à Rome Attila m’envoie offrir sa foi[3],
Pour douter dans son camp entre Ildione et moi.400
Hélas ! Flavie, hélas ! si ce doute m’offense,
Que doit faire une indigne et haute préférence ?
Et n’est-ce pas alors le dernier des malheurs
Qu’un éclat impuissant d’inutiles douleurs ?

FLAVIE.

Prévenez-le, Madame ; et montrez à sa honte405
Combien de tant d’orgueil vous faites peu de conte[4].

HONORIE.

La bravade est aisée, un mot est bientôt dit :

Mais où fuir un tyran que la bravade aigrit ?
Retournerai-je à Rome, où j’ai laissé mon frère
Enflammé contre moi de haine et de colère,410
Et qui, sans la terreur d’un nom si redouté,
Jamais n’eût mis de borne à ma captivité ?
Moi qui prétends pour dot la moitié de l’empire…

FLAVIE.

Ce seroit d’un malheur vous jeter dans un pire[5].
Ne vous emportez pas contre vous jusque-là :415
Il est d’autres moyens de braver Attila.
Épousez Valamir.

HONORIE.

Épousez Valamir.Est-ce comme on le brave
Que d’épouser un roi dont il fait son esclave ?

FLAVIE.

Mais vous l’aimez.

HONORIE.

Mais vous l’aimez.Eh bien ! si j’aime Valamir,
Je ne veux point de rois qu’on force d’obéir ;420
Et si tu me dis vrai, quelque rang que je tienne,
Cet hymen pourroit être et sa perte et la mienne.
Mais je veux qu’Attila, pressé d’un autre amour,
Endure un tel insulte[6] au milieu de sa cour :
Ildione par là me verroit à sa suite ;425

À de honteux respects je m’y verrois réduite ;
Et le sang des Césars, qu’on adora toujours,
Feroit hommage au sang d’un roi de quatre jours !
Dis-le-moi toutefois : pencheroit-il vers elle ?
Que t’en a dit Octar ?

FLAVIE.

Que t’en a dit Octar ?Qu’il la trouve assez belle,430
Qu’il en parle avec joie, et fuit à lui parler.

HONORIE.

Il me parle, et s’il faut ne rien dissimuler,
Ses discours me font voir du respect, de l’estime,
Et même quelque amour, sans que le nom s’exprime.

FLAVIE.

C’est un peu plus qu’à l’autre.

HONORIE.

C’est un peu plus qu’à l’autre.Et peut-être bien moins.435

FLAVIE.

Quoi ? ce qu’à l’éviter il apporte de soins…

HONORIE.

Peut-être il ne la fuit que de peur de se rendre ;
Et s’il ne me fuit pas, il sait mieux s’en défendre.
Oui, sans doute, il la craint, et toute sa fierté
Ménage, pour choisir, un peu de liberté.440

FLAVIE.

Mais laquelle des deux voulez-vous qu’il choisisse ?

HONORIE.

Mon âme des deux parts attend même supplice :
Ainsi que mon amour, ma gloire a ses appas ;
Je meurs s’il me choisit, ou ne me choisit pas ;
Et… Mais Valamir entre, et sa vue en mon âme445
Fait trembler mon orgueil, enorgueillit ma flamme.
Flavie, il peut sur moi bien plus que je ne veux :
Pour peu que je l’écoute, il aura tous mes vœux.
Dis-lui… mais il vaut mieux faire effort sur moi-même.


Scène II.

VALAMIR, HONORIE, FLAVIE.
HONORIE.

Le savez-vous, Seigneur, comment je veux qu’on m’aime ?450
Et puisque jusqu’à moi vous portez vos souhaits,
Avez-vous su connoître à quel prix je me mets ?
Je parle avec franchise, et ne veux point vous taire
Que vos soins me plairoient, s’il ne falloit que plaire ;
Mais quand cent et cent fois ils seroient mieux reçus,455
Il faut pour m’obtenir quelque chose de plus.
Attila m’est promis, j’en ai sa foi pour gage ;
La princesse des Francs prétend même avantage ;
Et bien que sur le choix il semble hésiter[7],
Étant ce que je suis j’aurois tort d’en douter.460
Mais qui promet à deux outrage l’une et l’autre[8].
J’ai du cœur, on m’offense, examinez le vôtre.
Pourrez-vous m’en venger, pourrez-vous l’en punir ?

VALAMIR.

N’est-ce que par le sang qu’on peut vous obtenir ?
Et faut-il que ma flamme à ce grand cœur réponde465
Par un assassinat du plus grand roi du monde,
D’un roi que vous avez souhaité pour époux ?
Ne sauroit-on sans crime être digne de vous ?

HONORIE.

Non, je ne vous dis pas qu’aux dépens de sa tête
Vous vous fassiez aimer, et payiez ma conquête.470
De l’aimable façon qu’il vous traite aujourd’hui

Il a trop mérité ces tendresses pour lui ;
D’ailleurs, s’il faut qu’on l’aime, il est bon qu’on le craigne.
Mais c’est cet Attila qu’il faut que je dédaigne.
Pourrez-vous hautement me tirer de ses mains,475
Et braver avec moi le plus fier des humains ?

VALAMIR.

Il n’en est pas besoin. Madame : il vous respecte,
Et bien que sa fierté vous puisse être suspecte,
À vos moindres froideurs, à vos moindres dégoûts,
Je sais que ses respects me donneroient à vous.480

HONORIE.

Que j’estime assez peu le sang de Théodose
Pour souffrir qu’en moi-même un tyran en dispose,
Qu’une main qu’il me doit me choisisse un mari,
Et me présente un roi comme son favori !
Pour peu que vous m’aimiez, Seigneur, vous devez croire485
Que rien ne m’est sensible à l’égal de ma gloire.
Régnez comme Attila, je vous préfère à lui ;
Mais point d’époux qui n’ose en dédaigner l’appui,
Point d’époux qui m’abaisse au rang de ses sujettes.
Enfin, je veux un roi : regardez si vous l’êtes,490
Et quoi que sur mon cœur vous ayez d’ascendant.
Sachez qu’il n’aimera qu’un prince indépendant.
Voyez à quoi, Seigneur, on connoît les monarques :
Ne m’offrez plus de vœux qui n’en portent les marques ;
Et soyez satisfait qu’on vous daigne assurer495
Qu’à tous les rois ce cœur voudroit vous préférer.


Scène III.

VALAMIR, FLAVIE.
VALAMIR.

Quelle hauteur, Flavie, et que faut-il qu’espère

Un roi dont tous les vœux…

FLAVIE.

Un roi dont tous les vœux…Seigneur, laissez-la faire :
L’amour sera le maître ; et la même hauteur
Qui vous dispute ici l’empire de son cœur,500
Vous donne en même temps le secours de la haine
Pour triompher bientôt de la fierté romaine.
L’orgueil qui vous dédaigne en dépit de ses feux
Fait haïr Attila de se promettre à deux ;
Non que cette fierté n’en soit assez jalouse505
Pour ne pouvoir souffrir qu’Ildione l’épouse :
À son frère, à ses Francs faites-la renvoyer,
Vous verrez tout ce cœur soudain se déployer.
Suivie ce qui lui plaît, braver ce qui l’irrite.
Et livrer hautement la victoire au mérite.510
Ne vous rebutez point d’un peu d’emportement :
Quelquefois malgré nous il vient un bon moment.
L’amour fait des heureux lorsque moins on y pense ;
Et je ne vous dis rien sans beaucoup d’apparence.
Ardaric vous apporte un entretien plus doux.515
Adieu : comme le cœur, le temps sera pour vous.


Scène IV.

ARDARIC, VALAMIR.
ARDARIC.

Qu’avez-vous obtenu, Seigneur, de la Princesse ?

VALAMIR.

Beaucoup, et rien : j’ai vu pour moi quelque tendresse ;
Mais elle sait d’ailleurs si bien ce qu’elle vaut,
Que si celle des Francs a le cœur aussi haut,520
Si c’est à même prix, Seigneur, qu’elle se donne,
Vous lui pourrez longtemps offrir votre couronne.

Mon rival est haï, je n’en saurois douter,
Tout le cœur est à moi, j’ai lieu de m’en vanter ;
Au reste des mortels je sais qu’on me préfère,525
Et ne sais toutefois ce qu’il faut que j’espère.
Voyez votre Ildione ; et puissiez-vous, Seigneur,
Y trouver plus de jour à lire dans son cœur,
Une âme plus tournée à remplir votre attente.
Un esprit plus facile ! Octar sort de sa tente.530
Adieu.


Scène V.

ARDARIC, OCTAR.
ARDARIC.

Adieu.Pourrai-je voir la Princesse à mon tour ?

OCTAR.

Non, à moins qu’il vous plaise attendre son retour ;
Mais, à ce que ses gens, Seigneur, m’ont fait entendre,
Vous n’avez en ce lieu qu’un moment à l’attendre.

ARDARIC.

Dites-moi cependant : vous fûtes prisonnier535
Du roi des Francs, son frère, en ce combat dernier ?

OCTAR.

Le désordre, Seigneur, des Champs catalauniques
Me donna peu de part aux disgrâces publiques.
Si j’y fus prisonnier de ce roi généreux,
Il me fit dans sa cour un sort assez heureux :540
Ma prison y fut libre ; et j’y trouvai sans cesse
Une bonté si rare au cœur de la Princesse,
Que de retour ici je pense lui devoir
Les plus sacrés respects qu’un sujet puisse avoir.

ARDARIC.

Qu’un monarque est heureux lorsque le ciel lui donne545
La main d’une si belle et si rare personne !

OCTAR.

Vous savez toutefois qu’Attila ne l’est pas,
Et combien son trop d’heur lui cause d’embarras.

ARDARIC.

Ah ! puisqu’il a des yeux, sans doute il la préfère.
Mais vous vous louez fort aussi du roi son frère.550
Ne me déguisez rien : a-t-il des qualités
À se faire admirer ainsi de tous côtés ?
Est-ce une vérité que ce que j’entends dire,
Ou si c’est sans raison que l’univers l’admire ?

OCTAR.

Je ne sais pas, Seigneur, ce qu’on vous en a dit[9] ;555
Mais si pour l’admirer ce que j’ai vu suffit.
Je l’ai vu dans la paix, je l’ai vu dans la guerre,
Porter partout un front de maître de la terre.
J’ai vu plus d’une fois de fières nations
Désarmer son courroux par leurs soumissions[10].560
J’ai vu tous les plaisirs de son âme héroïque
N’avoir rien que d’auguste et que de magnifique ;
Et ses illustres soins ouvrir à ses sujets
L’école de la guerre au milieu de la paix[11].
Par ces délassements sa noble inquiétude565
De ses justes desseins faisoit l’heureux prélude ;
Et si j’ose le dire, il doit nous être doux
Que ce héros les tourne ailleurs que contre nous.
Je l’ai vu, tout couvert de poudre et de fumée.
Donner le grand exemple à toute son armée[12],570

Semer par ses périls l’effroi de toutes parts,
Bouleverser les murs d’un seul de ses regards,
Et sur l’orgueil brisé des plus superbes têtes
De sa course rapide entasser les conquêtes[13].
Ne me commandez point de peindre un si grand roi :575
Ce que j’en ai vu passe un homme tel que moi ;
Mais je ne puis, Seigneur, m’empêcher de vous dire
Combien son jeune prince est digne qu’on l’admire.
Il montre un cœur si haut sous un front délicat
Que dans son premier lustre il est déjà soldat :580
Le corps attend les ans, mais l’âme est toute prête.
D’un gros de cavaliers il se met à la tête,
Et l’épée à la main, anime l’escadron
Qu’enorgueillit l’honneur de marcher sous son nom.
Tout ce qu’a d’éclatant la majesté du père,585
Tout ce qu’ont de charmant les grâces de la mère,
Tout brille sur ce front, dont l’aimable fierté
Porte empreints et ce charme et cette majesté[14].
L’amour et le respect qu’un si jeune mérite…
Mais la Princesse vient, Seigneur, et je vous quitte.590


Scène VI.

ARDARIC, ILDIONE.
ILDIONE.

On vous a consulté, Seigneur ; m’apprendrez-vous
Comment votre Attila dispose enfin de nous ?

ARDARIC.

Comment disposez-vous vous-même de mon âme ?
Attila va choisir ; il faut parler, Madame :
Si son choix est pour vous, que ferez-vous pour moi ?595

ILDIONE.

Tout ce que peut un cœur qu’engage ailleurs ma foi.
C’est devers vous qu’il penche ; et si je ne vous aime,
Je vous plaindrai du moins à l’égal de moi-même :
J’aurai mêmes ennuis, j’aurai mêmes douleurs ;
Mais je n’oublierai point que je me dois ailleurs.600

ARDARIC.

Cette foi que peut-être on est près de vous rendre.
Si vous aviez du cœur, vous sauriez la reprendre.

ILDIONE.

J’en ai, s’il faut me vaincre, autant qu’on peut avoir,
Et n’en aurai jamais pour vaincre mon devoir.

ARDARIC.

Mais qui s’engage à deux dégage l’une et l’autre[15].605

ILDIONE.

Ce seroit ma pensée aussi bien que la vôtre ;
Et si je n’étois pas, Seigneur, ce que je suis,
J’en prendrois quelque droit de finir mes ennuis ;
Mais l’esclavage fier d’une haute naissance,
Où toute autre peut tout, me tient dans l’impuissance ;610

Et victime d’État, je dois sans reculer
Attendre aveuglément qu’on me daigne immoler.

ARDARIC,

Attendre qu’Attila, l’objet de votre haine,
Daigne vous immoler à la fierté romaine ?

ILDIONE.

Qu’un pareil sacrifice auroit pour moi d’appas !615
Et que je souffrirai s’il ne s’y résout pas !

ARDARIC.

Qu’il seroit glorieux de le faire vous-même,
D’en épargner la honte à votre diadème !
J’entends celui des Francs, qu’au lieu de maintenir…

ILDIONE.

C’est à mon frère alors de venger et punir :620
Mais ce n’est point à moi de rompre une alliance
Dont il vient d’attacher vos Huns avec sa France,
Et me faire par là du gage de la paix
Le flambeau d’une guerre à ne finir jamais.
Il faut qu’Attila parle ; et puisse être Honorie625
La plus considérée, ou moi la moins chérie !
Puisse-t-il se résoudre à me manquer de foi !
C’est tout ce que je puis et pour vous et pour moi.
S’il vous faut des souhaits, je n’en suis point avare ;
S’il vous faut des regrets, tout mon cœur s’y prépare,630
Et veut bien…

ARDARIC.

Et veut bien…Que feront d’inutiles souhaits
Que laisser à tous deux d’inutiles regrets ?
Pouvez-vous espérer qu’Attila vous dédaigne ?

ILDIONE.

Rome est encor puissante, il se peut qu’il la craigne.

ARDARIC.

À moins que pour appui Rome n’ait vos froideurs,635
Vos yeux l’emporteront sur toutes ses grandeurs :

Je le sens en moi-même, et ne vois point d’empire
Qu’en mon cœur d’un regard ils ne puissent détruire.
Armez-les de rigueurs, Madame, et par pitié
D’un charme si funeste ôtez-leur la moitié :640
C’en sera trop encore, et pour peu qu’ils éclatent,
Il n’est aucun espoir dont mes désirs se flattent.
Faites donc davantage : allez jusqu’au refus,
Ou croyez qu’Ardaric déjà n’espère plus.
Qu’il ne vit déjà plus, et que votre hyménée645
A déjà par vos mains tranché sa destinée.

ILDIONE.

Ai-je si peu de part en de tels déplaisirs,
Que pour m’y voir en prendre il faille vos soupirs ?
Me voulez-vous forcer à la honte des larmes ?

ARDARIC.

Si contre tant de maux vous m’enviez leurs charmes,650
Faites quelque autre grâce à mes sens alarmés,
Madame, et pour le moins dites que vous m’aimez.

ILDIONE.

Ne vouloir pas m’en croire à moins d’un mot si rude,
C’est pour une belle âme un peu d’ingratitude.
De quelques traits pour vous que mon cœur soit frappé,655
Ce grand mot jusqu’ici ne m’est point échappé ;
Mais haïr un rival, endurer d’être aimée,
Comme vous de ce choix avoir l’âme alarmée,
À votre espoir flottant donner tous mes souhaits,
À votre espoir déçu donner tous mes regrets,660
N’est-ce point dire trop ce qui sied mal à dire ?

ARDARIC.

Mais vous épouserez Attila.

ILDIONE.

Mais vous épouserez Attila.J’en soupire,
Et mon cœur…

ARDARIC.

Et mon cœur…Que fait-il, ce cœur, que m’abuser,
Si, même en n’osant rien, il craint de trop oser ?
Non, si vous en aviez, vous sauriez la reprendre,665
Cette foi que peut-être on est prêt[16] de vous rendre.
Je ne m’en dédis point, et ma juste douleur
Ne peut vous dire assez que vous manquez de cœur.

ILDIONE.

Il faut donc qu’avec vous tout à fait je m’explique.
Écoutez ; et surtout, Seigneur, plus de réplique.670
Je vous aime : ce mot me coûte à prononcer ;
Mais puisqu’il vous plaît tant, je veux bien m’y forcer.
Permettez toutefois que je vous die[17] encore
Que si votre Attila de ce grand choix m’honore,
Je recevrai sa main d’un œil aussi content675
Que si je me donnois ce que mon cœur prétend :
Non que de son amour je ne prenne un tel gage
Pour le dernier supplice et le dernier outrage,
Et que le dur effort d’un si cruel moment
Ne redouble ma haine et mon ressentiment ;680
Mais enfin mon devoir veut une déférence
Où même il ne soupçonne aucune répugnance.
Je l’épouserai donc, et réserve pour moi
La gloire de répondre à ce que je me doi.
J’ai ma part, comme un autre, à la haine publique685
Qu’aime à semer partout son orgueil tyrannique ;
Et le hais d’autant plus, que son ambition
A voulu s’asservir toute ma nation ;
Qu’en dépit des traités et de tout leur mystère
Un tyran qui déjà s’est immolé son frère,690

Si jamais sa fureur ne redoutoit plus rien,
Auroit peut-être peine à faire grâce au mien.
Si donc ce triste choix m’arrache à ce que j’aime,
S’il me livre à l’horreur qu’il me fait de lui-même,
S’il m’attache à la main qui veut tout saccager,695
Voyez que d’intérêts, que de maux à venger !
Mon amour, et ma haine, et la cause commune
Crieront à la vengeance, en voudront trois pour une ;
Et comme j’aurai lors sa vie entre mes mains,
Il a lieu de me craindre autant que je vous plains.700
Assez d’autres tyrans ont péri par leurs femmes :
Cette gloire aisément touche les grandes âmes,
Et de ce même coup qui brisera mes fers,
Il est beau que ma main venge tout l’univers[18].
Voilà quelle je suis, voilà ce que je pense,705
Voilà ce que l’amour prépare à qui l’offense.
Vous, faites-moi justice ; et songez mieux, Seigneur,
S’il faut me dire encor que je manque de cœur.

(Elle s’en va[19].)
ARDARIC.

Vous préserve le ciel de l’épreuve cruelle
Où veut un cœur si grand mettre une âme si belle !710
Et puisse Attila prendre un esprit assez doux
Pour vouloir qu’on vous doive autant à lui qu’à vous !

FIN DU SECOND ACTE.
  1. Voyez plus haut, p. 121, la note du vers 342.
  2. Voyez encore ci-dessus, p. 105 et la note 1.
  3. Voyez ci-dessus, p. 104, note 1.
  4. Malgré la rime, on lit ici compte, et non pas conte, dans l’édition de 1692. Il en est de même au vers 1001 (acte III, scène iv). Plus loin, dans le courant du vers 737 (acte III, scène i), l’édition originale porte comte, et les recueils de 1668, de 1682 et de 1692, compte.
  5. Lorsque Boileau, quelques années plus tard, traduisait ce vers d’Horace (Art poétique, vers 31) :
    In vitium ducit culpæ fuga, si caret arte,
    par
    Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire
    (Art poétique, chant I, vers 64),
    il se rapprochait de Corneille au moins autant que de son modèle.
  6. Le genre du mot insulte était encore douteux. Voyez le Lexique. Voltaire
    (1764) a ainsi modifié le vers ;

    Endure telle insulte au milieu de sa cour.
  7. Voyez tome IV, p. 190, la variante du vers 936 du Menteur, et le Lexique. — Voltaire (1764) a ajouté une syllabe :

    Et bien que sur le choix il me semble hésiter.
  8. Voltaire (1764) donne l’un et l’autre. Voyez plus loin le vers 605.
  9. Dans ce portrait de Mérovée et de son fils, Corneille s’est appliqué à peindre Louis XIV et le grand Dauphin, qui, né en 1661, était alors effectivement « dans son premier lustre, » ou du moins en sortait à peine.
  10. Ce mot, dont l’orthographe ordinaire dans Corneille est submissions, est imprimé ici, dans toutes les éditions, avec un accent circonflexe : soûmissions.
  11. En 1666, il y avait eu à Compiègne et ailleurs de grandes revues, « pour préparer les troupes aux expéditions de l’année suivante. » (Abrégé chronologique de l’Histoire de France, par le président Hénault, année 1666.)
  12. Comparez les vers 277 et 278 du Cid (tome III, p. 120)
  13. Il nous paraît à peu près certain que Corneille a composé postérieurement à la représentation, qui avait eu lieu, comme nous l’avons dit, au mois de mars 1667, ces vers où il fait évidemment allusion à la campagne de Flandre, et aux récentes conquêtes de Louis XIV, qui prit en personne, en juin, juillet et août 1667, les villes de Tournai, de Douai, de Lille. Au siège de cette dernière place, il s’exposa tellement que Turenne menaça de se retirer s’il ne se ménageait davantage. L’impression de la pièce, nous l’avons dit aussi, ne fut achevée que vers la fin de novembre 1667.
  14. Ici encoie le poète a en vue les exercices militaires de l’année 1666. Robinet, le continuateur de la Muse historique de Loret, raconte, dans sa Lettre à Madame du 14 février, que le lundi 8, « proche Conflans, dans la
    plaine, » le Roi fit la revue

    Des troupes de son cher Dauphin…
    Qui déjà l’amant de Belloue,
    En ce lieu parut en personne
    Dessus un petit Bucéphal, etc.

    La Gazette, dans les numéros du 8 mai et du 10 juillet, parle de deux autres revues où le Dauphin figura soit à la tête de son régiment, soit à la tête de sa compagnie.
  15. Voyez, plus haut, p. 127, la note du vers 461. Ici ce n’est pas seulement Voltaire (1764), mais encore l’édition de 1682 qui donnent : « l’un et l’autre. »
  16. Telle est l’orthographe de ce mot dans toutes les anciennes éditions, et même dans celle de Voltaire (1764).
  17. Suivant son habitude, Thomas Corneille a corrigé die en dise. Voltaire a fait de même.
  18. Voyez ci-dessus, p. 104.
  19. Voltaire a supprimé ces mots, et il a ensuite ajouté seul au nom d’ardaric.