Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Louis Riel et l’insurrection des Métis

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Librairie Hachette et Cie (p. 131-150).


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LOUIS RIEL ET L’INSURRECTION DES MÉTIS


Soulèvement des Métis de la Rivière Rouge. — Louis Riel. — Griefs des Métis du Nord-Ouest. — L’insurrection éclate. — Gabriel Dumont. — Premier engagement au Lac aux Canards. — Massacres commis par les Sauvages. — Difficulté des opérations. — Marche de Middleton sur Batoche. — Échec de la Rivière aux Poissons. — Prise de Batoche. — Riel prisonnier. — Opérations du colonel Otter et du général Strange. — Poursuite et capture de Gros-Ours. — Procès et condamnation de Riel. — Riel était-il fou ? — L’échafaud de Regina.


Le nom de Louis Riel appartient aujourd’hui à l’histoire, mais l’époque de sa fin tragique est encore trop rapprochée pour que les passions politiques, soulevées autour de sa tombe, aient eu le temps de s’apaiser. Aussi court-on le risque, selon l’opinion émise, d’encourir l’approbation des uns et la désapprobation des autres. Cependant, on reconnaîtra, je pense, que l’opinion d’un non-Canadien pourra être, sinon absolument vraie — chose à laquelle on prétend ordinairement sans pouvoir y atteindre toujours — du moins entièrement dégagée de l’influence des partis. C’est avec cette espérance que j’écris ces lignes sur l’insurrection de 1885 au Nord-Ouest.

Ce soulèvement de la race métisse n’est pas le premier et il est intéressant de le rapprocher de celui de 1869-1870, car, dans tous deux, on trouve à peu près les mêmes griefs et la participation prédominante de Riel.

Lorsque le gouvernement fédéral, issu de l’acte d’union de 1867, voulut prendre possession des immenses territoires que venait de lui céder la Compagnie de la baie d’Hudson, il eut à lutter contre de graves difficultés. Le pays était à peine peuplé, mais dans la partie la plus accessible, et non la moins fertile, se trouvait établie depuis longtemps, sur les bords de la Rivière Rouge, une colonie métisse assez importante. Ces sangs-mélés, ou demi-sangs (half-breed), étaient environ 9,000, pour les trois quarts d’origine française. Leur possession territoriale était indiscutable en fait, mais, en droit, ils n’étaient point nantis d’un titre, ne pouvaient transmettre leurs terres d’une façon valable et souvent même ne parvenaient pas à faire respecter leur bien. Quand on eut reconnu, en effet, que le territoire nouvellement créé de Manitoba était extraordinairement fertile, les arpenteurs, envoyés pour l’établissement du cadastre, opérèrent sans façon et prétendirent disposer à leur gré des terres occupées par les Métis.

Ceux-ci réclamèrent des titres de propriété ou une indemnité équitable en cas d’expropriation. Mais, comme il n’était pas fait droit à leurs requêtes répétées, ils prirent les armes, établirent, à Fort-Garry, un gouvernement provisoire, qui arbora le drapeau blanc fleurdelysé, avec la harpe d’Irlande, et se donna bientôt pour chef un de ses membres, Louis Riel (1869). Et quand le premier gouverneur fédéral, W. Mac-Dougall, connu par son hostilité pour l’élément français, arriva par la voie de Chicago, la seule alors praticable, pour prendre possession de ses fonctions sur le territoire de la Rivière Rouge, le gouvernement provisoire le consigna à la frontière où il dut attendre tout l’hiver. Mac-Dougall prononça alors, de sa propre autorité, l’annexion du territoire au Dominion, mais le cabinet fédéral le désavoua.

Louis Riel était né en 1844 à Fort-Garry. Métis, comme ceux dont il prenait la défense, il possédait cependant peu de sang indien dans les veines. Fort intelligent, il fut remarqué par Mgr Taché, évêque de Saint-Boniface, qui l’envoya finir ses études au séminaire de Montréal. N’ayant point manifesté de dispositions pour la carrière ecclésiastique, il quitta le séminaire et revint au Manitoba au moment où l’agitation de ses concitoyens prenait une tournure plus inquiétante. Éloquent et énergique, il sut acquérir rapidement une influence considérable et se trouva tout désigné, au jour du soulèvement, pour prendre la direction du mouvement. Il publia alors une Déclaration de droits dans laquelle il revendiquait pour les Métis le droit absolu de propriété sur leurs terres.

Le cabinet fédéral entra alors en négociations avec Riel, reconnaissant ainsi implicitement l’existence de son gouvernement, et une députation fut envoyée à Ottawa pour discuter les termes de l’arrangement à intervenir. À ce moment, le parti anglais tenta de renverser Riel. Ambroise Lépine, lieutenant de ce dernier, dispersa les opposants après avoir fait quelques prisonniers. L’un d’eux, Thomas Scott, orangiste d’Ontario, ayant tenté à deux reprises de s’évader avec violence, fut traduit devant une cour martiale, condamné à mort le 3 mars 1870 et exécuté le lendemain, sans qu’on ait eu le temps d’intervenir efficacement pour empêcher cet acte d’excessive rigueur.

Cette exécution souleva de vives animosités. Les Anglais l’appelèrent un assassinat et vouèrent à Riel, qui avait osé toucher à un des leurs, une de ces haines implacables dont les effets se firent encore sentir quinze ans après.

Le gouvernement fédéral, pour apaiser les Métis, avait eu l’habileté de rappeler en toute hâte dans son diocèse, Mgr Taché, qui se trouvait à Rome. En même temps, l’hiver était mis à profit pour organiser une colonne expéditionnaire qui, sous les ordres du colonel, depuis général Wolseley, devait rétablir l’ordre matériel. Mais Mgr Taché, dont l’influence était considérable, parvint à tout concilier et, lorsque la colonne Wolseley entra à Fort-Garry, après une marche aussi longue que difficile depuis Port-Arthur, l’ordre était rétabli. Les Métis avaient obtenu d’importantes satisfactions et étaient en droit de réclamer une concession de 240 acres par tête. La province de Manitoba était créée avec un parlement responsable et l’usage du français se trouvait légalement consacré. Mais Riel était exilé pour cinq ans — en février 1875 — et l’amnistie octroyée, le 25 avril de la même année, ne s’appliquait pas aux chefs du mouvement.

La tentative, bien qu’avortée, de Riel n’avait pas affaibli le prestige de celui-ci. Élu député du Manitoba, il avait eu la hardiesse de se rendre à Ottawa, en 1874, pour prendre possession de son siège ; mais, averti par ses amis qu’il ne s’y trouvait pas en sûreté, car le gouvernement d’Ontario avait promis 5,000 piastres pour sa capture, il consentit à s’éloigner en toute hâte et se retira momentanément aux États-Unis. Il se trouvait au Montana, en 1884, maître d’école dans une mission tenue par les jésuites, lorsque les Métis du Nord-Ouest vinrent le chercher pour soutenir leurs griefs.

Les causes de mécontentement des Métis du Nord-Ouest étaient presque identiques à celles de leurs concitoyens du Manitoba, en 1869. Dans une assemblée tenue par eux à Saint-Laurent (septembre 1884), ils formulèrent une Déclaration de droits qui fut votée à l’unanimité et transmise au gouvernement fédéral.[1]

Pendant tout l’hiver l’agitation se poursuivit sans sortir de la forme constitutionnelle et légale. Elle s’étendait non seulement chez les Métis de race française placés au nombre de 2,000 environ sur les deux rives de la Saskatchewan, entre Battleford et Batoche, mais aussi chez les Métis de race anglaise et écossaise groupés aux environs de Prince-Albert. Ces derniers ne furent pas les moins ardents à encourager Riel, à le lancer en avant, pour l’abandonner avec empressement au jour du danger. Sans ce concours, sur lequel Riel croyait pouvoir compter, celui-ci n’eût peut-être pas poussé les choses à bout. D’un autre côté, le gouvernement aurait pu se débarrasser de l’agitateur à prix d’argent, car Riel se serait éloigné moyennant le versement d’une somme de 35,000 piastres. Mais le cabinet fédéral, après avoir hésité, refusa de suivre cette négociation.

À force d’attendre le redressement de leurs griefs, les esprits s’aigrissaient. Il y a loin, il est vrai, des bords de la Saskatchewan à la capitale du Dominion, mais la construction du chemin de fer du Pacifique, achevée depuis quelque temps jusqu’aux Montagnes Rocheuses, rendait les communications incontestablement plus rapides, et, malgré les lenteurs inhérentes à l’administration dans tous les pays du globe, les Métis avaient peine à comprendre comment leurs réclamations sommeillaient toujours à Ottawa (quelques-unes remontaient, en effet, à plusieurs années), et se considéraient, non sans quelque raison, comme


Gabriel Dumont

abandonnés à eux-mêmes, victimes de dénis de justice répétés et ne comptant plus aux yeux du gouvernement. De là à un soulèvement il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut vite franchi. La patience des Métis était à bout, leur confiance en Riel était immense, et celui-ci, qui passait presque pour prophète, résolut d’user de son ascendant pour lever l’étendard de la révolte, non avec la folle pensée de lutter contre tout le Canada, mais avec l’espoir d’obtenir par la crainte qu’il soit fait droit à toutes ses demandes.

Cette détermination était certes condamnable au premier chef, mais le gouvernement fédéral, de son côté, n’avait rien fait pour la prévenir. Et quand il se décida à accorder les premières satisfactions, il était déjà trop tard. Le 30 mars, une commission de trois membres était nommée pour s’enquérir, à bref délai, des réclamations des Métis. Mais déjà la poudre avait parlé, et la commission ne parvint sur les lieux qu’après la pacification.

La nouvelle de l’arrivée de la police montée, seule force publique chargée du maintien de l’ordre au Nord-Ouest, dans les paroisses habitées par les Métis, précipita le mouvement. Averti du fait et craignant pour sa sécurité, Riel convoqua en toute hâte ses partisans à Batoche, petit village situé sur la rive droite de la Saskatchewan du sud, et les détermina à la résistance. Pour les armer et les nourrir, il réquisitionna les armes, munitions et vivres qui se trouvaient dans les magasins des négociants, tout en demandant un état des livraisons qu’il entendait payer. En même temps, il laissait profaner l’église et persécuter les missionnaires, tout en affectant les dehors d’une grande piété. Faisant ensuite emprisonner quelques otages anglais, il constitua un gouvernement provisoire, sous la forme d’un conseil de douze membres, dont il fut le chef incontesté et absolu (18 mars 1885). Il prit le titre d’exovide et donna à son conseil celui d’exovidat.

Parmi ces membres on remarquait notamment Gabriel Dumont, Maxime Lépine, Philippe Garnot, Jackson. Ces deux derniers furent les seuls blancs associés par Riel à ses entreprises. Jackson, ex-apothicaire à Wingham, converti de la veille au catholicisme, devint secrétaire de Riel. Traduit en jugement, par la suite, il fut acquitté comme fou et enfermé comme tel dans une maison d’aliénés d’où il parvint à s’échapper. Max. Lépine, ancien député provincial au Manitoba, était frère d’Ambroise Lépine, lieutenant de Riel en 1870. Garnot, esprit aventureux, remplit les fonctions de secrétaire du conseil.

Quant à Gabriel Dumont, le chef militaire de l’insurrection, il mérite une mention spéciale. Chasseur de buffles à l’époque où ces animaux existaient encore, il passait dans toute la Prairie pour un intrépide trappeur doublé d’un tireur hors ligne. Il n’avait pas son pareil pour choisir son terrain de combat et dresser une embuscade, joignant la supériorité des blancs à l’instinct de la race indienne. Un jour il se rendit avec quelques chasseurs blancs et métis dans un camp de Pieds-Noirs. Les Sauvages exécutaient la Danse du Poteau, cérémonie dans laquelle les plus braves guerriers racontaient leurs exploits. Dumont entre hardiment dans la danse, s’approche du poteau et y plantant son couteau, s’écrie avec une téméraire audace : « J’ai tué dix Pieds-Noirs. » Ses compagnons, stupéfaits de cette bravade, se regardent déjà comme des hommes morts. Mais les grands sachems se lèvent et expriment à Gabriel Dumont leur admiration. « Tu es un brave, lui disent-ils. Nous avons entendu parler de ta valeur ; elle n’est pas surfaite. Tu resteras avec nous ; nous ferons festin avec toi et tes compagnons ». Avec un chef de cette trempe et des tireurs habiles comme les Métis, la lutte devait être chaude.

Tant que le sang n’avait pas coulé on pouvait espérer une transaction, comme en 1870. Mais cet espoir fut vite déçu. Le major Crozier, de la police montée, ayant appris la présence d’une bande de Métis près du Lac aux Canards, s’y rendit avec 100 de ses hommes et 40 volontaires (26 mars). Il y rencontra 26 Métis à cheval commandés par Gabriel Dumont et les somma de mettre bas les armes. Ceux-ci refusèrent. Un Sauvage ayant voulu saisir l’arme d’un homme de la police fut jeté à terre et atteint d’un coup de feu. Presque en même temps un Métis était tué. Les compagnons de Dumont firent alors une décharge sur la troupe du major Crozier, lui tuèrent 14 hommes et en blessèrent 9. La fusillade continua quelque temps ; mais le major, craignant de ne pouvoir déloger, sans de grandes pertes, les Métis postés au haut d’une colline, battit en retraite en abandonnant ses morts, après n’avoir infligé que des pertes légères à ses adversaires (4 tués et quelques blessés). Il fut rejoint par le colonel Irvine à Fort Carlton ; mais les deux officiers, craignant de ne pouvoir résister dans cette position mal fortifiée, l’évacuèrent et se retirèrent à Prince-Albert, d’où ils ne bougèrent plus de toute la campagne.

La nouvelle du soulèvement des Métis fut annoncée au Parlement d’Ottawa le 23 mars et fit l’effet d’un violent coup de tonnerre dans un ciel sans nuages. Les esprits troublés voyaient déjà une révolte générale des Peaux-Rouges. Rien n’était préparé pour la répression d’une insurrection que Riel, avec un coup d’œil remarquable, faisait éclater à cette époque de l’année où la fonte des neiges, qui dure généralement deux à trois semaines, rend les mouvements de troupes presque impossibles.

Le Canada n’ayant pas d’armée permanente, mais seulement des milices, il fallut mobiliser en toute hâte quelques bataillons. En y comprenant les armes spéciales, 5,000 hommes furent convoqués et transportés en moins d’un mois sur le théâtre des opérations.

Le général Middleton, désigné par le ministre de la milice, sir Adolphe Caron, pour diriger les opérations actives, se met en route dès le 24 pour Winnipeg, où il arrive le 27. Prenant avec lui le 90e bataillon (carabiniers de Winnipeg), qui avait été appelé sous les armes depuis quelques jours seulement, il se transporte aussitôt à Fort Qu’Appelle où il établit son quartier général, en attendant la concentration des troupes mobilisées. De ce point, il surveillait l’insurrection et, par sa présence, maintenait dans l’ordre les Sauvages, assez nombreux, qui avaient leurs réserves dans ces parages.

Le succès des Métis au Lac aux Canards avait été le signal d’un soulèvement des tribus indiennes de la Saskatchewan, travaillées depuis longtemps par Riel et ses émissaires. Riel n’ignorait pas qu’en appelant les Sauvages à la révolte, il donnait libre cours à tous leurs instincts féroces et sanguinaires ; mais il comptait sur son ascendant pour les maîtriser. Il n’en fut malheureusement rien, et, dès le début, se produisirent d’affreux massacres, qui enlevèrent à la cause des Métis les sympathies qu’elle pouvait avoir dans l’opinion.

Apprenant la nouvelle du premier engagement, le détachement de police à cheval qui se trouvait à la colonie du Lac aux Grenouilles se retira au fort Pitt, à 30 milles au sud, sur la demande même des blancs. Ceux-ci se croyaient plus en sûreté de cette façon, mais la tribu de Gros-Ours, dont la réserve ôtait voisine, se chargea de les désabuser cruellement. Le 31 mars, les Sauvages pillaient les magasins, massacraient de sang-froid plusieurs colons, ainsi que deux missionnaires, les PP. oblats Fafard et Marchand, et emmenaient prisonniers ceux qui survivaient au massacre.

Gros-Ours marcha ensuite sur le fort Pitt, dont la garnison (22 hommes de la police montée), commandée par le capitaine A.-J. Dickens, fils du célèbre romancier, repoussa tout d’abord une première attaque. Mais le fort, hors d’état de résister à de nouveaux assauts, fut évacué à la nuit et la garnison descendit la Saskatchewan, alors en pleine débâcle, dans un bac qui faisait eau de toutes parts, et, après cinq jours d’une navigation des plus pénibles, arrivait à Battleford (22 avril).

De ce côté, les tribus des Cris et des Stonis qui avaient reçu de Riel du tabac — invitation et signal de se soulever, — venaient d’entrer dans le sentier de la guerre, sous le commandement de Poundmaker, secondé par Mosquito et Faisan Rouge. Le 30 mars, Battleford était envahi et pillé. Les colons et la garnison s’étaient mis à l’abri dans l’enceinte du fort situé au confluent de la Saskatchewan et de la rivière Bataille. La position était presque inexpugnable, aussi les Cris se contentèrent-ils d’établir un blocus qui dura jusqu’à l’arrivée des secours.

En quelques jours le soulèvement des Métis et des Sauvages s’étendait des environs d’Edmonton à Prince-Albert, sur les deux rives de la Saskatchewan. Peu s’en fallut que le théâtre des opérations ne prît des proportions beaucoup plus vastes. L’influence toute-puissante du P. Lacombe, les distributions de cadeaux et enfin l’arrivée des troupes maintinrent dans la soumission les Peaux-Rouges des environs de Qu’Appelle et de Calgary, et notamment la turbulente tribu des Pieds-Noirs, la plus puissante de toutes, au Canada.

Le terrain sur lequel allaient opérer les troupes fédérales était des plus défavorables. La neige ne fondait que lentement. La pluie, qui allait tomber fréquemment, formait une série de marécages. Le soir, la température descendait parfois au-dessous de glace et contribuait encore à aggraver les difficultés de la situation. Le pays qu’il fallait traverser étant à peine peuplé, les troupes en marche devaient traîner à leur suite tout ce qui était nécessaire à leur subsistance. Sans les centaines de charriots et d’attelages fournis principalement par la Compagnie de la baie d’Hudson et la ferme du major Bell, les opérations eussent été considérablement retardées. La concentration des troupes était aussi fort difficile, car le chemin de fer du Pacifique n’étant pas encore achevé au nord du lac Supérieur, les troupes venant de l’est étaient obligées de fournir plusieurs étapes dans des terrains détrempés, avant de retrouver la voie ferrée à Port-Arthur.

Malgré toutes ces difficultés les opérations commencèrent sans trop de retards. Le plan du général Middleton consistait à former trois colonnes expéditionnaires, ayant toutes pour base d’opérations le chemin de fer du Pacifique.

La 1ère colonne, dont le général se réservait le commandement, était la plus importante et devait avoir pour objectif Batoche, centre de la rébellion. La 2e, commandée par le colonel Otter, avait pour but de dégager Battleford. La 3e, dirigée par le général Strange, devait protéger Edmonton et opérer sur la haute Saskatchewan du nord. Les trois colonnes ne se composaient guère que de jeunes miliciens, braves mais inexpérimentés et nullement préparés aux fatigues d’une rude campagne. Elles allaient avoir fort à faire en face des Métis, tireurs émérites, quoique médiocrement armés et sans artillerie, soldats infatigables et connaissant admirablement le terrain où ils opéraient. Ces avantages permirent à ces derniers de lutter, même avec succès, contre des forces supérieures en nombre et en armement.

De la station de Qu’Appelle à Batoche la colonne du général Middleton avait à parcourir 230 milles. C’est à Fort Qu’Appelle que se fait la concentration dans les premiers jours d’avril. Le 6, l’avant-garde se met en marche. Le 13, Humboldt, où se trouvent des magasins militaires, est occupé sans coup férir. De ce point, le général Middleton, voulant utiliser, autant que possible, le cours de la Saskatchewan, se dirige sur la Traverse de Clarke (Clarke’s Crossing), où il parvient le 17, sans avoir, à son grand étonnement, rencontré l’ennemi, ni ses scouts (éclaireurs), qui auraient pu facilement le harceler et lui enlever ses convois, lesquels, imprudence grave, ne sont pas escortés.

Les Métis occupant les deux rives de la Saskatchewan, le général Middleton, au lieu de se contenter de garder le gué, résolut de diviser ses forces et de s’avancer en même temps sur les deux rives. Ce plan était fort téméraire, étant données l’absence de pont et la difficulté des communications (un chaland était le seul moyen de transport entre les deux colonnes). Si l’ennemi avait été entreprenant et avait eu les plus élémentaires notions de tactique militaire, il aurait pu, par l’agilité de ses mouvements, écraser l’une après l’autre les deux troupes alourdies par la masse de leurs transports. Il n’en fut rien. Les Métis ne bougèrent pas, paralysés qu’ils étaient par l’attitude indécise ou contradictoire de Riel, dont la conduite, pendant la durée de l’insurrection, fut un mystère. Aussi le général Middleton, après un premier avertissement, put-il atteindre son but.

Le 23 avril, le camp de la Traverse de Clarke est levé, et l’on se remet en marche : l’aile gauche, forte de près de 400 hommes et 2 canons, sous les ordres du lieutenant-colonel Montizambert avec lord Melgund comme chef d’état-major ; l’aile droite, forte de 500 hommes et 2 canons, sous les ordres directs de Middleton. Le 24, en approchant du ravin de la Rivière aux Poissons (Fish Creek), à 10 milles de Batoche, l’avant-garde est assaillie par des coups de feu, dans un terrain fort accidenté, et forcée de reculer. L’action s’engage aussitôt. Les Métis sont repoussés jusqu’au ravin, mais toutes les tentatives faites pour les en déloger restent infructueuses. Ils avaient creusé des tranchées et se tenaient blottis dans des rifle pits, trous profonds où ils se cachaient pour tirer, n’offrant de prise à l’ennemi que sur une surface très réduite. Employant leurs ruses de guerre, ils mettaient en évidence un chapeau au bout d’un bâton ou une couverture derrière un buisson, et, pendant que les soldats, encore novices sous ce rapport, criblaient de balles ces objets qui figuraient l’ennemi, celui-ci profitait de la circonstance pour tirer à coup sûr.

Middleton désespérant, malgré le tir de son artillerie, d’enlever les positions ennemies, d’où part une violente fusillade, cesse le feu et établit son camp à quelque distance en arrière, du champ de bataille, après avoir perdu 10 tués et 40 blessés, soit 1/10e de son effectif. Les Métis, que commandait en personne Gabriel Dumont, n’étaient, d’après les papiers trouvés plus tard à Batoche, que 280. Leurs pertes furent de 11 tués et 18 blessés.

C’était un échec pour les troupes, et il en aurait été sans doute autrement si Middleton n’eût pas divisé ses forces. Pendant toute la durée du combat, la colonne de la rive gauche dut assister l’arme au bras au combat, le chaland qui lui eût permis de passer la rivière étant resté en arrière. Quand, celui-ci arriva enfin, le transbordement commença, mais l’action touchait à sa fin et la colonne arriva trop tard pour changer la situation.

Le 25, la journée se passe tranquillement, après une nuit d’angoisses pendant laquelle on avait redouté une attaque furieuse et l’enlèvement des convois. Le 26, on est tout étonné d’apprendre que G. Dumont a abandonné ses retranchements. Cette retraite après une victoire est restée inexplicable et on ne saurait l’attribuer qu’à la conduite mystique de Riel, absorbé par les révélations qu’il prétend recevoir.

Middleton, après avoir évacué ses blessés, complété ses approvisionnements, reçu quelques renforts et une mitrailleuse Gatling, que le steamer Northcote lui amène de Swift-Current, lève le camp le 7 mai, prend le 8 le contact de l’ennemi et commence, le 9 au matin, l’attaque de Batoche, où Riel a établi son quartier général et son centre de résistance. Les positions avancées des Métis, qui couvrent Batoche sont enlevées tout d’abord, et Middleton parvient à s’avancer jusqu’à l’église catholique qu’il occupe. Pendant qu’il exécute ce mouvement, une bande de Peaux-Rouges débouchant subitement d’un fourré, se précipite sur l’artillerie qu’elle aurait réussi à enlever si cette dernière, qui est restée attelée, n’avait pu battre en retraite immédiatement. Le feu de la mitrailleuse Gatling arrête les assaillants et les rejette dans le fourré.

À peine remis de cette alerte, Middleton aborde la ceinture de bois qui couvre Batoche et forme la clef de la position. Mais tous ses efforts viennent échouer contre la tenace résistance des Métis qui, protégés par des tranchées et une série de rifle pits, dirigent contre les troupes canadiennes un feu aussi nourri que redoutable. Aussi les colonnes d’attaque hésitent-elles à se lancer à fond. Le Northcote, armé en guerre, seconde depuis le matin l’attaque des troupes ; mais, assailli par un feu des plus violents des berges élevées qui dominent la Saskatchewan, il subit des pertes graves, se trouve presque désemparé et dépasse le théâtre des opérations. La nuit approche lorsque le feu mis aux hautes herbes et l’offensive reprise par les Métis forcent Middleton à abandonner l’église et à se replier un peu en arrière.

La situation est grave. Si Middleton recule, il est perdu, car sa retraite se changera inévitablement en déroute. Redoutant cette éventualité, le général en chef fait camper ses soldats sur le terrain, décidé à continuer l’attaque le lendemain.

Le 10, la matinée est passée à se fortifier, puis la lutte recommence. Le 10e grenadiers (Toronto) et le 90e carabiniers (Winnipeg) renouvellent leurs attaques de la veille, mais la journée s’achève sans qu’un pouce de terrain ait été conquis.

Le 11, nouvelle fusillade. Middleton esquisse un mouvement tournant, mais les Métis l’attendent et il se heurte à une série de retranchements qu’il n’ose aborder.

Le 12, le général en chef, décidé à en finir à tout prix, tente un suprême effort. Une attaque heureuse lui livre le cimetière fortifié et un mouvement tournant prononcé fait tomber la résistance des Métis. Le feu de ceux-ci se ralentit, leurs munitions se font rares et, se voyant débordés, ils battent en retraite de toutes parts, abandonnant les otages retenus depuis près de deux mois, et laissant aux vainqueurs leur drapeau blanc orné de l’image de la Sainte-Vierge.

Le triomphe des troupes canadiennes est complet, mais il n’a pas fallu moins de quatre jours de combat pour enlever des positions admirablement choisies et défendues avec un rare courage. Riel n’eut jamais sous la main que 600 hommes environ, parmi lesquels 200 Peaux-Rouges, et c’est avec ces faibles forces qu’il tint en échec les troupes fédérales. Quelle eût été sa résistance si Gros-Ours et Poundmaker avaient opéré leur jonction avec lui ! Middleton avait eu à Batoche une soixantaine d’hommes hors de combat. Les pertes de Riel, quoique mal connues, furent bien plus considérables.

La prise de Batoche ne termine pas la guerre, mais le cœur de la résistance est brisé. Riel a disparu, mais on le sait caché dans le pays. Recherché de tous côtés, il est découvert par trois éclaireurs auxquels il se livre de lui-même (15 mai). Quant à Gabriel Dumont, qui s’est battu comme un lion, il gagne la frontière des États-Unis et se réfugie au Montana. Riel aurait pu suivre son exemple. Mais il a expliqué lui-même qu’il n’avait pas pris la fuite, parce qu’il avait foi dans la justice de sa cause.

Suivons maintenant les opérations des colonnes Otter et Strange, qui n’eurent pas la même importance que celle de Middleton.

Le colonel Otter, dont le but est de dégager Baltleford, quitte Swift-Current, sa base d’opérations, le 13 avril et arrive le lendemain à Saskatchewan-Landing. Il ne lui faut pas moins de trois jours pour transporter à bac, de l’autre côté de la Saskatchewan, ses 500 hommes, son artillerie (2 canons et 1 mitrailleuse Gatling) et ses nombreux convois. Le pays qu’il faut traverser est dénué de toute ressource et les soldats sont obligés d’emporter du bois pour se chauffer. La température est glaciale et le terrain défoncé. Le 18, la colonne reprend sa marche et arrive le 25 devant Battleford, ayant parcouru 202 milles sans avoir rencontré l’ennemi. Le fort, où 560 personnes se trouvaient entassées et à court de vivres, se trouve débloqué.*

Les Sauvages rôdant toujours aux environs, le colonel Otter se dispose à les atteindre. Le 1er mai, il quitte Battleford avec plus de 300 hommes, 2 canons et une mitrailleuse, remontant la rivière Bataille. Le 2, un vif combat s’engage contre la bande de Poundmaker, à la Montagne du Coup de Couteau. Cachés dans les rifle pits, les bois et les coulées — car le terrain est très mouvementé — les Sauvages résistent à plusieurs attaques et, dans un retour offensif, sont sur le point de s’emparer de l’artillerie. Celle-ci est démontée par son propre tir, et le colonel Otter, désespérant alors d’enlever les positions ennemies, bat en retraite sur Battleford, sans être poursuivi par les Peaux-Rouges. La petite troupe a eu 8 tués et 16 blessés. Les pertes de l’ennemi sont presque égales, comme le nombre de ses combattants.

Des deux côtés on se dit victorieux.

La nouvelle de la défaite de Riel change bientôt la face des choses. Poundmaker, conseillé par le P. Cochin, missionnaire qu’il retient prisonnier, fait sa soumission pour éviter de grands malheurs à sa tribu et se livre, le 26 mai, au général Middlelon arrivé depuis deux jours à Battleford, après avoir visité Prince-Albert.

La 3e colonne, commandée par le général Strange, avait pour objectif de dégager Edmonton et Fort Pitt, dont la chute fut longtemps ignorée, et de réduire Gros-Ours. Laissant à Calgary et Mac-Leod, le 9e voltigeurs (Québec), pour surveiller les Pieds-Noirs et les Sarcis, le général Strange prend avec lui le 65e bataillon de carabiniers (Montréal)et le 92e (Winnipeg), plus un détachement de police montée et de cowboys (bouviers à cheval) formés en éclaireurs. Le 19 avril, l’avant-garde quitte Calgary et arrive, 6 jours après, à la traverse de la rivière de l’Orignal-Rouge (Red-Deer). Le 2 mai, elle fait son entrée, sans coup férir, à Edmonton, où 730 hommes se trouvent réunis quelques jours après. Le général Strange fait alors construire des radeaux pour descendre la Saskatchewan du nord, s’embarque le 14 et arrive à Victoria le 18. Il en repart le 20, le 65e descendant en bateau et le 92e suivant la route de terre pour gagner Fort Pitt, où la jonction s’opère le 25. C’est alors, seulement, que le général Strange apprend de quel côté se trouve la bande de Gros-Ours, évaluée à 600 guerriers. Marchant aussitôt à sa rencontre, avec 450 hommes, il la trouve retranchée à la Butte-aux-Français, à 15 milles de Fort-Pitt et à 3 milles de la rive nord de la Saskatchewan. Le combat s’engage le 28. Les tirailleurs et l’artillerie (1 canon) font taire le feu de l’ennemi, mais le général Strange, n’ayant pas toutes ses troupes sous la main, hésite à se lancer à l’assaut des retranchement. Un mouvement de flanc des Sauvages le décide, au contraire, à la retraite. Gros-Ours ne l’inquiète pas du reste, et, s’attendant à une nouvelle attaque, se retire vers le nord. L’engagement de la Butte-aux-Français avait été peu sanglant : du côté du général Strange, 4 blessés ; chez les Sauvages, 5 tués et 5 blessés.

À la nouvelle de cet insuccès, Middleton accourt à Battleford avec 500 hommes, opère sa jonction, le 2 juin, avec le général Strange et se met à la poursuite de Gros-Ours, le seul chef qui tienne encore la campagne. Mais celui-ci a une forte avance. Arrivé jusqu’à la rivière Castor, par des sentiers impraticables, Middleton renonce à lutter de vitesse et revient à Fort Pitt le 11 juin. Une nouvelle poursuite ne donne pas de meilleurs résultats. Mais la bande du chef sauvage, considérablement réduite, n’est plus à craindre, et les captifs du Lac aux Grenouilles ont été délivrés. Aussi le général Middleton, considérant la campagne comme terminée, ordonne-t-il le rapatriement des troupes, laissant le pays sous la garde de la police montée qui s’empare, le 3 juillet, de Gros-Ours et de ses derniers compagnons.

L’insurrection est vaincue. Ses chefs et les auteurs du massacre du Lac aux Grenouilles vont avoir à répondre de leurs actes devant la justice, pendant que la commission, chargée si tardivement de recueillir les plaintes des Métis, procédera enfin à une enquête et à la délivrance de titres de propriété. Que de malheurs on eût évité en agissant en temps opportun ! Des centaines d’existences eussent été


CARTE DU NORD-OUEST CANADIEN
Théâtre de l’insurrection des Métis et des Sauvages — Réserves Indiennes

épargnées et le Trésor canadien n’aurait pas eu à débourser 10 millions de piastres (50 millions de francs) pour payer les frais de la guerre.

Le procès de Riel s’ouvrit le 20 juillet à Regina. Le tribunal était composé du magistrat stipendiaire Richardson et de six jurés, conformément à la législation des Territoires du Nord-Ouest. Riel était assisté de MM. F.-X. Lemieux et Fitzpatrick, avocats de Québec, et une souscription avait été ouverte pour couvrir les frais de sa défense.

Les avocats de Riel commencèrent par contester la compétence de la juridiction, puis plaidèrent la folie de leur client, malgré l’opposition de celui-ci qui protesta vivement contre ce système et se défendit avec une énergie et une éloquence rares, faisant valoir surtout la justice de la cause qu’il soutenait et les droits méconnus des Métis. Les témoignages entendus ne furent pas d’accord sur la responsabilité de Riel, les uns le considérant comme parfaitement sain d’esprit, les autres comme irresponsable. Le 4 août, le jury rapportait un verdict de culpabilité, mais avec recommandation à la clémence de la cour. Malgré cela, le juge Richardson tint ce langage à l’accusé : « Je ne puis pas entretenir d’espoir pour vous et je vous conseille de faire la paix avec Dieu. Pour moi, un seul devoir pénible me reste à accomplir : c’est de prononcer la sentence contre vous. Si on vous épargne la vie, personne n’en sera plus satisfait que moi, mais je ne puis entretenir aucun espoir de ce genre. La sentence est que vous, Louis Riel, serez conduit au corps de garde de la police à cheval de Regina, d’où vous venez, et gardé là jusqu’au 18 de septembre prochain, et de là au lieu de l’exécution, où vous serez pendu par le cou jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Que Dieu ait pitié de votre âme ! »

Portée en appel devant la cour du Banc de la Reine à Winnipeg, la décision des premiers juges fut confirmée purement et simplement. C’est alors qu’un recours suprême fut adressé au Conseil privé à Londres, pendant qu’un sursis était accordé à Riel jusqu’au 16 octobre d’abord, et ensuite jusqu’au 10 novembre.

Nous étions à Regina au moment même où le sursis d’exécution venait d’être notifié à Riel. Celui-ci, qui depuis plus de quatre mois, était en prison, avait déjà beaucoup changé. Ses forces l’abandonnaient par moments, et lui, qui avait toujours été impassible, versait parfois d’abondantes larmes. Sa raison, déjà fort atteinte, s’égarait complètement lorsqu’il s’agissait de questions religieuses ou politiques.

On a beaucoup discuté la question de savoir si Riel était ou non fou, et ses ennemis ont prétendu qu’il avait tout bonnement simulé la folie, avant et après son procès, en vue d’échapper à la peine capitale. Il sera, je pense, assez facile d’éclaircir ce point d’histoire en examinant la conduite de Riel pendant l’insurrection de 1885.

Et d’abord il faut dire que Riel, avant d’habiter le Montana, sa dernière résidence, avait été interné par trois fois dans les asiles d’aliénés de Washington, de Longue-Pointe (près Montréal), et de Beauport (près Québec), où il était resté dix-huit mois. Ceci est significatif.

Après la prise d’armes de Batoche et pendant toute la durée de la campagne, Riel non seulement n’organisa rien, mais entrava tous les efforts des Métis, les empêchant d’étendre leurs opérations avant l’arrivée de Middleton, de harceler ce dernier et de profiter de leur succès de la Rivière aux Poissons. Tout entier à ses rêveries, à ses prophéties, il se disait en communication avec un grand Esprit qui devait diriger sa conduite, et il arrêtait les Métis dans leurs entreprises, en leur déclarant que l’Esprit ne leur avait pas commandé d’agir ainsi. Non seulement Riel était atteint de la monomanie des grandeurs, mais encore il se posait en réformateur de l’Église, se disant le prophète infaillible envoyé pour sauver la nation métisse, et ajoutait à son nom celui de David, pour mieux qualifier sa mission prophétique. Sous ce rapport, Louis « David » Riel se livra à des divagations qui ne permettaient pas de croire à son entière liberté d’esprit et qui semblaient sorties uniquement d’un cerveau malade. Mais les Métis remarquaient à peine les aberrations de Riel, car leur foi en lui était aussi aveugle que profonde. Après la prise de Batoche et la fuite des siens, Riel resta trois jours sans savoir ce qu’il voulait faire, jusqu’au moment où il devint prisonnier.

Pendant sa détention et au cours de son procès, Riel s’est vivement défendu de passer pour fou, entrant dans une grande colère lorsque cette opinion était présentée par des témoins ou soutenue par ses défenseurs, et disant que ses ennemis ne l’avaient fait interner que pour se débarrasser de lui. Mais un aliéné reconnaît-il jamais le manque d’équilibre de son esprit, ne proteste-t-il pas toujours contre une pareille hypothèse et ne prend-il pas habituellement pour des fous ceux qui ne pensent pas comme lui ?

La folie n’était-elle point simulée ? Non, car dans ce cas Riel ne se serait pas défendu d’être fou. Celui qui simule la folie fait porter la simulation sur tous ses actes, tandis que Riel avait de longs intervalles lucides, surtout quand il ne parlait ni politique ni religion. Un simulateur ne fera jamais preuve de sagesse, de grandeur d’âme et même d’esprit à côté de sa folie. Or, Riel, parmi les nombreuses notes et pensées écrites dans sa prison, laissait percer, au milieu de ses divagations d’esprit, des éclairs de bon sens. La plupart de ces écrits ont été détruits par lui ; néanmoins, voici quelques bribes de ses pensées, recueillies à Regina même, et dont l’original est entre nos mains. C’est d’abord un manifeste de fière indépendance, dans lequel éclate à chaque ligne sa haine contre l’Angleterre ; puis, après cela, des pensées vagues et diffuses ne dénotant que trop bien l’incohérence de son esprit.


L’Angleterre ne s’est affirmée comme suzeraine du Nord-Ouest, en 1670, que pour soumettre ce vaste territoire et ses nombreux aborigènes au monopole de la Compagnie des Aventuriers de la Baie d’Hudson.

La charte du roi Charles II donna à cette Compagnie le privilège de faire la traite des pelleteries dans ces contrées à l’exclusion de tous autres gens, priva ainsi gratuitement le Nord-Ouest de son droit de trafiquer avec le monde, et le monde de son droit de trafiquer avec le Nord-Ouest ; frustra le Nord-Ouest des avantages du commerce universel, et fit perdre aux hommes, en général, les bénéfices du trafic avec les tribus et les peuplades de ce grand territoire.

Ce qui l’aida le plus à ruiner mes aïeux indiens du Nord-Ouest, c’est qu’en devenant riche à leurs dépens (sic), et au fur et à mesure qu’elle gagna de l’influence auprès des autorités anglaises, cette Compagnie devint elle-même le gouvernement des contrées de la Baie d’Hudson, et ne les gouverna jamais que pour les fins de son avarice et de sa cupidité.

L’autocratie commerciale unie au pouvoir public dans la Compagnie fit de cette bande d’aventuriers un chancre, un monstre qui dévora le Nord-Ouest et l’immensité de ses richesses en pelleteries pendant plus d’un siècle et demi.

Cette réclamation que l’Angleterre a faite de mon pays, pour le donner avec mes pères en proie à des brigands, a été un abandon et une profanation de ses devoirs de suzeraine. Et puisque l’histoire de sa domination sur nous est là pour prouver irrécusablement qu’elle a commis cet abandon criminel, je m’en prévaux. J’invoque cette trahison internationale dont elle a fait grandir la culpabilité depuis 1670 jusqu’à 1849. Je dénonce le système de brigandage dans lequel elle s’est obstinée de la sorte durant cent soixante-dix-neuf ans. Je proclame que l’Angleterre a forfait à tous ses droits de gouvernement sur le Nord-Ouest.

Je déclare mon pays libre de son joug et de sa tyrannie en suppliant l’Homme-Dieu que j’adore d’une manière toute particulière, de me soutenir et de soutenir ma déclaration ; et en priant les hommes de m’aider autant que les circonstances le leur permettront, autant que la Providence voudra leur en donner la facilité.

Louis « David » Riel.


17 septembre 1885. 10 heures du soir.


intuitions de la vérité

« Riel vaut quatre Bollandistes. Il en vaut cinq. Il les vaudra longtemps. »

Le beau parti grit a rué un fier coup pour la droiture, ce soir. Il s’est étendu. Il reprend sa place.


autres choses

Un peu de neige sur la terre, pas assez pour toute la blanchir ; je tombe sur un peloton de gens qui se cachent ; ils ne m’aperçoivent pas. Ils sont, en apparence, une dizaine. Je ne leur vois pas d’armes ; le plus haut d’entre eux porte un casque, rond, haut, grande palette. C’est peut-être dans la Saskatchewan ; peut-être chez les Brumner ; peut-être dans la grande coulée qu’il faut passer pour aller à la première maison de l’établissement, quand on vient de chez Maxime Lépine.

Pauvres gens, ils se cachent en plein chemin, en descendant la côte.

Mon Dieu ! prenez en pitié les groupes éparpillés de mon peuple ; du peuple que vous m’avez donné, de ce qui est à vous entre tous les peuples de la terre. Mon Dieu ! souvenez-vous que vous n’avez eu un aussi bon peuple que le peuple métis.

Louis « David » Riel, exoceed.


De tout ceci il faut conclure que Riel, s’il n’était pas complètement fou, était certainement un halluciné, en proie à de fréquents accès d’aliénation mentale lui enlevant par moments toute indépendance d’esprit. C’était, suivant l’expression médicale, plus qu’un homme à responsabilité atténuée, c’était un irresponsable.

Malgré tous ces symptômes significatifs, le gouvernement hésitait à prendre une décision définitive ; car, après le rejet du recours suprême de Riel devant le Conseil privé, il avait reporté sans motifs le sursis du 10 au 16 novembre. C’est que, pour le cabinet, il y avait là une importante question politique. Québec, c’est-à-dire le Canada français, qui avait fait de la cause de Riel une cause de nationalité, réclamait à grands cris la commutation de peine du chef métis. Par contre, Ontario, c’est-à-dire le Canada anglais, manifestait des sentiments absolument opposés, demandant la rigoureuse application de la loi contre celui qu’on appelait le meurtrier de Scott, montrant ainsi que c’était plutôt des événements de 1870 que de ceux de 1885, qu’on voulait tirer vengeance, malgré le temps écoulé et malgré une amnistie. Des miliciens sous les armes allaient même jusqu’à le brûler en effigie dans leur camp ! Des manifestations aussi indécentes et aussi barbares, vis-à-vis d’un homme au pied de l’échafaud, ont toujours paru indignes d’un grand peuple civilisé.

Enfin, après un examen médical officiel qui ne fut qu’un simulacre, car les médecins chargés d’y procéder étaient connus d’avance comme opinant pour la pleine responsabilité du condamné, le gouvernement fédéral, dispensateur suprême du droit de grâce, arrêta définitivement sa ligne de conduite. Sir John Macdonald et ses collègues du cabinet, y compris les trois ministres français, se prononcèrent pour l’exécution, malgré la recommandation à la clémence du jury, qui avait manifesté par là sa croyance que Riel n’était pas entièrement responsable de ses actes.

Le 16 novembre au matin, l’échafaud était dressé dans la prison de Regina. Des précautions extraordinaires avaient été prises et la police à cheval interdisait l’abord du campement à un mille de distance. Riel, averti depuis la veille au soir, était prêt. Après avoir entendu la messe et reçu les derniers sacrements, que lui administra le P. André, aumônier de la prison, il se remit entre les mains du bourreau qui lui lia les mains derrière le dos. Puis, d’un pas ferme et assuré, la tête haute, il marcha vers l’échafaud, accompagné des P. P. André et Mac-William, en récitant des prières. Sa physionomie était sereine, son attitude digne, sa conduite noble et courageuse. Après avoir dit, en anglais : « Je demande le pardon de tous et je pardonne à tous mes ennemis. » il fit une dernière prière en français. Le bourreau, après lui avoir attaché la corde autour du cou, lui rabattit le bonnet sur la figure, la trappe s’ouvrit, et, quelques instants après, tout était fini.

Riel fut d’abord enterré sous l’échafaud de Regina. Il repose aujourd’hui, à côté des siens, dans le cimetière de Saint-Boniface.

L’exécution de Riel causa une stupéfaction profonde, car l’opinion publique, dans le monde entier, s’attendait à une commutation de peine. Riel était un condamné politique ; or, de nos jours, les crimes politiques ne sont généralement plus punis de la peine capitale. L’Angleterre s’était montrée plus clémente lors de la révolte des Cipayes, et les États-Unis, après la guerre de Sécession, avaient cru, avec raison, qu’il était de bonne politique de se montrer généreux.

Le gouvernement fédéral fut inaccessible à des sentiments de ce genre. Sa conduite fut inhumaine et impolitique. Inhumaine, parce qu’elle envoyait à la mort un homme dont l’esprit chancelant était mal équilibré et qui devait au moins bénéficier du doute général, surtout après la recommandation à la clémence du jury. Impolitique, parce qu’elle eut pour résultat de raviver les haines de race et de jeter une perturbation complète dans la ligne de conduite de l’élément français.

À peine connue, la nouvelle de l’exécution de Riel souleva les plus vives récriminations contre le cabinet, et surtout contre les ministres français, dans tout le Bas-Canada. Des meetings d’indignation eurent lieu partout et la presse, conservatrice aussi bien que libérale, — même une partie de la presse anglaise, — fit entendre d’ardentes protestations. Puis la réflexion aidant et la politique s’en mêlant, la question Riel ne fut plus qu’un tremplin électoral sur lequel se battirent les pendards ou partisans de la corde (conservateurs) et les nationaux (libéraux et conservateurs dissidents).

Depuis ce temps, l’animosité s’est affaiblie mais n’a point cessé, et la scission produite entre conservateurs s’est perpétuée. Lors des élections au Parlement de Québec, un an après, la majorité passa sans hésitation des conservateurs aux riellistes, et au Parlement fédéral, en 1887, le cabinet de sir John vit sa belle majorité sensiblement réduite.

Enfermé comme fou, Riel eût cessé d’être dangereux. Son exécution en a presque fait un martyr. Qui sait si, un jour, sa statue ne s’élèvera pas sur le lieu même de son supplice ?

Les lieutenants de Riel : Poundmaker, Gros-Ours, Maxime Lépine, Garnot et plusieurs autres, furent condamnés à quelques années d’emprisonnement jusqu’au jour où des grâces individuelles, prévenant l’amnistie de juillet 1886, leur ouvrirent les portes du pénitencier de la Montagne de Pierre.

Les auteurs des massacres du Lac aux Grenouilles avaient expié leurs forfaits, et huit Indiens ou Métis avaient été pendus, le 27 novembre 1885, à Battleford.

C’était l’épilogue du drame du Nord-Ouest.


  1. Cette réclamation, qui récapitulait tous les anciens griefs, portait sur les sept points suivants : 1e Subdivision en provinces des territoires du Nord-Ouest. — 2e Octroi aux Métis de la Saskatchewan des mêmes avantages territoriaux concédés aux Métis du Manitoba. — 3e Délivrance de titres de propriété aux colons en état de possession. — 4e Vente de 500,000 acres de terre du gouvernement pour en appliquer le produit à l’établissement d’écoles, hôpitaux et autres institutions de même genre pour les Métis, et à l’octroi de semences et machines agricoles aux Métis pauvres. — 5e Réserve de 100 cantons de terres à distribuer dans l’avenir aux enfants des Métis. — 6e Subvention d’au moins 1,000 piastres pour l’entretien d’une école dirigée par des religieuses dans chaque établissement métis. — 7e Amélioration du sort des Sauvages.