Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Les Peaux-Rouges

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 151-170).


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les peaux-rouges


De Regina à Calgary. — Les missionnaires chez les Sauvages. — La disparition du buffle. — Anchois et petits oignons. — Un logement au Royal-Hôtel. — Le P. Lacombe et Mgr Grandin. — Un mathématicien dans un bourbier. — La réserve des Sarcis. — Peaux-Rouges et photographe. — Les Sauvages au Nord-Ouest. — Les réserves et les traités. — L’Indien considéré comme animal nuisible. — Le camp des Sarcis. — Le wigwam de Tête-de-Bœuf. — La fête du Soleil. — Religion et superstitions. — La légende du bouleau. — Une école industrielle et les ombres chinoises.


De Winnipeg à Regina, nous avons parcouru la meilleure région des terres noires. De Regina à Calgary, nous allons traverser un pays moins bien favorisé sous le rapport du sol.

Moose Jaw (Mâchoire d’Orignal, du nom de cet élan d’Amérique), est la première station un peu importante où nous nous arrêtons. La Compagnie du Pacifique possède en cet endroit de grands bâtiments qui servent de remise à son matériel. Swift-Current, où nous descendons ensuite à une heure assez tardive pour déjeuner (2 h. 30), n’a de valeur que comme station de Battleford, qu’on atteint en cinq jours par la poste et quand les chemins sont praticables. En nous promenant d’un bout du train à l’autre, pour rompre la monotonie d’un aussi long trajet, nous découvrons la présence — je peux bien dire : à bord — de plusieurs Sauvages accompagnés du P. Cochin et d’hommes de la police, embarqués pendant la nuit. L’un d’eux, qui porte le nom d’Osawasiskiyakoup, autrement dit, Couverture de Terre Jaune, de ce qu’il avait l’habitude de couvrir ses vêtements de terre jaune, est le frère de Poundmaker. Il est grand, bien découplé comme lui et a dans la physionomie quelque chose qui trahit sa parenté. Avec lui se trouve un grand enfant, fils de Gros-Ours. Un autre, au visage plus pâle et qui a nom Opinawewine, c’est-à-dire la Mue, porte une chaîne au pied droit. Tous sont drapés avec une noble fierté dans leurs couvertures bariolées, ne disent mot et semblent profondément indifférents à ce qui se passe autour d’eux. Ils viennent de la prison de Regina et vont être remis en liberté à Battleford, à l’exception du dernier qui y sera jugé pour sa participation à l’insurrection.

Dans le P. Cochin, nous retrouvons un compatriote, depuis plusieurs années en mission au Nord-Ouest. Fait prisonnier par la bande de Poundmaker, il n’a eu qu’à se louer de la conduite de ce dernier qu’il a amené à déposer les armes. Bien que sa captivité n’ait pas été sans angoisses et sans danger, le P. Cochin, comme tous les missionnaires que nous avons eu la bonne fortune de rencontrer, est plein de commisération et de tendresse pour les Sauvages, ces grands enfants qui ont besoin d’être dirigés.

On ne saurait vraiment trop admirer le dévouement de ces envoyés de Dieu qui quittent sans regret leur famille et leur patrie pour répandre la foi et la civilisation chez les peuples sauvages. Rien ne les rebute dans l’existence de fatigues et de misères qu’ils mènent dans les régions glaciales et presque désertes du Canada.

Sur les bords de l’Athabaska, de la rivière de la Paix, du Mackenzie, là où il gèle même en plein été, où le blé ne mûrit plus, où l’homme n’a pour se nourrir que le produit de sa chasse, de sa pêche et les racines qui lui tiennent lieu de pain, l’existence des missionnaires parmi les tribus indiennes est particulièrement une vie de tristesse, de privations et de souffrances de toutes sortes. N’ayant souvent pour abri qu’une tente ou une cabane enfumée, quand ils n’en sont pas réduits à avoir la voûte céleste pour unique toiture, n’ayant qu’un tronc d’arbre pour siège et pour table, et de l’écorce de bouleau en guise de papier à lettre, ils n’en ont pas moins trouvé moyen d’écrire d’admirables pages qui ont rempli les Annales de la Propagation ou le Journal des Missions catholiques. Presque sans communications avec le monde civilisé, ils n’ont, pour se subvenir, que les faibles ressources mises à leur disposition par la Propagation de la foi. On comprend, en voyant ces hommes affaiblis par un pareil régime, minés et usés avant l’âge, malgré un tempérament robuste, qu’il faille des vertus particulières pour être apôtre.

Mais ce qui frappe surtout chez les missionnaires, c’est leur bonté, plus grande peut-être que leur charité, qui leur fait aimer comme des membres de leur famille ces Sauvages pour lesquels ils ont des trésors d’indulgence et qui ne s’en montrent pas dignes. Si, au point de vue spirituel, ils n’ont que difficilement prise sur les Peaux-Rouges, ils ont, par contre, un ascendant moral très développé sur eux et sont les intermédiaires naturels entre ceux-ci et le gouvernement.

Leur présence vaut une armée, et, s’ils étaient plus souvent écoutés en haut lieu, leur intervention prévoyante et conciliante aplanirait bien des difficultés et éviterait parfois des catastrophes comme celle de 1885.

C’est avec regret que nous voyons descendre, à Swift-Current, le P. Cochin qui regagne sa mission de Sainte-Angèle, près Battleford, pillée et dévastée pendant l’insurrection. Grande est sa joie de retrouver ses fidèles disciples ; mais que de misères il aura à secourir et de ruines à réparer !

Nous poursuivons notre course dans la partie la plus déserte de la Prairie. Toute la journée on aperçoit des étangs et des lacs sur lesquels s’ébattent des nuées de canards sauvages, que le passage du train n’effraie aucunement. Des oies, des outardes, des poules de prairie s’envolent à tire d’aile, pendant qu’un skunk (putois) ou un loup de prairie, troublé dans sa quiétude, s’enfuit à toute vitesse, mais presque toujours dans la direction suivie par la machine, qui semble ainsi s’attacher à ses pas.

De temps à autre, on découvre aussi de petits trous, d’où émerge parfois la tête d’un chien de prairie. Ce gentil petit animal, de la grosseur d’un écureuil et assez curieux de sa nature, se met parfois à la fenêtre de son terrier pour voir ce qui se passe. Il n’est pas très sauvage, mais quand on tente de s’en approcher de trop près, on le voit rentrer subitement dans son trou, comme mû par un ressort. Sa peau est employée comme fourrure, mais sa petitesse ne la fait guère rechercher que par les Indiens.

Les troupeaux sont très rares, ce qui ne les empêche pas de se camper en plein milieu de la voie, d’où la locomotive ne parvient à les chasser qu’en faisant entendre des coups de sifflet précipités et en lançant des jets de vapeur. Malgré tous ces avertissements, malgré un fort chasse-pierre, qui porte le nom caractéristique de cowcatcher (attrape-vache), il arrive parfois qu’un de ces animaux se laisse écraser et, malgré l’éperon protecteur de la machine, se trouve engagé sous la locomotive. Il faut alors le sortir de là à la force du poignet, et les passagers qui, poussés par la curiosité, sont venus voir « ce qu’il y a » assistent à un spectacle qui n’a rien d’attrayant.

Les terres cultivées sont extrêmement rares. Quant aux habitations, on n’en voit pas une seule dans le voisinage de la voie, qui traverse sur un assez long parcours un terrain sablonneux ou recouvert de dépôts salins. C’est la partie aride du Nord-Ouest, celle qu’on appelle le Désert, et qui s’étend surtout entre la ligne du Pacifique et la frontière des États-Unis. Les gares ne sont que de grandes cabanes en bois, percées d’étroites fenêtres et recouvertes d’un badigeon de couleur chocolat, qu’encadre une large bande blanche. En dehors de ces stations, aussi espacées que possible, à une demi-heure ou trois quarts d’heure l’une de l’autre, c’est la solitude à perte de vue.

Deux choses attirent à chaque instant le regard du voyageur dans cette immense plaine ondulée : les débris de boîtes de conserves et les ossements d’animaux. Les boîtes de conserves sont surtout éparses autour des stations et indiquent dans la perfection le régime nutritif auquel sont souvent soumis, ou pour mieux dire condamnés, ceux que leurs obligations ou leurs fonctions appellent dans le Nord-Ouest. Comme dans ces pays un peu perdus il faut tout utiliser, le métal des boîtes est découpé avec autant de symétrie que le permet l’irrégularité des enveloppes et est employé à couvrir les toitures des baraques ; en cas d’abondance, il sert même de motifs décoratifs assez grotesques.

Les ossements blanchis qui jonchent la plaine sont ceux des bisons ou buffles qui, il y a une dizaine d’années, régnaient encore en maîtres dans la Prairie et faisaient trembler le sol dans leurs charges rapides. Le buffalo avait été jusque-là l’alter ego de l’Indien et était l’élément le plus indispensable de l’existence, de ce dernier, qui se nourrissait de sa chair, se vêtait de sa robe et fabriquait sa tente avec ses dépouilles. La chasse, alors, était difficile, périlleuse, et tous les guerriers de la tribu en quête de gibier y prenaient part avec leurs armes primitives et leurs fusils de rebut. Il fallait surprendre les buffalos, fondre sur eux à bride abattue, les pousser vers l’embuscade généralement préparée ou chercher à les gagner de vitesse. Et quand, acculés dans une impasse, les buffles cherchaient à se dégager, il s’ensuivait une mêlée courte, mais terrible, où les guerriers laissaient parfois des leurs sur le terrain.

L’arrivée au Nord-Ouest des chasseurs blancs avec des armes perfectionnées, que les Sauvages parvinrent peu à peu à se procurer, transformèrent toutes les expéditions de chasse en véritables boucheries. Quand un chasseur tuait un buffle, il le dépouillait pour avoir sa fourrure, qu’il vendait avec bénéfice, et lui coupait la langue, partie la plus délicate, pour en faire sa nourriture. Tout le reste était perdu. En une seule année on tua jusqu’à 120 000 buffalos.

Le massacre n’ayant pas discontinué, le Nord-Ouest vit disparaître en quelques années son gros gibier. Traqués de toutes parts, les derniers survivants des buffalos se réfugièrent aux États-Unis, dans les montagnes du Dacota, ou gagnèrent le Grand-Nord canadien. À l’exception de ces quelques spécimens, on peut donc considérer le buffle comme rayé du nombre des animaux de chasse du Canada. La Prairie seule conserve encore leurs débris, et dans quelques années il n’en restera même plus trace.

Dans l’ignorance où nous étions, au départ de Montréal, des conditions d’existence au Nord-Ouest et dans les Rocheuses, nous avions fait emplette d’une caisse de provisions où se trouvaient empilées des conserves de tout genre, mais où les petits oignons, les anchois, les cornichons, les câpres et quelques autres condiments tenaient une place fort en disproportion avec leur utilité. Il nous avait fallu demander une licence à Regina pour transporter du vin avec nous, toute boisson fermentée, liqueurs, vin ou bière, étant l’objet d’une prohibition complète au Nord-Ouest. Cette mesure prise dans le but de préserver les Indiens des ravages de l’alcoolisme, eux surtout qui recherchent avec avidité l’eau de feu (whisky), et deviennent dangereux lorsqu’ils sont sous l’empire de l’ivresse, serait excellente si elle était moins absolue. Dès le départ du Manitoba, nous avions, en raison des heures fantaisistes d’arrêt aux stations, fait honneur à nos provisions, et, groupés autour d’une tablette, chacun muni de son gobelet et de son plat d’étain venait recevoir la part que lui délivrait notre chef de popote. Notre meilleur accommodement était fait de bons mots et entretenu par un feu roulant de plaisanteries absolument nécessaire pour rompre la monotonie du trajet, et cet assaisonnement en valait bien un autre.

Mais parfois nous descendions prendre part au repas du commun des mortels. Une baraque en bois, à la porte de laquelle s’agite violemment une sonnette, ou se fait entendre un charivari (quelquefois les deux ensemble quand il y a concurrence) pour attirer les voyageurs, est le lieu de rendez-vous des dîneurs. À quelque heure du jour que ce soit, on a toujours le même menu. Un rôti plus ou moins dur, une conserve de poisson ou de légumes, une tarte aux fruits et du thé, voilà ce que l’on trouve sur toute la ligne pour le prix classique d’une demi-piastre (2 fr. 50 c.), somme relativement modérée pour le pays que nous traversons.

Après une seconde nuit en chemin de fer depuis notre départ du Manitoba, nuit toujours éclairée par des feux de prairie dont la fumée âcre pénètre, faute de vent pour la dissiper, jusque dans notre wagon, nous nous réveillons encore dans la plaine couverte d’herbe jaunie. Nous passons à Crowfoot (Pied de Corbeau), qui a pris son nom du chef de la tribu des Pieds-Noirs, dont la réserve se trouve dans le voisinage, à Gleichen, bourgade de deux maisons et de huit cabanes, et nous commençons enfin à apercevoir, à plus de 100 milles de distance, les sommets neigeux des Montagnes Rocheuses.

Plusieurs stations défilent encore au milieu d’un paysage ondulé, mais toujours monotone et dénudé. Tout à coup le décor se transforme : on aperçoit des arbres, une rivière que l’on franchit sur un pont de fer, une rangée de baraques et de maisons, des Indiens et une Indienne parée d’une superbe robe vert clair, les jaquettes rouges de la police montée, des cavaliers et des amazones passant la rivière à gué et se dirigeant en toute hâte vers la station de Calgary, où nous descendons après cinquante-trois heures de chemin de fer depuis Winnipeg.

Nous trouvons à la gare une foule véritable qui profite du dimanche et de l’arrivée du train pour se montrer. Il y a là un joli méli-mélo de mineurs, de cow-boys (gardiens de bestiaux) en tenue de travail,


L’arrivée du train dans le Nord-Ouest

de marchands endimanchés, de misses tirées à quatre épingles, de Métis, de Sauvages et de Sauvagesses drapés dans leurs couvertures de laine multicolores. De tous les Peaux-Rouges que nous avons pu apercevoir jusqu’ici, ce sont les premiers dont le visage soit peint en rouge carmin.

Calgary est une ville qui date de 1882 et compte plus de cent maisons après trois années d’existence. Sa position, au débouché des Montagnes Rocheuses et à l’entrée de la Prairie, sur un sol fertile, au centre d’une contrée d’élevage et dans le voisinage d’une région houillère, lui assure le plus bel avenir et en fera le Winnipeg du Nord-Ouest, comme rapidité d’expansion et comme importance future. Ses rues sont droites et larges, mais n’ayant jamais eu aucun entretien, elles sont raboteuses et hérissées de pierres de toute dimension ; le traditionnel trottoir de bois est encore une exception. Ses maisons de bois semblent à peine fixées sur le sol, et nous ne fûmes pas peu surpris, quelque temps après notre arrivée, de voir marcher un de ces bâtiments. Son propriétaire, trouvant la position défectueuse, le changeait tout simplement de place en le soulevant à l’aide d’un cric et en le faisant rouler. Ce n’est pas plus difficile que cela à Calgary. La ville naissante possède déjà un journal, des églises ou plutôt des chapelles de différents cultes, des banques qui, en Amérique, servent de marraines aux cités d’avenir, et des boutiques où se débitent côte à côte sur le même comptoir les marchandises les plus disparates.

Entre les différents hôtels qui s’élèvent au sein de la cité, nous prenons gîte au principal, le Royal-Hôtel, qui ne justifie son nom ni par son aspect extérieur, ni par son confortable intérieur. C’est une simple maison de bois à un étage qui n’a coûté que 500 piastres (2,500 francs) à son propriétaire pour l’acheter démontée, la faire venir et remonter à Calgary. Nous y trouvons tout juste deux chambres, c’est-à-dire deux mansardes pour les dames, qui ne peuvent entrer et sortir de chez elles qu’en traversant tout au long un grand couloir-dortoir qui est notre seul abri à nous autres hommes. On accède aux « appartements » par un escalier raide et sans rampe, à qui le nom d’échelle conviendrait davantage. Les mansardes, séparées par de simples planches mal jointes, n’ont pour tout éclairage qu’une lucarne basse sans carreau ; quand on la ferme, on est dans l’obscurité complète. Dans notre grand couloir, toutes les couchettes se touchent sous l’angle formé par la toiture ; les sommiers élastiques y sont remplacés par de solides planches de sapin. Pas un meuble, même en bois. Chacun descend faire sa toilette dans le petit wash room qui précède la salle à manger. Une brosse et du cirage sont à la disposition des gentlemen qui tiennent à avoir des chaussures présentables. Tout le reste est à l’avenant. Cependant rendons cette justice au Royal-Hôtel que la table y est assez bonne. Après tout, ce n’est peut-être que l’effet produit par un changement de régime.

La première main qui se tend à notre arrivée à Calgary est celle du P. Lacombe dont la mission s’élève à dix minutes de la station. Le vaillant missionnaire nous fait le plus cordial accueil et nous raconte comment, depuis trente-six ans, il a évangélisé toutes les régions du Nord-Ouest entre les États-Unis et le territoire glacial du Mackenzie. Le P. Lacombe, dans sa modestie, ne nous dit pas qu’il est l’auteur d’importants ouvrages sur les Sauvages, notamment d’une grammaire et d’un dictionnaire de la langue crise, résultat de bien des années de travail. Partout son autorité est incontestée et son influence légitime. C’est grâce à sa puissante intervention que la turbulente tribu des Pieds-Noirs n’a pas suivi les bandes de Poundmaker et de Gros-Ours dans le sentier de la guerre.

À la mission, nous trouvons aussi Mgr Grandin, depuis vingt-sept ans dans le pays, et qui a eu des missions non moins pénibles que le P. Lacombe. Mgr Grandin est un compatriote, car il est originaire de Laval et sa famille habite encore le département de la Mayenne. Son diocèse comprend les districts d’Alberta et de Saskatchewan. Sa résidence est à Saint-Albert, près d’Edmonton, où on se rend de Calgary en six à sept jours de voiture. Comme tous les missionnaires du Nord-Ouest, Mgr Grandin appartient à l’ordre des Oblats de Marie-Immaculée. Plus au nord, dans le voisinage des terres glacées, se trouvent encore les vicariats apostoliques d’Athabaska et de Mackenzie placés sous la direction de NN. SS. Clut et Faraud. Ce dernier, qui réside sur les rives du lac la Biche, est encore un Français. Ainsi, partout où il y a une œuvre de civilisation et de dévouement à accomplir, on est sûr de trouver au premier rang des enfants de France.

Le P. Lacombe nous montre à sa mission, près de laquelle habitent des Sœurs grises, quelques jeunes Peaux-Rouges qu’il s’efforce de civiliser, et ce, non sans espoir. Parmi eux se trouvent un Pied-Noir. moins rebelle au progrès que tous ceux de sa tribu, et un fils de Poundmaker, grand et beau jeune homme de seize ans, que son père a consenti à confier aux missionnaires pour l’élever et lui apprendre un métier, celui de charpentier. Nous adressons quelques mots à ces grands enfants, mais tous semblent plus timides qu’une jeune fille et répondent à peine en baissant les yeux. Remarquant l’intérêt que nous portons aux Indiens, le P. Lacombe, qui s’efforce de nous être agréable, y réussit pleinement en s’offrant à nous faire visiter la réserve de la tribu des Sarcis, située à 8 milles de Calgary.

Nous voici donc tous partis le lendemain dans deux grands chariots trouvés non sans difficulté. Traversant à gué l’Elbow river (rivière du Coude), nous suivons quelque temps la piste assez bien frayée qui mène à Mac Leod. À 20 milles de Calgary, il n’y a plus de terres libres ; tout a été acheté par des colons ou par des spéculateurs, car la couche d’humus, qui a une moyenne de deux pieds de profondeur, forme ici un excellent terrain de culture qui sera prochainement coté à un prix élevé. Mais ces terres sont vides d’habitants pour la plupart, et leurs limites ne sont que rarement indiquées. Cependant nous traversons une propriété de 1,200 acres, coupée en deux par la route et bordée de chaque côté par une clôture en fil de fer qui a certainement coûté plus cher que la propriété elle-même. Nous cheminons ainsi à travers une plaine accidentée, couverte d’herbes jaunes et traversée par un ruisseau fangeux. Là, le P. Lacombe, qui a l’expérience du pays, nous fait faire un léger détour pour franchir la rivière en biais, afin d’éviter le passage habituel, dangereux à force d’avoir été suivi. Mais la deuxième voiture ne suit pas notre exemple. Conduite par un des nôtres qui, en sa qualité de professeur de mathématiques, croyait réellement que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, elle s’engage directement dans le ruisseau, en suivant la piste fréquentée, et grâce à son poids, y reste bel et bien embourbée. Tous les efforts faits pour la dégager ne servent qu’à l’enfoncer davantage, et ce n’est pas sans peine que nous pouvons dételer les chevaux et les faire sortir du marais. Quant au chariot, il n’y faut pas songer. Par bonheur nous trouverons aide et assistance à la réserve des Sarcis à laquelle nous touchons presque, et où nous arrivons deux heures après notre départ de Calgary.

Les Sarcis ont choisi pour résidence la région la plus fertile et la plus pittoresque de la contrée. En effet, en arrivant au haut de la colline qui nous sépare du camp indien, on découvre une large coulée boisée, au fond de laquelle la Fish Creek (rivière aux Poissons) décrit ses méandres. Tout au loin, à l’arrière-plan, la grande chaîne des Rocheuses. Une quinzaine de tentes se dressent près de la rivière ; puis, à peu de distance, quelques habitations basses, en terre et en bois : ce sont les demeures des Indiens pendant la mauvaise saison. L’une de ces habitations, plus grande et autrement confortable que les autres, sert de résidence à l’agent du gouvernement. Un autre groupe de tentes se dresse encore plus loin.

Un de nos compagnons, M. Joliot, qui s’est avancé seul vers le camp pour prendre quelques photographies, se voit bientôt entouré de Sauvages, sortant comme par enchantement de dessous les hautes herbes. D’abord hésitants, les Indiens se rapprochent peu à peu, d’un air sournois et sans mot dire, de l’appareil qui pique leur curiosité. Mais bientôt un grand diable qui excite les autres, se poste devant l’instrument qu’il menace de briser. Vainement M. Joliot essaie de parlementer par gestes avec lui ; pour chercher à l’adoucir, il lui montre même l’intérieur de l’appareil. Mais l’Indien voyant, à travers la glace en position, ses compagnons marcher la tête en bas, se montre de plus en plus menaçant et force est à notre compagnon de battre en retraite aussitôt, mais en bon ordre, pour éviter une collision. La cause de cette opposition nous fut expliquée par le P. Lacombe. Les Sauvages étaient convaincus que l’on invoquait contre eux le mauvais Esprit et qu’ils devaient être atteints d’épidémies qui les feraient mourir à brève échéance.

Après avoir campé et déjeuné sur le bord de la rivière, nous laissons les restes de notre repas aux Peaux-Rouges qui sont venus nous contempler sans mot dire et sans donner la moindre expression à leur physionomie. Leur premier mouvement est de sentir nos bouteilles de vin vides ; leur second de les reposer par terre avec déception, en disant au P. Lacombe que ce n’est pas de l’eau de feu que les blancs viennent de boire.

Ces Sauvages, qui ne le sont pas trop cependant, car ils consentent cette fois, après quelque hésitation, à se laisser photographier, ont le visage couvert de vermillon. D’autres sont peints en jaune ocre ; enfin il y en a qui se teignent en vert. Ils sont ordinairement drapés dans de grandes couvertures à raies multicolores qui ne contribuent pas peu à leur donner un air singulier. Sous la couverture apparaît le bas d’un large pantalon à franges et à dessins de couleur. Leurs pieds, pour la plupart fort petits, sont chaussés de mocassins à broderies de différentes nuances. Sur les épaules flotte leur noire chevelure, dont une partie est nattée, celle qui tombe de chaque côté des tempes, et est enserrée à hauteur des joues dans des anneaux de cuivre. Quelques–uns ont les cheveux de devant taillés en brosse et peints en vert, ce qui fait un singulier contraste avec le reste de la coiffure que dissimule parfois une toque de plumes. Ils fument la pipe et acceptent sans se faire prier le tabac que nous leur offrons. Leur grande occupation est de ne rien faire.

Nous nous rendons à la maison de l’agent du gouvernement, qui est en même temps le fermier chargé d’apprendre aux Sauvages à cultiver la terre. Ce fermier est, avec sa femme, le seul blanc installé sur la réserve des Sarcis ; il est en bons rapports avec ces derniers, mais ses efforts pour les faire travailler sont à peu près sans résultat. Il en est de même sur toutes les réserves, et, sans les traités passés avec le gouvernement de la Puissance, les Indiens ne trouveraient plus à vivre.

Ces traités ne datent que d’une douzaine d’années. Jusqu’à cette époque, Sauvages et colons ne s’étaient guère trouvés en contact les uns avec les autres que par l’intermédiaire des Métis et des trappeurs ; aussi vivaient-ils dans la plus complète indépendance les uns des autres. Mais, après la formation de la province de Manitoba en 1870, le courant d’émigration qui se portait vers cette province commença à se diriger vers le Nord-Ouest, jusqu’alors domaine incontesté des Peaux-Rouges. Le colon suivait le chasseur et s’installait souverainement sur les terres qui lui convenaient, non sans avoir maille à partir avec les Sauvages. Ceux-ci, de leur côté, voyaient leur principale ressource, le buffle, diminuer d’une façon inquiétante et se demandaient s’ils ne seraient pas bientôt réduits à la famine. C’est alors que le gouvernement d’Ottawa entreprit de traiter avec les Peaux-Rouges et fit toutes les ouvertures auprès d’eux.

Les Indiens ont toujours été et sont encore aujourd’hui disséminés en nombreuses petites bandes. La principale nation est celle des Cris, presque aussi importante à elle seule que toutes les autres tribus du Nord-Ouest. C’est la moins sauvage et aussi la plus accueillante de toutes les tribus indiennes. Aussi la plupart des trappeurs et coureurs de bois ont-ils contracté union avec les femmes des Cris, ce qui explique comment la langue de cette nation est parlée par presque tous les Métis. Les Cris, qui se divisent en Cris des prairies et Cris des bois, habitent par bandes toute la vallée de la Saskatchewan du Nord. Le véritable nom de cette rivière est Kisiskatchewan (le courant rapide), et il est fâcheux que, dans cette circonstance comme dans bien d’autres, l’orthographe géographique officielle ait dénaturé son origine indienne.

À côté des Gris se trouvent les Saulteux, dont le langage est presque identique ; les Sioux et les Assiniboines, dont la langue est le sioux, cantonnés sur la Qu’Appelle ; les Sarcis, les Pieds-Noirs, voisins de Calgary, les plus remuants et les plus indociles des Sauvages, ennemis héréditaires des Cris ; les Gros-Ventres, les Piégans et les gens du Sang, limitrophes des États-Unis, et dont la langue est le pied-noir.

Tout au nord, près de l’Athabaska, du Mackenzie, du lac Caribou, de l’île à la Crosse, se tiennent les Montagnais, les Castors et d’autres tribus avec lesquelles le gouvernement fédéral n’a point passé de traité, n’ayant pour cela aucun intérêt à le faire. En effet, ces tribus ont encore du gibier de terre et d’eau en assez grande abondance, et la région froide qu’elles habitent ne semble pas favorable à la colonisation. Il n’y a donc pas de famine à craindre pour les Sauvages, ni de protection à assurer aux colons qui n’existent point dans ces parages. Les Sauvages relèvent directement du ministère de l’intérieur à Ottawa, où il y a un bureau des affaires indiennes.

Les Sarcis sont une fraction de la famille des Castors. Ils habitaient jadis les bords de la rivière Lapa, mais à la suite de dissensions avec les Castors, il y a un siècle et demi, ils firent bande à part et descendirent dans la Prairie, près des Montagnes Rocheuses. Ils formaient alors un groupe de 150 familles ; mais décimés, comme la plupart des tribus, par les maladies (notamment la petite vérole), les excès et les privations, ils voient leur nombre sans cesse décroître et ne comptent plus qu’une quarantaine de familles. Cette décroissance vient aussi de la diminution de la natalité. En effet, un certain nombre de Peaux-Rouges établissant un parallèle entre la liberté et l’indépendance dont ils jouissaient avant l’arrivée des blancs et l’espèce de servitude dorée à laquelle ils sont pour ainsi dire réduits aujourd’hui, en tirent de tristes conclusions pour l’avenir de leur race. Le fonctionnement de nos machines industrielles et agricoles, l’emploi de la charrette de feu (locomotive) et des armes à longue portée, qui, suivant leur pittoresque expression, « partent aujourd’hui et tuent demain », leur ont démontré clairement notre supériorité intellectuelle sur la leur. Quelque peu fatalistes, comme les Arabes, ils se résignent, attendant patiemment la fin d’une existence brisée pour eux, et se refusant parfois à produire des descendants qu’ils jugent devoir être plus malheureux qu’eux encore.

Depuis les traités les Sauvages sont, pour ainsi dire, parqués sur des étendues de terrain trop restreintes pour y subsister, s’ils ne vivaient que de chasse, mais suffisantes pour s’y livrer à la culture et à l’élevage. C’est ce qu’on appelle une réserve. Il est défendu aux colons de s’y installer, mais la tribu qui s’y trouve ne doit pas en sortir non plus, sous peine de se voir retirer tout subside et toute subsistance et d’amener l’intervention toujours désagréable de la police à cheval.

En revanche, l’État s’est engagé à nourrir les Indiens et à leur apprendre la culture de la terre. Le fermier installé sur chaque réserve est l’intermédiaire par lequel vivres et subsides sont distribués. Les Sauvages ont bien un chef, mais celui-ci n’a guère d’attributions et parfois d’influence. Choisi par ses compagnons, sa nomination doit être ratifiée par le gouvernement. Ce qui est le plus caractéristique, c’est qu’il reçoit 25 piastres (125 fr.) par an, tandis qu’un simple membre de la tribu n’en reçoit que 5. Chaque semaine, des bœufs sont envoyés à la réserve pour assurer la subsistance de la tribu. Le fermier remet le bétail aux Indiens qui se le partagent. En dehors de cela, ils parviennent à tuer des canards et des poules de prairie, derniers débris des grandes chasses d’autrefois. Quant à travailler, c’est, pour un Sauvage, le cadet de ses soucis. Il n’y a en culture, à la réserve des Sarcis, qu’un champ de pommes de terre ; encore le défrichement n’en a-t-il pas été fait par les Indiens.

Aux États-Unis, le même système est en vigueur ; mais les agents du gouvernement, véritables souverains au petit pied, n’abusent que trop souvent de leur situation pour détourner à leur profit une bonne part des envois destinés aux Sauvages et ne leur donner que des marchandises avariées. Les réclamations, quand il y en a, ne parviennent généralement pas à destination, et leurs auteurs ont souvent à s’en repentir. En outre, chasseurs et mineurs ne se gênent pas pour envahir les réserves qui leur plaisent et en chasser les Indiens à coups de carabine. Le bon droit est incontestablement du côté du sauvage contre l’homme civilisé, mais 99 fois sur 100 c’est ce dernier qui a gain de cause. Que voulez-vous, l’Indien est considéré comme un animal malfaisant, et on ne rend pas justice aux animaux !

Au Canada on pense bien quelquefois de cette façon, mais il faut reconnaître que l’on passe rarement de la parole à l’action. Il y a bien des abus, des exactions, mais quand ils ont pour conséquence d’amener un soulèvement comme celui de 1885, on y regarde à deux fois avant de les tolérer. Il faut ajouter qu’il y a aussi au Canada un élément de pacification et de justice qui n’existe pas de la même façon aux États-Unis : je veux parler des missionnaires catholiques. Presque seuls, ils ont pu acquérir une influence sur les Sauvages, par leur esprit conciliateur et tolérant. Faisant plus de civilisation que de prosélytisme, voyant dans les Peaux-Rouges des hommes et non des parias, s’efforçant de redresser toutes les injustices qui leur sont faites, ils ont acquis sur eux une influence infiniment supérieure à celle de tous les représentants de l’Indian Office.

Le P. Lacombe nous ayant fait faire la connaissance de Tête-de-Bœuf, chef des Sarcis, ce sachem nous invite à visiter son wigwam. Pour y arriver nous traversons tout le camp, au milieu des aboiements redoublés des chiens, toujours prêts à se précipiter sur les visiteurs comme leurs congénères les chiens kabyles. De dessous chaque tente sort un Indien avec sa squaw et ses enfants plus ou moins vêtus et plus ou moins noirs. L’arrivée d’une caravane comme la nôtre est un événement ; aussi chacun a-t-il mis le nez dehors. Sur notre passage nous apercevons des brancards indiens qui n’ont pas coûté grands frais d’exécution. Deux grandes perches ajustées en forme d’X, mais inégalement croisées et reliées dans la partie la plus large par des traverses, tel est, dans toute sa simplicité, le mode de transport le plus usité chez


Campement indien

les Sauvages. C’est du côté le plus étroit que s’attelle l’animal de trait, cheval ou chien (quand ce n’est pas la femme) ; ce traîneau sert le plus souvent au transport du bois.

Nous pénétrons dans la loge (tente) du chef en passant, à demi courbés, par une étroite ouverture. La tente, composée de morceaux de toile de divers âges et de grandeurs variées, est soutenue par une douzaine de hautes perches qui se croisent au sommet, laissant au jour un orifice par où passe également la fumée. La marmite est sur le feu au centre même de la tente. Sur des cordes tendues à hauteur d’homme se balancent des morceaux de viande plus ou moins sèche, qui répandent un parfum de venaison des plus accentués. Une douzaine de personnes peuvent tenir à l’intérieur de la tente. Le chef s’asseoit en face de l’entrée, sur des toiles qui recouvrent une partie du sol. Une de ses femmes (car il est polygame) enfile des perles roses et bleues sur ces petits carrés en peau d’orignal qui servent d’ornement. Voyant que nous la regardons avec curiosité, elle soulève un des replis de la toile qui lui sert de tiroir et en sort, pour nous prouver son adresse, deux de ces carrés entièrement terminés. Mais c’est en vain que nous voulons les lui acheter ; rien ne peut la décider à les vendre.

Une autre des épouses de Tête-de-Bœuf reçoit la visite d’une sauvagesse de ses amies et toutes les deux, pour se distraire, jouent… aux cartes, tout bonnement. Elles fument la même pipe, qu’elles se passent d’une bouche à l’autre après en avoir tiré quelques bouffées. Notre présence ne les trouble nullement et elles ne paraissent même pas s’en apercevoir. Leur figure hâlée et brûlée par le soleil a cette rudesse qui fait que souvent il est difficile de les reconnaître des hommes sous leurs couvertures rayées et leur couches de peinture. Il fait chaud sous cette tente et l’odeur de viande qui s’y dégage ne nous invite pas à prolonger outre mesure notre visite. Nous serrons la main du chef et battons en retraite vers nos équipages, le char embourbé ayant été extrait, non sans peine, du marécage dans lequel il s’était affaissé.

En quittant les abords du camp nous remarquons deux arbres morts, n’ayant plus que quelques branches, sur lesquelles les Sauvages ont déposé leurs fétiches pendant la fête du Soleil. Autrefois, cette fête était annuelle, mais les missionnaires et le gouvernement ont fait tous leurs efforts, depuis quelque temps, pour la faire tomber en désuétude. Elle a cependant encore des racines assez profondes, et de temps à autre on la tolère pour ne pas mécontenter trop fortement les Sauvages.

C’est généralement au mois de juillet que cette fête se célèbre en présence d’un grand concours de guerriers. La cérémonie commence la nuit par une Danse à la Lune, espèce d’invocation religieuse accompagnée de musique sauvage. Puis, au lever du soleil, apparaissent les jeunes guerriers qui, après avoir passé la nuit dans une tente autour d’un grand feu, malgré une chaleur intense, doivent exécuter la Danse du Poteau, véritable scène de torture, auprès de laquelle les exercices hypnotisants et répugnants de la secte arabe des Aïssaouas ne sont qu’une jonglerie. Après avoir passé par diverses épreuves préparatoires pour montrer leur insensibilité à la douleur, les jeunes guerriers à demi nus, la figure peinte et les cheveux ornés de plumes, se font entailler des lambeaux de chair qui tiennent encore solidement au corps. À ces lambeaux on attache des lanières fortement assujetties à l’arbre qui sert de poteau, et les guerriers doivent se détacher ces lambeaux de chair en exécutant des danses convulsives et en poussant des hurlements de douleur au milieu des chants, des clameurs et des excitations des assistants. C’est bien alors un retour à la barbarie la plus horrible. Les jeunes guerriers ne parviennent parfois à se délivrer de leurs attaches qu’au bout de deux ou trois heures, quand ils ne tombent pas évanouis auparavant et ne succombent pas sur place à leurs cruelles blessures. À la fin du spectacle, les Peaux-Rouges sont dans un tel état d’excitation que la moindre chose peut les porter aux pires excès et leur faire jouer du tomahawk. C’est pour éviter ces scènes de désordre et de cruauté que les plus grands efforts sont faits auprès d’eux pour les amener à renoncer désormais à ces sauvages pratiques. Aussi ces barbares réjouissances deviennent-elles de plus en plus rares et le jour de leur complète disparition est proche.

De retour à Calgary, il nous faut attendre plus d’une journée le train de Colombie. Pendant que nos compagnons se livrent à la recherche de bibelots indiens authentiques, tels que calumets, mocassins, broderies, tomahawks, qui deviennent aussi rares que les Sauvages qui le sont entièrement, je profite d’une offre gracieuse que me fait le P. Lacombe d’aller visiter l’école industrielle de Saint-Joseph, en compagnie de Mgr Grandin et du P. Legal, qui doivent poursuivre jusqu’à Mac Leod.

Nous passons encore une fois l’Elbow à gué et suivons à peu près le même chemin que la veille. Cette piste est une des moins désertes des environs de Calgary. Près de la ville nous rencontrons une de ces énormes voitures en forme de cage rectangulaire, qui ne contient pas moins d’une tonne de foin. Plus loin c’est un groupe de cavaliers indiens gravissant une colline au petit galop de leurs chevaux, le fusil posé devant eux, en travers, la chevelure flottante, et profilant sur le sol une gigantesque silhouette dessinée par le soleil levant. Quels beaux cavaliers que ces Peaux-Rouges et quel coup d’œil séduisant que de les voir fendre l’air à toute vitesse dans leurs chatoyants costumes ! Ces Sauvages ont un air de dignité, de noblesse et de grandeur comme on n’en trouve plus que bien rarement, et malgré tous leurs défauts et leur inaptitude à la civilisation (je parle de la nôtre), on se sent pris d’un sentiment de compassion pour cette race fatalement condamnée à bientôt disparaître.

Non loin de la réserve de Sarcis nous apercevons des arbres funéraires dont les branches recèlent encore, selon toute apparence, la dépouille de Sauvages. Ceux-ci ont, en effet, pour principe de ne pas enterrer leurs morts ; ils les enveloppent dans des couvertures et les déposent à peu de hauteur du sol sur les maîtresses branches des arbres, en ayant bien soin de les couvrir de feuillage et de branchages disposés de façon à former une voûte. Près du mort ils placent, entre autres objets, une pipe, du tabac et des allumettes.

Comme tous les peuples, les Sauvages possèdent à un haut degré le culte des morts et, bien que païens, ont en honneur leur religion mêlée de superstitions. Le Soleil et la Lune sont des divinités très répandues, mais certaines nations, comme les Sioux et les Pieds-Noirs, adorent d’une façon particulière le Soleil. Une éclipse est un signe de mauvais augure et annonce l’approche de quelque calamité. En principe les Indiens reconnaissent un Dieu bon et un Dieu mauvais ; un grand Esprit, qui est bon, et un mauvais Esprit, souvent original, bizarre, qui s’incarne dans le tonnerre, les songes, les manitous, les sorciers, les jongleurs. Parmi leurs êtres surnaturels ils placent un Génie, qui tantôt a le pouvoir de commander, quand il s’agit d’une bonne action, tantôt subit une influence supérieure qui le domine, quand il est porté à mal agir. Nombre de légendes courent sur son compte ; en voici une, celle du bouleau, qui montre de quelle façon particulière les Sauvages expliquent les phénomènes de la nature :


Le Génie, traversant un jour une savane, aperçut un ours qui se frottait fréquemment les yeux avec ses pattes. Il se dirigea vers lui. « Eh ! s’écria-t-il, salut, frère. » L’ours leva la tête et l’ayant reconnu : « Salut, frère », car les animaux le comprenaient et pouvaient lui répondre. « Qu’as-tu donc à te frotter comme cela les yeux ; as-tu mal ? — Eh ! oui, j’éprouve une démangeaison que je ne puis faire cesser. — Oh ! si ce n’est que cela, dit le Génie après l’avoir regardé, je puis te guérir. Veux-tu que je t’indique un remède ? — Oui, répondit l’ours, car j’ai confiance en toi. — S’il en est ainsi, je vais prendre ces petites graines rouges que tu vois là-bas, en exprimer le jus et te le verser dans les yeux. Ce sera cuisant, mais cela ne t’en guérira que plus rapidement. Il faut pour cela que tu te mettes sur le dos afin de me faciliter l’opération. — C’est entendu, » fit l’ours, qui de suite se plaça dans la position requise. Le voyant ainsi sans défense, le Génie prit une grosse pierre et, d’un coup, lui broya la tête, « Voici, se dit-il alors, mon déjeuner assuré.»

Il se demanda ensuite comment il ferait cuire l’ours. Réflexion faite, il se décida à le faire rôtir tout entier avec le poil. L’opération terminée, il regretta de ne pas avoir un grand appétit afin de pouvoir dévorer l’ours à belles dents.

Il eut alors une idée. S’adressant à un bouleau formé de deux tiges partant du même pied, il lui dit (car les arbres le comprenaient aussi) : « Je vais me placer entre tes deux branches et tu me resserreras jusqu’à ce que je te dise d’arrêter, afin que, par cette opération, je puisse me dilater et absorber une plus large part du festin qui m’attend. » Le bouleau le resserra. « Encore, dit-il, ce n’est pas assez. » Le bouleau continua son mouvement. « Encore un peu, fit-il. Là ; c’est bien. Desserre-moi maintenant. » Mais le bouleau, voulant le punir de sa mauvaise foi envers l’ours, resta immobile et le maintint attaché malgré ses supplications.

Voyant qu’il ne pouvait remuer et restait comme pris au piège, les loups et les coyotes, qui attendaient dans le fourré que le repas fût consommé pour en recueillir les restes, s’avancèrent sans crainte en vue de rassasier leur faim. Ils mangèrent de si bel appétit que de l’ours il ne resta bientôt plus rien. Alors seulement le bouleau se desserra et, satisfait de la leçon qu’il venait de donner, rendit la liberté à son captif.

Mais le Génie voulut à son tour se venger du bouleau qui l’avait humilié. « Désormais, lui dit-il, ton écorce ne poussera plus en hauteur comme celle des autres arbres, mais elle s’étendra de côté. »

Et voilà pourquoi, depuis cette époque, l’écorce du bouleau pousse dans le sens horizontal.


De la légende je reviens à la réalité en reprenant la route de l’école Saint-Joseph. Nous franchissons successivement la Fish et la Pine Creek, gravissons plusieurs côtes pour descendre enfin dans un repli de terrain qui abrite l’école. Le site est assez pittoresque : à deux pas de la maison, coule, en de sinueux contours, la rivière du Grand Bois ; de gracieux bouquets d’arbres donnent de la vie à ce petit coin de terre, sur lequel apparaissent des affleurements de charbon. Celui-ci est malheureusement trop disséminé pour pouvoir être extrait avec profit.

L’école n’a que deux ans d’existence, aussi l’installation est-elle à peine terminée. Les communs sentent leur provisoire, les jeunes arbres se plantent, les clôtures se dessinent ; seul, un beau potager est dans toute sa splendeur. Une petite hutte basse attire mon attention. Au-dessus d’un trou, creusé jusqu’à mi-hauteur d’homme, s’élève une rotonde de branchages que l’on recouvre de toiles et de couvertures. Au fond du trou s’entassent des cailloux rougis, et sous cet abri, où l’air ne se renouvelle pas, pénètrent en rampant des Sauvages malades et rhumatisants, qui viennent faire une longue séance d’inhalation. C’est ce que, dans la traduction littérale, on appelle une suerie.

En fondant des écoles industrielles pour les Sauvages, le gouvernement a voulu voir s’il serait plus facile de transformer les Indiens en artisans qu’en agriculteurs. Jusqu’ici, les résultats ne semblent pas meilleurs, mais l’épreuve n’a pas été suffisante pour qu’il soit possible de se prononcer. L’école est une petite colonie, mais une colonie anglaise. En effet, les maîtres, les serviteurs, les Sœurs qui y sont installés, sont tous de langue anglaise, à l’exception d’une novice, originaire de France, dont la pénitence (qui ne sera pas longue sans doute) est de ne posséder aucune notion de la langue britannique. L’éducation des jeunes sauvages se fait en anglais, car, à part les missionnaires chargés de la surveillance des écoles, aucun des maîtres ne possède les deux langues. Bien mieux, quand le maître est de langue française, c’est encore l’anglais qu’il doit enseigner. C’est ainsi que dans l’immense Nord-Ouest se pratique l’égalité des deux langues. C’est là un fait extrêmement fâcheux, non pas au point des résultats qu’il donne actuellement, mais de ceux qu’il pourrait donner et des précédents qu’on ne manquera pas d’invoquer à l’avenir. Il faut cependant reconnaître que, dans le cas actuel, il n’y a en jeu que des intérêts indiens, et non français.

Jusqu’à ce jour, le plus difficile a été de retenir les Indiens. La première année de l’école, on en avait amené, et non sans peine, de 12, 15 et même 18 ans ; au bout de quelques mois, et une fois l’hiver passé, il n’en restait plus un seul, tous avaient pris successivement la clef des champs. Cette année, on n’a cherché à élever que des enfants de moins de 12 ans. Le résultat a été meilleur, mais bien faible encore. Que peut-on obtenir de ces pétulants enfants, qu’il est impossible de faire tenir tranquilles, et qui ne savent qu’inventer pour faire tourner la tête à leurs maîtres ? Quand nous sommes entrés dans l’école, ces petits Pieds-Noirs se laissaient glisser sur la rampe de l’escalier ou jouaient à qui descendrait le plus vite les marches sur la partie postérieure de leur individu. Pour captiver leur attention et obtenir un peu de calme, leur surveillant leur faisait des ombres chinoises représentant toutes sortes d’animaux, et il était devenu de première force à cet exercice. Grâce à de petits talents de société de ce genre, on parvient à infuser quelques connaissances dans ces esprits réfractaires à toute discipline ; mais qu’en restera-t-il quand ils seront rendus à eux-mêmes ?