Au Pays des Peaux-Rouges/Cœurs d’Alêne

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Société de Saint-Augustin ; Desclée, De Brouwer et Cie (p. 201-233).

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CHAPITRE II.


UNE TRIBU CHRÉTIENNE :
LES CŒURS D’ALÊNE.

I.

La tribu des Cœurs d’Alêne.


Parmi les tribus indiennes des Montagnes Rocheuses, l’une des plus importantes est celle des Cœurs d’Alêne. Les Cœurs d’Alêne, ainsi nommés par les trappeurs canadiens à cause de leur férocité et de leur astuce, comptaient jusqu’à ces dernières années parmi les plus belliqueux habitants de l’Amérique septentrionale. Toujours en guerre, non seulement avec les Blancs et les troupes des États-Unis, mais encore avec les tribus voisines, ils mettaient toute leur gloire à voler les chevaux, les provisions, les femmes et les enfants de leurs ennemis, et à tuer tous ceux qui tombaient entre leurs mains. Non contents de tuer, ils mutilaient les cadavres d’une façon atroce, leur enlevant la peau du crâne avec toute la chevelure, qu’ils conservaient comme un trophée de leur victoire. Il semble qu’ils ne pratiquaient aucun culte religieux ; toutefois ils avaient une notion confuse du Créateur et d’autres esprits inférieurs habitant le corps des animaux. Ils employaient des rites superstitieux pour se rendre favorables les génies tutélaires qu’ils appellent « Suuméck », c’est-à-dire protecteurs du peuple, spécialement dans la maladie ou avant d’aller à la chasse, à la pêche ou à la guerre. Quand un chef ou un homme important de la tribu voulait marier son fils, il lui disait : « Mon fils, te voilà déjà grand ; il est temps que tu prennes femme, mais si tu veux en avoir parmi les plus laborieuses et les plus riches, il faut que par tes actes tu montres que tu es un homme. Va donc dans la montagne chercher ton génie protecteur Suuméck, et quand tu l’auras trouvé, cours tuer quelques ennemis, et ainsi tu acquerras le renom d’un brave et tu pourras posséder les femmes de ton choix. »

À ces paroles, le fils partait ; il gravissait les plus hautes cimes des montagnes, l’imagination pleine des visions superstitieuses dont il avait cent fois entendu le récit dans son enfance. Sur ces sommets, dormant à la belle étoile, ne se nourrissant que de racines sauvages, brisé de fatigue par le voyage, les veilles et la faim, il voyait on croyait voir son Suuméck dans un loup, un cerf, un ours ou un autre animal, et croyait entendre une voix mystérieuse qui lui promettait qu’il deviendrait très habile dans l’art de la médecine (sorcellerie), soit dans la guerre, soit à la chasse. Alors il retournait chez lui et racontait à sa famille la vision qu’il avait eue. Le bruit de ses exploits se répandait rapidement dans toute la contrée et il passait partout pour un héros. Alors son père lui demandait quelle jeune fille il voulait prendre pour femme ; il allait lui-même la demander aux parents en leur promettant pour dot deux, trois ou plusieurs chevaux. Et sans que la fiancée connût son futur époux, sans qu’on lui eût demandé son consentement, le mariage était décidé. Si la jeune fille refusait cette union, son père la battait cruellement jusqu’à ce qu’elle se pliât à sa volonté ; et ainsi, la pauvrette, pour ne pas mourir sous les coups, se rendait malgré elle à la maison de son futur époux.

Souvent le jeune brave allait tuer quelques ennemis ou voler des chevaux ; s’il réussissait, devenu plus célèbre encore, il pouvait acheter d’autres femmes qui lui servaient d’esclaves et qu’il avait le droit de maltraiter et même de tuer, dès qu’elles cessaient de lui plaire. Nourriture, vêtement, habitation, tout respirait la barbarie. Les Cœurs d’Alêne ne cultivaient pas les champs, ne bâtissaient point de maisons, n’avaient point de demeures stables ; ils menaient une vie errante, vivant de chasse, de pêche et de racines sauvages. Grâce à leur paresse et à leur imprévoyance, ils se trouvaient souvent dans la plus extrême pénurie, surtout au printemps, lorsque la neige et la glace leur rendaient impossibles la pêche et la récolte des racines sauvages dans les forêts.

Un Indien se rappelant ces temps malheureux disait au missionnaire : « Robe Noire, combien nous vous devons être reconnaissants ! Dans ma jeunesse, ma mère et ma grand’mère étaient obligées en hiver d’enlever la neige de la prairie pour arracher quelques racines de « gamascie » pour apaiser leur faim ; et maintenant mon grenier est toujours plein d’une année à l’autre. »

Une tente en peau de buffalo (bison) leur servait de demeure, où ils dormaient pêle-mêle sur des peaux étendues par terre. Ceux qui étaient plus à l’aise, pour mieux se garantir du froid, recouvraient leurs tentes de nattes ; pour vêtements, ils ne portaient que des peaux de cerf ou de buffalo.

Les femmes devaient non seulement recueillir les racines qui leur servaient d’aliment, mais encore abattre les arbres, fendre le bois et le porter à la tente, ce qui était un travail très dur, vu qu’il fallait une énorme quantité de bois pour se protéger contre les froids très rigoureux de ces montagnes. Parmi les hommes, à cause de leur tempérament fougueux et emporté, éclataient souvent des querelles suivies de blessures et de meurtres. Bref, leur manière de vivre était barbare autant que dure et pénible, contraints qu’ils étaient d’entreprendre de longs voyages pour chasser le Buffalo. Les femmes portant leurs enfants sur leurs épaules devaient les suivre et, avec mille fatigues, allumer le feu, préparer les repas, dresser la tente tous les soirs, l’enlever le matin et soigner les chevaux. Tel était le triste sort des Cœurs d’Alêne avant qu’on ne leur eût prêché la foi chrétienne.


II.

Conversion des Cœurs d’Alêne.


Ceux qui visitent maintenant ces tribus, auraient peine à croire notre récit, s’il n’était confirmé par le témoignage du bon P. Joset, un des premiers compagnons du P. de Smet, qui a vécu parmi ces sauvages pendant 41 ans. Mais comment, demandera quelqu’un, une nation aussi barbare a-t-elle pu être amenée à embrasser la civilisation chrétienne ? Pour accomplir cette grande œuvre, Dieu choisit le P. de Smet, de vénérée mémoire. Se souvenant de cette parole du Christ : « Allez dans le monde entier prêcher l’Évangile à toute créature », il se rendit le premier chez les Cœurs d’Alêne en 1841 et baptisa d’abord quelques enfants. De grandes difficultés s’opposaient à son généreux projet de convertir à la vraie foi toute cette tribu ; mais elles ne l’arrêtèrent point. Presque sans ressources, avec peu de compagnons, l’année suivante, 1842,

Convoi d’émigrants attaqué et brûlé par les indiens
il fonda la mission du Sacré-Cœur et la donna à gouverner au P. Nicolas Point, jésuite français, auquel il adjoignit un Belge, le Fr. Charles. Ils demeurèrent seuls jusqu’en 1844 ; à cette époque vint les rejoindre le P.Joset, suivi quelques années après, en 1854, d’un bon nombre de Pères italiens des provinces de Turin et de Rome. Le zèle et la patience des missionnaires triomphèrent peu à peu des obstacles qui s’opposaient à la conversion de cette tribu et qui venaient pour la plupart de leur vie errante et de leur inimitié envers les Blancs. Aujourd’hui toute la tribu des Cœurs d’Alêne est catholique et si fervente que tous, sans exception, s’approchent des sacrements aux principales fêtes de l’année.

Beaucoup communient chaque premier vendredi du mois ou même plus souvent ; de là la pureté et I honnêteté de leur vie.

Ils célèbrent leurs mariages selon les rites de l’Église, et se préparent à ce grand acte par plusieurs mois de prières et de recueillement. Ils gardent si religieusement la foi conjugale, que jamais parmi eux on ne vit un seul divorce. Les femmes, autrefois traitées comme des bêtes de somme, sont actuellement aimées et respectées de leurs maris, et personne n’oserait prendre avec elles la moindre liberté. Elles ne se montrent en public qu’avec une ou plusieurs compagnes, toujours très modestement vêtues, portant sur la poitrine en guise de bijou une médaille de la Vierge Immaculée.

Chez les Cœurs d’Alêne, l’esprit de justice et de fidélité à la parole donnée dans leurs rapports avec les Blancs où avec les autres sauvages sont fort remarquables : si bien que ce nom de Cœurs d’Alêne, qui leur avait été donné à cause de leur astuce et de leur perfidie, signifie maintenant un Indien honnête, tandis que le nom d’Indien est pour les Blancs synonyme de voleur et de coquin. Leur droiture est citée avec éloge par les voyageurs américains et les colons du voisinage. Pour éprouver leur honnêteté, quelques Blancs confièrent la garde de leur maison à un jeune Cœur d’Alêne en y laissant des provisions, quelque monnaie d’or et d’argent, et du tabac. Quel ne fut pas leur étonnement quand à leur retour ils retrouvèrent tout en place ! Bien plus, si en parcourant leurs forêts, ils découvrent de l’argent ou quelque autre objet perdu par les voyageurs, ils n’ont point de repos qu’ils ne l’aient rendu au propriétaire, tant ils respectent le bien d’autrui !

Rapportons ici le témoignage d’un marchand américain. Comme il vantait devant un missionnaire la merveilleuse probité des Cœurs d’Alêne, le Père l’ayant taxé d’exagération, il reprit avec chaleur : « Non, Père, je n’exagère pas ; je vous affirme en toute sincérité que les Cœurs d’Alêne sont les meilleurs citoyens du pays ; pour moi, le bon citoyen est celui qui paie bien ses dettes ; or sous ce rapport, les Cœurs d’Alêne n’ont pas leurs pareils, même chez nos meilleurs Américains. Écoutez ce qui m’est arrivé dernièrement. Un Cœur d’Alêne était venu chez moi pour faire raccommoder sa charrue ; il me prévint tout d’abord qu’il ne pourrait me payer que dans un mois ; je consentis à ce délai. Et voici que le dernier jour du mois fixé pour le paiement, je le vois arriver avec un cheval qu’il voulait me laisser en gage parce qu’il n’avait pas d’argent. Admirant cette probité, je ne voulus pas accepter ; je lui dis de garder son cheval et de me payer quand il le pourrait. Croyez-vous, Père, que dans notre nation on trouverait la même probité ? Moi, je ne le crois pas, et je le répète : les Cœurs d’Alêne sont les meilleurs citoyens de ce pays.»

III.

Douceur chrétienne des Cœurs d’Alêne.


La tribu des Cœurs d’Alêne, autrefois si féroce et maintenant consacrée au S. Cœur se distingue entre toutes par la douceur de ses mœurs et la ferveur de sa piété. En voici un exemple.

Un Indien de cette tribu avait commencé, aidé d’un autre, à construire un bac pour traverser le fleuve à un endroit déjà occupé par les Blancs : de là conflit. L’Indien, extraordinairement robuste et féroce, avait juré de ne faire aucune concession ; ni les menaces des Blancs, ni les sages conseils de son entourage ne réussissaient à l’émouvoir : il s’obstinait envers et contre tous à poursuivre son entreprise. Il ne restait qu’une ressource : c’était de l’amener à prendre l’avis du missionnaire, celui ci conseilla de céder, mais l’Indien ne voulut rien entendre, et comme le Père allait partir, il se présenta comme les autres pour lui serrer la main ; mais le Père refusa et lui dit que puisqu’il voulait en faire à sa tête, il n’avait qu’à s’en aller.

L’Indien, consterné, s’écria : « Robe Noire, pourquoi me traiter ainsi ? Ne sais-tu pas que c’est la punition la plus grave que tu puisses m’infliger ? — Si tu veux être de mes amis, répondit le Père, ne t’obstine pas dans ton projet criminel. Dussé-je perdre la vie, je ne céderai jamais. Refuserais-tu ce sacrifice à la Vierge très sainte ? Nous voici au mois de Marie : je te demande cela en son nom. Au nom de Marie, le sauvage pâlit et Tremblant de tous ses membres : « Robe Noire, dit-il, tu as vaincu, je ne refuserai pas ce sacrifice à Marie. » Et aussitôt il invita son compagnon à détruire le travail commencé, et comme celui ci hésitait : « Va, lui cria

Arrivée des premiers missionnaires aux Montagnes Rocheuses
l’autre, ou avant de démolir la barque, je te casserai la tête »

Les exemples de vertus héroïques ne sont pas rares parmi ces sauvages ; sous l’influence de la religion et de la foi, leur naturel violent et passionné s’élève facilement jusqu’à l’héroïsme.

Une femme de la tribu des Cœurs d’Alêne, je ne sais pour quelle faute, se trouvait en prison, sur une sentence des chefs. Parmi ces Indiens, les châtiments rappellent leur férocité native. C’était en plein hiver (et les hivers de ces pays ne sont pas comparables aux nôtres !) ; le thermomètre était descendu à 40° au-dessous de zéro, température mortelle pour les hommes les plus robustes, si l’on s’expose à l’air sans abri et sans mouvement. La pauvre femme avait été abandonnée, pieds et mains liés dans sa prison, cabane formée de troncs d’arbres ; elle souffrait jour et nuit, sans protection contre ce froid terrible ; une fois par jour, si on ne l’oubliait pas, on lui donnait un peu de pain et quelques légumes. Le missionnaire, touché de compassion, intervint auprès du chef en faveur de la malheureuse ; il se rendit à la prison et trouva la femme gelée et presque mourante. Sa principale préoccupation était le salut de cette âme : mais quelles pouvaient être ses dispositions dans de pareils tourments ? Il parut bien vite que si elle était abandonnée des hommes, elle n’était pas abandonnée de Dieu. « Eh bien ! ma pauvre Marie, lui demanda-t-il, vous souffrez cruellement, n’est-ce pas ? » Malgré ses souffrances qui lui arrachaient des gémissements involontaires, elle ne perdit point son calme et répondit : « N’est-il pas vrai que pour mes péchés je devrais être en enfer ? Et ce que je souffre, qu’est-ce en comparaison des tourments de l’enfer ? — Sans doute, reprit le Père ; cependant je voudrais te délivrer ; ainsi abandonnée, tu ne tarderas pas à mourir. — Non, laissez-moi souffrir, ce n’est rien en comparaison de ce que méritent mes péchés, et j’offre à Dieu mes souffrances en expiation. » C’était là un acte d’amour parfait, et Dieu lui avait sûrement déjà pardonné. Le Père par ses instances obtint sa liberté ; elle se confessa et vécut dans la suite en paix avec Dieu et sa conscience.

La foi de ces sauvages est vraiment admirable. Une femme était sur le point de mourir ; le Père se rendit près d’elle pour l’administrer et s’aperçut bien vite qu’elle n’avait plus que peu d’heures à vivre. Elle ne pouvait plus prendre aucune nourriture, ni prononcer une parole ; le Père l’exhorta cependant à se confesser comme elle pourrait et fut fort étonné de l’entendre faire sa confession sans aucune hésitation, comme si elle ne ressentait aucun mal. Après l’avoir disposée à son heure dernière qui semblait imminente, le missionnaire allait se retirer, lorsqu’elle le rappela en disant : « Eh quoi ! me laisserez-vous donc mourir sans recevoir Notre-Seigneur ? » Évidemment il était impossible de lui donner la sainte communion, puisqu’elle ne pouvait rien avaler. — « La sainte communion, répondit le Père, vous la recevrez demain à l’église pendant la sainte messe. » Et il partit, laissant la malade parfaitement tranquille. Le lendemain matin lorsqu’il se rendit à l’église au son de la cloche, quel ne fut pas son étonnement de voir la mourante de la veille à genoux devant l’autel, attendant dévotement l’heure de la messe !

« Comment, dit le Père, vous ici ? — Eh quoi ! répondit ingénument l’Indienne, ne m’avez-vous pas dit hier soir de venir à l’église recevoir la sainte communion pendant la messe ? et me voici. — Mais, vous qui hier soir étiez mourante, comment avez-vous pu venir à l’église ? — Vous me l’aviez commandé, et je devais obéir. »

La malade était parfaitement guérie. Le Père célébra la messe, admirant la foi de cette pauvre femme et la fidélité de Notre-Seigneur envers ceux qui ont confiance en ses promesses.


IV.

Civilisation des Cœurs d’Alêne.


Un des résultats les plus précieux de la civilisation chrétienne parmi les Cœurs d’Alêne fut de leur inspirer l’amour du travail et de l’agriculture. Cet art était complètement ignoré ou du moins fort peu apprécié des sauvages avant l’arrivée des missionnaires ; n’ayant aucune demeure fixe et passant une bonne partie de l’année à chasser le buffalo, ils ne trouvaient pas le temps de cultiver la terre. Maintenant il n’en est pas un qui ne cultive un champ de blé, un petit potager et qui ne possède son petit troupeau de chevaux et de vaches ; à la disette a succédé l’abondance, et par la vente du superflu, ils se procurent auprès des Blancs des vêtements, des armes, des outils et tout ce dont ils ont besoin. Ils reconnaissent qu’ils doivent cette prospérité aux missionnaires et ne manquent aucune occasion de leur témoigner leur gratitude.

Lorsque l’archevêque, Mgr Seghers, visita les Cœurs d’Alêne, le grand Chef André Seltis, dans une harangue adressée au prélat en présence des principaux personnages de la tribu, dit entre autres choses : « Nous sommes redevables de ce que nous possédons au travail de nos mains, mais ces mains, qui nous les a données ? — C’est Kolinzuten, c’est-à-dire Dieu. — Et qui les a rendues actives et industrieuses, sinon la Robe Noire ? Le gouvernement de Washington ne nous a donné que des paroles, tandis que la Robe Noire, sans tant de phrases, nous a comblés de tous les biens, tant du corps que de l’âme. Soyons donc reconnaissants à la Robe Noire, à l’archevêque chef des Robes Noires, au Pape chef des évêques, et à Dieu le Grand Chef de tout l’univers. »

L’art de bâtir fait aussi de grands progrès dans la tribu. On y a construit récemment un beau pensionnat pour les jeunes filles, une maison pour les Sœurs, une église et un collège pour les jeunes gens, chacun ayant contribué à ces constructions selon son pouvoir. Autour de l’église on a élevé des maisons simples, mais propres, qui forment maintenant un joli village. Les Indiens n’y habitent point pendant la semaine ; car la plupart d’entre eux demeurent sur leurs terres et n’y viennent que le dimanche et les principales fêtes. C’est un plaisir de les voir accourir de toutes parts le samedi soir au village, à pied, à cheval ou en voiture. Arrivés chez eux, après avoir mis la maison en ordre, les femmes vont se confesser et les hommes s’occupent de leurs affaires. Au coucher du soleil, la cloche sonne, et aussitôt, quittant toute autre occupation, tous se rendent à l’église.


V.

Piété des Cœurs d’Alêne.


Le village reste désert, l’église se remplit de fidèles qui accourent aux offices. On récite d’abord en commun les prières du soir, puis tous chantent avec une parfaite harmonie les Litanies de la Sainte Vierge, suivies de la récitation du catéchisme ; ensuite ils écoutent l’instruction du missionnaire, et après l’Angélus, les femmes se retirent et les hommes s’approchent du tribunal de la pénitence.

Le dimanche, dès l’aube, la cloche sonne l’Angélus et tous se préparent à venir à l’église ; peu après, au second coup de cloche, ils viennent entendre la première messe, pendant laquelle ils récitent en commun les prières du matin, le Rosaire et chantent quelques cantiques dans leur langue. Beaucoup communient ; et c’est chose émouvante de voir l’ordre, la modestie et le recueillement avec lequel ils s’approchent de la table sainte. Après la messe, les quelques assistants qui n’ont pas communié sortent de l’église, et les autres récitent en commun les prières d’action de grâces. À dix heures, on sonne la grand’messe et l’église se remplit de nouveau. Toute l’assemblée chante en chœur le Kyrie, le Gloria, le Sanctus, l’Agnus Dei, avec un cantique indien à l’Offertoire, à l’Élévation et à la Communion, et cela d’une voix si douce et si suave que les Blancs venus à la Mission, catholiques ou protestants, en sont émerveillés. Quelquefois les enfants chantent seuls, ce qui plaît infiniment aux parents. Après l’évangile, le Père prêche en langue sauvage au milieu d’un profond silence. Si parfois il arrive qu’un nourrisson se mette à pleurer et que la mère ne se presse pas de l’emporter, un des chefs se lève et lui fait signe de sortir, comme cela se pratiquait dans l’Église primitive. La mère obéit aussitôt et ne rentre à l’église que quand le bambin s’est calmé.

À cette messe, quelque tardive qu’elle soit, communient tous ceux qui n’ont pu le faire à la première ; et vers midi l’office se termine par la récitation de l’Angélus. Dans l’après-midi, on fait le catéchisme au peuple ; puis on donne la bénédiction du S. Sacrement, pendant laquelle tous chantent en chœur l’O Salutaris, une hymne à la Ste Vierge et le Tantum ergo ; ensuite a lieu une autre prédication en langue indienne, et la cérémonie s’achève par un cantique populaire.


VI.

Éducation de la jeunesse chez les Cœurs d’Alêne.


Un mot maintenant des écoles indiennes. Les Pères Jésuites ont construit des collèges pour les garçons, et les religieuses des pensionnats pour les filles. Tous ces enfants étudient avec zèle, apprennent avec facilité et sont remarquablement dociles et disciplinés. Le petit sauvage, quelque grossier et arriéré qu’il soit à son entrée au collège, apprend en quelques mois à parler l’anglais ; et après trois ou quatre ans, il sait lire et écrire en cette langue, connaît un peu d’histoire sacrée ou profane, les éléments de l’arithmétique et la géographie des deux hémisphères. Ces premières études terminées, on l’applique à quelque art ou métier, où généralement il réussit à merveille.

Les filles aussi sont intelligentes et éveillées. Lorsqu’elles ont appris la langue anglaise, l’histoire, la géographie et l’arithmétique comme leurs frères, on les forme aux travaux domestiques pour en faire de bonnes ménagères. Elles apprennent à coudre, à faire le pain, à filer, à tricoter, etc. Elles sont si habiles dans l’art de la broderie, que leurs travaux obtiennent les premiers prix dans toutes les expositions.

Tous les Cœurs d’Alêne, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont une aptitude étonnante pour la musique ; ils ont de belles voix et l’oreille juste ; ils connaissent les notes et exécutent avec facilité, en s’accompagnant sur l’orgue, toutes sortes de morceaux. Les jeunes gens montrent beaucoup de goût pour les beaux-arts : peinture. sculpture, dessin ; et quant à la calligraphie, ils laissent loin derrière eux les enfants des Blancs. Leur langue, si barbare qu’elle paraisse, si âpre et si dure qu’en soit la prononciation à cause de ses consonnes doubles et de ses nombreuses gutturales, ne manque pas cependant d’une certaine beauté, grâce à la richesse de son vocabulaire et à la régularité de ses formes grammaticales. Par exemple, le verbe actif a non seulement des terminaisons différentes pour les première, seconde et troisième personnes, mais aussi pour exprimer les différents régimes : ainsi dans les expressions latines (1) feci te, je t’ai fait, (2) feci illum, je l’ai fait, (3) feci vos, je vous ai faits, (4) feci illos, je les ai faits, le mot feci a les quatre inflexions différentes : (1) Kolinzin, (2) Kolin, (3) Kolitlemen, (4) Koolin. Il en est de même pour les temps du présent et du futur.

Si, à ces terminaisons déjà nombreuses, on ajoute les composés, les dérivés, tous les adverbes, affixes, suffixes qui modifient le verbe et changent les flexions de personnes, de nombre, de temps et de modes, le verbe Kolin (faire) compte plus de mille désinences différentes ; et il en est de même pour les autres verbes actifs.

Il est difficile d’expliquer comment une nation sauvage, sans aucune connaissance de l’écriture, a pu conserver une langue aussi riche et de formes aussi variées. Nous laissons aux linguistes le soin de déterminer l’origine et la famille de cette langue.

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VII.

écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">

VII.

Arrivée d’un missionnaire chez les Cœurs d’Alêne.


Les nouveaux chrétiens voient en tout missionnaire un messager du ciel, et l’on ne saurait dire la joie que leur
Mission indienne
cause sa venue. Pour en donner une idée, il suffira de rapporter ce qu’écrivait il y a quelque temps un missionnaire nouvellement arrivé dans cette Réduction. « Après

avoir fait par mer le trajet de San Francisco à Portland, principale ville de l’Orégon, et de Portland à Walluda, petite ville du territoire de Washington, sur les bords du grand et beau fleuve Colombia, il me restait encore à parcourir à cheval 240 milles pour atteindre la Mission du Sacré-Cœur, dans la Réserve des Cœurs d’Alêne. À Walluda, je rencontrai un missionnaire venu à ma rencontre. Il amenait un cheval pour moi et un autre pour les bagages. Vers midi, nous nous mîmes en route pour arriver avant la nuit à Wallawalla, distant de 30 milles, où il avait laissé les couvertures et les provisions. Il nous fallut galoper longtemps ; j’arrivai à demi mort de fatigue et affreusement courbaturé par cette course rapide. Nous nous reposâmes un jour, puis nous repartîmes, et après avoir parcouru 35 milles, nous descendîmes dans la maison d’un Américain. Le matin nous remontâmes de nouveau à cheval, et après avoir parcouru 40 lieues, nous campions à la belle étoile. Mon compagnon, me voyant à bout de forces, déchargea les valises, dessella les chevaux et les attacha à de longues cordes pour qu’ils pussent brouter dans la prairie, alluma un grand feu et me prépara un léger souper avec une tasse de café. Après le repas, il étendit sur la terre nue deux peaux de bisons avec deux couvertures de laine. Le lit était, à vrai dire, un peu dur, mais j’y dormis profondément jusqu’au matin. Mon compagnon, éveillé de bonne heure, fit sa méditation et prépara le déjeuner, pendant que je faisais la grasse matinée. Quand tout fut prêt, il m’éveilla : « Eh ! mon brave, faites un grand signe de croix, récitons l’Angelus et venez déjeuner. » Alors je mangeai un peu, mais je me sentais encore bien fatigué. Après ce modeste repas, on sella les chevaux, rechargea les bagages et nous nous remîmes en chemin. Vers le soir, après une course de 30 milles, nous campions de nouveau à la belle étoile. J’étais honteux de voir qu’avec la meilleure volonté du monde, je ne pouvais jusqu’ici aider en rien mon compagnon ; mais, à partir de ce moment, je pus lui donner un coup de main. Car de jour en jour je m’accoutumais à ce genre de vie et me sentais plus fort ; si bien que huit jours après, à notre arrivée à la Mission, on me surnomma « Yopicut Kuailef », la vigoureuse et forte Robe Noire.

« L’avant-dernier jour de notre voyage, avant midi, nous avions rencontré quelques tentes de sauvages ; nous nous arrêtâmes et tous vinrent à notre rencontre et nous firent le meilleur accueil ; en nous serrant la main, ils nous invitèrent à descendre de cheval pour entrer dans leur tente.

» Mon compagnon me dit : « Ce sont des Cœurs d’Alène ; ils ont un enfant à baptiser, ils veulent voir la nouvelle Robe Noire et sans doute la baptiser elle aussi d’un beau nom sauvage.

» — Et comment m’appelleront-ils ? demandai-je.

» — Je ne sais pas, peut-être Ours Noir, ou Loup Féroce, ou encore Grand Mangeur.

» — Eh ! quels beaux noms !

» — Ce sont de très beaux noms dans ce pays-ci ; entrons.

» — Mais où est la porte ?

» — Comment ? après avoir tant étudié, vous n’êtes pas encore capable de trouver la porte d’une tente de sauvage ? La voici. » Et soulevant une peau, il découvrit une ouverture d’environ 30 cm. de diamètre.

» — Et comment entre-t-on ? » — Vous voilà bien embarrassé ! On baisse la tête, on se met à quatre pattes et on rampe comme un chat. » Cela dit, il entra le premier et je le suivis. On avait déjà préparé en guise de siège une peau de buffalo sur la terre nue ; nous nous assîmes les jambes étendues et la conversation commença, sans que je pusse saisir un seul mot.

» — Que disent-ils ?

» — Ils demandent si nous voulons dîner.

» — Eh bien, dînons.

» — Un peu de poisson sec, grillé, avec des racines, sera tout le menu ; mais si vous voulez attendre, on vous servira à l’américaine.

» — Pas du tout, mangeons à la sauvage. »

» De fait on mangea ainsi ; et le repas fini, dans une tente transformée en chapelle, je baptisai un enfant ; et ce furent là les prémices de ma mission. Je parlai un peu par interprète, et ces bons sauvages étaient tout heureux de voir un missionnaire qui dès son arrivée mangeait déjà comme eux.

» — Tu t’appelleras « Yopicut », me dit le chef. Je le remerciai et, après une bonne poignée de main, nous partîmes.

» — Vous voilà bien embarrassé ! On baisse la tête, on se met à quatre pattes et on rampe comme un chat. » Cela dit, il entra le premier et je le suivis. On avait déjà préparé en guise de siège une peau de buffalo sur la terre nue ; nous nous assîmes les jambes étendues et la conversation commença, sans que je pusse saisir un seul mot.

» — Que disent-ils ?

» — Ils demandent si nous voulons dîner.

» — Eh bien, dînons.

» — Un peu de poisson sec, grillé, avec des racines, sera tout le menu ; mais si vous voulez attendre, on vous servira à l’américaine.

» — Pas du tout, mangeons à la sauvage. »

» De fait on mangea ainsi ; et le repas fini, dans une tente transformée en chapelle, je baptisai un enfant ; et ce furent là les prémices de ma mission. Je parlai un peu par interprète, et ces bons sauvages étaient tout heureux de voir un missionnaire qui dès son arrivée mangeait déjà comme eux.

» — Tu t’appelleras « Yopicut », me dit le chef. Je le remerciai et, après une bonne poignée de main, nous partîmes.

» Le soir, nous nous arrêtâmes près du Lac Cœur d’Alène, dans un campement de sauvages. Les Indiens vinrent nous souhaiter la bienvenue et nous offrirent leurs services pour préparer notre repas ; mais quand tout fut prêt, ils disparurent en disant qu’ils reviendraient après notre souper pour se confesser, parce qu’ils n’avaient pas pu se rendre à la Mission, faute de chevaux.

» De fait, après le souper, le chef donna un coup de cloche et ils se réunirent dans une grande chapelle où nous les rejoignîmes. La Robe Noire fit le signe de la Le soir, nous nous arrêtâmes près du Lac Cœur d’Alène, dans un campement de sauvages. Les Indiens vinrent nous souhaiter la bienvenue et nous offrirent leurs services pour préparer notre repas ; mais quand tout fut prêt, ils disparurent en disant qu’ils reviendraient après notre souper pour se confesser, parce qu’ils n’avaient pas pu se rendre à la Mission, faute de chevaux.

» De fait, après le souper, le chef donna un coup de cloche et ils se réunirent dans une grande chapelle où nous les rejoignîmes. La Robe Noire fit le signe de la croix et tous ces Indiens agenouillés commencèrent à prier à haute voix avec recueillement et dévotion. J’étais transporté d’admiration et de plaisir. Après la prière, ils entonnèrent le cantique du soir à la Madone. Oh ! la suave et pieuse mélodie ! Et cela au cœur des forêts vierges des Montagnes Rocheuses ! Après le cantique, le Père leur posa quelques questions sur la doctrine chrétienne, auxquelles ils répondirent, jeunes et vieux, y compris le chef. Ensuite ils se confessèrent dans l’espoir de communier le lendemain ; et quand ils virent que la chose n’était pas possible, vu que nous n’avions pas apporté notre pierre d’autel pour célébrer, ils en furent désolés.

» Le lendemain, nous nous remîmes en route et entrâmes dans une épaisse forêt, et vers 3 h. de l’après-midi nous débouchâmes dans une clairière où s’élevait une fort jolie petite église entourée de maisonnettes rangées autour d’une belle place. Je n’aurais jamais cru trouver dans ces déserts un aussi beau village.

» — Qui a bâti cette église avec portique à colonnes ?

» — Les sauvages, instruits et aidés par le P. Magri, maltais, et dirigés par le P. Ravalli, romain, qui en fut l’architecte.

» — Et vous appelez sauvages des gens qui savent élever de tels édifices ?

» — Ils s’appelaient ainsi avant la venue des missionnaires et ils s’appellent encore ainsi, quoiqu’ils soient d’habiles ouvriers et d’excellents chrétiens. »

» En ce moment nous entrions dans le village et les voici tous qui nous entourent pour nous souhaiter la bienvenue. Le missionnaire de la tribu vint à notre rencontre, modérant l’enthousiasme de ses paroissiens qui, tout joyeux de nous voir arriver, se bousculaient pour nous prendre la main. « Mes enfants, disait-il, ces bons Pères sont fatigués ; laissez-les entrer dans leur case pour se reposer ; un peu plus tard, je vous appellerai et vous viendrez les voir. »

» Ils nous quittèrent avec ces mots « Gest spalgat » (bonjour), et nous entrâmes dans ce palais de six petites chambres, que le Père missionnaire avait coutume d’appeler en plaisantant son « étui ». La chambre, en effet, était juste assez grande pour contenir un lit, une petite table, deux chaises et un poêle. Cette maisonnette, ces cellules me sont plus chères que tous les palais du monde. Et je commence à apprendre cette langue, vraiment sauvage… »


VIII.

Les fêtes religieuses chez les Cœurs d’Alêne.


« Déjà un grand nombre d’Indiens étaient réunis à la Mission et il en arrivait d’autres chaque jour pour la fête de Noël, qu’ils appellent la fête des « Toopskelinger », c’est-à-dire « des coups de fusil » ; on verra plus loin pourquoi ils la nomment ainsi.

» Dès le commencement de la neuvaine, l’église était bondée de monde, le matin pour la messe et le chapelet, le soir pour l’instruction et le salut.

» Tous les Cœurs d’Alêne sont-ils déjà ici ? demandai-je au missionnaire.

» — Non, on en attend encore d’autres.

» — Et quand ils seront arrivés, où se mettront-ils, puisque l’église est comble ? »

» — Le sauvage sait toujours trouver une place ; et si vraiment il n’y en avait plus, on sortirait les bancs et l’on mettrait les plus jeunes dans le chœur. Du reste soyez certain qu’une église que nous disons comble en Europe, pourrait ici contenir encore "deux fois autant de monde.

» — Combien sont-ils en tout, les Cœurs d’Alêne !

» — Avec leurs amis, catholiques de la tribu des Spokanes, ils sont environ un millier.

» — Viendront-ils tous ?

» — Certainement, quand même il y aurait plusieurs pieds de neige. Je vous montrerai une vieille Indienne venue à pied de 30 milles de distance, et qui a dû traverser plusieurs rivières avec de l’eau jusqu’à la ceinture. »

» Cependant les Indiens continuaient à arriver chaque jour à la Mission ; lorsque tous furent réunis, les chefs s’assemblèrent en conseil et en séance publique, discutèrent les différentes causes civiles et criminelles qu’ils avaient à traiter. Ensuite le grand chef, président du conseil, après avoir pris l’avis de tous les autres chefs, prononça Li sentence, condamnant quelques-uns à la réprimande, un à dix, un autre à 50 coups de bâton, un troisième à deux jours de prison et de jeûne.

» Le septième jour de cette neuvaine, le missionnaire confessa les femmes, du matin au soir, et, le huitième jour, les hommes. Pendant ce temps, des jeunes gens préparaient sur la place un immense bûcher, en grande partie de bois résineux, pour allumer un grand feu pour la nuit de Noël. Le neuvième jour se passa encore à entendre les confessions jusqu’au soir. Et quand le pauvre missionnaire croyait en avoir fini et se retirait pour prendre un peu de repos avant la messe de minuit, voici venir une foule de gens avec mille doutes et difficultés. Un chef voulait savoir combien de coups de fusil on devait tirer ; un autre ce qu’il devait dire au peuple avant d’entrer à l’église ; un troisième à quelle heure on devait allumer le bûcher ; puis un vieillard demanda combien de bergers étaient venus adorer l’Enfant Jésus ; un jeune homme qui devait chanter voulait qu’on lui rappelât deux ou trois paroles du cantique de Noël, qu’il avait oubliées ; le premier chantre venait s’informer de l’ordre des cérémonies et des chants ; un bon vieux qui avait fumé sa pipe quelques instants auparavant, demandait s’il pouvait communier à minuit ; et une foule d’autres questions du même genre. C’était un vrai tourment pour le missionnaire, fatigué par les prédications de la neuvaine et par trois jours entiers de confessions ; mais pour moi c’était une vraie joie de voir tant de foi, de simplicité et de confiance dans le Père. Enfin à 11 h. on alluma le feu sur la place, et on se serait cru en plein jour. Les Indiens s’assemblèrent autour et les chefs se mirent chacun à leur parler de la fête. La nuit était très froide et, bien que le sol fût couvert de plus de deux pieds de neige, personne n’y prenait garde, tous semblaient jouir de la solennité et écoutaient avec plaisir les discours des chefs. Je contemplais tout cela de la porte de l’église et de temps en temps je m’approchais du feu pour me réchauffer. Les discours finis, la cloche sonna et le peuple rentra en bel ordre dans l’église. À un nouveau signal, on salua d’une décharge générale la naissance du Rédempteur, et le Gloria in excelsis Deo, alternant avec des couplets en langue indienne, retentit harmonieusement dans la gracieuse petite église, changée en un vrai paradis sur terre. Après le Gloria, et comme il était près de minuit, à un nouveau signal de la cloche, on tira une nouvelle salve, et la grand’messe commença. J’y pris part comme maître des cérémonies, et je dirigeai les évolutions d’une demi-douzaine de petits enfants de chœur indiens. Les chantres entonnèrent un très solennel Kyrie que je n’avais jamais entendu et que toute l’assemblée reprenait en chœur. Cette musique aurait plu dans n’importe quelle ville d’Europe. La communion générale fut très émouvante ; le célébrant lui-même fut si touché de tant de ferveur qu’il versait d’abondantes larmes. Suivit alors une messe d’actions de grâces à laquelle tous assistèrent, et la cérémonie s’acheva par un « fervorino » en langue sauvage

Chefs chrétiens et deux missionnaires.

et un beau cantique. Il était 3 h. du matin. À 6 h. il y eut une autre messe à laquelle communièrent les vieillards, les aveugles, les infirmes et ceux qui avaient pris soin d’eux pendant la messe de minuit. Plus tard on chanta une autre grand’messe ; puis on prépara un grand dîner pour toute la tribu au milieu de la place : spectacle impossible à décrire ; pour s’en faire une idée, il faut l’avoir vu. »

Un mot de leur dévotion à la T. S. Vierge : elle est à la fois tendre et affectueuse, forte et persévérante. On me dit que pour la Madone ils font de grands sacrifices, qui vont parfois jusqu’à l’héroïsme. Quand un missionnaire craint de ne pas obtenir de l’un d’entre eux une chose trop pénible à l’amour-propre, il lui dit : « Faites-la pour la Madone. » Alors le « non » expire sur ses lèvres ; il rougit, courbe le front, baisse les yeux et une larme furtive roule sur ses joues. On ne peut rien refuser à la Madone ; et la nature, malgré sa répugnance, est forcée de se soumettre. Le coupable se présente au sanctuaire de Marie, prie avec ferveur ; la Ste Vierge répand dans son âme la force qui triomphe de toute difficulté, la réconciliation se fait, l’occasion est éloignée.

Ils n’ont pas moins de dévotion au Sacré-Cœur, à qui est consacrée leur église. Presque tous les adultes font partie de l’Apostolat de la Prière et de la Confrérie du Sacré-Cœur. Ils sont très exacts à réciter chaque jour les prières prescrites, et beaucoup d’entre eux viennent non seulement de loin pour communier le premier vendredi du mois, mais ils ne laissent passer aucune semaine sans faire, le vendredi, un acte solennel de réparation à ce divin Cœur, si cruellement offensé par les hommes qu’il a tant aimés ! Ceux qui ne peuvent venir le vendredi, font la sainte communion le premier dimanche du mois.

À peine eurent-ils connaissance de l’œuvre de la communion réparatrice, que sept d’entre eux se présentèrent aussitôt pour former une sainte ligue et communier chacun son jour en réparation des outrages commis envers le S. Sacrement. Pris d’une sainte émulation, ils obtinrent de former plusieurs séries hebdomadaires de communions réparatrices.

La fête du Sacré-Cœur, bien qu’elle suive de près celle du S. Sacrement, se célèbre de la façon la plus solennelle chez les Cœurs d’Alêne, et, s’il est possible, avec plus de dévotion encore. Longtemps avant la fête, le chef envoie ses messagers aux tribus voisines, les Nez-Percés, les Spokanes, les Kalispéles et jusqu’aux Sgoyelpi, à une distance de 150 milles, pour les inviter à venir à De Smet (c’est le nom de leur village) pour prendre part à la grande fête du Sacré-Cœur. Beaucoup acceptent l’invitation et après avoir célébré chez eux la fête du Corpus Domini, ils se rendent avec leurs familles à De Smet, où ils campent au nombre de plusieurs milliers. Ces fêtes attirent bon nombre de païens, dont quelques-uns se convertissent, et aussi beaucoup de blancs ; les catholiques sont attirés par leur dévotion et les protestants viennent admirer la piété des bons sauvages. Les chefs et les principaux de chaque tribu sont hébergés dans les maisons, les autres campent sous la tente. À cette occasion on fait la quête pour les pauvres. Le crieur public parcourt les rues, invitant le peuple à faire l’aumône. Alors hommes et femmes en grand nombre sortent de leurs maisons et se rendent auprès du chef, apportent couverture, chapeau, pardessus, chemise, etc. ; quelques-uns donnent de la farine, de la viande fumée, des patates ou autres provisions ; d’autres offrent un peu d’argent ; il en est même qui font l’aumône d’un cheval ou d’un veau. L’an dernier, sur l’invitation de Mgr d’Orégon, ils firent une quête pour le Pape, assez fructueuse, eu égard à leur pauvreté. Qu’il est beau de voir ces pauvres sauvages aider du produit de leur travail le Père commun des fidèles, dépouillé par les ennemis de Jésus-Christ.

Revenons à la fête du Sacré-Cœur. Voici comment on la célèbre : le matin, confessions et communions en grand nombre ; puis, messe en musique suivie de sermons en différentes langues indiennes, et après le dîner, procession solennelle avec le S. Sacrement. Partant de la grande place devant l’église, elle s’avance le long d’une avenue ornée de fleurs et de plantes odoriférantes, passe devant l’école des Sœurs, longe la principale rue du village et aboutit au collège et à la maison des missionnaires, puis revient à l’église. En tête, marche une escouade de soldats du Sacré-Cœur, bannière déployée ; ensuite viennent, recueillies et modestes, les femmes de la tribu avec leurs étendards, suivies des jeunes filles portant, toutes, les insignes d’enfants de Marie. Une grande croix portée par un chef précède les élèves du collège qui suivent leur bannière avec une modestie et un ordre admirables. Puis viennent les hommes de la tribu, rangés selon leur dignité ; et, comme pour faire contraste avec leur austère gravité, voici venir les petits enfants de chœur indiens, en soutane rouge et rochet blanc, avec une ceinture violette. Les uns tiennent des flambeaux allumés, d’autres balancent des encensoirs fumants, tandis que les petites filles vêtues de blanc et couvertes de longs voiles jettent des fleurs devant le S. Sacrement. L’ostensoir est porté par le Supérieur de la Résidence ou par le Supérieur général de la Mission, ou quelquefois même par l’évêque, entouré des Pères qui ont pu venir des Réductions voisines. Le dais est porté par les chefs de quatre tribus ; derrière, marche le grand chef avec ses conseillers ou les officiers de la milice, tous ayant un cierge à la main. Les soldats du Sacré-Cœur, en grand uniforme, escortent à cheval la procession ; et au moment de la bénédiction donnée dans l’église, ils déchargent leurs armes en signe d’allégresse.

Voilà comment ces Indiens, naguère encore sauvages, célèbrent leurs fêtes religieuses. — Un mot maintenant de leurs rapports avec le Gouvernement Américain.


IX.

Le Gouvernement et la Réserve des Cœurs d’Alêne.


Les Cœurs d’Alêne ont obtenu il y a quelque temps du gouvernement des États-Unis, ce qu’on appelle une Réserve indienne ; ils l’ont bien exploitée et en tirent grand profit. Les Blancs, ayant envahi le territoire des tribus aborigènes, les refoulèrent vers le Nord et s’emparèrent de ces immenses régions qui forment maintenant la partie occidentale des États-Unis. L’invasion ayant continué à s’étendre, la plus grande partie des Peaux-Rouges disparut. Il ne resta donc qu’un très petit nombre d’Indiens, que le gouvernement américain se décida enfin à traiter avec plus d’équité. En 1855, il signa avec les chefs des différentes tribus un accord, par lequel les Indiens cédaient à l’État la plus grande partie de leur territoire ; de son côté le gouvernement s’engageait à leur payer annuellement une certaine somme pendant vingt ou trente ans, et à respecter la partie du territoire qui leur était laissée et dont on fixa exactement les limites, en interdisant aux Blancs de s’y établir.

De là vient le nom de Réserve indienne donné à ces territoires. Les agents du gouvernement volèrent presque tout l’argent qui était dû aux Indiens, et souvent les Blancs obligèrent les chefs indiens à signer un nouveau traité par lequel ils cédaient à l’État la moitié ou les deux tiers de la Réserve. C’était une source perpétuelle de querelles, de procès et de guerres entre les Blancs et les Indiens.

Jusqu’alors les Cœurs d’Alêne n’avaient encore conclu aucun traité et il semble que le gouvernement ne leur avait pas envoyé ses agents. D’ailleurs, jamais les Cœurs d’Alêne n’auraient cédé un pouce de leur territoire à ces Anglo-Saxons, que malgré leur conversion au christianisme, ils détestaient comme les usurpateurs de leur pays et les oppresseurs de leur liberté. Bien plus, en 1857-58, ayant appris que quelques compagnies de l’armée nationale se disposaient à traverser leur pays, ils prirent les armes et combattirent les troupes américaines, d’abord avec succès, mais ensuite ils furent défaits, grâce aux renforts que reçurent les Blancs.

Cette guerre affligea tellement les missionnaires, après tant de fatigues pour convertir et civiliser les Cœurs d’Alêne, qu’il fut sérieusement question d’abandonner cette tribu à sa férocité native. Mais les officiers de l’armée, voyant que les missionnaires, malgré leurs efforts infructueux pour éviter la guerre, avaient du moins, par leur influence, empêché les massacres, les prièrent de continuer leur œuvre de civilisation. Ainsi encouragés, les Pères se livrèrent à leur travail apostolique avec une ardeur nouvelle ; leurs exhortations roulaient surtout sur la paix, la charité et l’amour du prochain. Les Cœurs d’Alène, presque tous catholiques, se repentirent de leurs excès, et suivant les conseils reçus oublièrent les injustices passées et dès lors vécurent en bonne harmonie avec le gouvernement et avec tous les Blancs. Il y eut bien jusqu’en 1868 quelques rixes entre les Américains et les jeunes gens de la tribu ; mais ces querelles s’apaisèrent facilement à la voix du missionnaire. Toutefois comme les Blancs envahissaient leur territoire de plus en plus, ils pensèrent qu’il valait mieux pour eux avoir une Réserve comme les autres Indiens. Ils demandèrent au gouvernement de leur en céder une ; mais il se passa beaucoup de temps avant que les commissaires de Washington n’eussent signé le traité. Les conditions furent les suivantes : Le gouvernement leur paierait 200.000 dollars pour le territoire cédé, n’enverrait aucun agent et les laisserait sous l’autorité de leur chef. Le Président confirma la concession, mais ne voulut pas proposer au Congrès le paiement des 200.000 dollars. Les Cœurs d’Alêne ne s’irritèrent pas de ce refus ; mais, avec leur fierté ordinaire, ils répondirent qu’ils n’avaient pas besoin de l’argent américain ; avec l’aide de la Robe Noire, ils sauraient rester bons chrétiens et bons citoyens ; la Réserve et leur travail leur fourniraient le nécessaire.

On lira avec plaisir le récit d’un épisode qui se rapporte à ces négociations. L’un des chefs s’opposait à toute cession de territoire, et, mettant ainsi la division dans l’assemblée, entravait la conclusion du traité. Alors un autre chef se leva et voulut en vain rétablir le silence ; d’autres essayèrent également sans plus de succès ; le grand chef put à peine apaiser le tumulte pendant quelques instants. Mais bientôt, l’agitation et les cris recommençant de plus belle, le missionnaire qui, sur le désir des Indiens, assistait au conseil, se leva, et, d’une voix forte, interpella par son nom le perturbateur de la paix. Celui-ci s’esquiva tout honteux, et l’ordre se rétablit aussitôt. À cette vue, les commissaires protestants furent remplis d’étonnement ; mais, au lieu de reconnaître dans ce fait la puissance de la religion catholique sur les sauvages, ils en prirent occasion de la dénigrer.

Les missionnaires avaient à grand’peine détourné les Indiens de la chasse au buffalo, cause de graves désordres, pour les appliquer à l’agriculture qu’ils avaient en aversion, lorsque les Blancs, qui convoitaient les terres de la Réserve, commencèrent à l’envahir et à s’y bâtir des maisons. À cette nouvelle, le chef alla trouver le missionnaire pour lui demander conseil. Celui-ci lui recommanda de ne causer aucun dommage à ces Blancs qui en prendraient occasion de leur déclarer la guerre et de les chasser de la Réserve. « Tâche de les renvoyer doucement, et, ceux-ci une fois partis, empêche les autres de venir. » Ainsi fut fait. Il envoya quelques-uns des siens chercher, hors de la Réserve, un endroit favorable pour y construire des habitations ; lui-même alla voir les Blancs, disant qu’il leur montrerait des terres meilleures que celles qu’ils occupaient et dont ils pourraient prendre possession légitime.

Ainsi il les amena à déloger, sauf trois ou quatre qui refusèrent de partir ; à ceux-là il offrit un prix raisonnable en chevaux ou en vaches s’ils voulaient vendre leur terre, et vint à bout de se débarrasser d’eux. Il chargea douze guerriers de parcourir chaque jour la partie la plus exposée de la Réserve, et s’ils y rencontraient des Blancs, ils devaient leur montrer les limites dont ils étaient les gardiens et leur dire qu’ils pouvaient s’établir en tel ou tel endroit hors de la Réserve. Cette manière d’agir continuée pendant trois ans mit fin aux litiges et empêcha l’invasion redoutée ; les Blancs eux-mêmes, rendant justice à leur loyauté, se firent leurs protecteurs et les aidèrent à repousser ceux qui voulaient franchir les frontières.

Dans la guerre des Nez-Percés avec les troupes des États-Unis, les Cœurs d’Alêne s’employèrent de tout leur pouvoir à maintenir la paix sur leur territoire, empêchant les Nez-Percés de faire des incursions sur leurs terres et de tuer des Américains. De plus, ils leur firent savoir que, s’ils ne se retiraient pas de leur Réserve, ils prendraient les armes contre eux en faveur des Blancs. Ainsi ils obligèrent les guerriers de cette tribu à la retraite et sauvèrent la vie à des centaines d’innocents. Après le départ des Nez-Percés, les Cœurs d’Alêne, sur l’ordre de leur chef Seltis, rappelèrent les familles qui s’étaient enfuies, et, en attendant leur retour, prirent soin de leurs champs et de leurs maisons. Ainsi la paix fut rétablie ; les Blancs firent de grandes démonstrations de gratitude à ces bons Cœurs d’Alêne, et le gouvernement bâtit sur leurs confins un fort pour les protéger.