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Attila (Corneille)/Acte IV

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 153-167).
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ACTE IV.



Scène PREMIÈRE.

HONORIE, OCTAR, FLAVIE.
HONORIE.

Allez, servez-moi bien. Si vous aimez Flavie,1085
Elle sera le prix de m’avoir bien servie :
J’en donne ma parole ; et sa main est à vous.
Dès que vous m’obtiendrez Valamir pour époux.

OCTAR.

Je voudrois le pouvoir : j’assurerois, Madame,
Sous votre Valamir mes jours avec ma flamme.1090
Bien qu’Attila me traite assez confidemment,
Ils dépendent sous lui d’un malheureux moment :
Il ne faut qu’un soupçon, un dégoût, un caprice,
Pour en faire à sa haine un soudain sacrifice ;
Ce n’est pas un esprit que je porte où je veux.1095
Faire un peu plus de pente au penchant de ses vœux,
L’attacher un peu plus au parti qu’ils choisissent,
Ce n’est rien qu’avec moi deux mille autres ne puissent ;
Mais proposer de front, ou vouloir doucement
Contre ce qu’il résout tourner son sentiment,1100
Combattre sa pensée en faveur de la vôtre,
C’est ce que nous n’osons, ni moi, ni pas un autre ;
Et si je hasardois ce contre-temps fatal,
Je me perdrois, Madame, et vous servirois mal.

HONORIE.

Mais qui l’attache à moi, quand pour l’autre il soupire ?1105

OCTAR.

La mort d’Aétius et vos droits sur l’empire.
Il croit s’en voir par là les chemins aplanis ;
Et tous autres souhaits de son cœur sont bannis.
Il aime à conquérir, mais il hait les batailles :
Il veut que son nom seul renverse les murailles[1] ;1110
Et plus grand politique encor que grand guerrier,
Il tient que les combats sentent l’aventurier[2].
Il veut que de ses gens le déluge effroyable
Atterre impunément les peuples qu’il accable ;
Et prodigue de sang, il épargne celui1115
Que tant de combattants exposeroient pour lui.
Ainsi n’espérez pas que jamais il relâche,
Que jamais il renonce à ce choix qui vous fâche.
Si pourtant je vois jour à plus que je n’attends,
Madame, assurez-vous que je prendrai mon temps.1120


Scène II.

HONORIE, FLAVIE.
FLAVIE.

Ne vous êtes-vous point un peu trop déclarée,
Madame ? et le chagrin de vous voir préférée
Etouffe-t-il la peur que marquoient vos discours
De rendre hommage au sang d’un roi de quatre jours ?

HONORIE.

Je te l’avois bien dit, que mon âme incertaine1125
De tous les deux côtés attendoit même gêne,
Flavie ; et de deux maux qu’on craint également
Celui qui nous arrive est toujours le plus grand,

Celui que nous sentons devient le plus sensible.
D’un choix si glorieux la honte est trop visible ;1130
Ildione a su l’art de m’en faire un malheur :
La gloire en est pour elle, et pour moi la douleur ;
Elle garde pour soi tout l’effet du mérite,
Et me livre avec joie aux ennuis qu’elle évite.
Vois avec quel insulte[3] et de quelle hauteur1135
Son refus en mes mains rejette un si grand cœur,
Cependant que ravie elle assure à son âme
La douceur d’être toute à l’objet de sa flamme ;
Car je ne doute point qu’elle n’ait de l’amour.
Ardaric qui s’attache à la voir chaque jour,1140
Les respects qu’il lui rend, et les soins qu’il se donne…

FLAVIE.

J’ose vous dire plus, Attila l’en soupçonne :
Il est fier et colère ; et s’il sait une fois
Qu’Ildione en secret l’honore de son choix,
Qu’Ardaric ait sur elle osé jeter la vue,1145
Et briguer cette foi qu’à lui seul il croit due,
Je crains qu’un tel espoir, au lieu de s’affermir…

HONORIE.

Que n’ai-je donc mieux tu que j’aimois Valamir !
Mais quand on est bravée et qu’on perd ce qu’on aime,
Flavie, est-on sitôt maîtresse de soi-même ?1150
D’Attila, s’il se peut, tournons l’emportement
Ou contre ma rivale, ou contre son amant ;
Accablons leur amour sous ce que j’appréhende ;
Promettons à ce prix la main qu’on nous demande ;
Et faisons que l’ardeur de recevoir ma foi1155
L’empêche d’être ici plus heureuse que moi.
Renversons leur triomphe. Étrange frénésie !

Sans aimer Ardaric, j’en conçois jalousie !
Mais je me venge, et suis, en ce juste projet,
Jalouse du bonheur, et non pas de l’objet.1160

FLAVIE.

Attila vient, Madame.

HONORIE.

Attila vient, Madame.Eh bien ! faisons connoître
Que le sang des Césars ne souffre point de maître,
Et peut bien refuser de pleine autorité
Ce qu’une autre refuse avec témérité.


Scène III.

ATTILA, HONORIE, FLAVIE.
ATTILA.

Tout s’apprête, Madame, et ce grand hyménée1165
Peut dans une heure ou deux terminer la journée,
Mais sans vous y contraindre ; et je ne viens que voir
Si vous avez mieux vu quel est votre devoir.

HONORIE.

Mon devoir est, Seigneur, de soutenir ma gloire,
Sur qui va s’imprimer une tache trop noire,1170
Si votre illustre amour pour son premier effet
Ne venge hautement l’outrage qu’on lui fait.
Puis-je voir sans rougir qu’à la belle Ildione
Vous demandiez congé de m’offrir votre trône,
Que… ?

ATTILA.

Que… ?Toujours Ildione, et jamais Attila !1175

HONORIE.

Si vous me préférez, Seigneur, punissez-la :
Prenez mes intérêts, et pressez votre flamme
De remettre en honneur le nom de votre femme.
Ildione le traite avec trop de mépris ;

Souffrez-en de pareils, ou rendez-lui son prix.1180
A quel droit voulez-vous qu’un tel manque d’estime,
S’il est gloire pour elle, en moi devienne un crime ;
Qu’après que nos refus ont tous deux éclaté,
Le mien soit punissable où le sien est flatté ;
Qu’elle brave à vos yeux ce qu’il faut que je craigne,1185
Et qu’elle me condamne à ce qu’elle dédaigne ?

ATTILA.

Pour vous justifier mes ordres et mes vœux,
Je croyois qu’il suffît d’un simple : « Je le veux ; »
Mais voyez, puisqu’il faut mettre tout en balance,
D’Ildione et de vous qui m’oblige ou m’offense.1190
Quand son refus me sert, le vôtre me trahit ;
Il veut me commander, quand le sien m’ obéit :
L’un est plein de respect, l’autre est gonflé d’audace ;
Le vôtre me fait honte, et le sien me fait grâce.
Faut-il après cela qu’aux dépens de son sang1195
Je mérite l’honneur de vous mettre en mon rang ?

HONORIE.

Ne peut-on se venger à moins qu’on assassine[4] ?
Je ne veux point sa mort, ni même sa ruine :
11 est des châtiments plus justes et plus doux,
Qui l’empêcheroient mieux de triompher de nous.1200
Je dis de nous, Seigneur, car l’offense est commune.
Et ce que vous m’offrez des deux n’en feroit qu’une.
Ildione, pour prix de son manque de foi,
Dispose arrogamment et de vous et de moi !
Pour prix de la hauteur dont elle m’a bravée,1205
À son heureux amant sa main est réservée,
Avec qui, satisfaite, elle goûte l’appas

De m’ôter ce que j’aime, et me mettre en vos bras !

ATTILA.

Quel est-il, cet amant ?

HONORIE.

Quel est-il, cet amant ?Ignorez-vous encore
Qu’elle adore Ardaric, et qu’Ardaric l’adore ?1210

ATTILA.

Qu’on m’amène Ardaric. Mais de qui savez-vous…

HONORIE.

C’est une vision de mes soupçons jaloux ;
J’en suis mal éclaircie, et votre orgueil l’avoue,
Et quand elle me brave, et quand elle vous joue ;
Même, s’il faut vous croire, on ne vous sert pas mal1215
Alors qu’on vous dédaigne en faveur d’un rival.

ATTILA.

D’Ardaric et de moi telle est la différence,
Qu’elle en punit assez la folle préférence.

HONORIE.

Quoi ? s’il peut moins que vous, ne lui volez-vous pas
Ce pouvoir usurpé sur ses propres soldats ?1220
Un véritable roi qu’opprime un sort contraire,
Tout opprimé qu’il est, garde son caractère ;
Ce nom lui reste entier sous les plus dures lois :
Il est dans les fers même égal aux plus grands rois ;
Et la main d’Ardaric suffit à ma rivale1225
Pour lui donner plein droit de me traiter d’égale.
Si vous voulez punir l’affront qu’elle nous fait,
Réduisez-la, Seigneur, à l’hymen d’un sujet.
Ne cherchez point pour elle une plus dure peine
Que de voir votre femme être sa souveraine ;1230
Et je pourrai moi-même alors vous demander
Le droit de m’en servir et de lui commander.

ATTILA.

Madame, je saurai lui trouver un supplice.

Agréez cependant pour vous même justice ;
Et s’il faut un sujet à qui dédaigne un roi,1235
Choisissez dans une heure, ou d’Octar, ou de moi.

HONORIE.

D’Octar, ou…

ATTILA.

D’Octar, ou…Les grands cœurs parlent avec franchise,
C’est une vérité que vous m’avez apprise[5] :
Songez donc sans murmure à cet illustre choix,
Et remerciez-moi de suivre ainsi vos lois[6].1240

HONORIE.

Me proposer Octar !

ATTILA.

Me proposer Octar !Qu’y trouvez-vous à dire ?
Seroit-il à vos yeux indigne de l’empire ?
S’il est né sans couronne et n’eut jamais d’États,
On monte à ce grand trône encor d’un lieu plus bas.
On a vu des Césars, et même des plus braves,1245
Qui sortoient d’artisans, de bandoliers[7], d’esclaves ;
Le temps et leurs vertus les ont rendus fameux,
Et notre cher Octar a des vertus comme eux.

HONORIE.

Va, ne me tourne point Octar en ridicule :
Ma gloire pourroit bien l’accepter sans scrupule,1250
Tyran, et tu devrois du moins te souvenir
Que s’il n’en est pas digne, il peut le devenir.
Au défaut d’un beau sang, il est de grands services.
Il est des vœux soumis, il est des sacrifices,

Il est de glorieux et surprenants effets,1255
Des vertus de héros, et même des forfaits.
L’exemple y peut beaucoup. Instruit par tes maximes,
Il s’est fait de ton ordre une habitude aux crimes :
Comme ta créature, il doit te ressembler.
Quand je l’enhardirai, commence de trembler :1260
Ta vie est en mes mains, dès qu’il voudra me plaire.
Et rien n’est sûr pour toi, si je veux qu’il espère.
Ton rival entre, adieu : délibère avec lui
Si ce cher Octar m’aime, ou sera ton appui.


Scène IV.

ATTILA, ARDARIC.
ATTILA.

Seigneur, sur ce grand choix je cesse d’être en peine :1265
J’épouse dès ce soir la princesse romaine,
Et n’ai plus qu’à prévoir à qui plus sûrement
Je puis confier l’autre et son ressentiment.
Le roi des Bourguignons, par ambassade expresse,
Pour Sigismond[8], son fils, vouloit cette princesse ;1270
Mais nos ambassadeurs furent mieux écoutés.
Pourroit-il nous donner toutes nos sûretés ?

ARDARIC.

Son État sert de borne à ceux de Mérouée ;
La partie entre eux deux seroit bientôt nouée ;
Et vous verriez armer d’une pareille ardeur1275
Un mari pour sa femme, un frère pour sa sœur :
L’union en seroit trop facile et trop grande.

ATTILA.

Celui des Visigoths faisoit même demande.

Comme de Mérouée il est plus écarté,
Leur union auroit moins de facilité :1280
Le Bourguignon d’ailleurs sépare leurs provinces,
Et serviroit pour nous de barre à ces deux princes.

ARDARIC.

Oui ; mais bientôt lui-même entre eux deux écrasé
Leur feroit à se joindre un chemin trop aisé ;
Et ces deux rois, par là maîtres de la contrée,1285
D’autant plus fortement en défendroient[9] l’entrée,
Qu’ils auroient plus à perdre, et qu’un juste courroux
N’auroit plus tant de chefs à liguer contre vous.
La princesse Ildione est orgueilleuse et belle ;
Il lui faut un mari qui réponde mieux d’elle,1290
Dont tous les intérêts aux vôtres soient soumis,
Et ne le pas choisir parmi vos ennemis.
D’une fière beauté la haine opiniâtre
Donne à ce qu’elle hait jusqu’au bout à combattre ;
Et pour peu que la veuille écouter un époux…1295

ATTILA.

Il lui faut donc, Seigneur, ou Valamir, ou vous.
La pourriez-vous aimer ? parlez sans flatterie.
J’apprends que Valamir est aimé d’Honorie ;
Il peut de mon hymen concevoir quelque ennui,
Et je m’assurerois sur vous plus que sur lui.1300

ARDARIC.

C’est m’honorer. Seigneur, de trop de confiance.

ATTILA.

Parlez donc, pourriez-vous goûter cette alliance ?

ARDARIC.

Vous savez que vous plaire est mon plus cher souci.

ATTILA.

Qu’on cherche la Princesse, et qu’on l’amène ici :

Je veux que de ma main vous receviez la sienne.1305
Mais dites-moi, de grâce, attendant qu’elle vienne,
Par où me voulez-vous assurer votre foi ?
Et que seriez-vous prêt d’entreprendre pour moi ?
Car enfin elle est belle, elle peut tout séduire,
Et vous forcer vous-même à me vouloir détruire.1310

ARDARIC.

Faut-il vous immoler l’orgueil de Torrismond[10] ?
Faut-il teindre l’Arar[11] du sang de Sigismond ?
Faut-il mettre à vos pieds et l’un et l’autre trône ?

ATTILA.

Ne dissimulez point, vous aimez Ildione,
Et proposez bien moins ces glorieux travaux1315
Contre mes ennemis que contre vos rivaux.
Ce prompt emportement et ces subites haines
Sont d’un amour jaloux les preuves trop certaines :
Les soins de cet amour font ceux de ma grandeur ;
Et si vous n’aimiez pas, vous auriez moins d’ardeur,1320
Voyez comme un rival est soudain haïssable,
Comme vers notre amour ce nom le rend coupable,
Comme sa perte est juste encor qu’il n’ose rien ;
Et sans aller si loin, délivrez-moi du mien.
Différez à punir une offense incertaine,1325
Et servez ma colère avant que votre haine.
Seroit-il sûr pour moi d’exposer ma bonté
À tous les attentats d’un amant supplanté ?
Vous-même pourriez-vous épouser une femme,
Et laisser à ses yeux le maître de son âme ?1330

ARDARIC.

S’il étoit trop à craindre, il faudroit l’en bannir.

ATTILA.

Quand il est trop à craindre, il faut le prévenir.
C’est un roi dont les gens, mêlés parmi les nôtres,
Feroient accompagner son exil de trop d’autres,
Qu’on verroit s’opposer aux soins que nous prendrons,1335
Et de nos ennemis grossir les escadrons.

ARDARIC.

Est-ce un crime pour lui qu’une douce espérance
Que vous pourriez ailleurs porter la préférence ?

ATTILA.

Oui, pour lui, pour vous-même, et pour tout autre roi,
C’en est un que prétendre en même lieu que moi.1340
S’emparer d’un esprit dont la foi m’est promise,
C’est surprendre une place entre mes mains remise ;
Et vous ne seriez pas moins coupable que lui,
Si je ne vous voyois d’un autre œil aujourd’hui.
À des crimes pareils j’ai dû même justice,1345
Et ne choisis pour vous qu’un amoureux supplice.
Pour un si cher objet que je mets en vos bras.
Est-ce un prix excessif qu’un si juste trépas ?

ARDARIC.

Mais c’est déshonorer. Seigneur, votre hyménée
Que vouloir d’un tel sang en marquer la journée.1350

ATTILA.

Est-il plus grand honneur que de voir en mon choix
Qui je veux à ma flamme immoler de deux rois,
Et que du sacrifice où s’expiera leur crime,
L’un d’eux soit le ministre, et l’autre la victime ?
Si vous n’osez par là satisfaire vos feux,1355
Craignez que Valamir ne soit moins scrupuleux,
Qu’il ne s’impute pas à tant de barbarie
D’accepter à ce prix son illustre Honorie,
Et n’ait aucune horreur de ses vœux les plus doux.
Si leur entier succès ne lui coûte que vous ;1360

Car je puis épouser encor votre princesse,
Et détourner vers lui l’effort de ma tendresse.


Scène V.

ATTILA, ARDARIC, ILDIONE.
ATTILA, à Ildione.

Vos refus obligeants ont daigné m’ordonner
De consulter vos vœux avant que vous donner[12] ;
Je m’en fais une loi. Dites-moi donc, Madame,1365
Votre cœur d’Ardaric agréeroit-il la flamme ?

ILDIONE.

C’est à moi d’obéir, si vous le souhaitez ;
Mais, Seigneur…

ATTILA.

Mais, Seigneur…Il y fait quelques difficultés ;
Mais je sais que sur lui vous êtes absolue.
Achevez d’y porter son âme irrésolue,1370
Afin que dans une heure, au milieu de ma cour.
Votre hymen et le mien couronnent ce grand jour.


Scène VI.

ARDARIC, ILDIONE.
ILDIONE.

D’où viennent ces soupirs ? d’où naît cette tristesse ?
Est-ce que la surprise étonne l’allégresse,
Qu’elle en suspend l’effet pour le mieux signaler,1375
Et qu’aux yeux du tyran il faut dissimuler ?
Il est parti, Seigneur ; souffrez que votre joie,

Souffrez que son excès tout entier se déploie,
Qu’il fasse voir aux miens celui de votre amour.

ARDARIC.

Vous allez soupirer, Madame, à votre tour,1380
À moins que votre cœur malgré vous se prépare
A n’avoir rien d’humain non plus que ce barbare.
Il me choisit pour vous ; c’est un honneur bien grand,
Mais qui doit faire horreur par le prix qu’il le vend.
À recevoir ma main pourrez-vous être prête,1385
S’il faut qu’à Valamir il en coûte la tête ?

ILDIONE.

Quoi ? Seigneur !

ARDARIC.

Quoi ? Seigneur !Attendez à vous en étonner
Que vous sachiez la main qui doit l’assassiner.
C’est à cet attentat la mienne qu’il destine,
Madame.

ILDIONE.

Madame.C’est par vous, Seigneur, qu’il l’assassine !1390

ARDARIC.

Il me fait son bourreau pour perdre un autre roi
À qui fait sa fureur la même offre qu’à moi.
Aux dépens de sa tête il veut qu’on vous obtienne ;
Ou lui donne Honorie aux dépens de la mienne :
Sa cruelle faveur m’en a laissé le choix.1395

ILDIONE.

Quel crime voit sa rage à punir en deux rois ?

ARDARIC.

Le crime de tous deux, c’est d’aimer deux princesses,
C’est d’avoir mieux que lui mérité leurs tendresses.
De vos bontés pour nous il nous fait un malheur,
Et d’un sujet de joie un excès de douleur.1400

ILDIONE.

Est-il orgueil plus lâche, ou lâcheté plus noire ?

Il veut que je vous coûte ou la vie ou la gloire,
Et serve de prétexte au choix infortuné
D’assassiner vous-même ou d’être assassiné !
Il vous offre ma main comme un bonheur insigne,1405
Mais à condition de vous en rendre indigne ;
Et si vous refusez par là de m’acquérir,
Vous ne sauriez vous-même éviter de périr !

ARDARIC.

Il est beau de périr pour éviter un crime :
Quand on meurt pour sa gloire, on revit dans l’estime ;1410
Et triompher ainsi du plus rigoureux sort,
C’est s’immortaliser par une illustre mort.

ILDIONE.

Cette immortalité qui triomphe en idée
Veut être, pour charmer, de plus loin regardée ;
Et quand à notre amour ce triomphe est fatal,1415
La gloire qui le suit nous en console mal.

ARDARIC.

Vous vengerez ma mort, et mon âme ravie…

ILDIONE.

Ah ! venger une mort n’est pas rendre une vie :
Le tyran immolé me laisse mes malheurs ;
Et son sang répandu ne tarit pas mes pleurs.1420

ARDARIC.

Pour sauver une vie, après tout périssable,
En rendrois-je le reste infâme et détestable ?
Et ne vaut-il pas mieux assouvir sa fureur.
Et mériter vos pleurs, que de vous faire horreur ?

ILDIONE.

Vous m’en feriez sans doute, après cette infamie,1425
Assez pour vous traiter en mortelle ennemie ;
Mais souvent la fortune a d’heureux changements
Qui président sans nous aux grands événements.
Le ciel n’est pas toujours aux méchants si propice :

Après tant d’indulgence, il a de la justice.1430
Parlez à Valamir, et voyez avec lui
S’il n’est aucun remède à ce mortel ennui.

ARDARIC.

Madame…

ILDIONE.

Madame…Allez, Seigneur : nos maux et le temps pressent
Et les mêmes périls tous deux vous intéressent.

ARDARIC.

J’y vais ; mais en l’état qu’est son sort et le mien,1435
Nous nous plaindrons ensemble et ne résoudrons rien.


Scène VII.

ILDIONE[13].

Trêve, mes tristes yeux, trêve aujourd’hui de larmes !
Armez contre un tyran vos plus dangereux charmes :
Voyez si de nouveau vous le pourrez dompter,
Et renverser sur lui ce qu’il ose attenter.1440
Reprenez en son cœur votre place usurpée.
Ramenez à l’autel ma victime échappée,
Rappelez ce courroux que son choix incertain
En faveur de ma flamme allumoit dans mon sein.
Que tout semble facile en cette incertitude !1445
Mais qu’à l’exécuter tout est pénible et rude !
Et qu’aisément le sexe oppose à sa fierté
Sa douceur naturelle et sa timidité !
Quoi ? ne donner ma foi que pour être perfide !
N’accepter un époux que pour un parricide !1450
Ciel, qui me vois frémir à ce nom seul d’époux,
Ou rends-moi plus barbare, ou mon tyran plus doux[14] !

FIN DU QUATRIÈME ACTE.
  1. C’est la hâblerie du Matamore prise au sérieux. Voyez l’Illusion comique, vers 233 (tome II, p. 447)
  2. Bellorum quidem amator, sed ipse manu temperans. (Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xxxv.) Voyez ci-dessus, p. 103 et la note 3.
  3. L’édition de 1692 porte quelle insulte, au féminin. Plus haut, au vers 424, p. 123, elle avait laissé ce mot au masculin. Voltaire a mis le féminin aux deux endroits.
  4. Tel est le texte de toutes les éditions anciennes, et même encore de celle de Voltaire (1764). Il est conforme à l’usage ordinaire de Corneille. Dans des éditions modernes on a ajouté ne : « à moins qu’on n’assassine. » Voyez le Lexique.
  5. Voyez ci-dessus, acte III, scène iv, vers 1069 et 1070.
  6. Var. Et me remerciez de suivre ainsi vos lois. (1668, édition originale.)
  7. Bandolier, bandoulier, de l’espagnol bandolero, « voleur de campagne, qui vole en troupe et avec armes à feu. » (Dictionnaire de Furetière.) Voyez le Lexique. — L’empereur Philippe, dit l’Arabe, était fils d’un chef de brigands ; Dioclétien était, selon les uns, l’affranchi d’un sénateur, selon d’autres le fils d’un greffier ; Galère avait été berger, etc.
  8. Il est parlé de Sigismond roi des Bourguignons au chapitre lviii de
    Jornandès.
  9. Il y a le futur, défendront, dans l’édition de 1682.
  10. Torrismond, ou plutôt Thorismond, un des vainqueurs d’Attila dans la bataille des Champs catalauniques, était fils et successeur de Théodoric, roi des Visigoths, qui périt dans cette bataille.
  11. Voyez ci-dessus, p. 117, note 1.
  12. Voyez acte III, scène ii, vers 920.
  13. Dans l’édition de Voltaire (1764) : ildione, seule.
  14. Voyez ci-dessus, p. 104, et p. 137, vers 693-704.