Au Pays des Peaux-Rouges/Pieds-Noirs
CHAPITRE I.
I.
La nation des Pieds-Noirs se divise en quatre tribus qui parlent toutes la même langue : les Pieds-Noirs
proprement dits, la peuplade du Sang, les Piégans du Nord et les Piégans du Sud. Tous ces Indiens portent le nom de Pieds-Noirs, parce qu’ayant traversé une immense prairie incendiée au commencement du printemps, ils avaient eu les pieds noircis par la cendre : telle est l’origine de leur nom.
La tribu du Sang s’appelle ainsi, parce que ces Indiens en dévorant des viandes crues se remplissaient les lèvres de sang et aimaient à se montrer ainsi barbouillés.
Piégans est un mot de langue sauvage qui signifie peau de buffle, mal tannée. Ce nom fut donné à la tribu des Piégans, parce qu’ils manquaient d’ordre et de propreté dans l’entretien de leurs fourrures.
Ces quatre tribus étaient divisées en petites bandes, chacune sous la direction d’un chef et tous erraient à travers des prairies immenses, comme des loups, à la recherchecherche d’une proie. Partout où ils s’arrêtaient, ils dressaient leurs tentes, en se mettant en garde contre leurs ennemis sauvages qui, d’un moment à l’autre, pouvaient les surprendre et les massacrer.
Les Pieds-Noirs proprement dits, la nation du Sang et les Piégans du Nord vivent actuellement au Canada sous la protection du gouvernement anglais. Les Piégans du Sud habitent le Montana sous le gouvernement des États-Unis.
Les Pères Oblats du Canada s’occupent des Indiens de leur territoire, et nous sommes chargés des Piégans du Sud.
Les Pieds-Noirs du Montana (Piégans du Sud) habitent dans la partie septentrionale de cet état une vaste Réserve bornée au Nord par le Canada, à l’Ouest par la haute chaîne des Montagnes Rocheuses, au Sud et à l’Est par d’immenses prairies où les blancs commencent à s’installer ; ils s’y livrent à l’élevage des chevaux et du bétail, à la culture des terres, et se construisent des cabanes, formant de petits villages à une grande distance les uns des autres.
Les Pieds-Noirs du Montana sont forcés par le gouvernement de vivre dans des cabanes, de sorte que la Réserve tout entière est parsemée de maisonnettes, situées çà et là sur la rive des fleuves, au bord des sources et des ruisseaux, partout où se trouve un lambeau de terre cultivable. Ainsi notre paroisse de la Sainte-Famille comprend un immense territoire de plus de 6000 kilomètres carrés. C’est là notre champ de bataille ; là que, sans répit, nous nous livrons à l’évangélisation de ces malheureuses peuplades perdues dans ces vastes solitudes.
Que ces générations de sauvages aient traversé tant de siècles pour arriver jusqu’à nous, c’est vraiment chose merveilleuse ! Ils n’avaient d’autres armes que l’arc, les flèches et les couteaux de pierre, ni d’autres moyens de transport que des chiens. La pointe de la flèche était formée d’une pierre taillée en triangle ; c’est avec ce seul instrument qu’ils devaient pourvoir à leur entretien. Nourriture, vêtement, tentes, ils tiraient tout de la chair et de la peau du buffalo. Voyages ou chasses, tout se faisait à pied ; pour transporter leur mobilier, ils n avaient que des chiens ou leurs propres épaules, ce qui rendait leurs déplacements lents et difficiles, et leurs chasses fatigantes et périlleuses.
Les buffalos sont des taureaux et des vaches sauvages, dont il est dangereux de s’approcher sans autre arme que des flèches et un arc ; parfois rendus furieux par leurs blessures, ils se retournent contre le chasseur, et si celui — ci n’est pas assez prompt dans sa fuite, il court grand risque d’être roulé par terre ou lancé dans les airs sur les cornes du terrible animal. Il fallait donc user de ruses, ramper sans bruit à travers les broussailles et les herbes hautes, et, arrivé à portée, viser une partie vitale, lancer la flèche avec force de manière à percer le cuir épais pour tuer la bête. Que de fois les buffalos blessés mortellement s’enfuyaient en portant la flèche dans la plaie, privant ainsi le sauvage de sa proie et de son arme ! Quand la chasse était heureuse, toute la tribu se réjouissait, et le chasseur recevait les félicitations de tous. Outre les buffalos, on chassait aussi les cerfs, les chevreuils, les moutons sauvages, les lièvres et autres animaux. On recueillait aussi des fruits et des racines, et quand les provisions abondaient, on faisait sécher au soleil les quartiers de viande, les fruits et les racines, que l’on réservait pour les temps de disette.
C’est ici le cas de répondre aux calomnies des blancs qui accusent les sauvages de paresse, affirmant que parmi eux les femmes seules travaillent. Les vieux sauvages doivent être considérés comme des ouvriers sans ouvrage : ils connaissaient à fond l’art de la chasse qui fournissait à tous leurs besoins ; maintenant ils sont trop vieux pour apprendre un nouveau métier. Au contraire le travail des femmes reste toujours le même ; elles continuent comme par le passé à faire le ménage et à préparer les repas.
Le pauvre sauvage, après avoir couru à pied toute la journée par monts et par vaux à la recherche du gibier, revenu le soir à la maison, pliant sous le poids de sa chasse et brisé de fatigue, se couchait dans sa tente pour se reposer. On comprend alors que les femmes et les autres membres de la famille se soient empressés de le réconforter, puisqu’ils vivaient de ses fatigues. Poussés par la faim, les Indiens tâchaient de se procurer la chair du buffalo par toutes sortes de stratagèmes. Le principal consistait à faire tomber ces animaux dans des précipices. Par ce moyen, ils en tuaient plus d’une centaine à la fois. On rencontre encore dans les prairies de longues allées de pierres, qui toutes conduisent au précipice vers lequel on poussait le troupeau.
On rencontre aussi dans les plaines des cercles qui indiquent les campements d’une race très ancienne. Quand les Indiens dressent leur tente arrondie, ils amoncellent tout autour des pierres pour les maintenir contre le vent et empêcher l’accès des serpents, des rats et autres animaux semblables. Lorsqu’ils décampent, ils enlèvent les tentes et laissent les pierres à leur place. L’ancienneté de ces campements se déduit de la petitesse des cercles ; ils n’ont en effet que deux ou trois mètres de diamètre, tandis que les tentes des Indiens actuels sont beaucoup plus larges.
II
L’introduction des chevaux parmi les Pieds-Noirs du Montana ou Piégans ne remonte pas à plus de deux cents ans ; ils leur vinrent des tribus voisines. Habitués à se servir de chiens pour leurs transports, ils furent stupéfaits de voir les chevaux rapides comme les cerfs rendre les mêmes services que les chiens ; et ils appelèrent le cheval cerf-chien (punoko-mita,).
Les chevaux facilitèrent aux sauvages la chasse et les voyages, mais devinrent la cause de bien des calamités. Les Indiens, avides de se procurer ces précieux auxiliaires, pensèrent que le meilleur moyen était de les voler aux tribus ennemies. Il s’en suivit d’interminables guerres, et il n’y eut plus de sécurité ; la plus grande partie des hommes valides furent tués dans ces guerres ; fort peu arrivaient à une vieillesse avancée. Leurs batailles n’étaient d’ordinaire que de simples escarmouches, parce que les bandes de guerriers ne comptaient guère que de sept à huit hommes. Ils ne se battaient qu’en rase campagne ; leur petit nombre leur permettait de se cacher facilement et de se glisser à travers la brousse pour surprendre l’ennemi, le tuer, ravir le butin et s’échapper.
Quand l’expédition n’avait pour but que de voler des chevaux, les guerriers, arrivés en territoire ennemi, se cachaient au sommet d’une colline des journées entières, épiant tous les alentours, et la nuit venue, ils descendaient dans la plaine et s’enfuyaient avec tous les chevaux qu’ils avaient pu réunir.
Pour mieux se cacher dans leurs expéditions, ils voyageaient d’ordinaire à pied, portant avec leurs armes une longue corde faite de lanières de cuir. Arrivés de nuit à l’endroit où étaient les chevaux des ennemis, ils faisaient un large nœud coulant à une extrémité de la corde, et à quelques pas du cheval, avec la main élevée au-dessus de leur tête, ils faisaient tourner rapidement le lazzo, décrivant ainsi dans l’air un cercle horizontal, et le lançaient avec tant d’adresse que la corde s’abattait sur le cou du cheval comme un collier. Ils tiraient alors la corde et, s’approchant de la bête à demi étranglée, ils lui mettaient dans la bouche l’autre extrémité de la corde, la fixant avec un nœud sous la mâchoire inférieure, et avec cette bride improvisée l’homme sautait à cheval ; après s’être emparés ainsi du plus grand nombre de chevaux possible, ils retournaient à toute vitesse à leur campement. Cependant les propriétaires des chevaux s’apercevant du vol, entraient en fureur : de toutes les parties du camp s’élevait un concert de malédictions. C’était le moment pour les jeunes guerriers d’entrer en scène.
À l’aspect des traces laissées par les chevaux et à d’autres signes, ils jugent bien vite de la distance parcourue par les fugitifs et retrouvent les endroits où ils se sont arrêtés pour se reposer, eux et leurs chevaux ; parfois ils rencontrent un cheval qui n’a pu suivre les autres et retourne lentement vers le camp. Si les larrons, trop confiants en eux-mêmes, ralentissent le pas, ou si, vaincus par la fatigue, ils s’abandonnent au sommeil et ne peuvent regagner le temps perdu, ils sont bientôt rejoints par ceux qui les poursuivent ; ceux-ci se cachent, prenant un chemin détourné à travers la brousse, et cherchent à les surprendre par ruse. Ils leur barrent la route dans un passage étroit qu’ils ne peuvent éviter ; ou bien ils s’approchent à pied de buisson en buisson, et tout à coup tombent sur eux, les tuent et ramènent tous leurs chevaux. Si l’embuscade est impossible, et que les voleurs soient surpris en route, la bataille s’engage et les vainqueurs s’emparent du butin contesté.
Quand un guerrier a tué un ennemi, comme preuve de sa valeur, il lui enlève un morceau de la peau du crâne avec sa longue mèche de cheveux qu’il attache à l’extrémité d’un bâton, comme une banderole qu’il fait flotter au vent, et ainsi il rentre parmi les siens, triomphant, et chantant l’hymne de la vengeance. Si les voleurs de chevaux parviennent à regagner sains et saufs leur campement, ils sont reçus avec enthousiasme par toute la tribu et par des chœurs de jeunes filles qui célèbrent leur bravoure. Les ennemis arrivés aux abords du camp les attaquent, par surprise, massacrent quelques familles inoffensives, scalpent une de leurs victimes et s’enfuient en toute hâte. Ou bien ils se tiennent cachés sur une haute colline ou dans d’épaisses forêts, jusqu’à ce qu’ils trouvent pendant la nuit un moment opportun pour descendre vers une bande de chevaux ennemis ; alors ils s’en emparent, et retournent chez eux bien vengés et peut-être avec un butin plus considérable. Et ainsi la guerre ne cessait jamais, et n’était qu’une alternative d’attaques et de revanches.
D’après le code indien, quand des chevaux ont été volés, les guerriers qui se sont mis à leur poursuite, s’ils les reprennent, ne les rendent pas à leurs anciens maîtres. Conformément à la morale des sauvages, une fois les chevaux enlevés, leur propriétaire n’a plus de droits sur eux ; et les guerriers qui les ont repris au péril de leur vie, les gardent comme récompense de leur valeur. Si les voleurs de chevaux sont un certain nombre, bien qu’amis entre eux, quand arrive le partage, c’est le plus leste qui en prend le plus. Parfois éclatent de terribles querelles : ainsi deux Pieds-Noirs revenant d’une razzia chez les Corbeaux, l’un tua l’autre et s’empara de tout le butin. Il y aurait des volumes à écrire sur tous ces épisodes de guerre, si le temps ne les avait ensevelis dans l’oubli.
III.
L’orgueil est la passion dominante de l’Indien. Une longue expérience m’a convaincu que son rêve préféré est d’être chef, de dominer, de paraître supérieur aux autres par le rang et le talent. De là leur extrême susceptibilité au moindre manque de courtoisie et de respect ; de là aussi leur témérité dans les combats par amour de la gloire ; rien ne leur paraît plus beau que de raconter leurs exploits devant toute la tribu réunie, au milieu d’un silence imposant, et d’exciter la jeunesse à imiter leurs exemples. Ils rendent hommage à la supériorité des blancs dans les questions d’art ou de science ; mais ils se regardent comme supérieurs à eux en bien des points, entre autres dans leur manière d’arriver au pouvoir et de choisir leurs chefs.
Un Indien me dit un jour : « Vous autres, blancs, quand vous voyez un homme riche, vous allez à lui, vous le flattez et le prenez pour chef. Pour nous, nous ne faisons pas de chefs, mais tous les chefs se font eux-mêmes. Qu’un homme se présente et par ses exploits nous prouve sa bravoure, nous, Indiens, nous le suivons aussitôt. » Quatre choses sont requises pour un chef Indien. — La première est de posséder, la pipe. — Un jeune homme veut-il devenir chef, un beau jour il part et se retire sur une haute montagne, et là, pendant six ou huit jours, il
jeûne, prie, offre des sacrifices au soleil pour qu’il lui soit propice et lui fasse trouver une médecine, c’est-à-dire un objet ou talisman qui ait un pouvoir surnaturel et l’aide dans toutes ses entreprises. Pendant tout ce temps, il ne doit ni boire ni manger ; il se coupe une phalange du petit doigt ou de l’annulaire et l’offre au soleil. Si le soleil lui est propice, pendant son sommeil il a un songe qui lui révèle sa médecine, c’est-à-dire le talisman protecteur de toutes ses entreprises. Ce peut être une pierre de forme étrange que le soleil a déposée là pour lui ; ou bien un oiseau, ou quelque autre petit animal qu’il doit tuer, embaumer et porter sur lui. En possession de son talisman, le jeune brave descend de la montagne et annonce au camp qu’il a trouvé la médecine et une médecine puissante ; que sous peu de jours il ira voler les chevaux de telle tribu ennemie, et « qui a du cœur, me suive ! » Cinq ou six compagnons s’offrent aussitôt, et leurs préparatifs terminés, ils se mettent en campagne. Le futur chef sachant combien les Indiens aiment à fumer, emporte avec lui du tabac et une pipe ; et quand ils s’arrêtent pour manger ou dormir, après le repas, on allume la pipe qu’ils se passent de main en main après en avoir tiré quelques bouffées. Si l’expédition réussit et que la troupe revienne victorieuse, alors la médecine du jeune guerrier est bonne et nous disons qu’il posséda la pipe, c’est-à-dire qu’il s’est montré bon guide et qu’il a prouvé dans cette entreprise son intelligence et sa valeur. — Ainsi donc la première condition pour un jeune guerrier qui désire devenir chef, c’est de recevoir la médecine du soleil et de réussir dans une expédition contre les ennemis.
» La seconde condition, c’est de frapper un ennemi vivant ou mort, ou de le tuer en le frappant. Quand dans une bataille on tire et qu’un ennemi tombe, tous se précipitent à qui arrivera le premier pour le frapper : peu importe quel est celui qui le tue. La gloire est pour celui qui arrive le premier ; un second et un troisième peuvent frapper à leur tour, mais leur gloire est moindre. » La troisième condition, c’est d’enlever à l’ennemi son fusil ou son arc. Ainsi quand un guerrier frappe un ennemi et lui prend son fusil ou son arc, il a deux chances pour devenir chef. Et quand quelqu’un a rempli ces trois conditions, il est déjà considéré comme chef, mais pas complètement.
» La quatrième condition qui donne au chef la dernière consécration, c’est de pénétrer la nuit dans un camp ennemi, de couper la corde du cheval le plus rapproché d’une tente, de sauter sur ce cheval et de fuir en emportant la corde.
» Quand un Indien réunit ces quatre conditions, il est chef, et le suit qui veut. S’il a le cœur bon, un grand nombre de familles le suivront et obéiront à ses ordres. » Quand l’Indien eut fini de parler, je lui posai cette question : « Tout à l’heure tu disais que les jeunes guerriers offrent au soleil une phalange de leur doigt ; je désirerais savoir comment cela se passe. »
Et l’Indien répondit : « Voici : d’abord ils se coupent une phalange du doigt, et cette opération se fait de deux façons. La première, c’est de placer le doigt sur un morceau de bois et de faire sauter la phalange d’un coup de couteau. La seconde, c’est de se mettre l’extrémité du doigt dans la bouche et de faire passer le couteau autour de l’articulation jusqu’à ce que le morceau tombe. Ensuite ils vont chercher dans la prairie de la fiente sèche de buffalo, placent dessus la phalange et l’offrent ainsi au soleil. » En l’entendant, je me disais en moi-même : comme le diable se moque de ses adorateurs et tourne en ridicule les sacrifices qu’on lui offre !
IV.
Les premiers blancs qui entrèrent en relation avec les sauvages, leur portèrent des couteaux, des haches, des briquets pour allumer le feu, des fusils, des couvertures, des vêtements, du sucre, du café et de la farine ; et ils donnaient ces objets en échange des peaux de buffalos jusqu’à la destruction de ces animaux par le fusil ; alors les sauvages eux-mêmes commencèrent à disparaître lentement. Divisés en nombreuses nations, comptant des centaines de mille d’individus, ils peuplèrent l’Amérique dans les siècles passés, soutenant leur vie avec les produits naturels du sol et surtout la chasse ; et comme ils le prétendent, ils étaient heureux ; à présent les survivants, en petit nombre, traînent leur existence dans la déchéance et la misère.
À la fin du siècle dernier, les Franciscains avaient en Californie trente missions florissantes, distantes entre elles d’une journée de marche, avec des milliers d’indigènes : maintenant tout a disparu.
Où florissant à présent les plus superbes cités des États-Unis, s’étendait la libre campagne, parcourue par les tribus nomades. Suivant les statistiques officielles, on compte actuellement aux États-Unis 250.000 Indiens. D’après la relation adressée au secrétaire de l’intérieur en 1893, il y a 123 tribus, distribuées en 102 agences ou territoires indiens ; un employé du gouvernement les administre avec le titre d’Agent des Indiens. La population actuelle de la Réserve des Pieds-Noirs (Piégans) est de deux mille âmes. Il y a là 72 blancs mariés à des femmes indiennes, et de ces mariages sont nés 650 enfants métis. Donc dans la Réserve plus d’un quart de la population est composé de métis. Et ce qui a lieu chez les Pieds-Noirs, a lieu également dans les autres tribus. Il s’ensuit que des 250.000 Indiens vivant aux États-Unis, il faut retrancher au moins un bon quart qui ne sont pas de purs Indiens. En outre, les maladies déciment les sauvages, surtout, la tuberculose. En deux ans, le chef de tous les Pieds-Noirs, voisin de la Mission, a vu mourir dans sa case sept de ses fils, à l’âge de dix ans et au-dessous, presque tous victimes de cette maladie. Un autre Indien, nommé le Jeune-Chef, a perdu en peu de temps ses quatre fils, et il en est de même, plus ou moins, de beaucoup d’autres. La seule consolation est que presque tous ces enfants meurent baptisés.
Passer d’une vie nomade à une demeure fixe est souvent mortel pour les Indiens, pareils à des oiseaux qu’on enfermerait dans une cage. Mais ce qui leur est le plus nuisible, c’est le changement de nourriture. Ils étaient habitués à la viande de buffle qu’ils mangeaient à satiété ; privés de cet aliment, ils se trouvèrent dans une grande pénurie. Le gouvernement américain vint à leur secours en disant : Cédez-moi une partie de vos terres et je vous donne tant ; ou je vous nourris pendant tant d’années jusqu’à concurrence de cette somme. Ainsi les sauvages pressés par la faim vendirent presque pour rien d’immenses territoires. Par exemple, il y a quelques années, les Indiens de la tribu des Corbeaux cédèrent deux millions d’arpents de terre à 50 sous l’arpent !
À partir de ce moment, le gouvernement élève au milieu de la Réserve indienne une maison appelée Agence, où l’on distribue chaque semaine les provisions ou rations aux sauvages. Ces rations consistent spécialement en viande, farine ou quelque autre comestible. Après avoir reçu leurs rations, rentrés chez eux, ils consomment, en deux ou trois jours, tout ce qui devait durer une semaine entière ; et ainsi ils sont réduits à un jeûne forcé de quatre ou cinq jours, et à se contenter pour ne pas mourir de faim d’une nourriture insuffisante et malsaine. Comme ils ne mettent rien à part pour les enfants et pour les malades, tous les membres de la famille doivent se soumettre à ce régime de disette et de privations.
Telle est la cause principale de la tuberculose qui atteint les enfants dès le sein de leur mère et qui les emporte après leur naissance, faute de lait et de nourriture suffisante. De là vient que les Indiens, autrefois vigoureux et robustes, sont maintenant d’un tempérament débile et sujets à toutes sortes de maladies.
Ayant visité, case par case, la tribu des Corbeaux, j’étais mieux que personne au courant de la situation. Un jour, dans une visite à l’Agent qui était général des troupes américaines, sa femme me demanda si je croyais que les Indiens aimassent le général. La question était délicate et je répondis, à la mode indienne, que les sauvages mesurent leur amitié sur les dons qu’on leur fait. Il faut savoir que les Corbeaux ayant reçu leur ration coupent la viande en longues lanières suspendues à des cordes dans leur tente. Tant que dure cette provision, ils aiment l’Agent ; mais comme elle ne dure que trois jours, ils aiment le général trois jours et le détestent les quatre autres jours de la semaine. Il y a quelques années, les Pieds-Noirs que devait nourrir le gouvernement, mouraient de faim à cause de l’incapacité de l’Agent, qui depuis sept ans les opprimait. Les choses allèrent si loin que les autorités civiles en dehors de la Réserve durent venir au secours des Pieds-Noirs. Le grand jury de Benton adressa à la cour suprême d’Helena un réquisitoire sévère contre l’Agent prévaricateur, le major Jung. On l’accusait de taire de son Agence le refuge des voleurs de chevaux et le dépôt des objets dérobés.
Pour dire la vérité, j’ai moi-même pesé les rations des sauvages et constaté qu’ils ne recevaient que dix onces de viande par semaine, quand dix onces auraient à peine suffi pour un seul repas.
Il ne se passait pas de jour qu’un Pied-Noir ne tombât mort, de faim, et à certains jours on compta jusqu’à six morts. Les petits enfants mouraient comme des mouches, et moi-même j’eus souvent à souffrir de la famine. L’Agent pendant trois ans, craignant que je ne vinsse à connaître ses méfaits, me refusa obstinément la permission d’instruire les Pieds-Noirs ; s’il me rencontrait quelque part, il m’ordonnait aussitôt de sortir de la Réserve et de n’y plus rentrer, sous prétexte qu’il avait tous les pouvoirs du Président des États-Unis. Et je partais… mais dès le lendemain je rentrais dans un camp ou dans un autre. Et cela pendant trois ans. Le major Jung doit m’avoir dénoncé comme rebelle au gouvernement de Washington. Pour moi, voyant que les Pieds-Noirs mouraient en si grand nombre, j’informai de cette déplorable situation quelques personnes influentes de Benton et l’autorité militaire de Port-Shair ; ce qui amena l’expulsion de l’Agent.
Trois ans plus tard, je me trouvais dans la tribu des Cheyennes, quand un Inspecteur du gouvernement vint à la Mission et me demanda mon nom : « Je m’appelle Prando, » répondis-je. Et lui, prenant, un calepin, il se mit à le parcourir jusqu’à ce qu’il trouvât mon nom. « Faites attention, me dit-il, le gouvernement a l’œil sur vous. » — Et moi de répondre : « Il y a quelques semaines je m’égarai pendant deux jours et une nuit au milieu des neiges des hautes montagnes dites « les loups » : pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas envoyé à ma recherche ? »
Les Corbeaux ont eu beaucoup d’Agents ; mais à les entendre, le meilleur de tous était le premier, le major Pease. Lorsque les provisions arrivaient, celui-ci en faisait deux tas et, appelant les Corbeaux, il leur disait : « Les provisions sont arrivées et j’ai divisé le sucre, le café, les couvertures et toutes les autres choses en deux parts égales. L’une est pour moi parce que je suis votre Agent ; l’autre est pour vous, prenez-la et faites-en ce que vous voudrez. » Et de là ce dicton chez les Corbeaux : le major Pease a été le meilleur Agent parce qu’il ne nous prenait que la moitié de nos provisions.
Un jour je rencontrai le major et je le félicitai de l’estime qu’avaient pour lui les Indiens ; et voyant que cela faisait plaisir à ce pauvre vieux, j’ajoutai : « Ils disent que vous ne preniez que la moitié de leurs provisions, dont vous faisiez deux parts égales. — Oh ! répondit le vieux, cela ne pourrait plus se faire maintenant. »
Quelques Corbeaux vinrent un jour me trouver et me dirent qu’ils voulaient renvoyer leur Agent parce que c’était un voleur : ils me demandaient là-dessus mon avis. Je leur recommandai de le garder et de ne pas changer, parce que, ajoutai-je, si, comme vous dites, il a tant volé, il doit à présent avoir les poches pleines ; tandis qu’un nouvel Agent aura les poches vides et devra vous voler beaucoup pour les remplir. L’argument plut aux Corbeaux.
Le gouvernement américain réserve tous les ans plusieurs milliers de dollars pour les diverses tribus
indiennes. Il y a quelques années, il distribuait neuf millions de dollars. Dans cette somme sont comprises toutes les dépenses, le traitement des nombreux fonctionnaires et l’entretien des Indiens. Tout compte fait, le sort de cet argent est à peu près celui d’un bœuf qu’on aurait tué à Washington, fait rôtir tout entier et expédié aux Indiens par chemin de fer. À Washington même ceux qui voient ce bœuf si bien rôti et d’un si agréable fumet, se disent entre eux : Ce bœuf destiné aux Indiens est vraiment gras et doit être excellent ; coupons-en une tranche et goûtons-le. Et ils lui livrent un premier assaut. Le bœuf parti, pendant son long voyage, tous ceux qui peuvent l’approcher en coupent une tranche ; de sorte qu’à son arrivée dans la Réserve toute la viande a disparu, et il ne reste plus que les cartilages et les nerfs qui relient les os. On jette cette carcasse par terre, et on invite les Indiens à venir prendre leur part ; les malheureux accourent pour ronger les os comme des loups affamés, et se font une fête de les briser pour en sucer la moelle. De même la plus grande partie de l’argent va aux blancs et les Indiens n’ont que les restes. Voilà comment la civilisation, dans son contact avec les sauvages, aboutit à leur destruction.
V.
Tant que les sauvages sont dans l’abondance, jeunes et bien portants, ils sont heureux comme les oiseaux au printemps gazouillant dans les bosquets. Le sauvage est un être libre qui ne connaît ni ne respecte aucune loi contraire à sa volonté. Il s’abandonne à ses passions, sans réserve et sans remords. Tel est pour lui l’unique but de la vie et, après l’avoir atteint, il en jouit en paix. Mais quand il devient vieux et malade, alors la scène change. Dans les plus graves maladies, il ne peut se procurer une nourriture convenable. J’ai vu des Indiens à l’article de la mort n’ayant qu’un morceau de pain très dur près de leur grabat ; et aussi longtemps qu’ils pouvaient étendre la main et grignoter ce morceau de pain, ils conservaient l’espoir de vivre ; mais dès que la force leur manquait, il ne leur restait qu’à s’étendre et mourir. S’ils ont de la viande fraîche ou séchée, ils la donnent aux malades plutôt que du pain ; mais cela non plus ne convient guère à l’estomac d’un malade. On appelle les docteurs indiens ou hommes de médecine, qui bien souvent mériteraient d’être pendus, tant sont nombreux ceux qu’ils tuent par ignorance ou par malice. Ces charlatans prétendent guérir les malades en chantant, en battant du tambour, avec leur pipe, quelques herbes ou racines et toutes sortes de cérémonies aussi inefficaces que ridicules.
En 1894 j’ai écrit sur les hommes de médecine un article publié en anglais dans le « Boston Medical and Surgical Journal », no du 15 décembre 1894, et dont voici la traduction :
Les hommes de médecine ont une grande importance parmi les Indiens. Ils sont tout-puissants et tout le monde les regarde avec respect. Leurs secrets, mystères, incantations, etc., ne sont point connus en dehors de leur secte, liai vécu seize ans au milieu des Indiens, j’ai étudié avec grand soin leur manière de voir et de raisonner, leurs mœurs, leurs lois, leur langue et tout particulièrement les hommes de médecine. J’avais gagné leur confiance et j’étais admis à leurs opérations secrètes, tandis que tous les autres étaient renvoyés hors de la tente avant le commencement de la séance.
Les Indiens ont la plus grande confiance dans ces hommes de médecine, abandonnent leurs malades entre leurs mains et les paient grassement. Parfois ils appellent deux ou trois de ces sorciers qui opèrent alternativement, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu le résultat désiré.
Une femme me disait un jour : Mon fils est malade ; j’appellerai l’homme de médecine, je le paierai bien et mon fils guérira. Quand nous ne payons pas nos docteurs, leurs remèdes sont inefficaces ; mais quand nous les payons bien, leurs remèdes font merveille. Je suis à même de payer, car j’ai beaucoup de chevaux.
Ces docteurs acceptent volontiers ce qu’on leur offre pour leurs services ; parfois même ils prennent de force et emportent ce qu’on ne veut pas leur donner.
Un jour une pauvre femme vint à moi tout en larmes ; un serpent à sonnettes avait mordu son cheval à la jambe, et le sorcier après ses incantations avait pris tout ce que possédait la pauvresse, c’est-à-dire un dollar et une couverture. « Je n’ai plus de couverture, ajouta-t-elle ; mon cheval n’est pas guéri, et moi qui ne puis marcher, me voilà à pied. » Et avec un éclair d’indignation dans les yeux, elle se baisse, ramasse une poignée de poussière et la lance dans l’air en s’écriant : « C’est là tout ce qui me reste, un peu de poussière ! » Je m’efforçai de calmer la pauvre femme et j’envoyai chercher l’homme de médecine. Il vint presque aussitôt et je l’exhortai à rendre ce qu’il avait pris, puisque le cheval n’était pas guéri. Son remède consistait à faire des entailles au couteau dans la partie gonflée de la jambe du cheval et à l’asperger avec une infusion de menthe.
Pour préparer un bain de vapeur, les Indiens prennent une douzaine de branches qu’ils enfoncent dans le sol en un cercle de deux ou trois mètres de diamètre ; ils abaissent les extrémités des branches et les lient ensemble, formant ainsi une tente qui ressemble à une grande corbeille renversée. Ils s’enveloppent de couvertures, allument au dehors un grand feu sur lequel ils mettent des pierres grosses comme la tête d’un homme. Quand les pierres sont brûlantes, ils les poussent avec des bâtons jusqu’au milieu de la tente et en font un petit tas. Le malade se déshabille et entre dans la tente avec un seau d’eau ; un des assistants rabat les couvertures sur la porte et le patient reste dans l’obscurité la plus complète. Il verse quelques tasses d’eau sur les pierres brûlantes et la vapeur s’élève ; le baigneur s’étend par terre et la vapeur se condense à la partie supérieure de la tente et descend peu à peu sur les membres qui se couvrent de sueur. Après cinq ou dix minutes, à un signal donné de l’intérieur, l’assistant soulève la couverture ; la vapeur s’échappe en nuage épais et l’Indien se remplit les poumons d’air frais. Cette opération se renouvelle plusieurs fois, et enfin le malade sort de la tente tout ruisselant de sueur. Quelques-uns courent se plonger dans l’eau du fleuve, d’autres se couchent par terre, laissant au vent le soin de les sécher.
À la vertu curative de ce bain de vapeur, les Indiens ajoutent leurs superstitions et font de la tente de sueur une tente de prières ; ils prient à haute voix de manière à être entendus de tous ceux du dehors. Avant une entreprise importante, ils ont coutume d’entrer dans la tente de sueur, où ils prient pour eux-mêmes et maudissent leurs ennemis ; parfois aussi ils se livrent à cette pratique dans un but tout à fait mauvais.
Quelquefois ce traitement est avantageux à leur santé, mais souvent il leur est nuisible, à cause du passage subit de l’extrême chaud à l’extrême froid. J’ai vu moi-même un homme atteint de pleurésie, jeté nu de la tente de sueur dans la neige. La mort ne se fit pas attendre.
Leurs remèdes se réduisent à quelques racines qu’ils emploient comme cathartiques ou émétiques. En dehors de cela, ils ont peu de véritables remèdes. Ils chantent, battent du tambour, font semblant d’aspirer le virus ou le mauvais esprit du corps malade, emploient la pipe et des pierres de forme curieuse avec une variété de cérémonies que seule peut inventer la cervelle d’un Indien. Ils imitent le mugissement du taureau ou le sifflement du serpent, etc. Ils terminent en comprimant le ventre du malade avec les poings ou avec des bâtons recourbés, ou bien encore ils sautent sur lui et le foulent de leurs pieds, comme le raisin dans le pressoir.
Battre du tambour et chanter est le grand remède. Un pauvre malade est-il enflé par tout le corps, ou en proie à de vives souffrances, l’homme de médecine place sa main au-dessus d’un foyer, et quand elle est chaude, il l’étend au-dessus du malade en l’agitant avec rapidité comme dans un accès de délirium tremens. En même temps il chante ou imite le sifflement d’un serpent ou la détonation d’un coup de fusil.
La pipe joue un grand rôle dans la médecine indienne. Ils l’allument, tirent deux ou trois bouffées, l’élèvent en l’air, la présentent au soleil, puis à la terre comme s’ils fumaient en l’honneur du soleil et de la terre. L’homme de médecine aspire ou avale, je ne sais comment, une bonne quantité de fumée, puis la souffle pendant près d’une minute sur tout le corps du malade. Les uns envoient la fumée par la bouche ; d’autres, ayant couvert la pipe d’un mouchoir, soufflent dedans de manière à faire sortir la fumée par le tuyau et la promènent ainsi sur le malade de la tête aux pieds.
Ils appliquent sur le corps du malade de petites bêtes embaumées, ou des pierres de forme étrange, des limaces pétrifiées ou des serpents faits avec des chiffons. Tous ces objets sont renfermés dans des sacs de cuir bien travaillés et ornés de broderies.
Quand il y a une danse solennelle, les hommes de médecine apportent ces sacs au milieu de la loge et en font un bel étalage. Il y a beaucoup de ces docteurs parmi les Corbeaux et plusieurs ont grande réputation ; toutefois, en cas de nécessité, tout le monde, hommes et femmes, peut faire office de médecin.
Un jour, arrivé près d’une tente, au moment où je descendais de cheval, j’entendis crier : On fait médecine ! Cela voulait dire : Vous ne pouvez pas entrer. Je dis alors à l’homme de médecine qui se tenait à 1 intérieur : « Moi aussi je suis médecin, et je désire entrer pour voir comment vous faites. » Il me répondit : « Entrez ! » et j’entrai. Je vis là un tout jeune homme malade de consomption, couché par terre, le médecin assis à côté de lui, et une vieille femme accroupie à ses pieds. Le médecin avait près de lui un seau d’eau, et tenait à la main une baguette à l’extrémité de laquelle étaient fixés quelques poils de buffalo. De temps en temps il plongeait cette espèce d’aspersoir dans le seau et le secouait sur le corps du patient qui faisait mille contorsions. Le vieux docteur appliquait ses lèvres sur le côté du jeune homme, suçait la chair, puis avec deux doigts il tirait quelque chose de sa bouche, le mettait soigneusement dans la main de la vieille qu’il fermait aussitôt. Il répéta plusieurs fois cette opération, mettant toujours dans la main de la femme ce qu’il prétendait tirer du corps du malade. Saisissant le moment où il mettait ses doigts dans la bouche, j’avançai la main pour recevoir ce qu’il avait tiré. Il me le donna et me ferma le poing ; je le rouvris et trouvai un morceau d’ongle. Il faisait croire à la vieille et au jeune homme qu’il avait réellement tiré quelque chose du corps de l’infirme, la cause de la maladie, et qu’il l’avait guéri.
Une autre fois, je me trouvais dans une case où un jeune garçon de dix ans avait la fièvre paludéenne. L’homme de médecine vint, portant des herbes dans un petit sac. Il déposa le paquet, et avec deux doigts il commença à presser le corps du malade en diverses parties pour trouver le siège du mal. Enfin il montra les côtes et dit : « Là est le mal. » Il se mit de l’herbe sèche dans la bouche, la mâcha et la cracha ensuite sur le corps du malade ; puis il approcha ses lèvres des côtes et se mit à sucer en mugissant comme un taureau, balançant la tête à droite et à gauche comme s’il voulait arracher une racine avec les dents. Il se releva et laissa couler de sa bouche sur sa main la salive verte. La, grand-mère de l’enfant me dit toute triomphante : « Voyez le pus qu’il a sucé ! » Je me levai brusquement comme si j’avais voulu en venir aux mains avec l’homme de médecine, je lui dis d’un ton irrité : « Tu es un imposteur ! cela n’est point du pus, mais simplement le suc de l’herbe que tu as mâchée. » L’homme de médecine, qui ne s’attendait pas à une pareille algarade, répondit froidement : « Tu as raison, cela n’est point du pus, mais le suc de l’herbe. »
Un autre spécifique de la médecine indienne consiste à masser le ventre avec les poings fermés, comme les boulangers qui pétrissent le pain, et ils font cela pour remuer les intestins et pour chasser les mauvais esprits Un jeune homme massait ainsi un mourant ; je lui demandai pourquoi ; il me répondit que dans le ventre de son frère il y avait un serpent qui peu à peu montait vers le cœur, menaçant ainsi de tuer le malade ; il voulait donc tuer le serpent avant qu’il n’arrivât au cœur. Un Indien gravement malade se plaignait d’un violent
mal de gorge ; un docteur indien entonna une chanson, et tirant le tuyau de sa pipe, il le prit dans la bouche et souffla de l’air tout autour de la gorge du patient, pendant que de la main gauche, par trois fois, il lui relevait le menton et le frappait légèrement à la gorge.
Peu d’instants après le même malade se plaignait de n’y plus voir ; un autre docteur se leva pour exercer son art. Il se mit à chanter, tandis que le malade restait assis par terre sur une couverture. Il lui mit le bras gauche autour de la tête et avec la paume de la main droite il le frappa fortement à plusieurs reprises sur la nuque, lui demandant : « Vois-tu maintenant ? » L’autre répondit : « Non. » Le docteur reprit : « Ne veux-tu pas me voir ? — Oh ! si, » répondit le malade désespéré. Et l’honneur du médecin était sauvegardé.
Le pire, c’est lorsqu’ils sautent à pieds joints sur le ventre et l’estomac du malade et le foulent à plaisir.
Le 14 août 1891, je campais au pied des montagnes appelées Big-Horn. Dans la tente voisine de la mienne vivait un vieil Indien avec sa femme, dont le nom signifiait : « Frappe le cavalier du cheval pommelé. » Le voyant malade, elle lui pressa le ventre avec les mains, et sautant sur lui à pieds joints, elle se mit à le piétiner : elle voulait le faire vomir. Je courus à elle et la repoussai loin du patient. Après le dîner, celui-ci prit un bain dans le ruisseau voisin. Alors la vieille vint me dire : « Mon mari veut que je le foule avec les pieds ; » je lui répondis que les Indiens avaient des oreilles de fer, qu’ils ne voulaient rien entendre de ce qu’on leur disait pour leur bien et qu’elle était libre d’agir à sa guise. L’homme sortit de l’eau et se coucha par terre sur le dos couvert d’un chiffon. La femme sauta sur la victime et recommença sa brutale opération. Appuyée sur le pied gauche, elle pressait de toutes ses forces avec le pied droit. L’homme poussa un hurlement formidable : j’accourus ; d’après les apparences, il était mort. Ce qui augmenta ma surprise, c’est que la femme continuait le traitement homicide, persuadée qu’il respirait encore. Il vint une autre femme ; ensemble elles traînèrent le corps dans la tente, et toutes deux avec les deux poings se mirent à presser le ventre de l’homme, le regardant fixement. Je me tenais debout à la porte, contemplant ces deux tigresses. Quelques minutes après l’homme étant certainement mort, elles roulèrent le cadavre dans une couverture, le ficelèrent avec une corde et le portèrent à la sépulture avec des pleurs et des lamentations. La pneumonie ou inflammation des poumons emporte grand nombre de sauvages et très vite. Mal nourris et mal vêtus, exposés à un froid intense, ils n’offrent aucune résistance à la maladie : ils portent des chaussures de cuir souple ; quand il pleut ou quand il neige, ils marchent pieds nus, ne remettant leurs chaussures sèches que lorsqu’ils sont rentrés chez eux.
VI.
Voilà plus d’un demi-siècle que les Indiens trafiquent avec les blancs et reçoivent en échange les objets qui leur sont nécessaires. Des Compagnies américaines remontaient les fleuves avec des barques chargées de provisions et d’objets curieux, ou venaient par terre sur des chariots attelés de bœufs et de chevaux ; ils abordaient les Indiens, échangeaient les marchandises, et retournaient aux États revendre les peaux avec de grands profits. Malheureusement ces blancs étaient presque tous des aventuriers, gens sans scrupules et sans conscience, et ils introduisirent dans le pays l’eau-de-vie. Les Indiens, habitués à satisfaire toutes leurs passions, après avoir goûté la liqueur, furent incapables de se modérer ; tant qu’ils avaient envie de boire, ils buvaient ; il s’ensuivait des orgies effrayantes et même des meurtres quand une bande était ivre. Ils commettaient toutes sortes de crimes : les uns se suicidaient, les autres tuaient ceux qui leur étaient les plus chers, femmes, parents, amis, tous tombaient victimes de la funeste liqueur. Les sauvages dont elle a causé la mort se comptent par milliers. Le dernier meurtre fut commis le 1" décembre 1899 : un Pied-Noir, sorti de la Réserve, était allé dans un village voisin où il s’était enivré jusqu’à devenir furieux : un blanc l’abattit d’un coup de fusil.
En 1894, au cœur de l’hiver, par un froid rigoureux, je m’étais réfugié pour la nuit dans la tente d’un chef, au fond de laquelle je m’endormis. Vers minuit, quelques sauvages chargés d’eau-de-vie, entrèrent dans la tente et se mirent à la vendre à leurs amis. Une couverture pour une chopine, une selle pour une bouteille, un dollar pour un verre. Ils passèrent alors dans une autre tente et l’orgie commença. Je dis au chef d’amener mon cheval, et voulais partir immédiatement. « On va bientôt, — lui dis-je, tirer des coups de fusil dans toutes les directions, et je n’ai nulle envie de me faire tuer. » Le chef m’assura qu’il veillerait à ma sécurité et je restai chez lui. Le lendemain tout était tranquille ; seulement, au dehors, on voyait çà et là des hommes et des femmes, couchés sur le sol, en état de complète ivresse. Leurs parents les traînèrent dans les loges et les gardèrent à vue, jusqu’à ce qu’ils eussent repris leurs sens.
Quelques sauvages, lorsqu’ils sont ivres, sont prêts à se livrer à tous les excès, et j’ai vu quelquefois des familles entières courir se cacher dans la brousse ou dans d’autres cases, jusqu’à ce que cet accès de folie fût passé.
VII.
Les tribus indiennes diminuent de plus en plus, et par les mariages contractés dans la même tribu, tous deviennent parents entre eux ; de là l’appauvrissement du sang et une génération des plus misérables, héritière de tous les maux, sans moyens de réagir. Si cela continue ainsi, en moins d’un siècle, l’histoire des tribus indiennes sera close ; elles seront ensevelies dans l’oubli, il n’en restera plus que le nom… dans les livres.
Ajoutez la haine implacable de beaucoup de blancs envers les Indiens : ils ne manquent pas une occasion de leur faire tout le mal possible et disent qu’un Indien est bon quand il est mort ou tué.
Il existe un ouvrage anglais intitulé : A century of dishonor, « Un siècle de honte », dans lequel Madame Helen Jackson expose la conduite du gouvernement des États-Unis envers quelques tribus indiennes. Profitant de la liberté américaine, cet auteur avait pénétré dans les Archives du gouvernement et recueilli une foule de documents qui lui permirent de rédiger contre le même gouvernement un terrible réquisitoire. Elle y montre comment, pendant un siècle environ, il n’a fait qu’opprimer les Indiens, violant les traités, leur enlevant leurs terres, les refoulant dans les déserts, les tuant et commettant beaucoup d’autres injustices qui le déshonorent et le couvrent d’ignominie.
VIII.
Le massacre des Pieds-Noirs par les troupes du colonel
Baker.
La tribu des Pieds-Noirs fut toujours la terreur des tribus voisines. À l’arrivée des blancs, pour une raison ou pour une autre, ils en vinrent aux mains avec eux. Si un Pied-Noir avait été tué par des Indiens ou par des blancs, d’après leurs coutumes, un Indien ou un blanc devait être tué en représailles.
En 1873, les Pieds-Noirs firent quelques incursions sur les bords de la rivière du Soleil, volèrent des chevaux, tuèrent des blancs et s’enfuirent vers le Nord. Quelques compagnies de soldats américains, sous le commandement du colonel Baker, se mirent à leur poursuite. Les éclaireurs découvrirent, sur les bords du fleuve Maria, un camp d’environ quatre-vingts tentes de Pieds-Noirs, et aussitôt ils revinrent en informer le colonel. Celui-ci, supposant que c’était les voleurs, fit avancer ses troupes et prit position près du camp. Au point du jour, pendant que les sauvages étaient encore endormis, il ordonna d’ouvrir le feu sur les tentes, et fit un affreux massacre de ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants. Or les Pieds-Noirs qui avaient fait la razzia, ne s’étaient pas arrêtés au fleuve Maria, mais avaient continué leur fuite précipitée vers le Nord, d’où, après une longue chasse, revenaient précisément ces malheureux chargés de peaux de buffalo : ignorant ce qui s’était passé, ils se dirigeaient vers Benton pour y vendre le produit de leur chasse et acheter ce qui leur était nécessaire. Et ainsi, par une fatale erreur, beaucoup d’innocents avaient été sacrifiés. Sur quatre cents personnes, soixante-dix à peine échappèrent, et presque toutes blessées.
Ce massacre produisit la plus profonde impression sur l’esprit des sauvages ; frappés de terreur, ils se soumirent pour toujours. À l’heure qu’il est, toutes les tribus indiennes des États-Unis sont gouvernées par une main de fer. De même que beaucoup de blancs n’aiment pas les Indiens, de même beaucoup d’indiens n’aiment pas les blancs ; ils ne cèdent qu’à la force et ne s’avouent vaincus, sans espoir de se relever, que par la crainte des millions de blancs qui les entourent. S’ils avaient la moindre chance de vaincre les blancs, aujourd’hui même toutes les tribus se soulèveraient comme un seul homme pour rôtir vifs les blancs et les dévorer. Tels sont les sentiments qui bouillonnent dans le cœur et la tête des Indiens subjugués ; ils voient dans les blancs la cause de toutes leurs calamités et de leur destruction prochaine, dont ils ont le clair pressentiment.
Les tribus indiennes se trouvant donc dans cet état de désolation et sur le point de disparaître, il est de notre devoir de redoubler d’énergie pour en envoyer le plus grand nombre possible au ciel. S. Jean, au chapitre VII de l’Apocalypse, raconte qu’il a vu au pied du trône de Dieu une grande foule d’élus de toute tribu ; — pour accomplir cette prophétie, nous travaillons à y joindre quelques représentants de la tribu des Pieds-Noirs.
IX.
À peine un Indien a-t-il expiré, qu’on le porte à la sépulture ; seuls les membres de la famille l’accompagnent. Autrefois le cadavre était lié ou cousu dans une peau de buffalo et déposé sur un arbre ou sur une sorte d’estrade où on l’abandonnait. Maintenant ils commencent à se servir de cercueils ; cependant ils n’aiment pas à être ensevelis sous terre : voilà pourquoi bien peu nous amènent leurs morts. Presque toujours, les Pieds-Noirs se contentent de déposer le cercueil sur le sol et le laissent là sans autre cérémonie.
D’autres construisent une cabane en bois sans toiture, sur une haute colline. Cette case carrée a cinq mètres de large et deux mètres et demi de haut. On y entasse les morts de tout le voisinage : on place les cercueils les uns sur les autres avec quelques objets ayant appartenu aux défunts : pour un homme, ce sera son sac de médecine, sa selle, etc. ; pour une femme, quelque objet de ménage, une poêle, des assiettes, des cuillers etc. ; pour un enfant, ses jouets, comme de petites voitures, et ainsi de suite. Une fois j’y ai vu mener le cheval du défunt, orné de rubans ; après avoir déposé le cadavre, on tua le cheval d’un coup de fusil. L’opinion commune des blancs est que les Indiens déposent ces objets sur les cercueils et tuent des chevaux pour que les morts s’en servent dans l’autre vie.
Dernièrement, mourut un enfant de cinq ans qui était baptisé et fut enterré dans notre cimetière. Le père de l’enfant prit un coffre et le remplit des habits et de tout ce qui avait appartenu au mort et le déposa sur la tombe. Quand cet homme se fut un peu consolé, il vint me voir et je lui demandai pourquoi il avait mis ce coffre sur la tombe de son fils, s’il croyait que celui-ci en ferait usage, le priant de m’expliquer la croyance indienne sur ce point. L’Indien, nommé « Mille Chevaux », homme très intelligent, répondit qu’ils agissent ainsi pour montrer leur désintéressement vis-à-vis des choses appartenant à leurs morts. Nous savons, ajouta-t-il, que le défunt aimait beaucoup ces objets, et nous les détruisons pour que personne ne s’en serve après lui.Un chef nomme « Court-Double », homme de grande autorité dans toute la tribu, vint me voir et je lui dis : « Court-Double, dites-moi un peu : pourquoi les Pieds-Noirs laissent-ils aux morts ce qui leur a appartenu ? J’ai vu sur un cercueil d’enfant une petite charrette ; les Pieds-Noirs croient-ils que l’âme de cet enfant s’en serve dans l’autre vie ? Quand vous tuez le cheval d’un mort, est-ce pour qu’il s’en serve dans l’autre monde ? » — Court-Double répondit : « Nous donnons aux morts les objets qu’ils possédaient pendant leur vie, parce qu’ils les aimaient. En voyant ces objets, nous nous souviendrions du mort et notre douleur serait continuellement ravivée. Pour ne pas renouveler ainsi notre douleur, nous mettons avec le mort tous ces objets et ainsi nous oublions tout. Nous tuons les chevaux que le mort aimait, parce qu’il les soignait et les nourrissait bien ; si un autre les prenait, il pourrait les négliger et les laisser maigrir ; voilà pourquoi nous les tuons. »
Court-Double me narra ensuite l’histoire suivante : Le grand chef Seltis, après sa mort, était revenu à la vie. Il raconta comment après son dernier soupir il avait été transporté dans une plaine, traversée par un grand fleuve. Là il avait retrouvé tous ses proches et amis, morts depuis peu de la petite vérole : « Ils occupaient, dit Seltis, un campement composé de tentes pareilles aux nôtres. En me voyant, tous me crièrent : « Retourne chez toi ! retourne à la maison, qu’es-tu venu faire ici ? » De l’autre côté du fleuve s’élevait une tente isolée ; ils me dirent de traverser, que je trouverais là le chef qui me ferait reconduire chez moi. Je traversai, je vis le chef et le reconnus, car il était mort peu de temps auparavant. Il appela son fils et lui dit de m’amener un cheval pour que je puisse retourner chez moi. Le cheval était gris ; c’était le même qu’on avait tué aux funérailles du chef. Je partis, et lorsque j’arrivai à ma tente, le cheval se cabra et ne voulut pas approcher. Je descendis et j’entrai dans la tente : au milieu, il y avait un feu allumé et au fond mon cadavre assis par terre, le dos appuyé contre la cloison ; deux ou trois personnes le soutenaient, les yeux fixés dessus et à ce moment, je revins à moi. » Tel fut le récit de Seltis.
Il est à noter que Court-Double ne dit pas s’il croyait ou non à cette histoire ; dans tous les cas cette tradition confirme l’opinion des blancs rapportée plus haut.
« Nous croyons, continue Court-Double, que les morts s’en vont vers les collines sablonneuses appelées « Spàtei-kiù », à une centaine de milles d’ici, vers l’Est. Cet endroit est une terre désolée, où l’herbe ne croît pas. Un jour j’allai avec trois compagnons voler des chevaux aux Assiniboins ; la nuit nous surprit précisément en cet endroit mal famé. Il y avait là un petit monticule de terre taillé à pic, derrière lequel nous nous abritâmes contre le vent, pour y passer la nuit. Je dis à mes compagnons que j’avais grand’peur des morts, parce que nous nous trouvions sur leur territoire. Nous nous étions couchés sur le sol, quand vers minuit nous entendîmes une voix criant : « Oh !… Oh !… » Puis un homme qui parlait ; quelques instants après, un grand nombre de personnes qui causaient et couraient çà et là, comme des enfants en train de jouer. »
X.
Les sauvages portent quelquefois à la sépulture des hommes encore vivants. Chez les Corbeaux, il y avait un malade que je visitais chaque jour. Un matin que j’allais le voir, j’aperçus devant la tente un chariot attelé de deux chevaux : j’entrai. Le moribond était revêtu de ses habits de gala, avec la figure peinte en rouge. Les parents étaient assis en silence tout autour de la loge. Au bout de quelques instants, un d’entre eux se leva et me dit : « Cessez de lui parler ; il est temps de partir. — Et où voulez — vous aller ? — Le porter à la sépulture, répondit-il en me montrant le malade. — Comment ? Le porter à la sépulture ? mais il n’est pas mort. — Oh ! reprit l’Indien, il sera mort avant que nous n’arrivions à la colline. — Et moi je vous dis que vous ne l’emporterez pas tant qu’il sera vivant ; autrement je vais chercher la police et je vous fais mettre en prison. » Là-dessus ils renoncèrent à leur projet. Cette conversation avait lieu en présence du moribond, qui comprenait parfaitement tout ce qu’on disait. Vers le soir l’homme mourut, et on le transporta à la colline.
XI.
Le vieux Grande-Plume, en vrai Pharisien qu’il était, voulait faire parade de ses vertus et me disait : « Je ne mens jamais, je ne vole pas, mon cœur est loyal et fort. Les Pieds-Noirs qui se contentent de couper le nez à leurs femmes coupables, n’ont pas le cœur fort. Un jour on me dit que ma femme était infidèle ; je n’avais rien vu, je ne savais rien que par ouï-dire. Aussitôt je pris mon fusil, je couchai ma femme en joue et je l’étendis raide morte. — Scélérat ! » m’écriai-je. — Mais il continua à me raconter d’autres meurtres qu’il avait commis, à moitié ivre, ajoutant que tout le monde le respectait
et avait grand’peur de lui.
Une femme de la tribu des Corbeaux avait sur la tête une cicatrice large comme une pièce de cinq francs, où il n’y avait pas de cheveux, mais seulement une peau très mince. J’avais entendu parler de cette femme et je la priai de me raconter son histoire. « J’étais encore jeune fille, dit-elle ; mon père avec quelques autres familles des Corbeaux était campé au delà du fleuve Yellow Stone. Dans le voisinage se trouvait une colline sur laquelle avait été enseveli un de nos parents ; je voulus y aller avec deux autres femmes. Nous touchions presque au sommet de la colline ; c’est tout ce que je me rappelle. Vers le soir je me trouvai couchée dans la tente avec une blessure au côté et la tête bandée. On me dit que sur la colline il y avait des Pieds-Noirs en embuscade et qu’ils avaient tiré sur nous. Nos guerriers accourus trouvèrent mes deux compagnes mortes et moi sans connaissance ; avant de partir les Pieds-Noirs avaient enlevé à chacune de nous un morceau de peau avec les cheveux à l’endroit où vous voyez encore la cicatrice. »
Une femme de la tribu des Têtes-Plates, mariée au Pied-Noir Grande-Plume, avait une chevelure magnifique. Des Corbeaux l’ayant rencontrée l’attaquèrent à coups de fusil et elle tomba blessée. Les Corbeaux la croyant morte et voyant sa belle chevelure, lui scalpèrent toute la tête, ne laissant que quelques cheveux sur la nuque d’une oreille à l’autre. Cette femme revint à la santé : tout autour de la tête, la peau se reforma, laissant seulement voir au sommet du crâne l’os dénudé et légèrement noirci. Cette femme vit encore parmi les Têtes-Plates. Ce fait me fut raconté par Court-Double ; et Grande-Plume que j’interrogeai, me le confirma. Il devait être bien renseigné, puisqu’il s’agissait de sa femme.
XII.
Pour mesurer un objet, les sauvages prennent un bâton, serrent entre leurs doigts l’extrémité inférieure et comptent : un ; puis par-dessus ils appliquent l’autre main et comptent : deux, et ainsi de suite. D’autre part, ils sont très fiers de leur chevelure ; plus elle est longue et épaisse, plus ils l’apprécient.
Il y avait chez les Corbeaux un chef dont la chevelure ne cessait de croître ; et il aimait à répéter que lorsqu’elle aurait cent mains de long, il mourrait. Or, quand il mourut, on mesura sa chevelure, elle avait précisément cent mains de longueur. Ses parents la coupèrent et la gardèrent précieusement comme un trésor et comme un remède tout-puissant. Tous les Corbeaux connaissent ce fait ; ils en parlent souvent et nomment la personne qui possède ce joyau. Un jour que je me trouvais chez le possesseur de cet objet merveilleux, je le priai de me le montrer. Le bon vieux, tout heureux, prit un paquet accroché à une perche, le posa par terre et l’ouvrant avec précaution me dit : « Les cheveux avaient cent mains de longueur, mais j’en ai coupé vingt-cinq pour les donner à quelques amis partant en guerre ; de sorte qu’il ne m’en reste plus que soixante-quinze. — Soixante-quinze, répliquai-je, c’est une belle longueur. » Il déploya la chevelure sous mes yeux ; elle ressemblait à une longue corde non tressée ; les cheveux étaient liés ensemble et collés de distance en distance avec de la résine. La case était un peu obscure et je demandai la permission d’aller regarder la corde au grand jour. Je sortis, je pris la prétendue chevelure par un bout et me mis à l’examiner en la tournant entre mes doigts. Je découvris qu’à chaque intervalle de 7 à 8 mains de nouveaux cheveux étaient ajoutés aux autres. J’appelai le vieux et lui dis : « Eh mais ! dites donc ! ces cheveux sont collés bout à bout avec de la poix. — Non, ils ne sont pas collés, dit-il, mais rompus. — Pas du tout, répondis-je ; s’ils étaient rompus, la cassure serait circulaire, tandis qu’elle s’étend en diagonale sur une longueur de deux pouces ; attends, je vais te faire voir la même cassure à chaque sept ou huit mains de distance. » Ainsi fut fait, et je jetai la corde en disant : « C’est une insigne supercherie. » Dans la loge voisine se trouvait un grand chef avec une douzaine de guerriers ; j’entrai et je dis : « Cette longue chevelure n’est composée que de cheveux ajoutés bout à bout ; c’est la plus grande tromperie que j’aie jamais vue ; et si vous me prouvez que les cheveux sont d’une seule pièce, je vous donne ma tête à couper. » Ils ne répondirent rien et je m’en allai.
Démasquer ainsi les fraudes est une leçon qui vaut le meilleur sermon pour ouvrir les yeux des imposteurs et de leurs dupes.
XIII.
La « loge de médecine » est la plus grande solennité
religieuse des Pieds-Noirs ; elle dure encore et durera aussi longtemps qu’il y aura de vieux Indiens obstinés ou que le gouverneur tolérera cet usage.
C’est un sacrifice au soleil qui se célèbre chaque année par suite de quelque vœu : par exemple un sauvage tombe-t-il gravement malade, sa femme sort de la tente dès l’aube et promet au soleil que si son mari revient à la santé, elle fera la « loge de médecine » en son honneur. Si l’homme guérit, on fait savoir à toute la tribu que sa femme fera « la loge de médecine », dont elle sera la prêtresse ; et s’il y a eu plusieurs vœux, il y a autant de prêtresses que de vœux.
La saison choisie est toujours l’été, parce qu’on peut dresser un grand nombre de tentes ensemble, et qu’on n’a besoin ni de bois ni de foin. Toute la tribu doit y assister, et jamais jusqu’à ce jour elle n’y a manqué. Beaucoup croient à l’efficacité de ces sacrifices ; d’autres s’en moquent, spécialement la jeunesse, mais tous y accourent comme à une foire pour voir leurs amis, jouer, prendre l’art aux courses de chevaux, danser, faire de bons repas et se donner, comme ils disent, du bon temps. Autrefois il fallait plusieurs mois pour réunir la tribu, qui se composait de petites bandes dispersées dans d’immenses prairies ou de vastes déserts. Le lieu du rendez-vous fixé, on envoyait aux divers chefs de bandes des messagers avec des feuilles de tabac pour les inviter à se rendre au plus vite à la « loge de médecine ». On préparait aussi un grand nombre de langues de buffalo, lesquelles cuites et consacrées par les prêtresses, devaient ensuite être distribuées par petits morceaux à chaque membre de la tribu.
Les jeunes gens apportaient des arbustes et avec toute espèce de cérémonie construisaient une grande loge pour la célébration des superstitions ou médecines : de là le nom de « loge de médecine ».
Au moment où on dressait la perche du milieu, on liait à son sommet un bouquet de verdure sur lequel les Indiens déchargeaient leur fusil comme sur une cible.
Il y a quelques années, le docteur de l’Agence s’était joint aux Indiens pour cette cérémonie, mais un écart de son cheval ombrageux fit dévier la balle qui alla frapper un Indien. Plusieurs guerriers couchèrent aussitôt en joue le docteur pour le tuer, mais les chefs les en empêchèrent. J’allai voir le blessé qui mourut trois jours après. Quant au docteur, il détala au plus vite.
La loge construite, on y expose les offrandes que les Pieds-Noirs veulent faire au soleil : des bandes de calicot, des mouchoirs, des chemises, des ornements sauvages et quantité d’autres objets. La loge de médecine s’élève au milieu ; tout autour s’étend une esplanade de cent mètres de rayon ; en dehors de cette place circulaire se dressent toutes les autres tentes, actuellement encore au nombre de 400, mais autrefois beaucoup plus nombreuses ; l’ensemble offre un spectacle vraiment pittoresque.
En 1882, me trouvant là, je dis au chef nommé « Peint-en-Rouge » de faire dresser une tente dans le grand cercle voisin de la loge de médecine, parce que j’y voulais dire la messe le dimanche suivant. La loge fut dressée et j’y célébrai la messe. Tous les Pieds-Noirs baptisés vinrent y assister, et comme il n’y avait pas de place pour tout le monde, on laissa la loge ouverte par devant et tous furent enchantés. Mon intention était de substituer les rites catholiques aux rites païens dont les principaux sont : la distribution des langues, des prières, des danses religieuses et les confessions publiques. Ces confessions sont juste l’opposé des nôtres : elles ressemblent à celle du Pharisien. Les prêtresses se présentent d’abord au public et jurent en face du soleil qu’elles ont toujours été fidèles à leurs maris ; si elles mentent ou se parjurent, elles mourront bientôt ou il éclatera soudain une violente tempête. Puis les grands chefs et les guerriers viennent l’un après l’autre faire leur confession publique ; chacun énumère ses glorieux exploits, c’est-à-dire combien d’ennemis il a tués, combien de chevaux il a volés, provoquant ainsi les jeunes hommes à en faire autant. Cette solennité et ces discours faisaient grande impression sur l’esprit des assistants ; et après les fêtes de nombreuses bandes de jeunes braves partaient en guerre, avides de tuer, de faire du butin et de se rendre fameux dans la tribu.
Les Réserves étant éloignées les unes des autres, il se forma peu à peu entre elles des villages d’émigrants ; ceux-ci, hommes de frontière, hardis et prompts à l’attaque, voyant passer des troupes d’Indiens avec des chevaux, s’unirent entre eux et leur donnèrent la chasse comme à des loups. Cela mit fin aux guerres de tribu et aux vols de chevaux.
Il y a vingt ans, dans ces réunions et ces solennités, on ne voyait aucune trace de civilisation parmi les Pieds-Noirs : ils étaient tous vêtus à la sauvage, aucun ne parlait anglais, les voyages se faisaient à cheval. Les blancs mariés à des femmes indiennes vivaient hors de la Réserve ; les enfants, garçons et filles, couraient dans le costume le plus primitif. Maintenant tout cela est changé. Les hommes s’habillent à peu près comme les blancs ; la jeunesse sortie des écoles parle anglais, et l’on voyage en chariots ou en voitures légères. À l’approche des Américains, les blancs mariés avec des Indiennes, abandonnant leurs demeures, vinrent s’installer dans la Réserve, y bâtirent des maisons et se livrèrent à l’élevage du bétail. On voit maintenant aux fêtes de nombreuses jeunes filles métisses, vêtues à la mode anglaise, avec des chapeaux à plumes et accompagnées de jeunes mécréants à demi civilisés qui se livrent sans frein à toutes leurs passions. Ce mélange de gens oisifs vivant ensemble pendant deux ou trois semaines, et les danses religieuses prolongées jusqu’au matin, rendent l’atmosphère de ces réunions vraiment pestilentielle. On comprend dès lors que la loge de médecine avec ses saturnales soit devenue une cause de ruine morale pour la jeunesse.
XIV.
Un jeune Pied-Noir nommé Payi (Cicatrice) s’éprit d’une jeune fille de la tribu et demanda sa main. La jeune fille lui répondit ironiquement qu’elle l’épouserait volontiers, mais à condition qu’il fasse disparaître la cicatrice qu’il avait sur la joue. Désolé de cette réponse, le jeune homme se retira sur une haute montagne et resta huit jours sans manger ni boire, la nuit couchant sur la terre nue et passant la journée à pleurer et à prier, afin de trouver un remède à sa difformité. Enfin il eut un songe dans lequel on lui disait d’aller jusqu’à l’extrême limite de la terre, où il trouverait un homme de médecine qui le guérirait. Il s’éveilla plein d’espérance, descendit de la montagne et s’en retourna joyeusement au camp. Il se fit faire plusieurs paires de chaussures indiennes, mit dans un sac de peau de la viande sèche mêlée avec de la graisse de buffalo et, muni de ces provisions, il partit. Épuise de fatigue, il passa bien des nuits couché dans la prairie, au milieu des ténèbres et des bêtes fauves ; il traversa des fleuves et des montagnes, arriva aux confins du monde, et là il commença à s’élever dans l’espace. Bientôt il rencontra un enfant merveilleusement beau qui portait un arc et des flèches, et en sa compagnie il fit la chasse aux petits oiseaux. Cet enfant n’était autre que l’Étoile-du-Matin.
Quand vint le moment de rentrer chez lui, l’Étoile-duMatin invita son compagnon à le suivre jusqu’à sa tente, ils arrivèrent à une grande loge et y entrèrent. La mère de l’enfant, la Lune, reprocha à son fils d’avoir amené cet étranger disant qu’à son retour son père le gronderait : elle lui ordonna de chasser le jeune homme. L’Étoile-du-Matin se mit à pleurer et la Lune eut pitié de lui et n’insista pas.
Le soir, le Soleil revenant à la maison s’arrêta à quelque distance et cria : « Il y a un étranger dans la tente ; chassez-le. » La Lune répondit : « Venez, il n’y a point d’étranger ici. » Et le Soleil : « Si, il y en a un, je le reconnais à son odeur : fais de la fumée. » La Lune prit quelques charbons ardents, les déposa par terre près du foyer et plaça dessus de l’herbe sèche ; une fumée odoriférante remplit la loge et le Soleil entra. Ayant aperçu l’étranger, il ordonna à l’Étoile-du-Matin de le faire partir. L’enfant se mit à pleurer, et le Soleil ayant pitié de son fils ne le molesta plus. Il se tourna alors vers le jeune Pied-Noir, lui demanda qui il était et d’où il venait. Celui-ci, tout en larmes, lui conta son aventure et ajouta qu’averti en songe, il était venu le trouver comme l’unique médecin capable de faire disparaître la difformité de son visage.
Le Soleil ordonna à la Lune de faire préparer la cabine de sueur, et quand elle fut prête, le Soleil y entra avec les deux jeunes gens. La Lune resta dehors et ferma soigneusement la porte pour empêcher la vapeur de s’échapper.
Le Soleil prit place au milieu de la tente, son fils au fond du côté du Nord et le Pied-Noir près de la porte du Sud. Et il se mit à verser de l’eau sur les pierres brûlantes, à chanter et à faire toutes les cérémonies de la médecine. Tous les trois furent bientôt ruisselants de sueur. Alors le Soleil commanda à la Lune d’ouvrir la porte : la vapeur s’échappa de la tente sous forme de nuage blanc. Le Soleil demanda à sa femme où était son fils. La Lune regardant dans la tente répondit : « Il est assis au Nord. » Le Soleil ordonna de refermer la tente et continua ses cérémonies et ses chants : la cicatrice diminuait de plus en plus. Ayant fait rouvrir la porte, il demanda où se tenait son fils ; la Lune répondit : « Au Nord. » Alors il fit changer de place les deux jeunes gens et continua ses incantations avec plus de force que jamais. Enfin une dernière fois, faisant ouvrir la porte, il demanda à la Lune où était son fils ; elle répondit encore : « Au Nord. — Tu te trompes, » dit le Soleil.
La médecine était finie, la cicatrice avait disparu et le Pied-Noir ressemblait à l’Étoile-du-Matin à s’y méprendre. Rentré dans la grande tente, le Soleil parla ainsi au jeune Pied-Noir :
« Te voilà guéri, tu épouseras ta fiancée et de retour dans ta tribu tu diras à tous que je les protégerai toujours, si chaque année ils dressent en mon honneur une grande loge. Toute la tribu devra être là et m’offrir des présents qu’on exposera au sommet et tout autour de cette loge. Ainsi j’écouterai leurs prières. Les cérémonies devront être dirigées par une femme qui ait toujours été fidèle à son mari, autrement je n’écouterai pas leurs prières. Lorsque quelqu’un sera gravement malade, qu’il me fasse un vœu et je lui serai propice. »
Le Pied-Noir promit tout, prit congé et après un long voyage rentra au camp. Toute la tribu fut émerveillée de voir que la cicatrice avait entièrement disparu. Le jeune Indien rapporta tout ce que le Soleil lui avait ordonné de dire ; il épousa la jeune fille et depuis lors les PiedsNoirs font chaque année la loge de médecine en l’honneur du Soleil.
Les danses publiques se font avec la plus grande solennité et sont presque toujours des danses religieuses. Les hommes à peine couverts d’un haillon ont le corps peint de diverses couleurs, paré de plumes d’oiseaux et d’autres ornements indiens. Ils sautent à plusieurs ensemble, mais chacun séparément, tenant en main un objet superstitieux, par exemple un petit animal embaumé, un fusil, une pipe, un coutelas, une hache, etc. ; ils dansent au son du tambour et des chants ; ils poussent des cris et des hurlements et font mille contorsions selon le rythme de la danse ou selon leur caprice.
Les enfants des écoles ont les cheveux coupés ; aussi quelques-uns d’entre eux voulant participer à la danse selon le vieil usage, s’attachent autour de la tête des queues de vache, et avec cette perruque ils se présentent à l’assemblée, provoquant parmi les spectateurs un rire inextinguible.
XV.
Le Napi est une sorte de divinité grotesque et peu édifiante. On lui attribue la création de l’homme et des animaux, des minéraux et en général de toutes les choses visibles. D’après la tradition, il habitait autrefois au milieu des Pieds-Noirs, mais depuis longtemps il ne s’est plus montré. Il court sur lui une foule de récits légendaires ; en voici deux ou trois.
Pendant qu’il résidait parmi les Pieds-Noirs, il trouva un jour dans la prairie le crâne blanchi d’un cerf avec ses longues cornes. Un rat sortant de ce crâne invita le Napi à y entrer. Le chef des rats organisa aussitôt un bal qui devait durer toute la nuit, et celui qui s’endormirait aurait les cheveux rasés. Au milieu du bal, le Napi s’endormit et les rats lui rasèrent la tête et s’enfuirent. Le lendemain matin, le Napi s’étant réveillé mit dehors les jambes et le buste, mais il ne put sortir la tête. Il se leva la tête prise dans le crâne du cerf aux longues cornes, et ainsi affublé, il parcourut le pays.
Les chasseurs le prenant pour un cerf l’entourèrent, mais s’apercevant de leur erreur, ils l’empoignèrent par les cornes et lui demandèrent qui il était. N’obtenant aucune réponse, ils brisèrent le crâne avec une pierre et reconnurent le Napi.
On trouve ici un arbuste épineux avec de petites baies rouges que les sauvages recueillent et font sécher. Pour éviter de se piquer les doigts aux épines, ils frappent les branches avec un bâton et ramassent les fruits tombés par terre. Ils expliquent l’origine de ces épines par l’histoire suivante.
Un jour, accablé de fatigue, le Napi se reposait couché sur la rive d’un fleuve. Les eaux étaient calmes et limpides. Croyant voir des fruits rouges dans l’eau, il sauta dans la rivière pour les prendre, et ne trouvant rien il regagna le bord, s’attacha des pierres aux mains, aux pieds, au cou et sauta une seconde fois dans l’eau pour aller jusqu’au fond où il croyait trouver les fruits. Mais il ne trouva rien et but tant d’eau que, sur le point de se noyer, il n’eut que le temps de détacher les pierres et regagna la rive à moitié mort. Là, couché sur le dos, il ouvrit les yeux et s’aperçut que les fruits, au lieu d’être dans la rivière, étaient sur les arbustes. Dans sa colère, il prit un bâton, en frappa les branches qui se couvrirent d’épines. « Désormais, dit-il, pour recueillir ces fruits, il faudra les abattre avec un bâton ou se piquer les doigts. »
Un jour d’été, le Napi voyageait avec sa peau de buffalo. Passant près d’un rocher, il s’arrêta et se reposa quelques instants, puis en partant il fit cadeau de sa fourrure au rocher. Plus loin il rencontra un loup avec lequel il continua sa route. Le temps était couvert et il commençait à pleuvoir. Le Napi envoya le loup reprendre sa peau de buffalo sous laquelle ils s’abritèrent tous deux. Mais bientôt ils entendirent derrière eux un grand fracas : c’était le rocher qui les poursuivait, roulant, roulant très vite. Le loup se cacha sous terre, dans un trou. Le Napi s’enfuit à toutes jambes et rencontra des buffalos : « Mes frères les buffalos, cria-t-il, défendez-moi contre. cette grosse pierre. » Mais les buffalos ne lui vinrent pas en aide. Il invoqua le secours de plusieurs autres animaux, mais tous avaient peur et passaient leur chemin. Enfin il vit des hirondelles et les pria de le secourir. Une hirondelle donna un coup de bec au rocher et en fit sauter un morceau ; les autres l’imitèrent ; à force de coups de bec, le rocher se fendit en deux et s’arrêta et le Napi fut sauvé. De là vient qu’aujourd’hui encore lorsque les Pieds-Noirs voient des allées de pierres dans la prairie, ils disent : « Ces pierres sont tombées là pendant la fuite du Napi. » Et quant aux roches dispersées çà et là sur le sol, ils croient qu’elles roulent et changent de place pendant la nuit ; plusieurs même affirment qu’ils en ont vu rouler.[1]
Le Napi est représenté dans les légendes comme un génie malfaisant. Un jour par exemple il entra dans une tente où logeaient deux vieilles femmes avec leurs deux petits enfants et leur dit qu’il voulait s’arrêter chez elles ; il commença par préparer le feu, puis partit à la chasse pour se procurer de la viande. Peu après il revint et envoya les femmes chercher le gibier qu’il disait avoir
laissé sur le bord de la rivière. Pendant leur absence, il décapita les deux enfants qui dormaient dans leur lit, laissa les têtes sur l’oreiller, coupa les petits corps en morceaux et les fit bouillir. Quand les femmes rentrèrent, il leur servit cette viande qu’elles prirent pour du chevreuil et trouvèrent excellente ; puis il s’enfuit. Ayant découvert la cruelle vérité, les pauvres mères allèrent sur
la colline pousser des gémissements et de longues lamentations. Près du sommet, elles virent un homme sortir d’un trou : c’était l’entrée d’une galerie souterraine qui avait une autre ouverture derrière la colline. L’homme les engagea à descendre dans cette galerie, leur disant qu’elles y trouveraient certainement le Napi. Sitôt qu’elles y furent, le Napi (car c’était lui) alluma un grand feu aux deux extrémités, et les malheureuses périrent suffoquées.
Un jour je demandai à un de mes néophytes, nommé « Queue-d’Écureuil », ce qu’il pensait du Napi. « Je crois que c’est le diable, me répondit il. — Et moi aussi, repris-je, je le crois, car il en a tous les traits ; il ne lui manque pas même les cornes. »
XVI.
Un Indien nommé Grande-Plume avait vendu sa pipe pour trente chevaux. Comme je demandai à des sauvages la raison de ce prix exorbitant : « Était-ce donc une si grande pipe ? » ils me répondirent : « Non, c’est une pipe ordinaire, mais très vieille. » Elle remonte au temps où les Pieds-Noirs habitaient dans les cavernes, n’ayant ni chiens ni chevaux et dès lors elle passait en héritage d’un chef à l’autre. Elle vint ainsi jusqu’à Grande-Plume.
» Il y a quelque temps un Indien nommé « Buffle-Croissant » tomba gravement malade ; comme il avait beaucoup de chevaux, il promit, s’il guérissait, d’acheter la pipe. Il guérit et l’acheta pour trente chevaux.
» Parmi nous, lorsque quelqu’un est malade, il prend tous les remèdes des docteurs indiens ou blancs, et si malgré cela il ne guérit pas, il calcule de combien de chevaux il peut disposer. Est-il pauvre, il se dit : Si je guéris, j’irai trouver le possesseur de la pipe, je lui demanderai de me la laisser fumer quelques instants, et je lui donnerai deux ou trois chevaux. Est-il riche, il tâche d’acheter la pipe. Nous Indiens, nous faisons comme vous, Robe Noire : à l’église, vous brûlez des parfums et vous encensez les objets qui sont sur l’autel. De même quand un malade guérit et qu’il va ou fumer la pipe ou l’acheter, nous bridons des herbes odorantes, et nous encensons la pipe en priant. — Parfait ! repris-je ; vous dites que vous encensez la pipe comme nous encensons les objets qui sont sur l’autel, soit. Mais il y a une différence : sur l’autel nous avons le crucifix ou l’image de la Madone, et quand nous encensons ou que nous prions ces images, notre encens et nos prières vont à Jésus et à Marie dans le ciel ; tandis que vous, lorsque vous encensez la pipe, votre encens s’adresse à la pipe elle-même. » Alors Collier-Noir, un de mes interlocuteurs, après un moment de réflexion, répondit : « Toutes nos médecines viennent du Soleil ; c’est Payi-Cicatrice qui alla visiter le Soleil et nous instruisit à son retour. Quand nous encensons la pipe, notre encens monte vers le Soleil et nous le prions de nous secourir et de nous conserver heureux et bien portants. — Vous croyez, leur dis-je, que Payi a été jusqu’au Soleil ? S’il avait été là, certainement il n’en serait jamais revenu ; car le soleil est tout de feu et n’est pas un homme. »
Les Indiens ne surent que répondre ; pensant que cela suffisait, j’ajoutai : « Je suis enchanté de cette causerie ; revenez encore me voir et me conter les traditions et les croyances de votre nation pour que j’en écrive à mes amis d’Europe qui désirent tant connaître votre histoire. »
Jean grande-plume est un vieillard de soixante ans et plus, baptisé il y a environ deux mois. Il est venu me voir et m’a dit : « J’ai connu la Robe Noire, il y a 40 ans, quand j’étais encore jeune guerrier, et j’ai appris de lui à prier Dieu et à faire le signe de la croix. D’une main je prenais la prière de la Robe Noire et de l’autre je gardais toutes les prières et superstitions païennes. Je priais Dieu d’abord ; puis le soleil, la lune, les étoiles, la terre et tout ce que prient les païens. À la guerre, avant d’attaquer l’ennemi, je descendais de cheval, je m’agenouillais, faisais le signe de la croix et priais Dieu ; ensuite je priais comme les Pieds-Noirs et je suis resté sain et sauf jusqu’aujourd’hui. J’ai tué beaucoup d’hommes et de femmes ; je n’ai jamais menti, jamais volé et j’ai fait tout le reste.
» L’année dernière au mois de juin, mon fils âgé de sept ans tomba gravement malade ; je priai pour lui tout ce que je pouvais prier, et mon fils mourut. Je promis à Dieu que je me ferais baptiser le 4 juillet si mon fils guérissait : mon fils mourut.
» Je priai le soleil et tout ce qui est au firmament, je priai la terre, les chiens de la prairie, je priai l’eau ; quand je buvais, je disais : Eau, aie pitié de moi, guéris mon fils ; je priai toutes les pierres : ô pierres, aidez-moi, guérissez mon fils : mon fils mourut.
» Alors j’ai changé d’avis ; j’ai renoncé aux prières et superstitions des Piégans, et désormais je ne prierai plus que Dieu seul ! J’adopterai ta prière, ô Robe Noire, et voilà pourquoi je veux être baptisé. Les superstitions et les médecines des Pieds-Noirs n’ont aucune puissance. Dieu seul est puissant et c’est lui seul que je veux prier, et je désire recevoir la communion le jour de Pâques. J’avais un tas d’objets superstitieux, mais je les ai tous jetés et je ne conserve que le crucifix et les images saintes. »
XVIII.
Les Indiens n’ont pas de barbe ; la peau de leur visage est lisse comme celle des femmes ; mais cela n’est pas naturel ; de fait, les adultes sont tous armés de pinces avec lesquelles ils arrachent les poils de leur visage, sitôt qu’ils paraissent.
Un jour que je me trouvais dans un campement d’une trentaine de loges sur les bords du fleuve Big-horn, je visitai un malade couché en plein air près de la tente. Un Indien à l’extérieur brutal remarqua que je n’étais pas rasé depuis une quinzaine de jours. Il m’offrit une pince en me disant : Arrache-toi la barbe. Je refusai et continuai à parler au malade. Mais lui, en vrai Indien, restait planté là devant moi, la main tendue et répétant : Arrache-toi la barbe.
Une douzaine d’hommes faisaient cercle autour de nous, le sourire aux lèvres, curieux de voir comment cela finirait. Je me levai, pris la petite pince et dis au barbier : « Vois, si je m’arrache un poil, tu verras à son extrémité une sorte de racine ; ce n’est point une racine, mais un petit morceau de ma cervelle. Maintenant si je m’arrachais toute la barbe, je détruirais complètement ma cervelle, et je serais comme vous, sans barbe et sans cervelle. Les blancs ont de la barbe et fabriquent des fusils, des horloges, des machines à vapeur et font de la photographie. Vous n’avez pas de barbe et vous ne faites rien de tout cela. » Je lui rendis la pince et il s’en alla tout penaud.
XIX.
Il y a quelques jours, un métis, nommé François Monroe, bon catholique, vint me trouver et me montra une statuette de la Sainte Vierge qu’il portait sur la poitrine. Elle était en porcelaine, haute d’environ 7 centimètres, enveloppée et cousue dans un sac de cuir, suspendu à son cou. « Cette statuette, dit François, m’a été donnée par mon père ; depuis 28 ans je la porte à mon cou et la garderai tant que je vivrai ; elle m’a toujours porté bonheur. Écoutez cette histoire. Il y a dix ans, une de mes filles mourut et j’étais bien affligé. Une nuit j’eus un songe : il me semblait être mort et couché dans un cercueil, près de ma fille. Et je voyais dans les airs la Madone assise et chantant avec accompagnement d’orgue, et une procession de petits hommes descendait vers moi. Je me levai et je vis quatre ours ; l’un d’eux me regardait en face, et moi je le regardais aussi ; sur la tête il avait des raies noires. Alors je m’éveillai et je racontai mon songe à ma femme ; elle répondit que tout irait bien parce que je m’étais levé en rêve. Durant la journée, quelques femmes de ma parenté voulurent aller au pied de la montagne cueillir des fruits sauvages ; mais elles avaient peur des ours et me demandèrent de les accompagner. Malgré mon chagrin, je partis avec elles ; pendant qu’elles faisaient leur cueillette, j’étais assis sur un tertre et regardais autour pour voir s’il ne venait pas d’ours. Bientôt j’en aperçus un dans la brousse, à la distancé d’environ cinq cents pas, qui mangeait des fruits sauvages. Lui ne me voyait pas, car les ours ont la vue faible, mais l’ouïe et l’odorat très fins. Je m’avançai contre le vent, cherchant à m’approcher de lui. Quand je ne fus plus qu’à une centaine de pas, je préparai mon fusil ; puis je m’avançai, les yeux fixés sur l’ours, prêt à tirer, s’il se levait. J’étais à pied, mon cheval derrière moi, la bride autour de mon bras. L’herbe était haute, je voulais me rapprocher le plus possible de l’animal pour lui tirer mon coup de fusil dans l’oreille et le renverser à terre avant qu’il ne pût se jeter sur moi. J’avançais les yeux fixés sur l’ours, sans regarder où je mettais le pied. Tout à coup, baissant les yeux, j’aperçois à trois pas de moi un petit ourson qui dormait sur l’herbe, le museau sur ses pattes de devant. S’étant éveillé, il me fixa, je le fixai, je tirai, je lui fracassai la mâchoire et il roula à terre en hurlant. À ce moment précis je vis devant moi, en ligne et debout sur leurs pattes de derrière, quatre ours : deux petits et deux grands. Je n’avais que sept cartouches. À la vue des quatre ours, je ne songeai point à fuir ; au contraire mon cœur se raffermit : je tirai sur le premier et il roula dans l’herbe ; je tirai sur le second et il tomba ; je tirai sur le troisième qui était le père, et il s’abattit blessé ; je tirai sur la quatrième qui était la mère, et la blessai au flanc : mais elle ne tomba point, elle regardait du côté opposé et me tournait le dos. Alors je criai : elle se retourna et je la frappai en pleine poitrine. Elle courut sur moi : je tirai ma dernière cartouche et la blessai à la mâchoire : je sentis l’ours m’étreindre et je m’évanouis.
Revenu à moi, j’ouvris les yeux : mon cheval était près de moi, la tête baissée sur ma figure. L’ourse se tenait à côté du cheval, cherchant à le mordre à la croupe. Je me levai, saisis la bride du cheval et le tournai du côté opposé. Le museau de l’ourse était tout en sang ; elle me regardait et en soufflant me lança un flot de sang à la figure. J’étais complètement étourdi. L’ourse tourna derrière le cheval pour venir m’attaquer, je tirai la bride et tournai avec le cheval, et l’ourse saisissant mes vêtements avec ses pattes les déchirait. Je continuai ce manège, l’ourse me suivant toujours et cherchant à saisir mes habits, mais elle en était empêchée par les ruades de mon cheval. Mes habits, ma chemise étaient en lambeaux, et ma poitrine sillonnée de profondes blessures par les griffes de l’ourse. Voyez ces grandes cicatrices ! L’ourse s’efforçait de saisir le cheval par ses pieds de derrière ; mais celui-ci lui lançait des ruades en pleine poitrine. J’étais épuisé ; l’ourse s’éloigna à une trentaine de pas et s ; arrêta en me regardant. Je la surveillais, je voulais sauter en selle, mais je savais bien qu’aussitôt elle se précipiterait sur moi avec furie, et je tirai de son fourreau mon coutelas ; elle s’élança sur moi, et au moment où elle me mettait une patte sur l’épaule, je lui donnai un coup de couteau dans la gueule ; elle me mordit à la main : je sentis les os se rompre, je m’évanouis et restai sans connaissance je ne sais pendant combien de temps.
Lorsque je revins à moi, je me trouvai sous le ventre de mon cheval, et me traînant sur les mains et sur les genoux, je me relevai et je vis l’ourse debout derrière le cheval ; elle me regardait, balançant la tête à droite et à gauche, et courut sur moi. Je cherchai à l’esquiver, et tirant le cheval par la bride, je m’efforçai de me défendre par ses ruades contre l’animal ; et ainsi nous tournions depuis une demi-heure, quand l’ourse s’éloigna haletante et tomba morte après quelques pas. Le sang jaillissait des artères de mon bras et de ma poitrine. Avec mon fouet, je liai mon bras au poignet et avec le manche je serrai la corde en la tordant jusqu’à ce que le sang cessât de couler. Montant à cheval, je rejoignis les femmes qui furent épouvantées. J’étais tout couvert de sang et deux fragments d’os pendaient de ma main. Je dis à ma femme de couper la chair qui retenait les os brisés. Elle en coupa une partie, mais n’eut pas le courage de couper le reste. Alors prenant l’os entre mes dents, je coupai la chair avec mon couteau ; les deux os furent ainsi tranchés et le sang cessa de couler du poignet, mais il jaillissait encore de la poitrine. Les femmes me bandèrent avec des morceaux de mon habit et nous retournâmes à la maison. J’appelai aussitôt le prêtre : ce fut le P. Damiani qui vint ; je me confessai et reçus la communion. Mon frère appliqua sur mes blessures des plantes médicinales, et je guéris. Voyez comme ma main est déformée, l’index et le médium sont paralysés.
Je portais cette statuette de la Vierge suspendue à mon cou par un cordon que l’ourse qui avait déchiré tous mes habits, ne réussit pas à rompre. Ma ceinture et la bretelle de mon fusil furent déchirées, mais le cordon de la statuette resta intact et la très sainte Vierge me sauva. »
Tel fut le récit de François Monroe. J’ai demandé plus tard au P. Damiani s’il était vrai qu’il eût administré les sacrements à François Monroe après son combat avec l’ourse ; il me répondit affirmativement.
XX.
À l’Est de la Réserve des Pieds-Noirs s’étendent d’immenses prairies, légèrement ondulées comme les vagues de la mer. À soixante milles environ s’élèvent trois collines appelées Collines de l’herbe douce. Trois guerriers Pieds-Noirs, au cours d’une chasse, s’approchèrent de la colline du milieu qui est la plus élevée. En gravissant la pente, ils rencontrèrent un sentier battu, mais sans aucune trace d’animaux. À mi-côte, ils entendirent un sifflement aigu et virent au sommet de la colline un grand serpent enroulé sur lui-même, la tête dressée au-dessus des anneaux. Cette tête ressemblait à celle d’un taureau avec de longues cornes ; il dardait la langue en sifflant avec rage. Les Pieds-Noirs épouvantés s’écrièrent : Sauvons-nous. Mais l’un d’eux s’obstina follement à vouloir tuer le monstre de descendit de cheval. Les deux autres l’abandonnèrent et s’enfuirent précipitamment. Bientôt ils entendirent un coup de fusil et le bruissement du serpent qui s’élançait du haut de la colline. La fumée dissipée, leur compagnon avec son cheval avait disparu et ils virent le serpent seul remonter lentement vers la cime. Les Pieds-Noirs s’en retournèrent au camp en chantant l’hymne des morts et racontèrent comment leur camarade avait été englouti vivant par un serpent. Une centaine de guerriers se rendirent à la colline, et voyant le serpent la tête haute et menaçante, à un signal donné, ils tirèrent tous ensemble sur lui et s’enfuirent poursuivis par le monstre. À mi-côte cependant il s’arrêta et regagna le sommet. Les Pieds-Noirs revinrent à la charge. Pour la quatrième fois ils tirèrent : l’animal blessé s’abattit, frappant lourdement le sol de sa queue. Les Indiens continuèrent à tirer et au coucher du soleil la bête était morte. Plusieurs avaient envie de s’approcher, mais ils craignaient un malheur ; cependant ils s’enhardirent jusqu’à passer en courant près du cadavre et redescendirent en toute hâte de la colline.
L’année suivante, quelques guerriers se trouvant dans ces parages, se dirent : Allons voir le serpent que nous avons tué l’an dernier. Ils gravirent la colline et virent le squelette immense du monstre et, dedans, le squelette de l’homme et du cheval. « Et la selle, demandai-je, ne l’avait-il pas aussi avalée ? — Non, me répondit froidement un Indien, cet homme n’avait pas de selle, il montait à poil. »
XXI
L’État du Montana et surtout la Réserve des Corbeaux abondent en serpents à sonnettes, dont la morsure est toujours mortelle. Ils ont plus d’un mètre de long et trois centimètres environ de diamètre ; leur couleur est noirâtre avec des taches jaunes ; ils portent à la queue leur sonnette, composée d’une dizaine d’anneaux très minces, s emboîtant comme des vertèbres les uns dans les autres. Par les vibrations rapides de ces anneaux, ils produisent un son pareil à celui que font en volant certaines sauterelles. Pour mordre, ils enfoncent deux dents en forme de crochets et percées de haut en bas : à l’extrémité inférieure de ces crochets se trouvent deux vésicules pleines de venin mortel. Les dents ayant pénétré dans la chair de la victime, les vésicules projettent aussitôt leur liquide, qui, une fois entré dans la circulation du sang, fait son œuvre en quelques heures. Les douleurs sont très vives et l’enflure des membres immédiate ; mais ce qui amène la mort, c’est une paralysie du cœur ; aussi est-il nécessaire de tenir cet organe en mouvement jusqu’à ce que le venin soit éliminé. Il y a plusieurs remèdes, mais le principal, c’est l’eau-de-vie ; prise en quantité suffisante, elle active la circulation, calme la souffrance et neutralise l’effet du poison.
Les serpents à sonnettes s’avancent par bonds proportionnés à leur longueur. Ils enroulent sur leur queue les deux tiers de leur corps ; le reste avec la tête se dresse au-dessus des anneaux dont ils se servent comme d’un ressort pour s’élancer sur leur proie.
Quand on voyage dans la prairie, un écart subit du cheval et le battement rapide des sonnettes annoncent la présence du serpent. Les chevaux en ont une peur extrême.
J’ai eu la chance d’en tuer au moins une quinzaine.
Voici comment je faisais : je cassais d’abord les reins du serpent à coups de pierre ; puis, lui abaissant le haut du corps avec un bâton, je lui mettais le pied sur le cou et lui tranchais la tête. On peut aussi lui briser l’échine avec un long bâton, mais il est dangereux de s’en approcher. Me trouvant un jour dans une prairie où il n’y avait ni bâtons ni pierres, j’enlevai mes bottes, je les lançai l’une après l’autre sur l’animal, et quand il fut à moitié mort, je lui coupai la tête.
Les serpents à sonnettes recherchent le voisinage des chiens de prairie. Les animaux ainsi appelés par les sauvages sont de véritables écureuils qui, au lieu de vivre sur les arbres, habitent dans des terriers. À certains endroits on les voit par centaines groupés en familles autour de leurs trous, assis sur leur train de derrière, droits comme des piquets et se servant de leurs pattes de devant comme de mains. Leur cri ressemble à celui des rats ; dès qu’ils voient venir quelqu’un, ils rentrent prestement dans leur trou, mais avant de disparaître sous terre, ils agitent rapidement la queue comme pour saluer.
Je l’ai dit plus haut, les serpents à sonnettes visitent souvent ces terriers, si bien qu’on les croit grands amis des chiens de prairie. Or, un jour que je me trouvais dans une de ces colonies de chiens, je vis un gros serpent à sonnettes couché tranquillement à l’entrée d’un terrier ; au milieu du ventre, il avait une bosse, grosse comme le poing. Je tuai le serpent : avec mon couteau je lui ouvris le ventre et j’y trouvai un petit chien de prairie qu’il avait avalé tout entier avec ses poils. J’en conclus que les serpents à sonnettes, loin d’être les amis des chiens de prairie, sont leurs plus mortels ennemis et qu’ils ne visitent leurs terriers que pour dévorer leurs petits.
XXII.
Le climat du pays des Pieds-Noirs est plutôt rude. Qui n’a pas de bons poumons fera bien de n’y pas venir. L’été est court ; il n’y a presque pas d’automne ni de rintemps. Le terrain ne se prête guère à la culture ; on n’y fait qu’une récolte de foin par an ; la seule ressource est le bétail.
L’hiver est rigoureux : le thermomètre descend souvent jusqu’à 25 ou 30° Fahrenheit au-dessous de zéro ; quelquefois jusqu’à 40° et même 50°. Depuis la fin de décembre jusqu’à la fin d’avril, le sol est presque toujours couvert de neige. Le vent du Nord est généralement accompagné de neige en hiver et de pluie en été. Quelquefois les vents de l’Ouest sont tellement violents qu’il est impossible de voyager ; en été, ils amènent des orages épouvantables avec grêle et tonnerre ; en hiver, de fortes tourmentes de neige. Ces tourmentes s’élèvent si subitement qu’on a à peine le temps de se mettre à l’abri ; il faut alors avoir d’excellents chevaux et une voiture solide, autrement on est exposé aux plus graves accidents.
Tout dernièrement, un blanc envoyé à la mission se perdit dans la neige deux jours et deux nuits ; il eut le nez et un doigt gelés. Sa barbe fut changée en un glaçon qui lui gela tout le bas du visage.
Au mois d’octobre 1899, il tomba beaucoup de neige ; des bergers de la Réserve furent surpris en rase campagne et sept d’entre eux périrent de froid. L’un de ces derniers, revenu à la cabane, avait allumé sa lanterne pour écrire un billet dans lequel il disait que le troupeau était à peu de distance, que lui-même se sentait épuisé, mais qu’il essaierait pourtant de le ramener. Il partit et fut trouvé mort, la lanterne à côté de lui.
Un autre fut trouvé mort assis : ses moutons lui avaient déjà rongé les moustaches, les cheveux et une partie des vêtements.
Par ces mauvais temps, le missionnaire court de grands risques quand il s’agit d’aller visiter les malades. Au lieu de rester à se chauffer près de son poêle, il lui faut affronter les plus grands froids pour ne pas laisser mourir sans sacrements les Indiens qui l’appellent. Pour ma part, je n’ai jamais hésité à remplir mon devoir, mais cela n’a pas été sans quelques mésaventures. Un jour, par exemple, surpris par une tempête, je m’égarai et restai un jour et toute une nuit seul dans la neige par un froid de 27° au-dessous de zéro.
Une autre fois, je m’égarai encore dans les neiges et passai deux jours et une nuit sur de hautes montagnes dans une complète solitude. C’est alors qu’il faut du courage : nuit obscure, froid intense, sans feu, sans abri, sans nourriture, sans sommeil malgré la fatigue, car s’endormir serait s’exposer à mourir de froid.
Dans de pareilles circonstances, l’unique réconfort est l’abandon total à la Providence.
- ↑ Comparer les légendes bretonnes par rapport aux menhirs aux pierre roulantes et au loup-garou.