Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Le chemin de fer du Pacifique et le Manitoba

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Librairie Hachette et Cie (p. 93-112).


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le chemin de fer du pacifique et le manitoba


L’Ouest canadien il y a quinze ans. — Le chemin de fer du Pacifique canadien. — Le tour du monde en 60 jours. — Départ pour la Colombie. — Une noce en chemin de fer. — D’Owen-Sound à Port-Arthur par les lacs Huron et Supérieur. — Sault-Sainte-Marie. — De Port-Arthur à Winnipeg. — Un arrêt forcé dans la forêt. — La Compagnie de la baie d’Hudson. — Un krach à Winnipeg. — Le Parlement provincial. — Un élévateur à grains. — Saint-Boniface et Mgr Taché. — Le régime scolaire. — Les écoles professionnelles et la liberté d’enseignement.


Il y a quinze ans, la région un peu connue du Dominion du Canada ne s’étendait guère au delà du bassin du Saint-Laurent. Pour se rendre au Manitoba et au Nord-Ouest il n’y avait ni chemins de fer ni routes. Il fallait traverser les grands lacs, naviguer en canot d’écorce de bouleau sur les innombrables rivières et lacs qui couvrent cette région avant d’atteindre le grand lac Winnipeg, ou bien il était nécessaire d’emprunter la voie ferrée américaine de Détroit-Chicago-St-Paul pour gagner les bords de la rivière Rouge et pénétrer ainsi au cœur du Manitoba. De Fort-Garry (aujourd’hui Winnipeg), il fallait plusieurs mois d’étapes, à travers une prairie aussi vaste qu’inhabitée, pour atteindre les territoires éloignés des montagnes Rocheuses et de l’Athabasca. Pour parvenir jusqu’à la Colombie il ne fallait rien moins que traverser les États-Unis d’un océan à l’autre et, une fois à San-Francisco, la route de mer était l’unique voie qui, en quelques jours, pût conduire à Vancouver, le seul point de la province un peu exploré. Quant à l’intérieur de la Colombie, hérissé de montagnes escarpées et couvert de forêts à travers lesquelles on ne pouvait s’ouvrir un passage que la hache ou la torche à la main, seuls les trappeurs et les chercheurs d’or en connaissaient quelques-uns des secrets.

Aujourd’hui une révolution complète a été opérée sur cet immense territoire. Le chemin de fer du Pacifique canadien traverse le Dominion dans toute sa largeur et met en communication directe Montréal, terminus de la navigation sur l’Atlantique, avec Port-Moody, et plus tard Vancouver-City, situé à 14 milles plus loin, point de départ de la navigation sur l’océan Pacifique.

C’est au mois d’avril 1875 que le gouvernement fédéral a commencé la construction de la ligne du Pacifique ; mais les travaux n’avançant qu’avec lenteur, l’État résolut de se substituer une société privée, et la Compagnie du chemin de fer du Pacifique canadien fut créée en 1881. La Compagnie avait un délai de 10 ans pour achever les travaux. Un acte du Parlement canadien, du 17 février 1881, lui accordait une subvention de 25 millions de piastres et lui concédait, en pleine propriété, 25 millions d’acres de terre, le long de la voie avec exemption d’impôt pendant 20 ans. Pour la voie ferrée, les stations et le matériel roulant, l’exemption était perpétuelle. Par un acte de 1884, le gouvernement, afin d’activer encore la construction de la voie, avançait à la Compagnie une somme de 22,500,000 piastres, portant intérêt à 5% et remboursable en 1891 ; mais la Compagnie n’attendit pas l’échéance et éteignit cette dette en juin 1886. Quelques modifications furent apportées par la suite à ces conventions.[1] Sur 2,893 milles (4,657 kilomètres) séparant Montréal de Port-Moody, 641 seulement avaient été construits par l’État. La Compagnie se mit à l’œuvre au mois de février 1881 et, sous l’impulsion de ses directeurs, sir G. Stephen, sir Donald Smith et M. Van Horne, les travaux furent poussés avec une telle activité que, le 7 novembre 1885, les derniers rails étaient posés. Les 1,909 milles que devait construire la Compagnie avaient été terminés dans une période de 4 ans et 9 mois, c’est-à-dire en un espace de temps de moitié moindre que celui qui avait été primitivement fixé. L’exécution de la voie avait rencontré de grands obstacles en Colombie, où, à cause des difficultés du terrain, les ouvrages d’art et de protection furent très nombreux, et au nord du lac Supérieur, où, chose surprenante, les travaux furent d’une exécution plus difficile et d’un coût — par mille — beaucoup plus élevé que dans les montagnes Rocheuses ; mais, par contre, des montagnes Rocheuses au lac Supérieur, sur une étendue de plus de 2,000 kilomètres, les travaux d’art et d’infrastructure furent insignifiants. À travers l’immense prairie du Nord-Ouest, il n’y avait guère qu’à poser les rails, mais un remblai fut construit presque partout pour éviter les amoncellements de neige. Néanmoins la facilité de construction de la voie fut telle dans cette région, que l’on put poser jusqu’à 6 1/3 milles (10 kilom.) en un seul jour.

La tête de ligne du Transcontinental canadien, sur l’Atlantique, est Montréal. De ce point, le chemin de fer se dirige sur Ottawa, passe au nord des lacs Huron et Supérieur et arrive à Port-Arthur. Puis il s’avance, en ligne presque toujours droite, sur Winnipeg, Regina, Calgary, franchit les montagnes Rocheuses à la passe du « Cheval qui rue », à une hauteur de 5,300 pieds, et, après avoir décrit de nombreux méandres, débouche sur l’océan Pacifique, à Port-Moody en face l’île de Vancouver. L’ouverture de la section d’Ottawa à Port-Arthur ne date que du mois de novembre 1885. Auparavant, le trajet se faisait d’Ottawa à Toronto et Owen-Sound en chemin de fer, et, de ce point à Port-Arthur, en bateau à vapeur. La section de Donald à Savona, en Colombie, a été achevée la dernière (7 novembre 1885), mais elle n’a été livrée à l’exploitation qu’au mois de juin 1886, lors de l’inauguration solennelle de la ligne.

Le Pacifique canadien est le plus court de tous les chemins de fer transcontinentaux du Nord-Amérique. Il a 342 milles de moins que la ligne de New-York à Portland, par le Nord-Pacifique, et 378 milles de moins que la grande ligne de New-York à San-Francisco. Sur cette dernière, le trajet s’effectue en 156 heures, tandis qu’il n’en faut que 120 sur le Pacifique canadien, et cet espace de temps sera réduit à 90 heures par l’emploi de trains rapides, soit une différence de près de trois jours en faveur de la ligne de Montréal à Vancouver.[2]

Afin de faire paraître plus court encore ce trajet exécuté d’une seule traite, les trains directs se composent de wagons-lits, ayant chacun leur fumoir et leur salle de bains, de wagons-restaurants et de wagons-salons d’un luxe et d’un confortable dont il est difficile de se faire une idée et qui sont absolument inconnus dans notre vieille et routinière Europe.

Il ne manque plus au Pacifique canadien que d’avoir un débouché sur l’Atlantique plus rapproché que la ligne actuelle d’Halifax, pour obvier, pendant la saison d’hiver, à la prise du Saint-Laurent par les glaces. Une ligne courte est actuellement en voie de construction et permettra de franchir les 3,590 milles séparant Halifax du Pacifique, en 116 heures.[3]

L’inauguration du Pacifique canadien a eu pour conséquence d ouvrir une nouvelle et rapide voie de communication entre l’Europe et l’Extrême Orient. Désormais, l’Angleterre ne craindra plus autant de voir obstruée la route du canal de Suez et devra moins se préoccuper de ce qui se passe en Égypte, car elle pourra, par la voie canadienne, expédier sa malle et ses troupes presque aussi rapidement dans les Indes et plus rapidement encore dans les mers de Chine et du Japon. De Liverpool au Pacifique par Montréal-Vancouver, le trajet ne sera plus que de 10 à 11 jours, tandis qu’il en faudrait 14 à 15 par New-York et San-Francisco. Et, lorsqu’un service rapide aura été créé de Vancouver au Japon et en Chine, on pourra facilement se rendre de Liverpool à Yokohama et à Hong-Kong en 24 et 30 jours, tandis qu’il en faudrait 30 et 36 environ par la voie de San-Francisco. Par Brindisi et le canal de Suez, le voyage entre l’Angleterre et Yokohama ne demanderait pas moins de 40 à 44 jours. Avec un peu plus de vitesse de la part des paquebots de l’océan Indien, on pourrait facilement faire le tour du monde en 60 jours, et, dans 25 ou 30 ans d’ici, qui sait si ce délai ne sera pas réduit à 6 semaines ? Ah ! voilà Jules Verne bien distancé !

Pour les passagers la nouvelle ligne sera en outre bien plus agréable à suivre, car elle leur permettra d’éviter la traversée si pénible de la mer Rouge. Il est facile d’apprécier par là quels services le Pacifique canadien est appelé à rendre, tant au point de vue politique qu’au point de vue commercial.

Mais si l’ouverture du Transcontinental canadien est un fait d’une haute importance pour l’Europe occidentale, il ne l’est pas moins pour le Canada lui-même. Désormais, les provinces les plus éloignées de la Confédération se trouvent soudées les unes aux autres et n’ont plus besoin d’emprunter le territoire étranger pour l’échange de leurs produits. Mais la conséquence la plus frappante de la création de la nouvelle ligne a été de transformer complètement les riches territoires du Manitoba et du Nord-Ouest, de donner une valeur considérables à des terres qui naguère en étaient dépourvues et de faire affluer, dans ces pays si fertiles et si peu peuplés, des convois d’émigrants venus de tous les points du monde. Des villes comme Winnipeg ont pris subitement un essor considérable, semblant sortir de terre comme frappées d’un coup de baguette magique. De jeunes cités, comme Brandon, Regina Calgary, dont l’existence ne remonte pas au delà de trois ou quatre ans, possèdent déjà 2 à 3 000 habitants, et dans ces villes improvisées on trouve tout de suite des églises, des maisons de banque ou de change, ainsi qu’un journal politique. À en juger par l’œuvre de quelques années, on pressent déjà quelle révolution économique et politique se sera opérée dans un demi et même dans un quart de siècle.

Ce sont ces pays nouvellement explorés que nous allons visiter sur l’invitation de la Compagnie du Pacifique. Nous ne sommes plus que onze, parmi lesquels M. le curé Labelle, qui tient à nous faire jusqu’au bout les honneurs de son pays, M. de Molinari, M. le conseiller Perrotin, et deux dames.

Nous quittons Montréal le 4 septembre à 8 heures du soir, nous dirigeant sur Ottawa et Toronto où le chemin de fer, faisant un angle droit, remonte vers le nord pour aboutir à Owen-Sound, point de départ de la ligne des grands lacs. De Toronto à Owen-Sound le trajet est peu intéressant, sauf aux environs de Cataract et d’Orange-ville où le pays est accidenté et boisé. La région voisine d’Owen-Sound est la plus sauvage ; le sol est aride et fort peu habité. À Owen-Sound la même plate-forme sert de débarcadère au chemin de fer et d’embarcadère aux bateaux à vapeur, ce qui facilite singulièrement le transbordement.

Pendant qu’on se livre à cette opération, nous assistons à un départ de jeunes mariés. Les gens de la noce les accompagnent à la gare et au moment où le jeune couple monte en wagon chacun lui lance des poignées de riz à la tête comme souhaits de prospérité. Puis quand le train se met en marche, toute la noce, rangée en bataille sur le quai, fait pleuvoir à nouveau sur les jeunes époux des poignées de riz accompagnées d’une avalanche de vieux souliers. En même temps des pétards font explosion et des hourrahs éclatent au milieu de ce groupe composé de villageois endimanchés, et joyeux, de femmes aux toilettes d’un autre âge, d’hommes graves portant cravate blanche et redingote à la propriétaire et, pour que tous les bonheurs y soient, entre un grand jeune homme maigre qui souffle dans une clarinette et un gros court qui racle sans élégance un morceau de bois sur une corde à violon, on voit un bossu qui n’a pas l’air d’être plus triste que les autres. Avant le départ, tout ce monde-là avait fait irruption dans le char pour serrer une dernière fois les mains du jeune couple et, suivant la méthode américaine, avait, sans crier gare, bousculé les voyageurs sur son passage.

En une demi-heure l’embarquement a été effectué et le 5, à 4 heures du soir, nous levons l’ancre. L’Athabasca, sur lequel nous devons franchir les 570 milles qui séparent Owen-Sound de Port-Arthur, est un fort beau vapeur de 96 mètres de long très confortablement aménagé et éclairé à la lumière électrique. Les cabines sont relativement spacieuses et cette fois nous ne sommes que deux dans la même ; mon ami Georges Tiret-Bognet et moi. Une galerie couverte permet de faire, sur le pont, le tour complet du bâtiment. Bon marcheur en outre, l’Athabasca fait de 14 à 15 milles à l’heure. Comme tout cela nous change du Damara !

La sortie d’Owen-Sound est assez difficile à cause de l’étroitesse du chenal ; mais bientôt nous nous élançons à toute vapeur dans la baie Géorgienne, fraction importante du lac Huron, dont les rives verdoyantes et relevées disparaissent peu à peu à l’horizon.

Au lever du jour nous nous engageons dans le détroit qui relie le lac Huron au lac Supérieur. Près de Round-Island, l’Athabasca est obligé de ralentir sa vitesse en raison des sinuosités décrites par le chenal qu’il faut suivre presque jusqu’à Sault-Sainte-Marie. La largeur du passage entre chaque ligne de balisage (marquée par des bâtons rouges à tribord et noirs à bâbord) n’est que de 20 mètres, et la profondeur en certains endroits ne dépasse pas 5 à 6 mètres. Rien n’est pittoresque comme de décrire avec le bateau de nombreux méandres à travers une multitude d’îles boisées au feuillage si harmonieusement nuancé. Quelques-unes de ces îles sont habitées et, au milieu de la verdure, on voit percer de ci de là quelques modestes cabanes ; sur d’autres se dressent des tentes de Sauvages dont les frêles canots d’écorce sont amarrés dans de petites criques, au-dessus desquelles une luxuriante végétation forme une voûte protectrice.

Après cet étroit et ravissant passage, qui ne le cède rien aux Mille Îles du Saint-Laurent, l’Athabasca entre dans le MudLake (lac de Boue) ; puis, après avoir défilé au milieu de paysages aussi variés que pittoresques, arrive en droite ligne au pied de montagnes couvertes de pâturages et de forêts. C’est en vain que le regard cherche à découvrir une issue, quand tout à coup le bateau fait un brusque virement à bâbord et s’élance à toute vapeur dans une passe moins étroite qui mène à Sault-Sainte-Marie.

Sault-Sainte-Marie, où nous stoppons quelques instants, est une petite ville assez importante située sur la rive des États-Unis. Son homonyme qui se trouve en face, sur la rive canadienne, lui est de beaucoup inférieure. Cette première et unique escale est surtout motivée par la nécessité de franchir l’écluse et le canal construits en vue d’éviter de nombreux et larges rapides qui forment comme un rideau d’écume au milieu duquel émergent quelques îlots de verdure. C’est en cet endroit, point médiane de la traversée, que nous croisons l’Algoma. le pendant et l’égal de l’Athabasca. Pauvre Algoma ! Deux mois plus tard, enveloppé dans une tempête de neige, ballotté de tous côtés par les flots du lac Supérieur, aussi redoutables que ceux de l’océan en furie, il devait s’entr’ouvrir sur les rochers de l’île Royale, engloutissant avec lui dans l’abîme la plus grande partie de ses passagers.

Le canal passé, nous entrons dans la baie de Waiska, aux bords escarpés, et, lorsque le soleil descend dans les flots du lac Supérieur, nous n’avons plus, depuis longtemps, pour horizon que le ciel et l’onde.

Après avoir doublé le cap du Tonnerre, qui se présente sous la forme d’un lion au repos et replié sur lui-même, nous entrons, le 7 septembre au matin, dans la baie du Tonnerre (Thunder bay), au fond de laquelle est bâti Port-Arthur. La côte est bizarrement découpée et sur divers points se dressent des montagnes escarpées ayant la forme d’un cône tronqué. L’édifice le plus en vue de Port-Arthur est une grosse tour carrée en bois, de couleur rouge brique, qui s’élève à l’entrée du port et sert d’élévateur à grains. On aborde à quai après 40 heures de navigation rapide, à côté du chemin de fer du Pacifique qui, à cette époque, avait à Port-Arthur sa tête de ligne vers le Nord-Ouest.

Le transbordement se fait aussi rapidement à Port-Arthur qu’à Owen-Sound. Il est 9 heures du matin lorsque le train s’ébranle dans la direction de Winnipeg, en suivant, pour traverser Port-Arthur, la rue qui borde le quai. Il n’y a de clôture nulle part, pas même en ville, et la cloche de la locomotive, qui sonne constamment, sert seule d’avertisseur. Les voyageurs qui n’étaient pas à la station profitent de l’allure modérée du train pour escalader ce dernier au passage sans plus de façon. Grâce à la facilité qu’ils ont de pouvoir circuler d’un bout à l’autre du train, ils se casent où il leur plaît, le contrôle ne se faisant qu’en route. Les wagons-lits sont fort recherchés, car nous entrons dans la série des longs trajets, mais aussi le supplément de prix s’élève de 2 piastres à 3, par place. Il y a aussi un émigrant sleeping-car ; c’est un wagon de 2e classe (il n’y a que deux classes après les wagons-lits) dont les sièges en bois s’allongent à volonté pour former une large surface plane servant de sommier peu moelleux. Au-dessus s’abaissent des couchettes qui, elles aussi, n’offrent que leur bois au dormeur. À celui-ci d’y installer, à sa guise, matelas, couvertures ou autres objets adoucissants. C’est dans des wagons de ce genre que les émigrants sont ordinairement embarqués à leur descente de bateau et conduits sans transbordement à destination.

Le trajet de Port-Arthur à Winnipeg s’effectue actuellement en une vingtaine d’heures. Il y a quarante ans, lorsque Mgr Taché, alors simple missionnaire, se rendait sur les bords de la rivière Rouge, le voyage ne demandait pas moins de 25 jours, en canot d’écorce, avec un Indien pour seul guide. Lorsque les rapides étaient infranchissables le voyageur portait sur ses épaules son léger esquif et cheminait ainsi jusqu’à la rencontre d’un point navigable. En 1870, lors du premier soulèvement de Riel et des Métis, il fallut onze semaines pour transporter les troupes de Québec à la rivière Rouge, par la voie des grands lacs, et 95 jours de Toronto. Un semblable trajet ne demanderait actuellement que 3 jours.

Au sortir de Port-Arthur le chemin de fer reste dans le voisinage du lac Supérieur jusqu’à Fort-William, petite ville en bois située au pied d’une colline en forme de table, puis s’enfonce dans l’intérieur des terres. Entre Finmark et Buda on traverse un petit tunnel creusé dans le roc. Saluons-le au passage, car le tunnel a été jusqu’ici une rareté pour nous. À Savane, où l’on s’arrête dix minutes pour luncher, se trouve un campement de Sauvages. Ce sont les premiers sujets de race pure que nous examinons de près, mais il nous paraissent médiocrement intéressants et les vêtements européens que nous leur voyons porter à notre grand désappointement ne sont sans doute pas sans influencer notre jugement.

Après Savane apparaissent les premiers lacs dont cette contrée est couverte. La région que nous allons traverser durant toute la journée est tantôt boisée ou couverte de broussailles, tantôt dénudée et recouverte de blocs de rochers, parfois même sablonneuse. Souvent le feu a exercé ses ravages dans les bois et les sapins, qui sont encore debout, ne présentent plus qu’une longue Lige noircie. Le sol est peu fertile et semble impropre à la culture. Le pays est pour ainsi dire inhabité, et les maigres villages que l’on aperçoit n’apparaissent que de loin en loin. Les stations où s’arrête le chemin de fer ne comprennent généralement que la gare, et cet établissement n’est qu’une misérable cabane en bois dotée d’une porte et de trois ou quatre petites fenêtres. Point n’est besoin d’ajouter que le confortable n’habite pas cette demeure et que ce n’est pas une existence couleur de rose que mènent les employés, ou même l’unique préposé à la station, qui remplit tout à la fois les fonctions de chef de gare, aiguilleur, buraliste, facteur et bien d’autres encore.

À quelque distance de la station de Bonheur, le train s’arrête tout à coup en pleine forêt. Tout le monde descend et l’on constate que les rails, par suite de la dilatation de la chaleur, ont dévié à tel point de la ligne droite qu’ils forment un angle assez prononcé. Quelques mètres de plus et nous étions précipités dans un torrent.

Tout le personnel du train, les émigrants, des voyageurs même s’arment de grandes perches ou de troncs d’arbres pendant le long du remblai, pour redresser les rails et les traverses qui ne sont que posées sur un terrain sablonneux. Après une grande heure d’efforts ininterrompus la voie reprend à peu près une position rectiligne. Le train se met alors en mouvement et passe heureusement l’endroit critique tandis que les voyageurs, qui s’étaient dispersés pour cueillir des bluets (myrtilles) ou de l’écorce de bouleau se précipitent en toute hâte pour escalader les marches des wagons. Pendant ce temps-là le train file toujours. Nous nous comptons : personne de nous n’est resté dans la savane.

En Amérique on procède toujours avec ce même égoïsme. Aux stations on n’avertit presque jamais les voyageurs du départ du train. Il n’y a pas de cloche dans les gares. Seule, la locomotive en est munie, mais ne s’en sert que comme signal d’alarme. Le chef de gare ne donne point son coup de sifflet et il n’y a pas d’employés pour fermer les portières par la bonne raison qu’il n’y a pas de portières aux wagons. Le conducteur du train dit bien quelquefois : All abord (tout le monde en voiture), mais d’une voix si modérée qu’il n’y a guère que dans son voisinage qu’on puisse l’entendre. Le train part sans bruit ; tant pis pour ceux qui ont commis l’imprudence de s’éloigner, si peu que ce soit. Ils en sont quittes pour attendre le train suivant, c’est-à-dire un jour ou deux, sur les lignes peu fréquentées.

Nous passons de très grand matin à Rat Portage, petite ville déjà célèbre par ses minoteries, qu’alimentent des pouvoirs d’eau considérables et qui vise à jouer le rôle et à prendre l’importance de Minneapolis, la métropole des moulins aux États-Unis. Lorsque le jour paraît, le paysage a complètement changé. Nous sommes dans la prairie et le regard s’étend presque à l’infini ; le sol est fertile et cultivé, quoique les fermes et les villages soient encore rares. Bientôt apparaissent des groupes de constructions ; nous passons la rivière Rouge sur un pont de fer, qui sert en même temps aux voitures, et nous sommes à Winnipeg, capitale du Manitoba.

La Compagnie de la baie d’Hudson dont la domination s’étendait au centre et à l’ouest du Canada sur une surface de 7 millions de kilomètres carrés, dont la moitié ne se composait que de terres glacées, ayant transféré, en 1869, ses droits de souveraineté au gouvernement fédéral, la province de Manitoba fut alors découpée dans cet immense domaine, ainsi que les territoires du Nord-Ouest, et réunie à la confédération canadienne.

La nouvelle province a tiré son nom du lac Manitoba, dont l’appellation indienne, Manitowapan, qui aurait dû être conservée dans un intérêt scientifique, signifie détroit surnaturel. Ce lac a, en effet, un détroit, où l’agitation, qui se fait sentir sur les eaux, est attribuée par les Sauvages à leur divinité, le Manitou.

Depuis près de deux cents ans la Compagnie de la baie d’Hudson avait le privilège de la traite des fourrures, qui lui avait été octroyé en 1670 par le roi d’Angleterre Charles II. Une concurrente, la Compagnie du Nord-Ouest, avait bien pris naissance en 1783, à Montréal, mais elle avait fusionné en 1821 avec sa rivale. La puissance territoriale de celle-ci, d’abord limitée aux alentours de la baie d’Hudson, s’était étendue peu à peu dans la direction du sud et de l’ouest. De ce côté la voie avait été ouverte par le chevalier de Vareesnn de la Vérandrye qui, dans un voyage d’exploration qui ne dura pas moins de quatorze années, de 1731 à 1745, avait le premier parcouru les territoires compris entre les grands lacs et les montagnes Rocheuses d’un côté, la Saskatchewan du Nord et le Missouri de l’autre. De la Vérandrye, dont le nom beaucoup moins connu en France que celui de Cavelier de la Salle, a cependant droit à une célébrité au moins égale, possédera bientôt sa statue à Winnipeg, en attendant le jour où sa ville natale (les Trois-Rivières) lui en érigera une.

Le centre des établissements de la Compagnie était placé à Fort-Garry, qui ne comptait pas plus de 250 habitants, presque tous de race métisse, et renfermait plus de tentes et de cabanes que de maisons. Ces Métis, descendants des Coureurs de bois ou Bois-Brûlés canadiens qui avaient contracté union avec des femmes sauvages, se soulevèrent, sous la conduite de Riel, contre le nouveau régime qu’ils supposaient devoir porter atteinte à leurs droits. Il ne fallut rien moins que l’influence de Mgr Taché et l’intervention des agents de la Compagnie pour les apaiser et arriver à un compromis.

Fort-Garry prit alors le nom de Winnipeg et se transforma complètement en devenant chef-lieu de la nouvelle province. En 1881 il s’y trouvait déjà 7,000 habitants, et la ville, qui était reliée aux États-Unis par un chemin de fer, progressait avec rapidité et sagesse, lorsque la spéculation sur les terres engendra un boom, bientôt suivi d’un krach, qui jetèrent le bouleversement dans le pays. Dans son remarquable ouvrage, sur le Canada et l’émigration française M. Fr. Gerbié a indiqué les causes de cet agiotage effréné dont on ne trouve d’exemple que sur le sol d’Amérique.

« Dès que le gouvernement canadien eut largement subventionné une compagnie puissante et sérieuse afin de parachever le chemin de fer canadien du Pacifique, les émigrants de tous les pays se portèrent en foule dans le Nord-Ouest. Chaque semaine ils arrivaient par milliers dans les rues de Winnipeg. Ce fut alors que la spéculation s’établit sur une échelle gigantesque. Des compagnies canadiennes, américaines, européennes achetaient du gouvernement canadien et de la Compagnie du chemin de fer du Pacifique d’immenses étendues de terrain, dans l’espoir de les revendre bien vite et de réaliser ainsi de gros bénéfices. Le gouvernement fédéral et la Compagnie du chemin de fer du Pacifique ne vendaient en effet leurs terres qu’à raison de 1 piastre, 1 1/2 piastre l’acre, et les divers spéculateurs les revendaient quelquefois 4 et 5,000 piastres l’acre. Les terrains acquirent une valeur fabuleuse. De 1881 à 1882 la valeur de la propriété foncière s’éleva de 9 à 30 millions de piastres. Des fortunes furent faites en un jour. Tel émigrant qui était arrivé dans le pays quelques mois auparavant avec quelques centaines de dollars, quelquefois même avec rien du tout, se trouvait riche de plusieurs centaines de mille francs.

On vit alors tous les commerçants de Winnipeg confier à leurs commis la direction de leurs maisons de commerce et établir des agences pour la vente des terrains. Dans Main sreet, la principale rue de Winnipeg, on ne compta pas moins de 300 agences ainsi établies par eux. Le bruit fait par ces fortunes rapides et répercuté par les échos des grands lacs ne tarda pas à se répandre à travers les provinces orientales du Canada et, dès le commencement de l’année 1882, des sommes considérables furent envoyées de toutes les provinces à Winnipeg pour être placées en achat de terrains. Un jour la banque des Marchands reçut en dépôt au-dessus de 2 millions de dollars.

M. Gerbié décrit ensuite l’état d’effervescence causé par le dieu Dollar et le spectacle étrange auquel il fut donné d’assister :

La fièvre de la spéculation atteignit alors son état aigu. Les hôtels furent envahis,les gares encombrées ; des tentes provisoires abritèrent des milliers de personnes. Ce


furent autant de bourses où la spéculation continua après la fermeture des bureaux. L’or et l’argent n’eurent plus aucune valeur. Toute transaction était incomplète si les parties contractantes n’avaient vidé deux ou trois bouteilles de champagne. Cambrinus dédaigné, détrôné, dut faire d’amères réflexions sur l’inconstance de la faveur populaire. À sa place la veuve Clicquot régnait en souveraine et expédiait par milliers à ses nouveaux sujets ses marques d’exportation. La bouteille de champagne ne se vendait pas moins de 50 francs.

Un jour nous fûmes présentés à un spéculateur qui nous invita naturellement à sabler le champagne. Il venait d’arriver à Winnipeg, et, n’ayant pu trouver de chambre à l’hôtel, il avait pris le parti de camper dans la prairie. Ce fut sous sa tente qu’il nous reçut, au milieu d’instruments aratoires de toutes sortes, car c’était un cultivateur venu dans le Nord-Ouest pour se livrer à l’agriculture. Quelques spéculations heureuses, à son arrivée à Winnipeg, le détournèrent du but utile qu’il s’était proposé dans son propre intérêt et dans celui du pays. Le fouillis inextricable de mille objets entassés les uns sur les autres ne pouvait que frapper notre curiosité. Sur l’essieu d’une roue renversée se trouvait une jolie statuette en terre cuite ; sur un matelas se trouvait une toile de valeur ; sur le siège d’une charrue se dressait un bronze de Barbedienne ! payé 8,000 francs quelques jours auparavant aux magasins de la Compagnie de la baie d’Hudson. »


Mais cet âge d’or ne devait pas durer toujours. Au printemps de 1882, une inondation de la rivière Rouge détruisit les voies de communication autour de Winnipeg. Il s’ensuivit, parmi cette population qui avait plus que doublé en moins d’une année, un malaise subit, accompagné d’un commencement de crise qui amena quelques faillites. Ce fut le signal de la débâcle, qui arriva avec une rapidité effrayante, et fit crouler en un rien de temps le château de cartes de la spéculation. La réaction fut d’autant plus vive que l’engouement avait été plus excessif. Les ruines accumulées par ce krach ont laissé des traces pendant plusieurs années, mais les affaires ont à peu près repris leur cours normal.

Winnipeg est aujourd’hui une belle ville d’environ 35,000 âmes. Ses larges rues sont tracées à angle droit. La rue Principale (Main Street) d’une largeur qui n’est pas moindre de 40 mètres, est bien la plus belle de tout le Dominion, avec son pavage en bois, qui laisse bien en arrière celui de Toronto (le seul qu’on puisse citer dans le Canada), son éclairage à la lumière électrique, ses gigantesques poteaux télégraphiques et ses magasins luxueux, qui ne font cependant pas tous fortune, s’il faut en croire de grandes affiches jaunes, où s’étalent en gros caractères, ces mots : Dry goods demoralised — Desesparate price, qui indiquent le degré de désespoir du commerçant et sa démoralisation en même temps que celle de sa marchandise. On voit bien encore de misérables masures et de grandes baraques en bois à côté de superbes façades, ornées de bas-reliefs, mais leur contraste saisissant est la marque caractéristique des progrès accomplis à pas de géant par la cité. Le quartier de Winnipeg, situé du côté de l’Assiniboine, près du confluent de ce cours d’eau avec la rivière Rouge, est surtout un quartier de plaisance. C’est là que s’élèvent de petites églises gothiques, aux formes gracieuses et un essaim de villas fort coquettes, malgré leur style fantaisiste et leurs peintures aux couleurs tendres. Ce quartier, qui est desservi par des tramways, est tracé uniformément en damier et plus d’un des carrés du damier ne contient souvent qu’une maison à chaque angle, les propriétaires des autres parcelles y laissant croître l’herbe, en attendant le moment favorable pour vendre leur terrain à bon prix. Il va sans dire que les rues esquissées dans ces parages sont dotées des plus belles ornières et sans les trottoirs en bois qui forment comme des passerelles en temps de pluie et sont la planche de salut du piéton, la circulation serait souvent impraticable.

C’est au fin fond de ce quartier que s’élèvent les édifices gouvernementaux, au milieu du calme et de la solitude oui entourent les délibérations des représentants de la province et des membres du corps judiciaire.

Le Manitoba, qui jouit du régime parlementaire, a 3 représentants au Sénat, dont 1 français, M. Girard, et 5 à la Chambre des Communes, dont 1 français, M. Joseph Royal, qui est reconnu comme le chef du parti français au Manitoba et au Nord-Ouest.[4]

Au point de vue provincial, le Manitoba élit une assemblée législative de 31 membres[5] ; mais, comme l’Ontario et la Colombie, il n’a pas de Chambre haute. Parmi ces 31 membres, 4 sont français et forment, avec 3 autres députés d’origine américaine, irlandaise et wurtembergeoise, mais catholiques, ce qu’on appelle le groupe français. Tous les autres députés sont protestants. Le Parlement est nommé pour quatre ans.

Le ministère provincial se compose de 5 membres, dont 1 français (M. La Rivière). Le chef de cabinet, M. Norquay, est métis-anglais. Il n’y a pas d’autre député métis dans le Parlement.[6]

Le palais de justice touche au siège du gouvernement. Nous nous trouvâmes à Winnipeg au moment de l’appel interjeté par Riel contre la décision du tribunal de Regina, qui l’avait condamné à être pendu. Au milieu d’une affluence considérable, mais en l’absence du chef métis, les trois magistrats anglais qui siégeaient à la Cour du Banc de la Reine, déclarèrent qu’il n’y avait pas lieu d’admettre l’appel, et nous en fûmes pour nos frais de curiosité.

La Compagnie de la baie d’Hudson possède à l’extrémité de la Main street, un établissement qui est son entrepôt central. De magnifiques magasins renferment des marchandises du genre le plus varié : étoffes, fourrures, bibelots de toute espèce, chaussures, conserves alimentaires, etc., s’y trouvent à foison. Les fourrures sont généralement envoyées en Europe, où on les prépare ; de là on les renvoie au Canada. Les couvertures et vêtements de laine à raies multicolores, qu’affectionnent les Sauvages, viennent également d’Europe. Autrefois sans rivale dans ces parages dont elle cherchait le plus possible à éloigner les indiscrets, la Compagnie a souffert de la perle de son monopole, mais est encore, malgré cela, une Société puissante.

Près de la gare de Winnipeg s’élève un des nombreux élévateurs à grains appartenant à M. Ogilvie. C’est un magnifique édifice en pierre, à sept étages renfermant tout ce qu’il faut pour conserver le grain et le transformer en farine. Le blé amené en wagon est déchargé par une ouverture spéciale où il suffit de le faire glisser. Une chaîne sans fin, munie de godets, monte alors le grain jusqu’au haut de l’édifice, d’où il redescend au premier étage transformé en farine après avoir subi six moulures différentes passant de l’état de grosse farine à celui de farine fine ou superfine selon les moutures. Un rayon spécial est réservé à la mise en sac. Chaque sac, qui porte la marque Hungarian, est pesé automatiquement et cousu en un rien de temps ; puis il est placé sur une trappe qui s’entr’ouvre pour le laisser glisser jusque dans le wagon qui doit l’emmener. Le meunier chef gagne 7,500 francs et ce salaire atteint jusqu’à 20,000 francs pour les élévateurs plus considérables.

Centre d’un pays extrêmement riche en céréales, Winnipeg est destiné à devenir le grand entrepôt de grains du Nord-Ouest. Grâce à sa situation topographique qui en fait le point de passage obligé entre les deux océans, la jeune cité sert de trait d union entre les deux extrémités de la confédération dont elle est presque à égale distance. Desservie par plusieurs lignes de chemins de fer qui portent ses produits dans toutes les directions, elle voit s’ouvrir devant elle le plus bel avenir et sera bientôt le Chicago du Canada. Ses larges chaussées demandent à grands cris des habitants et leur tracé actuel suffirait à contenir 100,000 âmes. Winnipeg les aura sûrement en l’an de grâce 1900 et sans doute même avant cette époque.

Winnipeg est essentiellement et presque exclusivement une ville anglaise. C’est en face de Winnipeg, sur la rive droite de la rivière Rouge, que se trouve la population canadienne-française groupée dans la petite ville de Saint-Boniface. Ah ! la différence d’aspect est grande quand on passe de Winnipeg à Saint-Boniface, c’est-à-dire de l’opulence à une honnête aisance. Ici, plus de palais, de magasins somptueux, de lumière électrique, tout ce qui en un mot décèle à première vue la présence d’une cité fortunée. Les chaussées sont cependant presque aussi larges qu’à Winnipeg et le plan d’agrandissement de la ville est tout tracé. La race canadienne-française est assez tenace et assez laborieuse pour grandir et prospérer à l’ombre de Winnipeg, mais quelques renforts d’émigrants lui seront nécessaires pour empêcher la balance de trop pencher au détriment de Saint-Boniface.

La population métisse, qui sur les bords de la rivière Rouge est en grande majorité métisse-française, est assez nombreuse à Saint-Boniface et aux environs. Le demi-sang (half breed) comme l’appellent les Anglais, est facilement reconnaissable à son teint bronzé et à sa physionomie plus indienne que blanche lorsqu’il est au premier degré d’alliance. Il participe des qualités et des vices des deux races, mais, comme chez tous les peuples mêlés, semble avoir eu surtout en partage les défauts de celles-ci. Au point de vue de la colonisation il ne peut être qu’un appoint, car s’il est brave, intelligent et observateur, il a trop dans le sang l’indolence et le peu de goût au travail du sauvage ainsi que son penchant très accusé pour les boissons alcooliques. Dans les rues de Saint-Boniface il n’est pas rare de rencontrer des femmes


Femme métisse et son enfant

métisses portant leurs enfants renfermés et ficelés dans une grande poche qui leur sert de berceau, et qui est attachée à un support en bois. Cet appareil primitif se porte dans le dos comme une hotte.

Saint-Boniface est le siège d’un archevêché catholique. Fondé en 1847, l’évêché de Saint-Boniface fut d’abord occupé par Mgr Provencher dont Mgr Taché, le titulaire actuel, est le successeur immédiat, puis érigé en archevêché en 1871. Mgr Taché est un peu le père de tout ce qui existe au Manitoba. Lorsqu’il y vint pour la première fois, il y a plus de quarante ans, le pays était entièrement sauvage et à peu près inhabité. Ce fut lui qui le premier construisit des routes, créa des villages, bâtit des écoles tout en répandant les lumières de la religion parmi les Métis et les Sauvages. Aussi jouit-il dans le pays d’une influence et d’une autorité considérables que justifient amplement son expérience, ses hautes qualités, et l’affabilité de son caractère. Lors du premier soulèvement des Métis, le gouvernement canadien n’hésita pas à recourir à l’intervention de l’éminent prélat. Ce dernier se trouvait alors au concile œcuménique, à Rome ; il revint en toute hâte apporter des paroles de paix et eut le bonheur de les voir entendues. En 1885, lors du second soulèvement des Métis, il fut moins heureux auprès du gouvernement d’Ottawa. Si celui-ci avait suivi ses conseils dictés par une profonde connaissance du pays et des hommes, peut-être l’insurrection aurait-elle pu être prévenue. On eût évité ainsi l’effusion du sang, sans parler des dépenses considérables et de l’agitation qui en ont été la conséquence.

Non loin de la cathédrale, qui n’est encore qu’une modeste et pauvre église, mais qui, aux yeux des Canadiens-Français, a le mérite d’être la première église construite au Manitoba, s’élève le grand pensionnat de jeunes filles dirigé par les Sœurs grises qui ont des missions jusqu’au fin fond du Nord-Ouest. C’est un bel édifice admirablement tenu que nous visitons de fond en comble — l’expression n’est pas de trop, car, du toit à terrasse où nous montons se déroule un panorama des plus étendus. Avant de quitter l’établissement nous avons la surprise de trouver une centaine d’enfants massés dans le parloir où ils font entendre quelques couplets des chansons nationales. Rien de charmant et de touchant tout à la fois comme d’entendre ce chœur de voix fraîches et pures chantant avec une justesse et un entrain remarquables. Saint-Boniface possède aussi un collège fondé par Mgr Taché et dirigé depuis trois ans par les jésuites. C’est le seul établissement catholique d’enseignement supérieur du Manitoba et on y suit à la fois des cours classiques et commerciaux. Comme à l’école supérieure des filles, presque tous les élèves sont Canadiens-Français, il y a aussi quelques Métis et un jeune Sauvage de la tribu des Pieds-Noirs, dont la physionomie reflète l’intelligence en même temps que l’espièglerie. Sur notre proposition, le recteur demande aux élèves s’ils feraient opposition à un jour de congé. Personne ne répond, mais une salve d’applaudissements éclate sur tous les bancs.

Le système adopté pour l’enseignement public dans la confédération canadienne est celui de la liberté absolue sur la base des écoles séparées selon les cultes. L’instruction est ainsi une affaire exclusivement provinciale, ce qui explique l’absence d’un département de l’instruction publique dans le cabinet fédéral. Au Manitoba, l’enseignement public n’a pas de ministre dans le cabinet de la province, mais relève du secrétaire provincial. Au-dessous de lui se trouve le bureau d’éducation formé de deux sections, une catholique et une protestante, au prorata de la population par culte. Ce bureau, qui est le conseil supérieur de chaque province, est souverain pour les affaires d’instruction publique. Quand il s’agit d’affaires confessionnelles, ce n’est pas le conseil lui-même, mais la section du culte intéressé qui examine et tranche les questions qui lui sont soumises. Il y a en outre deux surintendants (un catholique et un protestant) indépendants l’un de l’autre comme les sections. Ce sont les agents exécutifs du bureau d’éducation. La province est divisée en arrondissements scolaires et chaque arrondissement a ses affaires d’instruction régies par trois commissaires élus par les contribuables assujettis à la taxe scolaire.

Les sommes nécessaires aux frais de l’instruction publique proviennent du budget provincial, du budget local et de la taxe scolaire. Ce système est assez ingénieux. Les crédits votés par l’Assemblée législative sont répartis par le gouvernement provincial entre les deux sections proportionnellement au nombre d’enfants en âge de fréquenter l’école, c’est-à-dire de 5 à 15 ans. Ces crédits sont distribués en deux fois. Chaque école fonctionnant depuis six mois au moins, reçoit une somme fixe de 10 piastres (50 francs) par mois, plus un tant pour cent basé sur la moyenne de l’assistance des enfants à l’école.

La municipalité participe également à l’entretien des écoles au moyen d’impositions prélevées sur l’ensemble des contribuables par religion. Une somme fixe de 20 piastres (100 francs) doit être affectée à chaque école. Au Manitoba la taxe scolaire est basée sur l’évaluation annuelle des propriétés. Le maximum de cette taxe foncière est actuellement de 2%. Les habitants ne sont pas tenus de payer la taxe scolaire pour les écoles confessionnelles autres que celles de leur religion. Cette exemption n’existe point dans la province de Québec où un catholique, par exemple, est tenu au contraire de payer la taxe pour l’école protestante, et réciproquement, jusqu’au jour où une école dissidente est créée dans sa commune.

Si l’arrondissement scolaire n’est pas assez riche pour subvenir aux dépenses d’éducation, le bureau des trois commissaires peut établir une contribution supplémentaire locale à un taux illimité. Presque toutes les communes du Manitoba ont une contribution supplémentaire, mais peu élevée. Cette contribution varie de 50 à 100 piastres.

Les instituteurs doivent être munis d’un diplôme délivré après examen subi devant l’une des deux sections (catholique ou protestante. Ce diplôme n’est valable que pour trois ans, et l’instituteur qui veut continuer à exercer doit se présenter à nouveau devant la commission d’examen. C’est là un moyen pratique, bien qu’un peu trop répété, de tenir l’instituteur en haleine et de maintenir le niveau de l’enseignement à un degré suffisant.

Ce sont les commissaires d’arrondissement qui font choix des instituteurs, mais ils ne peuvent engager que ceux qui sont diplômés par la province. Les instituteurs sont laïques ou ecclésiastiques selon le choix des commissaires et par conséquent selon le vœu de la population qui élit ces derniers. Cela n’a du reste pas une très grande importance avec le régime, des écoles confessionnelles et dans un pays aussi religieux que le Canada.

Le traitement des instituteurs varie entre 250 et 400 piastres. Les congréganistes, comme en France du reste, sont moins rétribués que les laïques. C’est ainsi qu’au pensionnat de Saint-Boniface, le traitement spécial de 7 Sœurs n’est que 1,000 piastres par an, ce qui fait un peu plus de 700 francs par tête. C’est une faible rémunération si l’on tient compte du prix élevé de toutes choses en Amérique.

On voit par cet exposé combien le régime scolaire canadien est plus équitable et plus conforme aux vœux des pères de familles qu’en France, où, sous le nom fallacieux de liberté de l’enseignement, fleurit trop souvent le despotisme intolérant des majorités.[7]

Le surintendant catholique de l’instruction publique au Manitoba est actuellement M. T. Alfred Bernier, dont l’esprit si français et les hautes capacités, lui ont acquis l’estime et les sympathies de ses compatriotes

Saint-Boniface nous ménageait une réception chaleureuse dans la grande salle du collège où se trouvaient réunies les notabilités du parti français au Manitoba : MM. La Rivière, ministre provincial de l’agriculture ; J. Royal, député fédéral ; Girard sénateur ; J. Prendergast et Cyr, députes provinciaux ; Bernier, etc. Des adresses de cordiale bienvenue nous firent oublier que nous étions à plus de 8,000 kilomètres des côtes de France.



  1. Le capital de la Société consiste en 75 millions de piastres d’actions et 35 millions de bons hypothécaires (mortgage bonds), plus des obligations s’élevant à une somme de 26,884,000 piastres, provenant de l’achat de lignes d’intérêt local.
  2. Les États-Unis sont traversés d’un océan à l’autre par les grandes lignes suivantes : De New-York à Portland, par Chicago, Saint-Paul, Livingston (Northern Pacific) : 3,235 milles ;

    De New-York à San-Francisco, par Chicago, Omaha, Ogden (Union and Central Pacific) : 3,271 milles ;

    De New-York à Portland, par Chicago, Omaha, Granger, Huntington (Compagnies diverses) : 3,224 milles ;

    De New-York à San-Francisco, par Saint-Louis, Kansas-City, Albuquerque, The Needles (Atlantic and Pacific) : 3,499 milles ;

    De New-York à San-Francisco, par Richmond, la Nouvelle-Orléans, Deming, Los Angeles (Southern Pacific) : 3,884 milles.

    Ces deux dernières lignes sont peu suivies.

  3. Cette ligne partant de Montréal, franchira le Saint-Laurent sur le nouveau pont de Lachine, se dirigeant sur Sherbrooke et l’État du Maine qu’elle traverse en ligne droite pour rejoindre à Matlawamkeag les lignes du Nouveau-Brunswick. La distance de Montréal à Halifax sera de 100 milles plus courte que par le chemin de fer Intercolonial et, grâce à une meileure construction de la voie ; le trajet pourra se faire en 18 heures au lieu de 30.
  4. (Depuis sa nomination de gouverneur du Nord-Ouest (1888), M. Royal a été remplacé aux Communes par M. La Rivière (1889).
  5. 38 membres actuellement.
  6. Le cabinet libéral Greenway, actuellement au pouvoir, ne compte plus de membre français depuis 1889, époque où il a entrepris une croisade contre la langue française.
  7. En vertu d’un bill du Parlement provincial voté par une majorité anglaise devenue hostile à la langue française et à la religion catholique, le régime des écoles séparées a, depuis le 1er mai 1890, cessé d’exister — au moins provisoirement — au Manitoba.