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Attila (Corneille)/Au lecteur

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 103-107).

AU LECTEUR[1].

Le nom d’Attila[2] est assez connu ; mais tout le monde n’en connoît pas tout le caractère. Il étoit plus homme de tête que de main[3], tâchoit à diviser ses ennemis, ravageoit les peuples indéfendus, pour donner de la terreur aux autres, et tirer tribut de leur épouvante, et s’étoit fait un tel empire sur les rois qui l’accompagnoient, que quand même il leur eût commandé des parricides, ils n’eussent osé lui désobéir. Il est malaisé de savoir quelle étoit sa religion ; le surnom de Fléau de Dieu[4], qu’il prenoit lui-même, montre qu’il n’en croyoit pas plusieurs. Je l’estimerois arien, comme les Ostrogoths et les Gépides[5] de son armée, n’étoit la pluralité des femmes, que je lui ai retranchée ici. Il croyoit fort aux devins, et c’étoit peut-être tout ce qu’il croyoit. Il envoya demander par deux fois à l’empereur Valentinian[6] sa sœur Honorie[7] avec grandes menaces, et en attendant[8], il épousa Ildione, dont tous les historiens marquent la beauté[9], sans parler de sa naissance. C’est ce qui m’a enhardi à la faire sœur d’un de nos premiers rois[10], afin d’opposer la France naissante au déclin de l’Empire. Il est constant qu’il mourut la première nuit de son mariage avec elle. Marcellin dit qu’elle le tua elle-même[11], et je lui en ai voulu donner l’idée, quoique sans effet[12]. Tous les autres rapportent

qu’il avoit accoutumé de saigner du nez, et que les vapeurs du vin et des viandes dont il se chargea fermèrent le passage à ce sang, qui, après l’avoir étouffé, sortit avec violence par tous les conduits[13]. Je les ai suivis sur la manière de sa mort ; mais j’ai cru plus à propos d’en attribuer la cause à un excès de colère qu’à un excès d’intempérance.

Au reste, on m’a pressé de répondre ici par occasion aux invectives qu’on a publiées depuis quelque temps contre la comédie[14] ; mais je me contenterai d’en dire deux choses, pour fermer la bouche à ces ennemis d’un divertissement si honnête et si utile : l’un[15], que je soumets tout ce que j’ai fait et ferai à l’avenir à la censure des puissances, tant ecclésiastiques que séculières, sous lesquelles Dieu me fait vivre : je ne sais s’ils en voudroient faire autant ; l’autre, que la comédie est assez justifiée par cette célèbre traduction de la moitié de celles de Térence, que des personnes d’une piété exemplaire et rigide ont donnée au public, et ne l’auroient jamais fait[16], si elles n’eussent jugé qu’on peut innocemment mettre sur la scène des filles engrossées par leurs amants, et des marchands d’esclaves à prostituer[17]. La nôtre ne souffre point de tels ornements. L’amour en est l’âme pour l’ordinaire ; mais l’amour dans le malheur n’excite que la pitié, et est plus capable de purger en nous cette passion que de nous en faire envie.

Il n’y a point d’homme, au sortir de la représentation du Cid, qui voulût avoir tué, comme lui, le père de sa maîtresse, pour en recevoir de pareilles douceurs, ni de fille qui souhaitât que son amant eût tué son père, pour avoir la joie de l’aimer en poursuivant sa mort[18]. Les tendresses de l’amour content sont d’une autre nature, et c’est ce qui m’oblige à les éviter. J’espère un jour traiter cette matière plus au long, et faire voir quelle erreur c’est de dire qu’on peut faire parler sur le théâtre toutes sortes de gens, selon toute l’étendue de leurs caractères.


  1. Le titre Au lecteur ne se trouve que dans l’édition originale, 1668. Voyez tome VI, p. 357, note 1.
  2. Attila, roi des Huns, qui commença à régner l’an de Jésus-Christ 434 ou 435, était né, suivant toute apparence, dans les dernières années du quatrième siècle. Il mourut en 453.
  3. Homo subtilis, antequam arma gereret, arte pugnabat. (Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xxxvi.) Au chapitre précédent Jornandès dit de lui qu’il était « très-fort par le conseil, » consilio validissimus.
  4. « À quelle époque précise est née cette formule fameuse d’Attila flagellum Dei, dont les légendaires et les chroniqueurs ne font qu’un mot auquel ils laissent la physionomie latine, même en langue vulgaire ? On ne le sait pas : tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle ne se trouve chez aucun auteur contemporain, et que la légende de saint Loup… écrite au huitième ou neuvième siècle par un prêtre de Troyes, est le plus ancien document qui nous la donne. » (Histoire d’Attila, par M. Amédée Thierry, tome II, p. 248.)
  5. Les mots : « et les Gépides, » ne sont pas dans l’édition originale.
  6. Les éditions de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764) portent ici Valentinien, mais dans la liste des acteurs, où ce nom propre reparaît, elles donnent, comme les éditions publiées du vivant de l’auteur, Valentinian.
  7. Justa Grata Honoria, petite-fille du grand Théodose, fille de Constance III et de Placidie et sœur de Valentinien III, née à Ravenne en 417, envoya son anneau à Attila en le priant de la demander en mariage. Attila ne répondit point, et quelque temps après Honoria fut enfermée à Constantinople, puis à Ravenne, à cause de sa conduite scandaleuse avec son intendant Eugénius. Ce fut alors qu’Attila réclama sa fiancée, exigeant sa mise en liberté et la part qui lui revenait dans la succession de son père, qui se composait, suivant le roi des Huns, non-seulement de la moitié des biens personnels de Constance, mais aussi de la moitié de l’empire d’Occident. Valentinien répondit que sa sœur était mariée, et que d’ailleurs l’Empire ne constituait pas un patrimoine de famille. Toutefois, lorsque plus tard le pape Léon vint supplier Attila vainqueur d’épargner Rome, celui-ci en se retirant déclara encore qu’il reviendrait accabler l’Italie si on ne lui envoyait Honoria et ses trésors. Voyez Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xlii.
  8. Dans les deux impressions de 1668, l’édition originale, aussi bien que le recueil, on lit : « et en l’attendant. »
  9. Puellam, Ildico nomine, decoram valde, sibi in matrimonium post innumerabiles uxores, ut mos erat gentis illius, socians. (Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xlix.)
  10. « Qu’était-ce qu’Ildico ? La tradition germaine en fait une fille de roi, tantôt d’un roi des Franks d’outre-Rhin, tantôt d’un roi des Burgondes. » (Histoire d’Attila, par M. Amédée Thierry, tome I, p. 226.)
  11. Attila noctu mulleris manu cultroque confoditur. (Marcellini comitis Chronicon.)
  12. Voyez acte II, scène vi, vers 683-704. — On voit comme Corneille met à profit les versions diverses qui se rapportent à un fait historique ; il a procédé d’une manière analogue dans Othon au sujet de la mort de Vinius. Voyez tome VI, p. 654 et la note 2.
  13. Vino somnoque gravatus, resupinus jacebat, redundansque sanguis, qui ei solite de narihus effluebat, dum consuetis meatibus impeditur, itinere ferali faucibus illapsus eum exstinxit. (Jornandès, de Getarum rebus gestis, chapitre xlix.)
  14. On a prétendu que Corneille avait ici uniquement en vue le traité de la Comédie de Nicole, publié en 1669, et réimprimé plus tard dans ses Essais de morale. Cela n’est pas exact. Bien que les diverses situations du Cid et les imprécations de Camille dans Horace fussent vivement blâmées dans cet ouvrage (voyez chapitres vi et vii), Corneille n’avait pas jugé à propos de répondre ; il aurait eu, depuis 1659, de fréquentes occasions de le faire. Il résulte de l’examen que nous avons fait des ouvrages dirigés contre le théâtre que notre poëte veut surtout parler ici d’un Traité de la comédie et des spectacles selon la tradition de l’Église, tirée des conciles et des Saints- Pères, publié en 1667. Ce qui l’émut, ce fut moins à coup sûr la force des raisonnements, que le nom de l’auteur, qui ne figure point sur le titre, mais qu’on trouve mentionné en toutes lettres dans l’approbation des docteurs, et qui n’est autre que « Mgr le prince de Conty. » Lorsqu’on sait à qui s’adressent les paroles de Corneille, que jusqu’ici on pouvait croire dirigées contre quelque obscur controversiste, on est frappé de l’énergique indépendance du poëte. Il faut remarquer du reste qu’il avait été attaqué avec une grande violence : Cinna, Pompée, Polyeucte même n’avaient pas été épargnés ; enfin le prince portait sur le Cid cet étrange jugement, qui paraît avoir surtout blessé Corneille : « Rodrigue n’obtiendroit pas le rang qu’il a dans la comédie, s’il ne l’eût mérité par deux duels, en tuant le Comte et en désarmant don Sanche ; et si l’histoire le considère davantage par le nom de Cid et par ses exploits contre les Mores, la comédie l’estime beaucoup plus par sa compassion pour Chimène et par ses deux combats particuliers. Le récit même de la défaite des Mores y est fort ennuyeux et peu nécessaire à l’ouvrage, étant certain qu’il n’y avoit nulle rigueur en ce temps-là contre les duels, et n’y ayant pas d’apparence que la sévérité du roi de Castille fût si grande en cette matière, contre la coutume de son siècle, qu’il n’en pût bien pardonner deux par jour, même sans le prétexte d’une victoire aussi importante. »
  15. Tel est le texte de toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692. L’un est employé ici neutralement ; Voltaire y a substitué le féminin : l’une.
  16. Dans l’édition de 1692 : « ce qu’elles n’auroient jamais fait. » Voltaire (1764) a gardé l’ancienne leçon.
  17. La traduction de Port-Royal, attribuée à le Maistre de Saci, qui est désigné dans le privilège par le pseudonyme du : « sieur de S. Aubin. » (Voyez le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, tome II, p. 372 et note 2.) Voici le titre de ce volume : Comédies de Terence traduites en français avec le latin à costé et rendues tres-honnestes en y changeant fort peu de chose,… À Paris, chez la veuve Martin Durand… M.DC.XXXXVII, in-12. Il ne comprend que trois pièces : l’Andrienne, les Adelphes et le Phormion.
  18. Corneille a déjà défendu son Menteur par des arguments tout à fait semblables. Voyez tome IV, p. 284.