Aller au contenu

Attila (Corneille)/Acte V

La bibliothèque libre.
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 168-181).
◄  Acte IV

ACTE V.



Scène PREMIÈRE.

ARDARIC, VALAMIR.
(Ils n’ont point d’épée l’un ni l’autre[1].)
ARDARIC.

Seigneur, vos devins seuls ont causé notre perte :
Par eux à tous nos maux la porte s’est ouverte ;
Et l’infidèle appas de leur prédiction1455
A jeté trop d’amorce à notre ambition[2].
C’est de là qu’est venu cet amour politique
Que prend pour attentat un orgueil tyrannique.
Sans le flatteur espoir d’un avenir si doux,
Honorie auroit eu moins de charmes pour vous.1460
C’est par là que vos yeux la trouvent adorable,
Et que vous faites naître un amour véritable,
Qui l’attachant à vous excite des fureurs
Que vous voyez passer aux dernières horreurs.
À moins que je vous perde, il faut que je périsse ;1465
On vous fait même grâce, ou pareille injustice :
Ainsi vos seuls devins nous forcent de périr,
Et ce sont tous les droits qu’ils vous font acquérir.

VALAMIR.

Je viens de les quitter ; et loin de s’en dédire,
Ils assurent ma race encor du même empire.1470

Ils savent qu’Attila s’aigrit au dernier point,
Et ses emportements ne les émeuvent point ;
Quelque loi qu’il nous fasse, ils sont inébranlables :
Le ciel en a donné des arrêts immuables ;
Rien n’en rompra l’effet ; et Rome aura pour roi1475
Ce grand Théodoric qui doit sortir de moi[3].

ARDARIC.

Ils veulent donc, Seigneur, qu’aux dépens de ma tête
Vos mains à ce héros préparent sa conquête ?

VALAMIR.

Seigneur, c’est m’offenser encor plus qu’Attila.

ARDARIC.

Par où lui pouvez-vous échapper que par là ?1480
Pouvez-vous que par là posséder Honorie ?
Et d’où naîtra ce fils, si vous perdez la vie ?

VALAMIR.

Je me vois comme vous aux portes du trépas ;
Mais j’espère, après tout, ce que je n’entends pas.


Scène II,

ARDARIC, VALAMIR, HONORIE.
HONORIE.

Savez-vous d’Attila jusqu’où va la furie,1485
Princes, et quelle en est l’affreuse barbarie ?
Cette offre qu’il vous fait d’en rendre l’un heureux
N’est qu’un piège qu’il tend pour vous perdre tous deux.
Il veut, sous cet espoir qu’il donne à l’un et l’autre,
Votre sang de sa main, ou le sien de la vôtre ;1490
Mais qui le serviroit seroit bientôt livré
Aux troupes de celui qu’il auroit massacré ;

Et par le désaveu de cette obéissance
Ce tigre assouviroit sa rage et leur vengeance.
Octar aime Flavie, et l’en vient d’avertir.1495

VALAMIR.

Euric[4], son lieutenant, ne fait que de sortir :
Le tyran soupçonneux, qui craint ce qu’il mérite,
A pour nous désarmer choisi ce satellite ;
Et comme avec justice il nous croit irrités,
Pour nous parler encore il prend ses sûretés.1500
Pour peu qu’il eût tardé, nous allions dans sa tente
Surprendre et prévenir sa plus barbare attente,
Tandis qu’il nous laissoit encor la liberté
D’y porter l’un et l’autre une épée au côté.
Il promet à tous deux de nous la faire rendre,1505
Dès qu’il saura de nous ce qu’il en doit attendre,
Quel est notre dessein, ou pour en mieux parler,
Dès que nous résoudrons de nous entr’immoler.
Cependant il réduit à l’entière impuissance
Ce noble désespoir qui punit par avance[5],1510
Et qui se faisant droit avant que de mourir,
Croit que se perdre ainsi, c’est un peu moins périr ;
Car nous aurions péri par les mains de sa garde ;
Mais la mort est plus belle alors qu’on la hasarde.

HONORIE.

Il vient, Seigneur.


Scène III.

ATTILA, VALAMIR, ARDARIC, HONORIE, OCTAR.
ATTILA.

Il vient, Seigneur.Eh bien ! mes illustres amis,1515
Contre mes grands rivaux quel espoir m’est permis ?
Pas un n’a-t-il pour soi la digne complaisance
D’acquérir sa princesse en perdant qui m’offense ?
Quoi ? l’amour, l’amitié, tout va d’un froid égal !
Pas un ne m’aime assez pour haïr mon rival !1520
Pas un de son objet n’a l’âme assez ravie
Pour vouloir être heureux aux dépens d’une vie !
Quels amis ! quels amants ! et quelle dureté !
Daignez, daignez du moins la mettre en sûreté :
Si ces deux intérêts n’ont rien qui la fléchisse,1525
Que l’horreur de mourir, à leur défaut, agisse,
Et si vous n’écoutez l’amitié ni l’amour.
Faites un noble effort pour conserver le jour.

VALAMIR.

À l’inhumanité joindre la raillerie,
C’est à son dernier point porter la barbarie.1530
Après l’assassinat d’un frère et de six rois,
Notre tour est venu de subir mêmes lois ;
Et nous méritons bien les plus cruels supplices
De nous être exposés aux mêmes sacrifices,
D’en avoir pu souffrir chaque jour de nouveaux.1535
Punissez, vengez-vous, mais cherchez des bourreaux ;
Et si vous êtes roi, songez que nous le sommes.

ATTILA.

Vous ? devant Attila vous n’êtes que deux hommes ;
Et dès qu’il m’aura plu d’abattre votre orgueil,

Vos têtes pour tomber n’attendront qu’un coup d’œil.1540
Je fais grâce à tous deux de n’en demander qu’une :
Faites-en décider l’épée et la fortune ;
Et qui succombera du moins tiendra de moi
L’honneur de ne périr que par la main d’un roi.
Nobles gladiateurs, dont ma colère apprête1545
Le spectacle pompeux à cette grande fête,
Montrez, montrez un cœur enfin digne du rang.

ARDARIC.

Votre main est plus faite à verser de tel sang ;
C’est lui faire un affront que d’emprunter les nôtres.

ATTILA.

Pour me faire justice il s’en trouvera d’autres ;1550
Mais si vous renoncez aux objets de vos vœux,
Le refus d’une tête en pourra coûter deux.
Je révoque ma grâce, et veux bien que vos crimes
De deux rois mes rivaux me fassent deux victimes ;
Et ces rares objets si peu dignes de moi1555
Seront le digne prix de cet illustre emploi.

(À Ardaric.)

De celui de vos feux je ferai la conquête
De quiconque à mes pieds abattra votre tête,

(À Honorie.)

Et comme vous paierez celle de Valamir,
Nous aurons à ce prix des bourreaux à choisir ;1560
Et pour nouveau supplice à de si belles flammes.
Ce choix ne tombera que sur les plus infâmes.

HONORIE.

Tu pourrois être lâche et cruel jusque-là !

ATTILA.

Encor plus, s’il le faut, mais toujours Attila,
Toujours l’heureux objet de la haine publique,1565
Fidèle au grand dépôt du pouvoir tyrannique,
Toujours…

HONORIE.

Toujours…Achève, et dis que tu veux en tout lieu
Être l’effroi du monde, et le fléau de Dieu[6].
Étale insolemment l’épouvantable image
De ces fleuves de sang où se baignoit ta rage.15
Fais voir…

ATTILA.

Fais voir…Que vous perdez de mots injurieux
À me faire un reproche et doux et glorieux !
Ce dieu dont vous parlez, de temps en temps sévère,
Ne s’arme pas toujours de toute sa colère ;
Mais quand à sa fureur il livre l’univers,15
Elle a pour chaque temps des déluges divers.
Jadis, de toutes parts faisant regorger l’onde,
Sous un déluge d’eaux il abîma le monde ;
Sa main tient en réserve un déluge de feux
Pour le dernier moment de nos derniers neveux ;
Et mon bras, dont il fait aujourd’hui son tonnerre,
D’un déluge de sang couvre pour lui la terre.

HONORIE.

Lorsque par les tyrans il punit les mortels,
Il réserve sa foudre à ces grands criminels,
Qu’il donne pour supplice à toute la nature,15
Jusqu’à ce que leur rage ait comblé la mesure.
Peut-être qu’il prépare en ce même moment
À de si noirs forfaits l’éclat du châtiment,
Qu’alors que ta fureur à nous perdre s’apprête,
Il tient le bras levé pour te briser la tête,15
Et veut qu’un grand exemple oblige de trembler
Quiconque désormais t’osera ressembler.

ATTILA.

Eh bien ! en attendant ce changement sinistre,

J’oserai jusqu’au bout lui servir de ministre,
Et faire exécuter toutes ses volontés
Sur vous et sur des rois contre moi révoltés.
Par des crimes nouveaux je punirai les vôtres,
Et mon tour à périr ne viendra qu’après d’autres.

HONORIE.

Ton sang, qui chaque jour, à longs flots distillés[7],
S’échappe vers ton frère et six rois immolés,
Te diroit-il trop bas que leurs ombres t’appellent ?
Faut-il que ces avis par moi se renouvellent ?
Vois, vois couler ce sang qui te vient avertir,
Tyran, que pour les joindre il faut bientôt partir.

ATTILA.

Ce n’est rien ; et pour moi s’il n’est point d’autre foudre,
J’aurai pour ce départ du temps à m’y résoudre.
D’autres vous envoiroient[8] leur frayer le chemin ;
Mais j’en laisserai faire à votre grand destin,
Et trouverai pour vous quelques autres vengeances,
Quand l’humeur me prendra de punir tant d’offenses.


Scène IV.

ATTILA, VALAMIR, ARDARIC, HONORIE, ILDIONE, OCTAR.
ATTILA, à Ildione.

Où venez-vous, Madame, et qui vous enhardit
À vouloir voir ma mort qu’ici l’on me prédit ?
Venez-vous de deux rois soutenir la querelle,
Vous révolter comme eux, me foudroyer comme elle,

Ou mendier l’appui de mon juste courroux1615
Contre votre Ardaric qui ne veut plus de vous ?

ILDIONE.

Il n’en mériteroit ni l’amour ni l’estime,
S’il osoit espérer m’acquérir par un crime.
D’un si juste refus j’ai de quoi me louer,
Et ne viens pas ici pour l’en désavouer.1620
Non, Seigneur : c’est du mien que j’y viens me dédire,
Rendre à mes yeux sur vous leur souverain empire,
Rattacher, réunir votre vouloir au mien,
Et reprendre un pouvoir dont vous n’usez pas bien.
Seigneur, est-ce là donc cette reconnoissance1625
Si hautement promise à mon obéissance ?
J’ai quitté tous les miens sous l’espoir d’être à vous ;
Par votre ordre mon cœur quitte un espoir si doux,
Je me réduis au choix qu’il vous a plu me faire,
Et votre ordre le met hors d’état de me plaire !1630
Mon respect qui me livre aux vœux d’un autre roi
N’y voit pour lui qu’opprobre, et que honte pour moi !
Rendez, rendez-le-moi, cet empire suprême
Qui ne vous laissoit plus disposer de vous-même :
Rendez toute votre âme à son premier souhait,1635
Recevez qui vous aime, et fuyez qui vous hait.
Honorie a ses droits ; mais celui de vous plaire
N’est pas, vous le savez, un droit imaginaire ;
Et pour vous appuyer, Mérouée a des bras
Qui font taire les droits quand il faut des combats.1640

ATTILA.

Non, je ne puis plus voir cette ingrate Honorie
Qu’avec la même horreur qu’on voit une furie ;
Et tout ce que le ciel a formé de plus doux,
Tout ce qu’il peut de mieux, je crois le voir en vous ;
Mais dans votre cœur même un autre amour murmure,1645
Lorsque…

ILDIONE.

Lorsque…Vous pourriez croire une telle imposture !
Qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait que de vous obéir ?
Et par où jusque-là m’aurois-je pu trahir ?

ATTILA.

Ardaric est pour vous un époux adorable.

ILDIONE.

Votre main lui donnoit ce qu’il avoit d’aimable ;1650
Et je ne l’ai tantôt accepté pour époux
Que par cet ordre exprès que j’ai reçu de vous.
Vous aviez déjà vu qu’en dépit de ma flamme,
Pour vous faire empereur…

ATTILA.

Pour vous faire empereur…Vous me trompez, Madame ;
Mais l’amour par vos yeux me sait si bien dompter,1655
Que je ferme les miens pour n’y plus résister.
N’abusez pas pourtant d’un si puissant empire :
Songez qu’il est encor d’autres biens où j’aspire,
Que la vengeance est douce aussi bien que l’amour ;
Et laissez-moi pouvoir quelque chose à mon tour,1660

ILDIONE.

Seigneur, ensanglanter cette illustre journée !
Grâce, grâce du moins jusqu’après l’hyménée.
À son heureux flambeau souffrez un pur éclat,
Et laissez pour demain les maximes d’État.

ATTILA.

Vous le voulez, Madame, il faut vous satisfaire ;1665
Mais ce n’est que grossir d’autant plus ma colère ;
Et ce que par votre ordre elle perd de moments
Enfle l’avidité de mes ressentiments.

HONORIE.

Voyez, voyez plutôt, par votre exemple même,
Seigneur, jusqu’où s’aveugle un grand cœur quand il aime :
Voyez jusqu’où l’amour, qui vous ferme les yeux,1670

Force et dompte les rois qui résistent le mieux,
Quel empire il se fait sur l’âme la plus fière ;
Et si vous avez vu la mienne trop altière,
Voyez ce même amour immoler pleinement1675
Son orgueil le plus juste au salut d’un amant,
Et toute sa fierté dans mes larmes éteinte
Descendre à la prière et céder à la crainte.
Avoir su jusque-là réduire mon courroux,
Vous doit être, Seigneur, un triomphe assez doux.1680
Que tant d’orgueil dompté suffise pour victime.
Voudriez-vous traiter votre exemple de crime,
Et quand vous adorez qui ne vous aime pas,
D’un réciproque amour condamner les appas ?

ATTILA.

Non, Princesse, il vaut mieux nous imiter l’un l’autre :1685
Vous suivez mon exemple, et je suivrai le vôtre[9].
Vous condamniez Madame à l’hymen d’un sujet ;
Remplissez au lieu d’elle un si juste projet.
Je vous l’ai déjà dit ; et mon respect fidèle
À cette digne loi que vous faisiez pour elle,1690
N’ose prendre autre règle à punir vos mépris.
Si Valamir vous plaît, sa vie est à ce prix :
Disposez à ce prix d’une main qui m’est due.
Octar, ne perdez pas la Princesse de vue.
Vous, qui me commandez de vous donner ma foi,1695
Madame, allons au temple ; et vous, rois, suivez-moi.


Scène V.

HONORIE, OCTAR.
HONORIE.

Tu le vois, pour toucher cet orgueilleux courage,
J’ai pleuré, j’ai prié, j’ai tout mis en usage,
Octar ; et pour tout fruit de tant d’abaissement,
Le barbare me traite encor plus fièrement.1700
S’il reste quelque espoir, c’est toi seul qu’il regarde.
Prendras-tu bien ton temps ? Tu commandes sa garde ;
La nuit et le sommeil vont tout mettre en ton choix ;
Et Flavie est le prix du salut de deux rois.

OCTAR.

Ah ! Madame, Attila, depuis votre menace,1705
Met hors de mon pouvoir l’effet de cette audace.
Ce défiant esprit n’agit plus maintenant,
Dans toutes ses fureurs, que par mon lieutenant :
C’est par lui qu’aux deux rois il fait ôter les armes,
Et deux mots en son âme ont jeté tant d’alarmes,1710
Qu’exprès à votre suite il m’attache aujourd’hui,
Pour m’ôter tout moyen de m’approcher de lui.
Pour peu que je vous quitte il y va de ma vie.
Et s’il peut découvrir que j’adore Flavie…

HONORIE.

Il le saura de moi, si tu ne veux agir,1715
Infâme, qui t’en peux excuser sans rougir :
Si tu veux vivre encor, va, cherche du courage.
Tu vois ce qu’à toute heure il immole à sa rage ;
Et ta vertu, qui craint de trop paroître au jour[10],
Attend, les bras croisés, qu’il t’immole à son tour.1720
Fais périr, ou péris ; préviens, lâche, ou succombe :

Venge toute la terre, ou grossis l’hécatombe.
Si ta gloire[11] sur toi, si l’amour ne peut rien,
Meurs en traître, et du moins sers de victime au mien.
Mais qui me rend, Seigneur, le bien de votre vue[12] ?1725


Scène VI.

VALAMIR, HONORIE, OCTAR.
VALAMIR.

L’impatient transport d’une joie imprévue :
Notre tyran n’est plus.

HONORIE.

Notre tyran n’est plus.Il est mort ?

VALAMIR.

Notre tyran n’est plus.Il est mort ?Écoutez
Comme enfin l’ont puni ses propres cruautés,
Et comme heureusement le ciel vient de souscrire
À ce que nos malheurs vous ont fait lui prédire[13]1730
À peine sortions-nous, pleins de trouble et d’horreur,
Qu’Attila recommence à saigner de fureur,
Mais avec abondance ; et le sang qui bouillonne
Forme un si gros torrent, que lui-même il s’étonne.
Tout surpris qu’il en est : « S’il ne veut s’arrêter,1735
Dit-il, on me paiera ce qu’il m’en va coûter. »
Il demeure à ces mots sans parole, sans force ;
Tous ses sens d’avec lui font un soudain divorce :
Sa gorge enfle, et du sang dont le cours s’épaissit
Le passage se ferme, ou du moins s’étrécit[14].1740

De ce sang renfermé la vapeur en furie
Semble avoir étouffé sa colère et sa vie ;
Et déjà de son front la funeste pâleur
N’opposoit à la mort qu’un reste de chaleur,
Lorsqu’une illusion lui présente son frère,1745
Et lui rend tout d’un coup la vie et la colère :
Il croit le voir suivi des ombres de six rois,
Qu’il se veut immoler une seconde fois ;
Mais ce retour si prompt de sa plus noire audace
N’est qu’un dernier effort de la nature lasse,1750
Qui prête à succomber sous la mort qui l’atteint,
Jette un plus vif éclat, et tout d’un coup s’éteint,
C’est en vain qu’il fulmine à cette affreuse vue :
Sa rage qui renaît en même temps le tue.
L’impétueuse ardeur de ces transports nouveaux1755
À son sang prisonnier ouvre tous les canaux ;
Son élancement perce ou rompt toutes les veines,
Et ces canaux ouverts sont autant de fontaines
Par où l’âme et le sang se pressent de sortir,
Pour terminer sa rage et nous en garantir.1760
Sa vie à longs ruisseaux se répand sur le sable ;
Chaque instant l’affoiblit, et chaque effort l’accable ;
Chaque pas rend justice au sang qu’il a versé,
Et fait grâce à celui qu’il avoit menacé.
Ce n’est plus qu’en sanglots qu’il dit ce qu’il croit dire ;1765
Il frissonne, il chancelle, il trébuche, il expire ;
Et sa fureur dernière, épuisant tant d’horreurs,
Venge enfin l’univers de toutes ses fureurs.


Scène VII.

ARDARIC, VALAMIR, HONORIE, ILDIONE, OCTAR.
ARDARIC.

Ce n’est pas tout, Seigneur ; la haine générale,
N’ayant plus à le craindre, avidement s’étale ;1770
Tous brûlent de servir sous des ordres plus doux,
Tous veulent à l’envi les recevoir de nous.
Ce bonheur étonnant que le ciel nous renvoie
De tant de nations fait la commune joie ;
La fin de nos périls en remplit tous les vœux,1775
Et pour être tous quatre au dernier point heureux,
Nous n’avons plus qu’à voir notre flamme avouée
Du souverain de Rome et du grand Mérouée :
La princesse des Francs m’impose cette loi.

HONORIE.

Pour moi, je n’en ai plus à prendre que de moi.1780

ARDARIC.

Ne perdons point de temps en ce retour d’affaires :
Allons donner tous deux les ordres nécessaires.
Remplir ce trône vide, et voir sous quelles lois
Tant de peuples voudront nous recevoir pour rois[15].

VALAMIR.

Me le permettez-vous, Madame ? et puis-je croire1785
Que vous tiendrez enfin ma flamme à quelque gloire ?

HONORIE.

Allez ; et cependant assurez-vous, Seigneur,
Que nos destins changés n’ont point changé mon cœur.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
  1. Dans Voltaire : « ni l’un ni l’autre. »
  2. Var. A jeté trop d’amorce à votre ambition. (1668)
  3. Voyez ci-dessus, p. 120, note 1.
  4. C’est encore un nom emprunté à Jornandès. Dans son Histoire des Goths (chapitre xlv), c’est celui du frère de Théodoric, roi des Visigoths, tué aux Champs catalauniques.
  5. L’édition de Voltaire (1764) a ici une leçon qui altère le sens : « qu’il punit par avance. »
  6. Voyez plus haut, p. 103, note 4.
  7. Sanguis, qui ei solite de naribus effluehat… (Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xlix.) Voyez ci-dessus, p. 105, note 1.
  8. Ici Voltaire (1764), bien qu’il ait laissé ailleurs (au vers 833 par exemple) envoyerez, donne enverroient.
  9. Après ce vers, l’édition de 1692 donne seule le jeu de scène suivant : Il montre Ildione à Honorie ; et après le vers 1694, cette même édition ajoute : à Ildione.
  10. L’édition originale porte un jour pour au jour.
  11. Voltaire a changé « ta gloire » en « la gloire. »
  12. Dans l’édition de Voltaire (1764), ce vers, précédé des mots : honorie, à Valamir, commence la scène vi.
  13. Voyez ci-dessus, p. 174, vers 1599-1604.
  14. Ce sont les mots déjà cités de Jornandès (de Getarum rebus gestis, chapitre xlix) : Redundansque sanguis… dum consuetis meatibus impeditur… cum exstinxit.
  15. Jornandès (de Getarum rebus gestis, chapitre l) rapporte que ce fut Ardaric qui le premier, après la mort d’Attila, se souleva contre son fils, et qui par sa défection délivra non-seulement sa propre nation, mais encore toutes les autres, qui étaient également opprimées.