Au Canada et chez les Peaux-Rouges/D’Halifax à Québec

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Librairie Hachette et Cie (p. 21-32).


II

d’halifax à québec


Halifax. – Un article humoristique. – La vie anglo-américaine. – D’Halifax à Québec. – Les chemins de fer américains. – Les Acadiens. – Ovations aux délégués français.


Forcés, au delà de toute espérance, de faire à Halifax un séjour par trop prolongé, nous parcourons en tous sens les rues et les environs de la ville. Halifax est une ville de 36,000 habitants, tous d’origine anglo-saxonne. Les rues y sont larges mais nullement pavées, ce qui en rend la fréquentation peu agréable les jours de pluie. Pour faciliter la circulation, on a placé à chaque croisement de rues de larges dalles de pierres qui permettent au piéton de passer d’un trottoir à l’autre sans enfoncer dans la boue jusqu’à la cheville. Ce système est d’ailleurs usité dans tout le Canada. Les maisons situées le long du port sont presque toutes en bois, mais dans l’intérieur de la ville s’élèvent de belles constructions en pierre et en brique. L’église cathédrale catholique, de style gothique, n’est fréquentée que par les Irlandais ; l’intérieur est sans luxe mais décoré avec goût. Le palais législatif et l’hôtel des postes, qui sont de grands édifices, n’ont pas le moindre cachet. Parmi les tableaux qui garnissent les salles des séances du Parlement, se trouve le portrait du général Williams. Le valeureux défenseur de Kars contre les Russes, en 1855, est originaire d’Halifax. Un monument élevé à la mémoire des soldats morts pendant la guerre de Crimée rappelle le temps où Canadiens et Français combattaient ensemble dans les tranchées devant Sébastopol.

Le port est situé sur les bords d’une baie de 6 milles de longueur sur 3 de largeur maxima et entièrement abritée de la haute mer. La baie est reliée par un étroit chenal au bassin de Bedford, qui a la même profondeur dans les terres et pourrait former un second port aussi vaste que le premier. Par les marées les plus basses les navires du plus fort tonnage peuvent s’amarrer le long des quais en bois qui, au lieu de présenter une seule et même ligne droite, forment à l’infini une série de petits rectangles ouverts sur la baie. Le Great-Eastern lui-même, ce géant des mers, a pu jeter l’ancre dans le port à quelques encâblures des quais.

Le port d’Halifax a une importance plus militaire encore que commerciale ; car, outre que le mouillage y est à la fois sûr et profond, c’est le seul grand port canadien qui ne soit pas bloqué par les glaces pendant l’hiver. Aussi est-il fortifié en prévision d’une attaque par mer. La citadelle, qui se dresse au sommet du monticule sur les flancs duquel est bâtie la ville, occupe une forte position stratégique et est appuyée par une ceinture de forts détachés qui s’élèvent sur l’île Mac-Nab, l’îlot Georges et les différents bras de mer qui serpentent autour de la ville. La garnison anglaise, la seule qui existe au Canada, est forte d’environ 2,000 hommes. La citadelle est en état de défense complète ; elle est armée de canons de gros calibre ; sur les remparts s’élèvent de grandes casemates à l’abri de la bombe. Les soldats profitent des loisirs de la paix pour s’y livrer à la culture des champignons de couche.

Halifax possède un jardin public assez coquet et soigneusement entretenu. Les parterres de fleurs y sont nombreux mais nullement arrangés avec goût. D’un côté on joue au lawn-tennis, de l’autre on écoute la musique militaire. Dans les allées, circulent en groupe, de jeunes Anglaises, fort mal attifées pour la plupart, ce qui ne les empêche pas de croire que seules elles savent s’habiller. Les voyageurs français sont l’objet de l’attention générale ; on les regarde un peu comme des bêtes curieuses, et ils produisent sur les Halifaxiens à peu près le même effet que les Nubiens ou les Esquimaux, exhibés au Jardin d’Acclimatation, font sur les Parisiens. Les reporters ne manquent pas de venir les interviewer, mot à la mode, qui, en anglais veut dire interroger. Les journaux anglais sont remplis de leurs faits et gestes. On ne les quitte pas d’une semelle ; on sait où ils vont, ce qu’ils mangent, comment ils dorment, ce qu’ils pensent, s’ils portent des bretelles ou de la flanelle. Quelques-uns de ces comptes rendus sont véritablement fantastiques et, comme échantillon, voici un extrait du Morning Chronicle, du lundi 17 août, qui se passe de tout commentaire :

« Il y a quelques semaines, on avait fait courir le bruit de l’arrivée dans le Dominion, de cent cinquante Français, venus pour visiter ce qu’ils appellent avec enthousiasme la Nouvelle France. L’arrivée du Damara, samedi matin, a montré que ce chiffre avait un caractère exagéré et que le nombre des voyageurs était réduit au tiers. Il y en a cependant beaucoup et ils ont donné à la cité une apparence tout à fait parisienne, samedi et dimanche. Le Damara a quitté le Havre, avec sa cargaison (cargo) de Français, le 1er du courant. La traversée n’a pas été un petit sujet d’amusement pour les passagers. Ils ont parlé très haut du confortable et du service qu’ils ont eu, et, pour montrer l’estime dans laquelle ils tenaient le capitaine, ils lui ont présenté une adresse accompagnée d’un cadeau assez conséquent…

Pendant leur séjour, ils ont été l’objet d’une grande curiosité. En général, ils ne ressemblent pas exactement au type du Français conventionnel. Quelques–uns d’entre eux passeraient presque partout pour des Anglais, s’ils gardaient leurs lèvres closes. Mais du moment qu’il commencent à parler, leur organe gaulois détruit toute illusion. Plusieurs cependant représentent bien le Français dont nous avons parlé plus haut. Il est poli, il gesticule, son menton est orné d’une gracieuse barbiche ; il est très amateur de café, cognac et absinthe. Quelques-uns parlent un petit anglais de pigeon (pigeon english). L’éducation de la majorité est limitée à la langue française. Les efforts faits pour se faire comprendre par quelques-unes des dames spécialement, lesquelles sont au nombre de huit ou dix, sont tout à fait risibles. Ils ont eu le plus grand mal à ce sujet au télégraphe, un grand nombre envoyant des dépêches à leur amis. Aux hôtels aussi, la difficulté n’était pas petite et les interprètes faisaient prime.

Hier, une partie d’entre eux a été à l’église et les dames de la cité avaient fort à faire pour examiner les modes parisiennes, représentées par les costumes de ces étrangères. Les Françaises étaient toutes habillées de lourdes soies noires et portaient des chapeaux pointus en paille, ornés de plumes d’autruches coloriées. Les habillements des hommes ressemblent à quelques-uns des vêtements des gentilshommes anglais. D’autres se rapprochent des costumes du type yankee, comme on le dessine dans le Puck. Parmi eux il y a le comte Molinari, le vicomte de Bouthillier et autres de sang noble.

… Beaucoup sont membres de la Société géologique de France ; ils ont traversé la mer dans l’intention de poursuivre leurs recherches géologiques dans un pays qu’ils n’ont pas encore exploré. Ils espèrent faire beaucoup d’additions à leur stock de connaissances scientifiques, à leurs collections de minéraux et autres curiosités. Ce matin, toute la délégation nous quitte pour Québec et Montréal, où ils recevront une réception cordiale de la part de leurs compatriotes, dont ils seront escortés dans les diverses parties du Dominion. Ils seront de retour à Halifax dans quelques semaines. »

Cet article original, reproduit par les principaux journaux de la ville, eut le don d’égayer pendant longtemps ceux qui en étaient l’objet.

Des glacis de la citadelle se déroule un fort beau panorama sur Halifax et la cité de Richmond, qui en est le prolongement sur le bassin de Bedford. Sur le côté opposé au port se trouve la petite ville de Darmouth, auprès de laquelle s’élèvent une grande usine à sucre et un établissement d’aliénés entourés d’un cadre de verdure. Ce petit coin de terre est, du reste, très fréquenté ; c’est de ce côté que sont construites à flanc de coteau les plus jolies villas donnant sur la baie. Ces rivages ont servi de lieu de sépulture à bien des marins et soldats français victimes des nombreuses guerres anglo-françaises des xviie et xviiie siècles. L’îlot Georges a été le tombeau du chef d’escadre d’Estournelles et de plusieurs officiers supérieurs de la marine française.

Au pied de la citadelle on remarque une rotonde assez bizarre surmontée d’un vaste cadran. Ce monument a été élevé par le duc de Kent qui avait la manie de bâtir tout en rond. C’est, lui, en effet, qui a fait bâtir une chapelle ronde, un château rond, aujourd’hui en ruines et les maisons qui sont en forme de rotonde autour de la citadelle. On raconte que le chapelain du duc était également tout rond.

Le quartier assez malpropre qui avoisine la citadelle est particulièrement habité par des nègres : on en voit un grand nombre assis nonchalamment sur le seuil de leur porte. On rencontre également quelques Indiens au teint cuivré d’un aspect misérable ; de vieilles mendiantes indiennes sont particulièrement repoussantes de laideur.

D’élégantes voitures, des araignées à l’allure rapide parcourent les rues de la ville et forment un heureux contraste avec de grands omnibus, couleur jaune serin, d’un aspect aussi antique que peu solennel.

Les hôtels sont confortablement aménagés. La table y est généralement bonne et abondante. Le genre de vie anglo-américain fait un contraste complet avec la cuisine européenne ; on le trouve partout au Canada, même dans les hôtels français. Sous prétexte de prendre un léger réconfortant, on fait dès le matin un repas complet (breakfast). À midi, on lunche d’une façon très substantielle, puis, à la fin de la journée, a lieu un dîner fort appétissant. Enfin, pour peu qu’il vous reste encore de l’appétit, vous pouvez, dans la soirée, vous faire servir un thé accompagné de viandes froides.

Les menus ont, en général, une liste de vingt à vingt-cinq plats, sans compter les entremets et desserts, fort abondants aussi. Les sauces anglaises ne manquent pas non plus et forment, au milieu de la table, un faisceau imposant. Tous les mets sont servis à la fois et sont accompagnés d’une kyrielle de petits baquets en porcelaine dans lesquels sont placés les vegetables (légumes) qui sont le complément indispensable et presque obligatoire des plats de viande. Les sauces ont un fumet tout particulier depuis la sauce au baume et à la menthe, jusqu’à la sauce au limon ou à la myrte. Les gâteaux et les pie jouent un rôle très considérable dans l’alimentation et presque à tous les repas, on vous offre des tartes à la rhubarbe ou des blueberrypie (tartes de myrtilles). Les myrtilles ou bluets, que l’on trouve également en grand nombre dans les Alpes, forment au Canada un objet d’alimentation très répandu pendant la saison d’été. Malgré son prix dérisoire, ce petit fruit donne lieu à des transactions très suivies et s’exporte jusqu’aux États-Unis. Les glaces sentent tant soit peu la parfumerie et le goût de la brillantine y est fort répandu.

Sous le nom de blé d’Inde on mange un mets que l’on trouve également dans les pays slaves du Danube et en Russie sous l’appellation de koukouroutz. C’est tout simplement un épi de maïs bouilli dans l’eau sur lequel on met du sel recouvert de beurre ou des confitures, et que les gens du pays dévorent à belles dents.

On ne sert pas de vin, si ce n’est en extra, et alors c’est presque toujours le vin de France qui a la préférence. Comme boisson ordinaire on vous apporte un grand verre d’eau dans lequel surnage un gros morceau de glace ou bien du lait qui, généralement, est excellent. Les menus renferment parfois des mentions assez drôles. C’est ainsi que, sur l’un d’eux, entre leclaret (vin) et le whisky, s’affiche sans pudeur, à côté de l’eau de Seltz et de l’Apollinaris, l’eau purgative d’Hunyadi Janos !

Il n’y a pas de café dans les hôtels, mais un bar où il se fait une grande consommation de liqueurs, et particulièrement de cocktails, ces boissons alcooliques que l’on trouve sur les points les plus reculés de l’Amérique du Nord et dont les variétés sont infinies. Les dames ont leur salon réservé et souvent même leur entrée particulière dans l’hôtel. Les hommes vont au fumoir qui leur tient lieu de salle de lecture et de correspondance. C’est là qu’on trouve en nombreux échantillons ce récipient évasé, indispensable à tout Américain à qui il sert de cible, le crachoir, et qui justifie malheureusement cette définition : «. Le crachoir est un ustensile autour duquel on crache ».

Ce rapide aperçu de la vie intérieure ne saurait se terminer sans faire remarquer que le pourboire est absolument inconnu en Amérique ; chaque chose est estimée à sa valeur vraie, et jamais un homme de service, cocher ou employé, ne reçoit la moindre bonne main.


À Halifax, les délégués français se scindent en deux groupes. Les uns, se laissant séduire encore une fois par les promesses de la Compagnie de navigation, se rembarquent sur le Damara pour se rendre à Québec par le détroit de Canso et le Saint-Laurent, et surtout pour visiter la rivière si pittoresque du Saguenay ; les autres, et c’est la majorité, montent dans le train du chemin de fer Intercolonial qui, en vingt-cinq heures, doit les mener à Québec.

Le service des chemins de fer, en Amérique, est organisé avec beaucoup de confort. Les wagons, dans lesquels on pénètre par une des extrémités, n’ont qu’un seul compartiment pouvant contenir quarante-huit personnes, et se trouvent en communication directe les uns avec les autres, ce qui permet d’aller et venir d’un bout du train à l’autre. Les sleeping cars ou wagons-lits, du système Pullmann, sont fort commodes. Le wagon entier forme un immense dortoir de vingt-quatre couchettes, superposées deux par deux et fermées par des rideaux. Un employé, qui est toujours un nègre, préside avec dignité à la transformation du wagon en chambre à coucher. Des banquettes et des placards dissimulés dans les parois du wagon sont extraits les draps, traversins et autres objets de literie indispensables. Aux extrémités du wagon se trouvent diverses petites pièces, notamment un cabinet de toilette toujours approvisionné d’eau glacée, un fumoir, etc. Des marchands ambulants parcourent les wagons en vendant des livres, des journaux, des fruits ou des friandises. On peut manger ces petites choses sur une tablette qu’il est facile de faire dresser entre deux banquettes. Dans quelques trains on trouve des wagons-restaurants (dining cars) et des wagons-salons luxueusement aménagés où des fauteuils tournants remplacent les banquettes traditionnelles. Il n’y a que deux classes de wagons, mais les 2e classes correspondent à nos 3e, et les wagons de ler à nos 2e. Les wagons-lits sont les véritables 1er, tant au point de vue du confort que de la société. Un supplément de 2 ou 3 piastres par jour (la piastre ou dollar vaut 5 francs et quelques centimes) donne droit à une place de wagon-lit. Toutes les gares sont ouvertes ; monte en chemin de fer et en descend qui veut et comme il veut, à ses risques et périls. Nulle clôture ne protège la voie que le chasse-pierre, dont est munie chaque locomotive, doit seul déblayer en cas d’encombrement.

Le contrôle se fait en chemin de fer, et il en est ainsi, même pour la visite de la douane, quand on franchit la frontière des États-Unis. En nous rendant de Montréal à New-York, on nous invita tout simplement à passer dans le wagon aux bagages, pendant la marche du train, afin de régulariser, s’il y avait lieu, notre situation.

Grâce à tous ces avantages, les voyages en chemin de fer sont fort agréables ; sans ce confort, généralement inconnu en Europe, les traversées de plusieurs jours consécutifs seraient peu praticables et se changeraient en horribles corvées. Un jour viendra sans doute où le vieux continent, si routinier de sa nature, tiendra à honneur de se mettre au niveau des progrès réalisés dans le nouveau monde.

Le pays traversé par le chemin de fer Intercolonial est fort pittoresque. La baie d’Halifax et le bassin de Bedford se montrent sous tous leurs contours, aux lueurs vives d’un beau coucher de soleil ; puis, après des terrains fraîchement défrichés, apparaissent bientôt d’interminables forêts qui couvrent encore d’immenses espaces dans les provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick. Le pin est l’essence dominante, mais au lieu de contempler ces aiguilles vertes variant selon les espèces, le regard ne s’étend trop souvent que sur des myriades de grands troncs noircis par le feu. Ce triste spectacle est le produit de la main de l’homme. L’abondance du bois est telle que sa valeur marchande est nulle, et comme le défrichement serait à la fois et fort difficile et fort coûteux, l’incendie est le moyen le plus usité pour frayer la voie à l’explorateur et au colon. Des forêts brûlent ainsi des journées entières, détruisant en un instant l’œuvre de tout un siècle. Ce mode d’exploitation commence déjà à avoir ses inconvénients et quelques esprits soucieux de l’avenir ont formé tout dernièrement une société de reboisement. En outre, on a inauguré, le 7 mai 1883, ce qu’on appelle la « fête des arbres », pendant laquelle chacun est tenu de planter en terre un jeune rejeton.

Le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse forment, avec l’île du Prince-Édouard, ce qu’on appelle les provinces maritimes. C’est dans ces trois provinces que sont dispersés les Acadiens, ces robustes et fiers descendants des premiers colons français débarqués en Amérique. Conquis bientôt par les Anglais, traqués par eux comme des bêtes fauves et déportés sans pitié, au mépris des traites et de toutes les lois de l’humanité, les Acadiens, abandonnés sur les côtes de la Virginie et de la Caroline, périrent presque tous de faim, de chagrin et de misère. Quelques rares survivants purent rentrer en Acadie, mais ils durent renoncer à tout espoir de redevenir Français après le traité de 1763.

Ils étaient alors environ 4,000, dispersés sur une telle étendue de territoire qu’aucune communication n’existait entre plusieurs de leurs groupes et que quelques-uns de ceux-ci ignoraient même l’existence de leurs proches voisins. Comme les Canadiens-Français, et même plus que ceux-ci, ils eurent besoin d’une dose incroyable d’énergie et de volonté pour rester eux-mêmes, c’est-à-dire pour conserver la langue, la religion et les traditions de leurs pères, et cela, malgré l’insuffisance notoire du nombre des prêtres français et l’hostilité non dissimulée du clergé irlandais contre la langue française. Lors du recensement de 1881 ils étaient 108,601, contre 870,696 Anglo-Saxons, donnant ainsi un exemple vraiment surprenant de la prodigieuse fécondité de leur race.

C’est un Américain, le poète Longfellow, qui a immortalisé les Acadiens, dont il a chante les malheurs, tout en flétrissant leurs bourreaux. Ces infortunés n’auraient pas eu d’historien dans leur mère patrie, si, de nos jours, M. E. Rameau de Saint-Père n’avait reconstitué pièce à pièce tous les chaînons de leur histoire.

Les Acadiens sont inégalement répartis dans les trois provinces ; ils sont 41,211 dans la Nouvelle-Écosse sur 387,800 habitants ; 56,631 dans le Nouveau-Brunswick sur une population de 321,233 âmes, et 10,751 dans l’île du Prince-Édouard dont le nombre total d’habitants est de 107,791.

C’est dans le Nouveau-Brunswick que les Acadiens sont le mieux groupés et le plus fortement organisés. Des trois provinces maritimes c’est la seule qui compte des représentants de race française au Parlement fédéral : un sénateur, M. Poirier, et un député, M. Landry.[1] Mais les Acadiens possèdent des représentants au Parlement de chacune des trois provinces et ont même un ministre dans le cabinet du Nouveau-Brunswick.

Cette province possède deux journaux en langue française : le Moniteur Acadien, organe bi-hebdomadaire publié à Shediac, qui est contemporain de la création de la Confédération, et le Courrier des Provinces maritimes, organe hebdomadaire beaucoup plus récent, qui se publie à Bathurst.[2]

À Memramcook, dans la même province, se trouve un collège catholique, fondé en 1865, où tous les cours sont faits en français.

Enfin dans un comté, celui de Kent (Nouveau-Brunswick), les Acadiens forment presque les deux tiers de la population.

Bien qu’ils soient moins favorisés que les Canadiens par leur législation provinciale, les Acadiens ont montré une vitalité qui leur assurera, à une époque qui n’est peut-être pas éloignée, la part d’influence à laquelle ils ont légitimement droit dans la direction des affaires publiques.

Le soleil se lève sur l’horizon, au moment où le train arrive sur les bords de la baie des Chaleurs. Cette vaste échancrure se présente sous un riant aspect avec ses sinueux contours, ses prairies verdoyantes et ses sombres forêts. C’est là qu’aborda pour la première fois Jacques Cartier au mois de juillet 1534 et qu’il prit possession de la terre du nouveau monde au nom du roi de France. La baie des Chaleurs est fort riche en produits maritimes : les huîtres y sont abondantes et très renommées, le homard s’y trouve en telle quantité que souvent, à marée basse, on en fait une ample collecte en le pêchant à la main dans les flaques d’eau où il s’est réfugié. Si, dans ces petits réservoirs formés par la nature, la profondeur de l’eau semble le protéger, il suffit bien souvent, pour en faire la capture, de plonger un bâton que le homard saisit avec ses pinces et ne lâche qu’à grand’peine quand on le retire de l’eau. Telle est l’abondance de ce crustacé que, dans les marchés publics, on le donne facilement pour 2 ou 3 centins ou cents, ce qui équivaut à 10 ou 15 centimes de notre monnaie.

La baie des Chaleurs dépend tout à la fois du Nouveau-Brunswick et de la Gaspésie, extrême partie de la province de Québec. À peine a-t-on franchi la limite de ces provinces que la population change comme par enchantement. Jusqu’ici nous étions en pays foncièrement anglo-saxon et n’entendions guère parler que l’anglais. Tout d’un coup une métamorphose s’opère et la langue de notre patrie résonne agréablement à nos oreilles. À Sainte-Flavie, première station de la province de Québec, où nous ne faisons que passer, le drapeau tricolore flotte à toutes les fenêtres et nous saluons, aux acclamations de la population rangée sur le quai de la gare, le premier pavillon français arboré en notre honneur.

À partir de ce moment, une transformation va s’opérer dans notre façon de voyager. Jusqu’à ce jour, nous avions été reçus courtoisement partout, mais froidement ; les autorités s’étaient, en général, tenues sur la plus grande réserve ; la population, quand elle n’était pas indifférente, ne manifestait que des sentiments de curiosité déplacée. Nous étions en pays anglais. À peine avons-nous pénétré dans la région française que l’accueil le plus chaleureux nous attend. Les autorités viennent nous recevoir officiellement, les municipalités présentent des adresses de bienvenue, la population des campagnes, comme celle des villes, se précipite sur notre passage pour voir des « Français de France » pour écouter leur langage, pour échanger avec eux ne fût-ce que quelques paroles ou seulement même un serrement de main qui, dans sa muette éloquence, réveille profondément en eux le souvenir de leurs ancêtres et le culte de leur patrie d’origine.

Peut-être voudra-t-on voir dans le récit rapide des ovations faites à la délégation française une tendance à l’exagération et même à l’invention ? C’est le contraire qui serait plutôt à supposer ; l’auteur qui n’est point né sur les bords de la Garonne, ne fait que raconter ses impressions et tous ceux qui ont été acteurs ou témoins dans ces réceptions enthousiastes et patriotiques pourront attester la véracité de ce récit. Tous ont été vivement émus des témoignages de sympathie et d’affection qui, passant par-dessus leur personnalité, s’adressaient à la France.

Depuis que le chemin de fer a quitté les bords de la baie des Chaleurs, les grandes forêts ont cessé de former la haie sur le passage du train. Le pays est assez cultivé et, de temps à autre on découvre une ferme ou un groupe d’habitations. Aux abords des tranchées se dresse souvent un rempart de planches ayant pour but de protéger la voie contre les rafales de neige. Dans les endroits les plus exposés, on a construit une galerie en bois qui recouvre entièrement la voie. Bientôt apparaît à l’horizon une immense nappe d’eau : c’est le Saint-Laurent, le plus beau fleuve de l’Amérique du Nord, dont la largeur est telle, à son embouchure, qu’il est impossible d’apercevoir la rive opposée.

Mais la contemplation de cette belle nature cesse presque aussitôt : nous arrivons à Rimouski, premier centre important de la province de Québec, et une foule énorme se presse aux abords de la gare pour nous saluer au passage. Le maire, le conseil de ville, les députés de la région, les représentants du clergé, de la magistrature, les notables de tout ordre, un groupe nombreux de dames sont là pour nous souhaiter la bienvenue. Ce n’est pas sans émotion que je reçois des mains de M. Asselin, maire et membre du Parlement de Québec, la première adresse, simple et touchante de cordialité et de patriotisme. À peine ai-je fini d’adresser, au nom de la délégation, quelques paroles de vive sympathie, qu’une salve d’applaudissements nourris part des rangs des Canadiens à l’adresse de « leurs compatriotes ».

C’est en vain qu’un essaim de jeunes et charmantes Canadiennes cherche à découvrir les dames françaises. Toutes, hélas ! ont pris la voie de mer pour se rendre à Québec, et, en leur absence, ce sont les jeunes de la délégation qui reçoivent, avec accompagnement des plus gracieux sourires, les bouquets de fleurs que les Canadiennes destinaient aux dames françaises. Lorsque le train se remet en marche, tous les chapeaux se lèvent, les mouchoirs s’agitent, et, au milieu de l’émotion générale et même des larmes de joie de quelques-uns, une voix s’écrie : « Trois hourrahs pour nos amis les Français ! » C’est au retentissement de ces clameurs sympathiques que le train s’éloigne à toute vitesse, pour suivre, à quelque distance, les bords du Saint-Laurent qui apparaissent à intervalles assez éloignés.

La même réception attend la délégation dans tous les centres principaux, et M. Mac Donald, surintendant du chemin de fer Intercolonial qui dirige notre train, met la meilleure grâce du monde à prolonger les arrêts aux stations. Aux Trois-Pistoles, à la Rivière-du-Loup, même accueil enthousiaste qu’à Rimouski : les députés et autres notabilités en villégiature dans les stations balnéaires du Saint-Laurent viennent saluer la délégation au passage. À Lévis, en face de Québec, où le train n’arrive qu’à dix heures du soir, la réception est plus chaleureuse encore. La gare, les édifices publics, un grand nombre de maisons particulières sont pavoisées et illuminés, dans la ville haute comme dans la ville basse. Sur la falaise, les feux de joie qui ont été allumés produisent un très curieux effet. Au moment où le train entre en gare, un magnifique feu d’artifice est tiré et une salve de coups de canon se fait entendre. Une affluence considérable assiste à la réception faite par la municipalité de Lévis. La foule est telle que les délégués ont une peine infinie à se frayer un passage jusqu’au bateau traversier qui doit les transporter sur la rive gauche du Saint-Laurent. En abordant à Québec, un grand nombre d’habitants se pressent sur le quai pour acclamer les délégués qui ont hâte d’aller prendre quelque repos à la suite d’une aussi belle mais fatigante journée.

Ce n’est qu’après l’arrivée du Damara, que le maire de Québec, M. F. Langelier, entouré du conseil des échevins, de délégués des villes environnantes et d’un grand nombre de personnalités, remet au président de la délégation, M. de Molinari, l’adresse de bienvenue dans laquelle il rappelle les liens qui unissent la Canada à la France et exprime le vœu de voir les relations commerciales entre les deux pays prendre un essor plus considérable.



  1. M. Landry a été nommé depuis (avril 1890), juge au Nouveau-Brunswick. C’est le premier Acadien qui soit parvenu aux fonctions judiciaires.
  2. Un autre journal français, l’Évangeline (hebdomadaire), a été fondé en 1888 à Digby (Nouvelle-Écosse), et transporté ensuite à Weymouth, même province.