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Attila (Corneille)/Acte I

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 109-122).
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ATTILA.
TRAGÉDIE.

ACTE I.



Scène PREMIÈRE.

ATTILA, OCTAR.
ATTILA.

Ils ne sont pas venus, nos deux rois ? qu’on leur die
Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie ;
Qu’alors que je les mande ils doivent se hâter.

OCTAR.

Mais, Seigneur, quel besoin de les en consulter ?
Pourquoi de votre hymen les prendre pour arbitres,5
Eux qui n’ont de leur trône ici que de vains titres.
Et que vous ne laissez au nombre des vivants
Que pour traîner partout deux rois pour vos suivants ?

ATTILA.

J’en puis résoudre seul, Octar, et les appelle,
Non sous aucun espoir de lumière nouvelle :10
Je crois voir avant eux ce qu’ils m’éclairciront,
Et m’être déjà dit tout ce qu’ils me diront ;
Mais de ces deux partis lequel que je préfère.
Sa gloire est un affront pour l’autre, et pour son frère ;
Et je veux attirer d’un si juste courroux10

Sur l’auteur du conseil les plus dangereux coups,
Assurer une excuse à ce manque d’estime,
Pouvoir, s’il est besoin, livrer une victime ;
Et c’est ce qui m’oblige à consulter ces rois,
Pour faire à leurs périls éclater ce grand choix ;20
Car enfin j’aimerois un prétexte à leur perte :
J’en prendrois hautement l’occasion offerte.
Ce titre en eux me choque, et je ne sais pourquoi
Un roi que je commande ose se nommer roi.
Un nom si glorieux marque une indépendance 25
Que souille, que détruit la moindre obéissance ;
Et je suis las de voir que du bandeau royal
Ils prennent droit tous deux de me traiter d’égal.

OCTAR.

Mais, Seigneur, se peut-il que pour ces deux princesses
Vous ayez mêmes yeux et pareilles tendresses,30
Que leur mérite égal dispose sans ennui
Votre âme irrésolue aux sentiments d’autrui ?
Ou si vers l’une ou l’autre elle a pris quelque pente,
Dont prennent ces deux rois la route différente,
Voudra-t-elle, aux dépens de ses vœux les plus doux,35
Préparer une excuse à ce juste courroux ?
Et pour juste qu’il soit, est-il si fort à craindre
Que le grand Attila s’abaisse à se contraindre ?

ATTILA.

Non ; mais la noble ardeur d’envahir tant d’États
Doit combattre de tête encor plus que de bras,40
Entre ses ennemis rompre l’intelligence,
Y jeter du désordre et de la défiance,
Et ne rien hasarder qu’on n’ait de toutes parts.
Autant qu’il est possible, enchaîné les hasards.
Nous étions aussi forts qu’à présent nous le sommes,45
Quand je fondis en Gaule avec cinq cent mille hommes[1].

Dès lors, s’il t’en souvient, je voulus, mais en vain,
D’avec le Visigoth détacher le Romain,
J’y perdis auprès d’eux des soins qui me perdirent :
Loin de se diviser, d’autant mieux ils s’unirent.50
La terreur de mon nom pour nouveaux compagnons
Leur donna les Alains, les Francs, les Bourguignons ;
Et n’ayant pu semer entre eux aucuns divorces,
Je me vis en déroute avec toutes mes forces[2].
J’ai su les rétablir, et cherche à me venger ;55
Mais je cherche à le faire avec moins de danger.
De ces cinq nations contre moi trop heureuses,
J’envoie offrir la paix aux deux plus belliqueuses ;
Je traite avec chacune, et comme toutes deux
De mon hymen offert ont accepté les nœuds,60
Des princesses qu’ensuite elles en font le gage
L’une sera ma femme et l’autre mon otage.
Si j’offense par là l’un des deux souverains,
Il craindra pour sa sœur qui reste entre mes mains.
Ainsi je les tiendrai l’un et l’autre en contrainte,65
L’un par mon alliance, et l’autre par la crainte ;
Ou si le malheureux s’obstine à s’irriter.
L’heureux en ma faveur saura lui résister,
Tant que de nos vainqueurs terrassés l’un par l’autre
Les trônes ébranlés tombent aux pieds du nôtre.70
Quant à l’amour, apprends que mon plus doux souci
N’est… Mais Ardaric entre, et Valamir aussi.


Scène II.

ATTILA, ARDARIC, VALAMIR, OCTAR.
ATTILA.

Rois, amis d’Attila, soutiens de ma puissance,
Qui rangez tant d’États sous mon obéissance,
Et de qui les conseils, le grand cœur et la main,75
Me rendent formidable à tout le genre humain,
Vous voyez en mon camp les éclatantes marques
Que de ce vaste effroi nous donnent[3] deux monarques.
En Gaule Mérouée, à Rome l’Empereur,
Ont cru par mon hymen éviter ma fureur.80
La paix avec tous deux en même temps traitée
Se trouve avec tous deux à ce prix arrêtée ;
Et presque sur les pas de mes ambassadeurs
Les leurs m’ont amené deux princesses leurs sœurs.
Le choix m’en embarrasse, il est temps de le faire ;85
Depuis leur arrivée en vain je le diffère :
Il faut enfin résoudre ; et quel que soit ce choix,
J’offense un empereur, ou le plus grand des rois.
Je le dis le plus grand, non qu’encor la victoire
Ait porté Mérouée à ce comble de gloire ;90
Mais si de nos devins l’oracle n’est point faux.
Sa grandeur doit atteindre aux degrés les plus hauts ;
Et de ses successeurs l’empire inébranlable
Sera de siècle en siècle enfin si redoutable.
Qu’un jour toute la terre en recevra des lois,95
Ou tremblera du moins au nom de leurs François.
Vous donc, qui connoissez de combien d’importance
Est pour nos grands projets l’une et l’autre alliance.
Prêtez-moi des clartés pour bien voir aujourd’hui

De laquelle ils auront ou plus ou moins d’appui,100
Qui des deux, honoré par ces nœuds domestiques,
Nous vengera le mieux des Champs catalauniques[4] ;
Et qui des deux enfm, déchu d’un tel espoir.
Sera le plus à craindre à qui veut tout pouvoir.

ARDARIC.

En l’état où le ciel a mis votre puissance,105
Nous mettrions en vain les forces[5] en balance :
Tout ce qu’on y peut voir ou de plus ou de moins
Ne vaut pas amuser le moindre de vos soins.
L’un et l’autre traité suffit pour nous instruire
Qu’ils vous craignent tous deux et n’osent plus vous nuire.110
Ainsi, sans perdre temps à vous inquiéter,
Vous n’avez que vos yeux, Seigneur, à consulter.
Laissez aller ce choix du côté du mérite
Pour qui, sur[6] leur rapport, l’amour vous sollicite :
Croyez ce qu’avec eux votre cœur résoudra :115
Et de ces potentats s’offense qui voudra.

ATTILA.

L’amour chez Attila n’est pas un bon suffrage ;
Ce qu’on m’en donneroit me tiendroit lieu d’outrage,
Et tout exprès ailleurs je porterois ma foi,
De peur qu’on n’eût par là trop de pouvoir sur moi.120
Les femmes qu’on adore usurpent un empire
Que jamais un mari n’ose ou ne peut dédire.
C’est au commun des rois à se plaire en leurs fers,
Non à ceux dont le nom fait trembler l’univers.
Que chacun de leurs yeux aime à se faire esclave ;125
Moi, je ne veux les voir qu’en tyrans que je brave :

Et par quelques attraits qu’ils captivent un cœur,
Le mien en dépit d’eux est tout à ma grandeur.
Parlez donc seulement du choix le plus utile,
Du courroux à dompter ou plus ou moins facile ;130
Et ne me dites point que de chaque côté
Vous voyez comme lui peu d’inégalité.
En matière d’État ne fût-ce qu’un atome,
Sa perte quelquefois importe d’un royaume ;
Il n’est scrupule exact qu’il n’y faille garder,135
Et le moindre avantage a droit de décider.

VALAMIR.

Seigneur, dans le penchant que prennent les affaires,
Les grands discours ici ne sont pas nécessaires :
Il ne faut que des yeux ; et pour tout découvrir,
Pour décider de tout, on n’a qu’à les ouvrir.140
Un grand destin commence, un grand destin s’achève :
L’empire est prêt à choir, et la France s’élève,
L’une peut avec elle affermir son appui,
Et l’autre en trébuchant l’ensevelir sous lui.
Vos devins vous l’ont dit ; n’y mettez point d’obstacles,145
Vous qui n’avez jamais douté de leurs oracles :
Soutenir un État chancelant et brisé,
C’est chercher par sa chute à se voir écrasé.
Appuyez donc la France, et laissez tomber Rome ;
Aux grands ordres du ciel prêtez ceux d’un grand homme :150
D’un si bel avenir avouez vos devins,
Avancez les succès, et hâtez les destins.

ARDARIC.

Oui, le ciel, par le choix de ces grands hyménées,
A mis entre vos mains le cours des destinées ;
Mais s’il est glorieux. Seigneur, de le hâter,155
Il l’est, et plus encor, de si bien l’arrêter,
Que la France, en dépit d’un infaillible augure,
N’aille qu’à pas traînants vers sa grandeur future.

Et que l’aigle, accablé par ce destin nouveau,
Ne puisse trébucher que sur votre tombeau.160
Seroit-il gloire égale à celle de suspendre
Ce que ces deux États du ciel doivent attendre,
Et de vous faire voir aux plus savants devins
Arbitre des succès et maître des destins ?
J’ose vous dire plus. Tout ce qu’ils vous prédisent,165
Avec pleine clarté dans le ciel ils le lisent ;
Mais vous assurent-ils que quelque astre jaloux
N’ait point mis plus d’un siècle entre l’effet et vous ?
Ces éclatants retours que font les destinées
Sont assez rarement l’œuvre de peu d’années ;170
Et ce qu’on vous prédit touchant ces deux États
Peut être un avenir qui ne vous touche pas.
Cependant regardez ce qu’est encor l’empire :
Il chancelle, il se brise, et chacun le déchire ;
De ses entrailles même il produit des[7] tyrans ;175
Mais il peut encor plus que tous ses conquérants.
Le moindre souvenir des Champs catalauniques
En peut mettre à vos yeux des preuves trop publiques :
Singibar, Gondebaut, Mérouée et Thierri[8],
Là, sans Aétius, tous quatre auroient péri.180
Les Romains firent seuls cette grande journée :
Unissez-les à vous par un digne hyménée.
Puisque déjà sans eux vous pouvez presque tout,
Il n’est rien dont par eux vous ne veniez à bout.
Quand de ces nouveaux rois ils vous auront fait maître,185
Vous verrez à loisir de qui vous voudrez l’être,
Et résoudrez vous seul avec tranquillité
Si vous leur souffrirez encor l’égalité.

VALAMIR.

L’empire, je l’avoue, est encor quelque chose ;
Mais nous ne sommes plus au temps de Théodose ;190
Et comme dans sa race il ne revit pas bien,
L’empire est quelque chose, et l’Empereur n’est rien.
Ses deux fils[9] n’ont rempli les trônes des deux Romes
Que d’idoles pompeux[10], que d’ombres au lieu d’hommes.
L’imbécile fierté de ces faux souverains,195
Qui n’osoit à son aide appeler des Romains[11],
Parmi des nations qu’ils traitoient de barbares
Empruntoit pour régner des personnes plus rares ;
Et d’un côté Gainas, de l’autre Stilicon,
À ces deux majestés ne laissant que le nom,200
On voyoit dominer d’une hauteur égale
Un Goth dans un empire, et dans l’autre un Vandale[12].
Comme de tous côtés on s’en est indigné,
De tous côtés aussi pour eux on a régné.
Le second Théodose[13] avoit pris leur modèle :205
Sa sœur à cinquante ans le tenoit en tutelle,
Et fut, tant qu’il régna, l’âme de ce grand corps,
Dont elle fait encor mouvoir tous les ressorts.
Pour Valentinian[14] tant qu’a vécu sa mère,
Il a semblé répondre à ce grand caractère :210
Il a paru régner ; mais on voit aujourd’hui

Qu’il régnoit par sa mère, ou sa mère pour lui ;
Et depuis son trépas il a trop fait connoître
Que s’il est empereur, Aétius est maître ;
Et c’en seroit la sœur qu’il faudroit obtenir,215
Si jamais aux Romains vous vouliez vous unir :
Au reste, un prince foible, envieux, mol, stupide,
Qu’un heureux succès enfle, un douteux intimide,
Qui pour unique emploi s’attache à son plaisir,
Et laisse le pouvoir à qui s’en peut saisir.220
Mais le grand Mérouée est un roi magnanime,
Amoureux de la gloire, ardent après l’estime,
Qui ne permet aux siens d’emploi ni de pouvoir,
Qu’autant que par son ordre ils en doivent avoir.
Il sait vaincre et régner ; et depuis sa victoire,225
S’il a déjà soumis et la Seine et la Loire,
Quand vous voudrez aux siens joindre vos combattants,
La Garonne et l’Arar[15] ne tiendront pas longtemps.
Alors ces mêmes champs, témoins de notre honte,
En verront la vengeance et plus haute et plus prompte230
Et pour glorieux prix d’avoir su nous venger,
Vous aurez avec lui la Gaule à partager.
D’où vous ferez savoir à toute l’Italie
Qu’alors que[16] la prudence à la valeur s’allie,
Il n’est rien à l’épreuve, et qu’il est temps qu’enfin235
Et du Tibre et du Pô vous fassiez le destin.

ARDARIC.

Prenez-en donc le droit des mains d’une princesse
Qui l’apporte pour dot à l’ardeur qui vous presse ;
Et paroissez plutôt vous saisir de son bien,

Qu’usurper des États sur qui ne vous doit rien.240
Sa mère eut tant de part à la toute-puissance,
Qu’elle fit à l’empire associer Constance[17] ;
Et si ce même empire a quelque attrait pour vous,
La fille a même droit en faveur d’un époux.
Allez, la force en main, demander ce partage245
Que d’un père mourant lui laissa le suffrage[18] :
Sous ce prétexte heureux vous verrez des Romains
Se détacher de Rome, et vous tendre les mains.
Aétius n’est pas si maître qu’on veut croire :
Il a jusque chez lui des jaloux de sa gloire ;250
Et vous aurez pour vous tous ceux qui dans le cœur
Sont mécontents du prince, ou las du gouverneur.
Le débris[19] de l’empire a de belles ruines :
S’il n’a plus de héros, il a des héroïnes.
Rome vous en offre une, et part à ce débris :255
Pourriez-vous refuser votre main à ce prix ?
Ildione n’apporte ici que sa personne :
Sa dot ne peut s’étendre aux droits d’une couronne,
Ses Francs n’admettent point de femme à dominer ;
Mais les droits d’Honorie ont de quoi tout donner.260
Attachez-les, Seigneur, à vous, à votre race ;
Du fameux Théodose assurez-vous la place :
Rome adore la sœur, le frère est sans pouvoir ;
On hait Aétius : vous n’avez qu’à vouloir.

ATTILA.

Est-ce comme il me faut tirer d’inquiétude,265
Que de plonger mon âme en plus d’incertitude ?
Et pour vous prévaloir de mes perplexités,

Choisissez-vous exprès ces contrariétés ?
Plus j’entends raisonner, et moins on détermine :
Chacun dans sa pensée également s’obstine ;270
Et quand par vous[20] je cherche à ne plus balancer,
Vous cherchez l’un et l’autre à mieux m’embarrasser !
Je ne demande point de si diverses routes :
Il me faut des clartés, et non de nouveaux doutes ;
Et quand je vous confie un sort tel que le mien,275
C’est m’offenser tous deux que ne résoudre rien[21].

VALAMIR.

Seigneur, chacun de nous vous parle comme il pense,
Chacun de ce grand choix vous fait voir l’importance ;
Mais nous ne sommes point jaloux de nos avis.
Croyez-le, croyez-moi, nous en serons ravis ;280
Ils sont les purs effets d’une amitié fidèle,
De qui le zèle ardent…

ATTILA.

De qui le zèle ardent…Unissez donc ce zèle.
Et ne me forcez point à voir dans vos débats
Plus que je ne veux voir, et… Je n’achève pas.
Dites-moi seulement ce qui vous intéresse285
À protéger ici l’une et l’autre princesse.
Leurs frères vous ont-ils, à force de présents,
Chacun de son côté rendus leurs partisans ?
Est-ce amitié pour l’une, est-ce haine pour l’autre.
Qui forme auprès de moi son avis et le vôtre ?290
Par quel dessein de plaire ou de vous agrandir…
Mais derechef je veux ne rien approfondir,
Et croire qu’où je suis on n’a pas tant d’audace.
Vous, si vous vous aimez, faites-vous une grâce :
Accordez-vous ensemble, et ne contestez plus,295

Ou de l’une des deux ménagez un refus,
Afin que nous puissions en cette conjoncture
À son aversion imputer la rupture.
Employez-y tous deux ce zèle et cette ardeur
Que vous dites avoir tous deux pour ma grandeur :300
J’en croirai les efforts qu’on fera pour me plaire,
Et veux bien jusque-là suspendre ma colère.


Scène III.

ARDARIC, VALAMIR.
ARDARIC.

En serons-nous toujours les malheureux objets ?
Et verrons-nous toujours qu’il nous traite en sujets ?

VALAMIR.

Fermons les yeux, Seigneur, sur de telles disgrâces :305
Le ciel en doit un jour effacer jusqu’aux traces ;
Mes devins me l’ont dit ; et s’il en est besoin,
Je dirai que ce jour peut-être n’est pas loin :
Ils en ont, disent-ils, un assuré présage.
Je vous confierai plus : ils m’ont dit davantage,310
Et qu’un Théodoric qui doit sortir de moi
Commandera dans Rome, et s’en fera le roi[22],
Et c’est ce qui m’oblige à parler pour la France,
À presser Attila d’en choisir l’alliance,
D’épouser Ildione, afin que par ce choix315
Il laisse à mon hymen Honorie et ses droits.
Ne vous opposez plus aux grandeurs d’Ildione,
Souffrez en ma faveur qu’elle monte à ce trône ;
Et si jamais pour vous je puis en faire autant…

ARDARIC.

Vous le pouvez, Seigneur, et dès ce même instant.320
Souffrez qu’à votre exemple en deux mots je m’explique.
Vous aimez ; mais ce n’est qu’un amour politique ;
Et puisque je vous dois confidence à mon tour,
J’ai pour l’autre princesse un véritable amour ;
Et c’est ce qui m’oblige à parler pour l’empire,325
Afin qu’on m’abandonne un objet où j’aspire.
Une étroite amitié l’un à l’autre nous joint ;
Mais enfin nos désirs ne compatissent point.
Voyons qui se doit vaincre, et s’il faut que mon âme
À votre ambition immole cette flamme ;330
Ou s’il n’est point plus beau que votre ambition
Elle-même s’immole à cette passion.

VALAMIR.

Ce seroit pour mon cœur un cruel sacrifice.

ARDARIC.

Et l’autre pour le mien seroit un dur supplice.
Vous aime-t-on ?

VALAMIR.

Vous aime-t-on ?Du moins j’ai lieu de m’en flatter.335
Et vous, Seigneur ?

ARDARIC.

Et vous, Seigneur ?Du moins on me daigne écouter.

VALAMIR.

Qu’un mutuel amour est un triste avantage.
Quand ce que nous aimons d’un autre est le partage !

ARDARIC.

Cependant le tyran prendra pour attentat
Cet amour qui fait seul tant de raisons d’État.340
Nous n’avons que trop vu jusqu’où va sa colère,
Qui n’a pas épargné le sang même d’un frère[23],

Et combien après lui de rois ses alliés
À son orgueil barbare il a sacrifiés.

VALAMIR.

Les peuples qui suivoient ces illustres victimes345
Suivent encor sous lui l’impunité des crimes ;
Et ce ravage affreux qu’il permet aux soldats
Lui gagne tant de cœurs, lui donne tant de bras,
Que nos propres sujets sortis de nos provinces
Sont en dépit de nous plus à lui qu’à leurs princes.350

ARDARIC.

Il semble à ses discours déjà nous soupçonner,
Et ce sont des soupçons qu’il nous faut détourner.
À ce refus qu’il veut disposons ma princesse.

VALAMIR.

Pour y porter la mienne il faudra peu d’adresse.

ARDARIC.

Si vous persuadez, quel malheur est le mien !355

VALAMIR.

Et si l’on vous en croit, puis-je espérer plus rien ?

ARDARIC.

Ah ! que ne pouvons-nous être heureux l’un et l’autre !

VALAMIR.

Ah ! que n’est mon bonheur plus compatible au vôtre !

ARDARIC.

Allons des deux côtés chacun faire un effort.

VALAMIR.

Allons, et du succès laissons-en faire au sort.360

FIN DU PREMIER ACTE


.

  1. « On portait à cinq cent mille hommes le nombre des troupes d’Attila.  » Cujus exercitus quingentorum millium esse numero ʃerebantur. (Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xxxv.)
  2. Voyez plus loin, p. 113, le vers 102 et la note qui s’y rapporte.
  3. On lit vous donnent dans l’édition de 1692.
  4. On désigne sous ce nom les plaines situées entre Châlons-sur-Marne (Catalaunum) et Troyes, où Attila fut défait en 451 par Aétius, général romain, qui avait réuni sous ses ordres les Burgondes, les Saxons, les Alains, les Francs, les Visigoths.
  5. L’édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) portent leurs forces.
  6. L’édition de 1682 donne seul, au lieu de sur, ce qui n’a point de sens.
  7. Voltaire (1764) a changé des en les.
  8. Chefs des alliés d’Aétius (voyez ci-dessus, p. 113, note 1). Thierri (Théodoric), roi des Visigoths, périt dans la bataille des Champs catalauniques.
  9. Arcadius et Honorius. Le premier, empereur d’Orient, était mort l’an de Jésus-Christ 408 ; le second, empereur d’Occident, l’an 423.
  10. Voyez, pour le genre du mot idole, tome VI, p. 608, note 1, et le Lexique
  11. Var. Qui n’osoit à son aide appeler de Romains. (1668)
  12. Gainas, général goth, après avoir dominé pendant quelque temps Arcadius,
    périt de la main des Huns, chez qui il avait cherché un asile. Stilicon, tuteur d’Honorius et régent de l’empire d’Occident, était Vandale d’origine.
  13. Théodose II, fils d’Arcadius, régna en Orient jusqu’à l’an 450. Sa sœur Pulchérie, qui monta sur le trône après lui, mourut en 453, la même année qu’Attila.
  14. Valentinien III, petit-fils de Théodose par sa mère Placidie, fut empereur
    d’Occident de 425 à 455. Placidie mourut en 450.
  15. L’Arar, en latin Arar et Araris, ancien nom de la Saône.
  16. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont changé Qu’alors que en Que lorsque. Nous avons eu déjà cette même correction dans Agesilas, acte I, scène i, vers 33. Voyez plus loin le vers 1589 (acte V, scène iii), où Thomas Corneille et Voltaire ont laissé tous deux alors que.
  17. L’empereur Honorius donna à Constance, général victorieux, la main de sa sœur Placidie, mère de Valentinien, et lui conféra le titre d’Auguste, en 421. Constance mourut peu de mois après.
  18. Voyez ci-dessus, p. 104, note 1.
  19. L’édition de 1682 et celle de 1692 ont l’une et l’autre les débris, au pluriel, mais elles ont laissé le verbe au singulier.
  20. On lit pour vous, au lieu de par vous, dans l’édition de 1682.
  21. Ce vers et le précédent ont été omis par erreur dans l’édition de 1682. — Comparez Othon, acte V, scène ii, vers 1601-1604 (tome VI, p. 645).
  22. Théodoric, roi des Ostrogoths, né en 455, qui en 493 se fit reconnaître roi d’Italie par l’empereur Anastase, était fils de Theodemir, frère et successeur de Valamir.
  23. Bleda, rex Hunnorum, Attilæ, fiatris sui, insidiis interimitur. (Marcellini comltis Chronicon ; voyez aussi Jornandès, de Getarum rebus gestis, chupitre xxxv.)