Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Ottawa

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 73-92).


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Le curé Labelle. — Saint-Jérôme un jour de fête. — Ottawa. — Les blocs du gouvernement. — Les partis politiques : conservateurs et libéraux. — Français et Anglais. — La marche sur l’Ontario. — La Chaudière et les glissoires. — Un dimanche à Ottawa. — Toronto. — Le comté d’Essex. — Détroit et le Monde où l’on s’ennuie. — Le Niagara. — Les Mille Îles. — Retour à Montréal. — Séparation. — La picotte. — Sherbrooke.


Aux portes de Montréal, sur un embranchement du chemin de fer du Pacifique, se trouve la paroisse de Saint-Jérôme, dont le pasteur M. le curé Labelle, est un des hommes les plus remarquables en son genre et les plus populaires du Canada français. D’une haute stature et d’une carrure tout en proportion, d’une physionomie franche et sympathique, renfermant en lui tout ce qu’il faut pour faire un tribun, il possède encore, bien que déjà chargé d’une cinquantaine d’années, l’entrain et l’ardeur d’un jeune homme, auxquels il sait joindre la sûreté de conception et la sagesse d’exécution d’un homme d’expérience.

Ses traits, surtout vus de profil, lui donnent une grande ressemblance avec Napoléon Ier et particulièrement avec le prince Jérôme. Il est du nombre de ceux qui pensent qu’une honnête gaieté n’est pas bannie des choses de ce monde, et souvent sur sa bonne et large face s’épanouit un de ces gros rires malicieux qui, joint à un de ces traits d’esprit qui lui sont familiers, charme, s’il ne désarme pas toujours ses contradicteurs. En un mot, c’est un homme tout rond au moral comme au physique.[1]

Le curé Labelle s’est fait l’apôtre de la colonisation française au nord du Saint-Laurent. Grâce à son influence et à ses efforts, des routes ont été percées, des chemins de fer créés, des villages fondés dans mainte région couverte de forêts. Que de fois ne l’a-t-on pas vu, à Ottawa comme à Québec, arpenter les couloirs du Parlement, encombrer de sa puissante personne les bureaux des ministères, afin d’obtenir les subsides nécessaires à ses pacifiques entreprises ! À peine a-t-il achevé de plaider sa cause, et gagné son procès, qu’il vole, en compagnie de son inséparable pipe, à la création de nouveaux centres de population, visitant et encourageant sans cesse ses colons qui lui apportent le concours le plus précieux pour le succès de ses entreprises en mettant si bien en pratique ce précepte de l’Évangile : Croissez et multipliez. Et comme le Canada semblait ne pas suffire à son ambition, il est venu en mission dans la vieille France en vue de diriger vers la France d’Amérique un fort courant d’émigration. Rien ne lui résiste et tout lui réussit ; aussi dans le pays l’a-t-on surnommé le Roi du Nord. Malgré ses multiples occupations, il n’oublie pas les devoirs de son ministère, et les habitants de Montréal se souviennent encore d’un hiver rigoureux pendant lequel le curé Labelle est arrivé, à la tête de ses paroissiens, apportant aux pauvres de la ville, qui en manquaient totalement, le bois de chauffage aussi indispensable pour eux que le pain de chaque jour.

Parti de France, sur le Damara, avec la délégation française, le curé Labelle n’a cessé d’être, depuis son retour au Canada, l’objet de démonstrations tout à la fois affectueuses et enthousiastes. Mais c’est à Saint-Jérôme que les paroissiens du curé lui préparaient, ainsi qu’à la délégation, une réception des plus chaleureuses. Déjà à Sainte-Thérèse les ovations avaient commencé ; les habitants, sous la conduite du maire, du clergé, des professeurs du collège, étaient rangés sur le quai de la gare pour acclamer les délégués et leur présenter une adresse de bienvenue à l’ombre d’un magnifique drapeau blanc fleurdelisé. Ce fut bien autre chose à Saint-Jérôme. La gare de cette petite ville disparaissait sous les drapeaux et les arceaux de verdure, et un arc de triomphe avait été dressé pour la circonstance. Les habitants de Saint-Jérôme, ainsi que ceux des paroisses voisines, tous de race française, se pressaient en flots tumultueux autour du débarcadère. À peine le train spécial, gracieusement mis à la disposition des délégués


Mgr  Labelle
d’après une photo de M. Joliot

par la Compagnie du Pacifique, entre-t-il en gare que des acclamations et des hourras éclatent de toutes parts. La musique de la ville fait entendre ses plus vigoureux accents, au milieu du brouhaha causé par le sifflet de la locomotive et le son retentissant de sa cloche d’alarme, les détonations des pétards et des boîtes à mitraille. On ne s’entend plus, on est littéralement étourdi ; mais cela ne fait rien, la démonstration n’en est que plus imposante, l’enthousiasme est à son comble : Vive le Canada ! Vive la France !

Tout le village est pavoisé de drapeaux uniquement tricolores, chacun voulant par cette démonstration témoigner de ses sentiments français, et les plus pauvres maisons ont tenu à prendre un air de fête. Les habitants ont bien conservé leur type d’origine. À voir ces figures ouvertes, respirant la bonne humeur et la curiosité, à entendre parler français avec cette accentuation particulière à nos paysans, on se croirait au cœur d’une bonne petite ville de Normandie. On se sent revivre à cette atmosphère et toutes les fatigues du voyage s’évanouissent comme un rêve au contact de ces braves habitants dont les cœurs battent à l’unisson des nôtres.

Saint-Jérôme rappelle tout à fait ces villes de la Puzta magyare aux larges rues poussiéreuses, aux maisons spacieuses et de peu d’élévation disséminées sur une grande étendue de terrain. Le chemin de fer, dont Saint-Jérôme est le terminus, doit se prolonger dans la direction du lac Témiscamingue, limite actuelle de la colonisation et centre futur d’une forte population de race française.

Après un Te Deum chanté par le curé Labelle, dont l’émotion gagne tous les assistants, nous visitons la fabrique de papier de M. Rolland et les scieries établies sur les bords pittoresques des cours d’eau, cascadant au milieu des rochers à l’ombre des grands bois. Tous les habitants ont mis chevaux et voitures à notre disposition et c’est à qui se montrera le plus obligeant et le plus empressé vis-à-vis de nous. De plus, pendant notre excursion, une cinquantaine de cavaliers, ornés de rubans tricolores et de la feuille d’érable, symbole du Canada, galopent à droite et à gauche de notre interminable file de voiture, en nous faisant escorte. Ces braves jeunes gens ont dû absorber une dose considérable de poussière, si l’on en juge d’après ce que nous avons récolté nous-mêmes, mais y en a-t-il eu un seul parmi eux qui y ait seulement fait attention ? Cette magnifique journée se termina par le traditionnel banquet donné dans la grande et belle salle du marché couvert. Est-il besoin de dire que la plus franche cordialité ne cessa de régner parmi les 200 convives présents et que l’abondance des vins généreux ne fut pas un éteignoir pour la vieille gaieté gauloise ? Les toasts furent innombrables et auraient peut-être duré jusqu’au lendemain si le train de Montréal n’avait donné le signal du retour. Par une délicate attention, la musique avait appris à la hâte le Chant du Damara. Aussi ce morceau, devenu pour ainsi dire l’enfant adoptif des passagers du Damara, fut-il salué à son apparition par des acclamations sans fin, succédant à un moment de silence causé par cette agréable surprise, dont il faut reporter le mérite au curé Labelle. Deux heures après nous étions à Montréal, préparant notre départ du lendemain pour Ottawa, Toronto et le Niagara.

Quatre heures de chemin de fer séparent Montréal d’Ottawa, et deux lignes différentes réunissent les deux cités. Capitale du Dominion du Canada, Ottawa, situé dans la province d’Ontario, est une ville toute nouvelle que l’on aperçoit, dès l’arrivée, dans un site pittoresque sur les bords de l’Outaouais. Au commencement du siècle, la vallée de l’Outaouais n’était encore qu’une immense forêt. En 1826, le colonel By, chargé de construire le canal reliant les eaux de l’Outaouais à celles du lac Ontario, jeta les premiers fondements d’une bourgade à laquelle il donna son nom, Bytown. Trente ans plus tard la cité naissante prit le nom d’Ottawa. Sa population compte 30, 000 âmes environ, dont près d’un tiers est de race française. Bien que l’élément anglais domine dans la population et dans les conseils de la cité, nombre de maisons sont pavoisées et ornées d’inscriptions de bienvenue en français ou en anglais à l’adresse des membres de la délégation. La municipalité a même voté des crédits pour défrayer les visiteurs, que de superbes carrosses attendent à la gare. Comme dans les autres villes, un comité de réception s’est formé, et ses membres ont eu pour mission de servir de pilotes à leurs hôtes de passage. À la tête de ce comité se trouve M. Benjamin Sulte, sous-député-ministre de la milice, que nous connaissions déjà comme écrivain de mérite et qui se révèle ici comme causeur plein de charme.

La première visite faite par les délégués, au saut du train, est pour le gouverneur général, lord Lansdowne, qui accueille avec bienveillance tous ceux qui lui sont individuellement présentés. Successeur du marquis de Lorne et de lord Dufferin, deux hommes qui ont laissé les meilleurs souvenirs parmi les Canadiens-Français, le marquis de Lansdowne, bien que protestant, a dû à son tact et à sa profonde connaissance de la langue française, d’être tout de suite sympathique dans le Bas-Canada. Puis viennent les cérémonies habituelles : réception à l’hôtel de ville où le maire, M. Mac Dougal, revêtu de ses insignes d’apparat, donne lecture en français, d’une adresse conçue dans les termes de la plus sympathique courtoisie : réponse, toujours fine de M. de Molinari ; exercices de la brigade de feu, remarquables à tous les points de vue ; lunch offert par la ville ; toasts nombreux… oh ! pardon, il n’y en eut qu’un, et très bref, suivi d’un remerciement.

Les bâtiments officiels sont le principal ornement d’Ottawa. Élevés autour d’une vaste place, ils sont remarquables par leur masse imposante, leur structure bizarre et un assemblage de pierres rocailleuses faisant beaucoup plus d’effet de loin que de près. Deux de ces blocs sont occupés par le gouverneur général et les services des ministères. Mais bien que ces édifices soient très grands, ils sont déjà notoirement insuffisants ; ils ne passent pas, en outre, pour être très pratiquement aménagés. Le bâtiment principal, situé au sommet de la colline qui domine l’Outaouais, dont les bords ont été transformés en jardin anglais, est consacré tout entier au Parlement fédéral.

C’est là en effet que siègent Chambres et ministres, depuis 1866, un an avant l’acte qui a créé la Confédération canadienne. Bien des luttes parlementaires ont déjà eu lieu dans cette enceinte entre les deux partis politiques qui se disputent le pouvoir : le parti conservateur et le parti libéral ou grit, qu’on appelle aussi le parti rouge. À l’aile droite des conservateurs marchent les castors ou ultramontains, mais ce n’est qu’une avant-garde généralement confondue dans le gros des troupes conservatrices. Cette division des partis correspond assez à celle des torys et des whigs, mais, moins encore qu’en Angleterre, il n’y a de différence entre les programmes des conservateurs et des libéraux ; des nuances seules les séparent. Il n’y a point de radicaux ni de socialistes, et le nom de parti rouge ne saurait être pris un seul instant dans le sens qui lui est donné en France, car les rouges canadiens ne sont rien moins que révolutionnaires et professent à l’égard du clergé, tout comme les conservateurs, un sentiment de respect et de reconnaissance. Ce qui ressort le plus, c’est que l’un des partis tient le pouvoir et que l’autre le convoite. Depuis la formation de la Confédération les conservateurs ont toujours eu la direction des affaires, sauf de 1873 à 1878 où le parti libéral est arrivé au pouvoir avec le ministère Mackenzie-Dorion.[2] Actuellement le cabinet Macdonald-Langevin, ayant à sa tête deux vétérans des luttes politiques, tient les rênes du gouvernement depuis le 17 octobre 1878 sans interruption. Combien de pays parlementaires, à commencer aujourd’hui par l’Angleterre, pourraient envier au Canada une longévité ministérielle qui est le meilleur gage de tranquillité et de progrès pour un peuple !

Les ministres fédéraux sont au nombre de quatorze ; l’élément français n’y est représenté que par trois membres : sir Hector Langevin, ministre des travaux publics ; sir Adolphe Caron, ministre de la milice, et M. Chapleau, secrétaire d’État. C’est peu en proportion de la population française du Dominion. Six des ministres professent la religion catholique.

Les 80 membres du Sénat, nommés à vie par le gouverneur, en conseil, sont répartis entre les diverses provinces et sont censés représenter une division territoriale.[3]

Les 215 membres de la Chambre des Communes sont nommés par les électeurs.[4] Leur nombre varie suivant la population ; mais c’est toujours la province de Québec, avec son chiffre immuable de 65 députés, qui sert de base à la répartition du nombre des sièges entre les autres provinces. Le recensement de la population a lieu tous les dix ans. La durée d’une législature est de cinq années ; elle est souvent abrégée par la dissolution. Les députés ont droit à un traitement et à une indemnité de route ; par contre, une retenue leur est faite en cas d’absence non justifiée, ce qui n’empêche pas le Parlement de ne compter comme assistant régulièrement aux séances qu’un nombre très restreint de membres. C’est là une imitation fâcheuse des mœurs politiques de l’Angleterre. Aussi la présence de 15 sénateurs et de 20 députés est-elle considérée comme suffisante pour assurer la validité des délibérations.

La majorité de la Chambre appartient pour les deux tiers à l’opinion conservatrice, et tous les efforts des chefs de l’opposition, MM. Blake et Laurier, n’ont pu l’entamer lors de la discussion des actes du gouvernement concernant l’insurrection des Métis du Nord-Ouest. La minorité libérale recrute ses membres presque exclusivement dans Ontario et Québec. Les députés de la Colombie et du Manitoba sont tous conservateurs, et ceux des provinces maritimes presque tous.

Si l’on considère la Chambre au point de vue de la représentation des races, on remarque que l’élément français y est en assez forte minorité et compte à peine une soixantaine de membres, soit un peu plus du quart de l’Assemblée. L’Ontario en envoie 2,[5] le Nouveau-Brunswick et le Manitoba 1 ;[6] tout le reste est fourni par la province de Québec. La Nouvelle-Écosse, l’île du Prince-Édouard, la Colombie n’envoient que des députés anglais.

Si le nombre des représentants de race française n’est pas plus considérable, cela tient à ce que, au moment où s’élaborait le projet de confédération, il avait été convenu que chaque comté nommerait un représentant de la nationalité qui y était en majorité ou, en cas d’égalité, enverrait un député de chaque race à l’Assemblée fédérale ou à l’Assemblée provinciale. Cet accord subsiste encore, bien que la situation ne soit plus la même, en présence du recul constant de la population anglaise vers le Sud et l’Ouest. C’est ainsi que des treize divisions électorales de la province de Québec, où l’élément anglais avait naguère la prépondérance, sept possèdent aujourd’hui une population en majorité française ;[7] et tandis que la race française augmentait sans cesse dans ces comtés, la population anglaise restait à peu près stationnaire, et diminuait même. Dans les six autres comtés, la progression de nos compatriotes est constante[8]. Un jour viendra bientôt où la nationalité anglaise n’aura plus la majorité dans aucun des comtés de la province de Québec.

Dans la province d’Ontario, la poussée de la colonisation française se fait déjà sentir, et, au fur et à mesure que l’élément français, débordant de la province de Québec, s’avance en remontant le Saint-Laurent et l’Outaouais, l’élément anglais, moins prolifique, et gêné par ce nouveau voisinage, s’efface peu à peu devant lui pour se diriger vers les terres neuves du Nord-Ouest. C’est ainsi que le comté de Prescott, qui fait saillie dans la province de Québec, est déjà passé avec armes et bagages dans le camp français ; son voisin, le comté de Russell, est presque conquis d’une façon tout aussi pacifique, et les circonscriptions qui l’entourent, Glengarry, Cornwal et Stormont, Carleton, sont, à l’heure actuelle, fortement entamées, ainsi que le comté d’Essex, à l’extrémité opposée de la province d’Ontario. Le courant migrateur remonte ainsi les deux grands fleuves de la Puissance et prend pied sur leurs bords avant de pénétrer à l’intérieur. C’est surtout dans la vallée de l’Outaouais que ce fait est digne de remarque. L’installation dans ces parages d’une forte colonie française est d’autant plus précieuse qu’elle servira un jour de trait d’union entre les Français de Québec et ceux du Manitoba, entourés de toutes parts par les flots sans cesse grossissants de l’immigration anglaise.

En 1861, la population française d’Ontario n’était que de 33,211 habitants ; en 1871, elle s’élevait à 75,383, pour atteindre 102,743 en 1881.

Tous ces faits démontrent d’une façon évidente que l’influence française ne fait que s’accroître dans le bassin du Saint-Laurent, tandis que l’influence anglaise, dans cette région, est bien près d’avoir atteint son maximum. Par la force des choses, les anciennes circonscriptions anglaises en viendront à nommer des députés français, et le nombre de ces derniers sera alors beaucoup plus en rapport avec la population de même race.

Mais il faut dire que la distinction ci-dessus n’a pas d’importance au point de vue de la direction des affaires et de la formation d’une


Ottawa. — Bibliothèque du Parlement

majorité. Aux Communes il n’y a point, à proprement parler, de groupe français ou anglais, pas plus qu’il n’y a de groupe catholique ou orangiste. Il n’en était pas ainsi à l’époque où le grand

Papineau faisait retentir la tribune des justes revendications de ses compatriotes. L’union du Haut et du Bas-Canada changea la face des choses, et avec des hommes d’État comme Lafontaine, Morin, Étienne Taché, George Cartier, dont la statue s’élève depuis peu sur la place du Parlement, les questions de races firent place aux questions purement politiques. Français et Anglais légifèrent aujourd’hui côte à côte sans se froisser, et, en fait, il n’y a plus que des conservateurs et des libéraux. La politique d’apaisement triomphe enfin ; mais par quelles luttes n’a-t-il pas fallu passer pour y arriver et jusqu’à quand l’accord durera-t-il ?

La salle des séances des Communes est carrée. Le président, que l’on appelle orateur (speaker), a son fauteuil placé dans le bas, en face de la porte d’entrée. À droite et à gauche, la salle se relève en gradins sur lesquels sont les sièges des députés. Le public est placé en haut, tout autour de la salle.

Tout à côté du palais législatif, et communiquant avec ce dernier, se dresse une élégante rotonde qui sert de bibliothèque au Parlement. L’aspect extérieur de ce grand pavillon est aussi original que gracieux, et l’intérieur est non moins séduisant ; tout y est reluisant et entretenu avec le plus grand soin. Outre des livres de tout genre, on y trouve des dessins, gravures, cartes géographiques, médailles, etc., et jusqu’à une collection complète de timbres-poste. Une salle spéciale est consacrée aux journaux du jour, qui arrivent de tous les points du Canada et de l’étranger. La bibliothèque du Parlement a subi bien des vicissitudes, suivant toujours le gouvernement lors des changements de capitale, et a été plus d’une fois victime d’incendies qui ont détruit une partie de ses collections. Malheureusement, ce joli bâtiment pèche par un vice d’architecture : sa forme même en empêche l’agrandissement, et l’on prévoit, un peu tard, le moment où l’installation actuelle sera insuffisante. Deux bibliothécaires sont à la tête des collections : un Anglais et un Français. Ce dernier est M. de Celles, homme aussi érudit qu’aimable.

Sous la conduite de nos hôtes, nous visitons toute la ville, le musée, la salle des armures, la basilique, dont l’intérieur est tout en bois et ressemble en plus petit à celui de la cathédrale de Montréal. Le maître–autel est finement sculpté ; la voûte est peinte en bleu avec étoiles| d’argent, mais les grands piliers de bois et les boiseries voisines sont couverts de peintures multicolores de mauvais goût. Le frêne est très employé dans ces constructions et tient la place du noyer auquel il ressemble beaucoup. C’est aussi en bois de frêne qu’est bâtie la bibliothèque du Parlement.

À l’autre extrémité de la ville se trouve la magnifique cascade de la Chaudière. Après une série de rapides, l’Outaouais se précipite, en forme de demi-cercle et par degrés, dans un entonnoir profond où l’eau bouillonne avec furie. Le coup d’œil est malheureusement un peu resserré et le pittoresque du lieu est fortement gâté par les billes de bois, que l’on aperçoit un peu partout sur les rives, et par les usines qui entourent la chute et lui dérobent, par des prises d’eau nombreuses, une partie de son élément. C’est là que s’élève la grande scierie de M. Eddy, qui fonctionne sans relâche, la nuit comme le jour, grâce à son éclairage électrique. Les billots de bois sont harponnés par un manœuvre qui les accroche à une chaîne sans fin. Celle-ci les dépose devant les appareils de sciage à vapeur, et le débitage du billot, sa transformation en planches, qui s’empilent d’elles-mêmes à un endroit désigné, s’opèrent automatiquement en un rien de temps. Avec les bouts de planches on fait des allumettes.

Afin de permettre aux trains de bois venant du nord d’arriver à Ottawa malgré la chute, on a construit d’étroits canaux en pente rapide qui permettent de tourner la Chaudière et dans lesquels l’eau se précipite à toute vitesse en formant des remous. C’est ce qu’on appelle les glissoires. Les radeaux de bois s’engagent dans les glissoires et sautent assez fortement dans les remous. L’eau jaillit et se déverse sur le radeau qu’elle couvre en grande partie, éclaboussant tous ceux qui, par nécessité ou par plaisir, exécutent cette descente tout à fait originale et sans danger. C’est là une des distractions les plus recherchées par les étrangers à Ottawa.

Du pont suspendu, qui se trouve près de la Chaudière et des glissoires, on jouit d’une vue des plus pittoresques sur la capitale et principalement sur les édifices officiels, juchés en haut d’une colline dont les flancs boisés ont été transformés en jardin anglais. Le point de vue ne laisserait rien à désirer si l’on n’apercevait en même temps à la surface de l’Outaouais, qui forme en cet endroit une large dépression, d’énormes taches formées par la sciure de bois. Au pied de la ville et surtout à Hull, faubourg d’Ottawa pour ainsi dire, se dressent à l’infini des piles de bois qui nuisent singulièrement au paysage.

Hull n’est séparé de la capitale que par l’Outaouais, mais se trouve, par suite de cette circonstance, dépendre de la province de Québec. Sa population forte de 7 à 8,000 âmes est presque entièrement de race française. Hull possède un journal français : la Vallée d’Ottawa, tout comme Ottawa où se publie : le Canada. Ce ne sont encore que des feuilles de petit format, qui, par la pénurie de leurs nouvelles, ont peine à lutter contre les trois ou quatre grands journaux anglais de la capitale.

À titre de ville nouvelle, Ottawa renferme tout un ensemble de rues tirées au cordeau ; elles sont larges, non pavées, bordées le plus souvent de trottoirs en bois, et d’une monotonie désespérante. Quand la bise souffle à travers ces grands couloirs, on éprouve un sentiment de tristesse indéfinissable. Je n’oublierai jamais certain dimanche passé à Ottawa, à notre retour du Nord-Ouest, au mois d’octobre 1885. Le temps était sombre, les boutiques fermées et les rues désertes. On ne sait vraiment pas ce que deviennent les habitants le dimanche, dans les villes protestantes. Les bars, lieux de réunion par excellence, ont porte close, — au moins sur le devant. Afin de laisser au personnel servant le temps d’aller aux offices, — si cela lui plaît — les repas sont réduits à deux ; le lunch et le thé du soir sont supprimés. Malgré cela la salle à manger est à moitié vide. Tout ce qui est lieu de distraction est fermé, comme si, dans la Bible, le jour du repos devait être un jour d’ennui. La passion de la fermeture est à un tel point poussée que, dans une grande ville protestante anglaise du Manitoba — pourquoi ne pas la nommer ? — à Winnipeg, il nous arriva, un après-midi, de trouver close la porte menant au washroom et à certain petit établissement de nécessité situé dans le voisinage. Était-ce à cause du dimanche ?

À l’hôtel Russell, où nous étions descendus à Ottawa, le hall, ordinairement si fréquenté, était sans animation, les escaliers et les couloirs silencieux et déserts. Au salon se trouvaient un piano et deux dames anglaises. À peine l’harmonieux instrument eut-il fait entendre quelques accords, qui pour n’être pas bibliques, n’appartenaient cependant pas au répertoire d’Offenbach, que les deux puritaines filles d’Albion se levèrent d’un air shocking et se replièrent en bon ordre vers leurs appartements. Par une condescendance exagérée, le piano se tut. Nous n’étions que deux à ce moment ; nous nous mîmes à la fenêtre du grand salon qui donne sur le pont du canal Rideau. C’était au beau milieu de la journée. Au bout d’un quart d’heure, nous n’avions vu passer que quelques chiens en rupture de laisse. Tout à coup une forme humaine apparaît à l’angle d’une rue. C’est un policeman qui s’avance à pas lents et d’un air morne. Il lève la tête vers l’hôtel, ouvre une large bouche, laisse échapper un formidable bâillement, qu’aucun obstacle n’eût pu retenir, et disparaît au tournant de la rue.

Pour se rendre d’Ottawa à Toronto il faut pénétrer au cœur de la province d’Ontario, le rempart de la nationalité anglaise au Canada. Le pays est assez peuplé, cultivé en beaucoup d’endroits, bien que l’on aperçoive encore des champs en friche, des forêts inexploitées et une infinité de petits étangs. Si l’on établit une comparaison entre les deux provinces de Québec et d’Ontario, on remarque que, toutes proportions gardées, la première est plus commerçante et la deuxième plus industrielle et plus agricole. Ontario exporte du grain non seulement à l’étranger, mais encore à Québec. Sa supériorité tient surtout aux procédés de culture et à l’outillage, car le sol des deux provinces est le même.

La province d’Ontario est la plus riche, la plus prospère et la plus peuplée de la Confédération. Elle possédait en effet, en 1881, 1,923,000 habitants, de race anglaise pour la plupart,[9] sur un total de 4,324,000 que renferme le Canada. Aussi a-t-elle avec le nombre et la richesse, l’influence et la domination. Toronto, sa capitale, fondée en 1793, et dont la population dépasse aujourd’hui 100,000 âmes, est assise sur les bords du lac Ontario. Centre d’un commerce très important avec les États-Unis, elle est, après Montréal, la seconde ville du Dominion. Ses rues sont tracées en damier ; à l’inverse de celles d’Ottawa, elles sont propres et bordées, dans la partie centrale, de magnifiques habitations, de riches magasins devant lesquels s’arrête une affluence de curieux. La rue la plus fréquentée est la Yonge Street, qui part du lac Ontario et se prolonge à l’infini. Les grandes voies de communication, que sillonnent de nombreux tramways, sont garnies de pavés de bois ; c’est la ville la mieux entretenue de tout le Dominion.

C’est à Toronto que la race noire commence à entrer en ligne. Au Queen’s hôtel, qui, soit dit en passant, est le meilleur que nous ayons trouvé au Canada au point de vue de la table, le service de bouche est fait exclusivement par des nègres. Ceux-ci ont la tête rasée ; aussi est-il facile d’observer la variété en même temps que la difformité de leurs boîtes osseuses qui semblent justifier la parenté de l’homme avec le singe. L’hôtel est rempli de serviteurs couleur chocolat, et l’un d’eux, assis sur une chaise, froisse avec gravité certains petits papiers destinés à rejoindre le sonnet d’Oronte.

Non loin de l’hôtel se trouve la Queen’s Street, qui pourrait bien s’appeler la rue aux Fruits, tant on en voit dans les boutiques. Un commerce assez bizarre est celui des cercueils. Des magasins en exposent dans leurs vitrines, de toute forme et de tout bois. Il y en a qui paraissent fort coquets et doivent sans doute tenter le passant. Sur les murs et les clôtures en planches s’étalent les gigantesques affiches de Barnum, dont le cirque est dans la ville. À côté, on lit cette enseigne énigmatique : Politesse et propreté sur le Pacifique canadien. Cela donne à croire qu’il n’en est pas de même sur les autres lignes. Enfin, dominant le tout, apparaît Sozodont, l’homme à la poudre dentifrice, dont le nom seul doit suffire à toute explication.

Le soir les principales rues sont éclairées à la lumière électrique. Les autres doivent se contenter de becs de gaz fortement espacés ; aussi ces rues sont-elles passablement noires, d’autant plus que les boutiques sont fermées après le dîner. Beaucoup de magasins ne mettent pas de volets devant leurs vitrines, ayant confiance dans la sagesse de tous. Jusque vers 9 heures du soir on circule dans la Yonge Street ; mais, à ce moment, on dirait qu’une machine pneumatique a fait le vide.

Une longue avenue plantée conduit au Parc, vaste superficie gazonnée et couverte d’arbres par-ci par-là. À l’entrée, un carré entouré de grilles et couvert de fleurs (ce qu’il y a de mieux dans tout le Parc) sert de cadre à deux pièces de canon prises à Sébastopol et données par la reine Victoria à la ville de Toronto. Plus loin se dresse un beau monument élevé à la mémoire des volontaires tués lors de l’invasion féniane de 1866. À côté s’élève la statue peu artistique de George Brown ; celui-ci a l’air d’être habillé avec des lamelles de zinc.

Le long du Parc se dressent l’Observatoire, grand bâtiment en briques rouges, sans cachet, et l’Université. Cette massive construction, qui date de 1857, semble n’avoir que deux côtés et être construite en forme d’angle. Sur la façade s’élève au centre une grosse tour carrée, dont les ailes sont inégalement construites. Les hauteurs sont différentes et aucune des fenêtres de l’aile droite n’est au niveau de celles de l’aile gauche. Bien plus, le côté qui touche à la bibliothèque semble fait de pièces et de morceaux. La bibliothèque a la forme d’une rotonde. La pierre de construction est grisâtre et jaunâtre. Tout cela est original, mais manque totalement d’harmonie.[10] C’est un peu sur ce modèle qu’ont été construits les palais officiels d’Ottawa. Devant l’Université s’étend une belle pelouse verte sur laquelle les étudiants s’adonnent avec ardeur au jeu de la crosse.

Comme dans toutes les villes canadiennes anglaises, les églises sont fort nombreuses ; il y en a bien une cinquantaine.

Le Parlement est un grand bâtiment sombre donnant sur un jardin. Quelques colonnades le distinguent seules du reste des habitations. La province d’Ontario est une des trois qui ne possèdent pas de Conseil législatif. Son assemblée unique se compose de quatre-vingt-douze membres, dont un seul est de race française.

Les environs de Toronto sont bien cultivés et affectés plus spécialement à la culture maraîchère. Cette région est très peuplée et les chemins de fer commencent à y abonder. La ligne du Grand-Tronc, que nous prenons à Toronto, va jusqu’à la ville américaine de Détroit, traversant l’Ontario dans toute sa longueur. À l’extrémité de cette province se trouve le comté d’Essex, où habite une colonie de plus de 30,000 Canadiens-Français, ayant la majorité, sinon dans le comté, du moins dans plusieurs centres importants. Un journal français, le Courrier de l’Ouest, qui se publie à Windsor chaque semaine, est le seul organe de cette colonie de plus en plus prospère. Le climat du comté d’Essex est fort doux, les fruits y abondent et la culture de la vigne y a pris une grande extension. C’est là que se trouve la Pointe Pelée, près de laquelle on récolte les bons petits vins blancs de Diana et Catawba avec lesquels nous avions fait connaissance à Toronto.

Détroit, dont la fondation remonte au chevalier de Cadillac, n’est séparé du Canada que par la rivière qui unit le lac Érié au lac Saint-Clair et au lac Huron. Après la conquête anglaise, Détroit et la région environnante ont été un foyer de résistance contre les conquérants. C’est sur ce sol que le célèbre chef sauvage Pontiac souleva les Indiens contre la domination anglaise et, soutenu par quelques Français, résista pendant plus de deux années aux forces supérieures que le gouvernement britannique lança contre lui.

Aujourd’hui encore les descendants des colons français ont su conserver parmi eux la langue de leurs pères et forment un sixième environ de la population de la ville. Afin de donner un point d’appui à la langue française, quarante dames de Détroit ont fondé tout récemment une académie dont les membres se réunissent toutes les semaines. Ces dames ont surnommé leur assemblée le Monde où l’on s’ennuie, et leur présidente, la baronne Salvador, a fait part à l’auteur de cette charmante comédie de la naissance de la Société. M. Édouard Pailleron, dans une lettre fort spirituelle, a accepté avec empressement le parrainage d’une académie dont il ne soupçonnait guère l’heureuse arrivée en ce monde.

C’est entre Toronto et Détroit que l’on prend, non loin de la ville déjà importante d’Hamilton, la bifurcation qui conduit à Niagara Suspension-Bridge (Pont-Suspendu). Je n’ai pas l’intention de décrire ici cette incomparable merveille que tout le monde connaît, même sans l’avoir vue, et que les Sauvages, dans leur langage imagé, appellent le « Tonnerre des eaux. » Qu’il suffise de dire que, pour avoir une idée de la puissance de la chute, dont la hauteur égale celle des tours Notre-Dame et dont le volume d’eau est douze fois supérieur à celui de la Seine, il faut descendre couvert d’un vêtement spécial, peu poétique mais fort commode, dans le lit escarpé du fleuve et pénétrer, jusqu’en dessous de la cataracte. Là seulement, au milieu d’une pluie de poussière d’eau et d’un vacarme infernal, on peut avoir une idée complète de la réalité.

Le Niagara sert de frontière entre le Canada et les États-Unis. Les deux rives sont réunies par un magnifique pont suspendu dont les touristes sont invités à assurer l’entretien par une petite souscription tout involontaire. Mais, chose bizarre, tandis que l’on ne paie que 20 cents sur la rive canadienne, il faut en débourser 25 sur la rive américaine. Le gouvernement des États-Unis a racheté dernièrement les droits de passage perçus le long du fleuve, mais le gouvernement canadien n’a pas encore suivi ce bon exemple.

Après sa chute, le Niagara s’écoule majestueusement entre deux parois de rochers à pic sur lesquels se dressent de temps à autre de grandes usines aux affreuses murailles et des annonces-réclames d’un format gigantesque. Plus bas, au Whirlpool (tourbillon), au point où le fleuve tourne brusquement à angle droit, un petit chemin de fer à ficelle conduit jusqu’au bord des rapides, où le capitaine Webbs a perdu la vie à la suite d’un pari imprudent. C’est au même endroit que tout dernièrement un tonnelier, nommé Graham, a par deux fois franchi ce dangereux passage dans un tonneau construit par lui pour la circonstance.

Le Niagara étant un obstacle insurmontable à toute navigation, on a creusé, pour le tourner, le canal Welland, qui met en communication les lacs Érié et Ontario. C’est par là que passent les navires qui vont s’amarrer aux quais de Chicago pour y charger les grains qu’ils transportent en Europe sans transbordement.

De l’embouchure du Niagara nous nous rendons en bateau à vapeur à Toronto où nous prenons le steamer à deux étages Corinthian, de la Compagnie Richelieu et Ontario, qui doit nous ramener à Montréal. Il ne faut pas moins de quinze heures pour traverser le lac Ontario de Toronto à Kingston, et presque autant de temps pour descendre de cette dernière ville à Montréal. Près de Kingston, bâti sur l’emplacement du fort Frontenac, et où se trouve une école militaire, prend naissance le Saint-Laurent, qui forme à partir de ce point une multitude d’îles, petites et grandes, qu’on appelle à juste titre les Mille Îles. Pendant près de trois heures le steamer navigue capricieusement au milieu de bouquets de verdure ou de rochers arides émergeant du fond des eaux. Tantôt c’est une jolie villa qui se dresse, avec sa ceinture de fleurs, sur une de ces îles, tantôt c’est une simple cabane en bois, entourée de frais pâturages, tantôt enfin c’est un campement de Sauvages dont on aperçoit les tentes faites d’écorces ou de peaux. Ces Indiens, bien qu’ayant conservé leur teint cuivré, sont à demi civilisés ; ils s’adonnent principalement à la pêche dans leurs frêles canots d’écorce. Un rayon de soleil levant éclaire ce riant paysage, captivant surtout dans les parages d’Alexandria.

À peine a-t-on dépassé les Mille Îles qu’on rencontre les premiers rapides. Nous connaissons déjà celui de Lachine. Il en reste sept autres à franchir, fort inégalement espacés, depuis Prescott jusqu’à Montréal, sur une navigation de huit heures. Deux de ces rapides, le Long-Sault et le rapide des Cèdres, sont dignes d’attention. Les autres, il faut bien le dire, n’offrent qu’un médiocre intérêt.

À notre arrivée à Montréal, la délégation se désagrège. Quelques-uns de nos compagnons, qui ont conservé par trop mauvais souvenir de leur précédente traversée, s’en vont à New-York, avec l’intention d’y prendre le premier transatlantique en partance pour le Havre. La majeure partie se rend à Québec, pour remonter à bord du Damara, qui doit lever l’ancre le 4 septembre. Le même jour, dix d’entre nous se mettent en route pour le Nord-Ouest et la Colombie.

Lors de notre retour du Niagara,

Un mal qui répand la terreur


la picotte (petite vérole), puisqu’il faut l’appeler par son nom, faisait aux Montréalais la guerre.

Ils ne mouraient pas tous,
Mais tous étaient frappés


d’une de ces terreurs bleues qu’on ne saurait trop comparer qu’à celle inspirée par le choléra dans nos pays d’Europe. L’épidémie, bénigne lors de notre premier passage, avait fait des progrès sensibles à notre retour. Cinq semaines plus tard, en revenant du Nord-Ouest, c’était pis encore. Certains quartiers étaient peu fréquentés et avaient un air lugubre. Plus d’une habitation était fermée et sur bien des portes pendait un petit écriteau avec la mention « Small pox » indiquant que la maison était contaminée. En présence de cette recrudescence de maladie, la vaccination « compulsoire » avait été ordonnée à tous les habitants. Ce fut une cause de troubles, un certain nombre d’habitants, excités par les adversaires de la vaccination, refusant d’obéir à l’arrêté du maire. Pendant deux jours des bandes parcoururent les rues, en réclamant le retrait de l’arrêté. Il y eut des vitres cassées, des personnes blessées et l’on fut obligé, pour calmer l’effervescence et rétablir l’ordre, de mettre la milice sur pied.

Tous ceux qui quittaient Montréal étaient quelque peu suspects aux yeux des populations environnantes. La frayeur était poussée à un tel point qu’un cas de picotte s’étant déclaré dans la demeure du chef de gare d’un petit village, la Compagnie du chemin de fer décida que les trains ne s’arrêteraient plus à cette station jusqu’à ce que le mal eût disparu. Sur la frontière des États-Unis et sur la limite d’Ontario, nul ne pouvait passer s’il n’exhibait un certificat de médecin constatant qu’il avait été fraîchement vacciné. Faute de ce certificat, on procédait aussitôt à l’opération, et si le patient refusait de s’y soumettre, on le réembarquait illico.

C’est dans ces circonstances que je quittai Montréal pour me rendre à l’exposition agricole de Sherbrooke. Je n’avais point le certificat que l’on disait réglementaire, mais je savais que dans la province de Québec on était moins rigoureux, et de plus je comptais sur ma bonne mine pour ne pas être considéré comme un picotteux. Dans la grande gare de Bonaventure, brillamment éclairée, on ne voit guère que quelques policemen et des employés oisifs. Le voyageur fait défaut, et l’on en est à regretter amèrement celui que les Compagnies considèrent comme « le plus désagréable des colis ». Montréal, en effet, étant regardé comme lieu infecté, on y vient peu et on en sort peu. Je m’installe dans un de ces grands wagons à quarante huit places où nous ne sommes pas plus de six. À chaque instant je m’attends à voir apparaître le médecin chargé de me vacciner ou de me déposer à la première station venue. Mais rien ne vient et j’arrive sans encombre au but de mon voyage.

La cité de Sherbrooke est bâtie à flancs de coteau sur les deux rives escarpées et pittoresques du Magog, au confluent de cette rivière avec le Saint-François. De la ville haute où se trouvent l’évêché, la cathédrale, le séminaire, on jouit, d’un joli coup d’œil sur la contrée environnante. Le sol est accidenté et les collines sont boisées. C’est un pays gras et fertile, plus favorable au pâturage qu’à la culture. Lors du recensement de 1881, Sherbrooke possédait plus de 7,000 habitants dont 4,000 de race française. À l’inverse de ce qui existe dans quelques villes d’Ontario, les deux races vivent sur le pied de la plus parfaite harmonie, se regardant comme indispensables l’une à l’autre. Sherbrooke est au cœur de ces cantons de l’Est qui furent peuplés, après la guerre d’indépendance des États-Unis, par une population exclusivement anglaise. On voit donc quel chemin a été fait depuis cette époque par la race française.

Arrivé à Sherbrooke à une heure trop matinale pour me présenter chez les hôtes qui m’attendent, je pérégrine à travers la ville. Il a gelé pendant la nuit, mais le soleil brille à l’horizon et tout en m’appuyant sur une balustrade pour admirer le paysage, je prends soin de bien m’exposer aux rayons de l’astre réchauffant. C’est alors que deux messieurs m’abordent en me demandant si je suis étranger. J’hésite d’abord à répondre, car je me crois en présence de médecins flairant un Montréalais en rupture de picotte, et déjà je me vois réexpédié en chemin de fer, manu militari. Heureusement c’étaient deux notables de la ville, MM. Chicoyne et Nouel, qui battaient la ville à ma recherche. La glace fut bientôt rompue et mes alarmes disparurent.

Sherbrooke présente un air de fête, provoqué par l’exposition régionale agricole. Cette exposition est installée hors de la ville sur un monticule que l’on atteint en passant sur le grand pont couvert jeté sur le Saint-François. Parmi les animaux, les races bovine et chevaline sont au premier rang par le nombre (chacune d’elles ayant 150 à 200 têtes), mais la race porcine tient la corde comme qualité. Les légumes, les fruits sont aussi nombreux que variés. La pomme y est abondante et cette région du Canada est la seule où l’on boive couramment du cidre. Les machines agricoles sont rares, mais il y a plusieurs appareils destinés à la fabrication du sucre et du sirop d’érable, fort goûtés dans ces parages. Il y aussi des phosphates, des engrais, car la terre n’est pas assez riche pour se passer de leur secours. Enfin un pavillon, beaucoup trop étroit, abrite l’exposition industrielle.

M. Chicoyne, qui toute la journée m’a servi de bienveillant et très érudit cicérone, est un des hommes les plus distingués de Sherbrooke. Président de la Société de colonisation française du comté, il s’est voué avec ardeur à l’extension de la race française dans les cantons de l’Est, payant toujours de sa personne et ayant la bonne fortune de voir ses efforts couronnés de succès.

De tels hommes ne peuvent qu’honorer le pays où ils se produisent et qu’ils servent avec un si intelligent patriotisme.


  1. Élevé à la dignité de protonotaire apostolique, Mgr Labelle est, depuis 1888, assistant-commissaire (sous-ministre) de l’agriculture et de la colonisation à Québec.
  2. Les ministères sont habituellement désignés par le nom du chef de parti de chacune des deux races.
  3. La province de Québec a droit à 24 sénateurs, Ontario à 24, la Nouvelle-Écosse à 10, le Nouveau-Brunswick à 10, l’île du Prince-Édouard à 4, le Manitoba à 3, et la Colombie à 3. Le Nord-Ouest a aussi 2 sénateurs depuis 1888.
  4. Ontario envoie 92 députés, Québec 65, la Nouvelle-Écosse 21, le Nouveau-Brunswick 16, l’île du Prince-Édouard 6, la Colombie 6, le Manitoba 5, le Nord-Ouest 4 (Alberta 1, Saskatchewan 1, Assiniboia 2).
  5. Circonscriptions d’Ottawa et de Prescott.
  6. Circonscriptions de Kent (N. B.) et de Provencher (Man.).
  7. Ce sont les circonscriptions de Mégantic, Drummond et Arthabaska, Richmond et Wolfe, Sherbrooke, Shefford, Missisquoi, Ottawa.
  8. Ce sont les circonscriptions d’Argenteuil, Brome, Compton, Huntingdon, Pontiac, Stanstead.
  9. La population française n’était que de 102,743 habitants
  10. Le feu s’est chargé de rétablir l’unité en détruisant totalement l’Université (1890).