Au bagne/2.448 blancs

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Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 229-239).


2.448 BLANCS


— Si j’avais à écrire l’histoire du bagne, je commencerais ainsi…

C’est Marius Gardebois, dit le Savoureux, ex-bagnard, ex-romanichel, et depuis trois semaines porteur attitré de mon parapluie, qui a la parole :

— Je commencerais ainsi : Il y avait une fois, en Avignon, un aveugle. Cet aveugle gagnait 20 francs par semaine, et 25 francs le dimanche, à cause de la porte de l’église. Il était heureux, monsieur. L’hiver, il avait un pardessus ; et toute l’année ses deux repas étaient assurés. Le soir, Tobie s’offrait une jeune fille pour la lecture. Passe le docteur Pamard : « Viens à l’hôpital, mon brave, lui dit le docteur, je te guérirai. » Huit mois après, je rencontre mon aveugle au pied du château des papes. Il voyait, mais n’avait plus ni souliers, ni pardessus. Sa mine était défaite. Il semblait un vieil orphelin égaré.

— Eh ! mon pauvre vieux, lui dis-je, que se passe-t-il ?

— Malheur ! ce cochon-là m’a réussi !

C’était de son bienfaiteur qu’il parlait ainsi. En lui rendant la vue, l’homme de science l’avait jeté dans la misère. C’est l’histoire du forçat.

Quand on est forçat, on mange, on fume, on bricole. La fièvre vous mord-elle ? Si l’on sait s’y prendre, on reçoit une bonne couverture. Sans souci du lendemain ni de la colonisation, on rend grâces à Dieu de la boule de pain et des 95 grammes de bœuf. Ah ! le bon souvenir ! monsieur ! Le libéré passe son temps à soupirer après les travaux forcés !



Nous touchons à une grave erreur du bagne.

C’est la loi, mais la loi s’est trompée.

Répétons-nous encore une fois. Quand un homme est condamné à cinq ou sept ans de travaux forcés, sa peine achevée, il doit demeurer encore cinq ou sept ans en Guyane. C’est ce que l’on appelle le doublage.

Quand un homme est condamné à huit ans et plus : ce n’est pas alors pour lui : quitte et double, mais quitte et crève. Il doit rester toute sa vie sur le Maroni.

Bien.

La loi a pris cette mesure pour deux motifs : 1o l’amendement du condamné ; 2o les besoins de la colonisation.

Très bien.

La loi prévoit que le transporté libéré pourra recevoir une concession.

Bravo !

Or, à ce jour, l’effectif des libérés est 2.448.

Souvenez-vous, s’il vous plait, de ce troupeau hagard d’hommes avilis que je vous montrais, l’autre jour, rôdant par les rues indifférentes et cruelles de Saint-Laurent-du-Maroni.

Deux mille quatre cent quarante-huit blancs sans toit, sans vêtement — évidemment, ils ne se promènent pas tout nus — sans vêtement quand même, sans pâture, sans travail et sans l’espoir d’une embauche. Tous ont faim. Ce sont des chiens sans propriétaire.

Leur peine est finie. Ils ont payé. A-t-on le droit, pour la même faute, de condamner un homme deux fois ?

Laissons la théorie. Regardons encore la réalité.

Deux mille quatre cent quarante-huit individus, le moral anéanti, le physique dégradé, et vivant comme des bêtes galeuses qu’on chasse de toutes parts. On leur a assigné un espace et, dans cet espace, ils grouillent, ils maudissent le jour, ils se saoulent, ils s’entre-tuent. Voilà l’amendement !

Ils sont assis sur ce trottoir, sombres lazaroni. Vous passez, ils ouvrent un œil et se rendorment. Voilà la colonisation !

Pourquoi ?

Parce que les concessions, c’est de la blague ! On en compte sept ou huit (2.448 libérés !).

Font-ils leurs affaires, ces sept ou huit nababs du Maroni ? Ils vivotent. Ce qui pousse, ils le portent au marché dans le creux de la main. Encore ne vendent-ils pas tout. Si petite que soit l’offre, elle dépasse la demande, en Guyane.

Un seul, Piron, ex-maire de Gentilly, menait bien sa maison. On le trouva, l’autre matin, dans son carbet, la tête d’un côté, le corps de l’autre. Le sabre d’abatis, instrument de cet ouvrage, gisait encore sanglant sur le parquet. Des voisins avaient rendu visite à Piron…



Donc, pas de concessions.

Alors, direz-vous, qu’ils s’emploient en ville !

Je n’ai pas compté les comptoirs sur mes doigts, mais je crois que j’aurais eu assez de doigts pour le faire. Mettons dix maisons de commerce. Ces maisons préfèrent les « assignés », forçats en cours de peine. Ceux-ci sont plus dociles ; quand ils flanchent, on leur dit : « Je vais te renvoyer au camp ! » Et ça ne flanche plus ! Et puis, c’est beaucoup moins cher. C’est pour rien, presque. Le forçat trouve une place, le libéré n’en trouve pas !

— Eh bien ! qu’ils aillent plus loin ! ajoutez-vous.

Ils n’ont pas le droit d’aller ailleurs. C’est formidable ! Mais n’employons pas de grands mots. L’habitude en serait trop vite prise avec ce sujet.

Alors, ils volent.

Et si j’étais à leur place…

Et si vous étiez à la leur…

Il faut voler ou se suicider.

Dans ce monde, on fait plutôt un geste que l’autre.



Quand il ne porte pas mon parapluie, Marius travaille chez Raquedalle. C’est un Chinois. Marius l’appelle Raquedalle parce que, dit-il, ce qu’il raque, humecte tout juste la dalle. Parfois, Marius gagne un pain et cinq sous. Un autre jour, vingt sous sans le pain. Alors, rue Mélinon, je le rencontre, ses vingt sous marqués dans la main. Il réfléchit : « Si je mange, je ne puis pas fumer ; si je fume, je ne mangerai pas. » Il se tâte et, penchant la tête, il sourit profondément.

Mais Marius est Marius. Les autres ne sont pas philosophes. Ils vitupèrent et deviennent fous. Cette nuit, tenez, rue Mélinon (tout se passe rue Mélinon), un libéré, à genoux sur le trottoir, un bout de chandelle devant lui, les bras en croix, criait à tue-tête : « Donnez-moi la ciguë, s’il vous plaît, donnez-moi la ciguë. »

Ils n’ont pas soif, cela je l’affirme. Ils noient tout dans le tafia et les misères physiologiques et le mépris dont on les entoure et l’angoisse qui, à leur insu, désagrège leur âme, âme qu’ils ne sentent peut-être pas, mais qu’ils ont quand même !

Savez-vous l’homme le plus malade, à Saint-Laurent, de tout ce scandale ? C’est le pasteur.

Il arriva tout de go, un beau matin, avec ses bottes. Il venait régénérer le bagne. Sa valise était toute petite, mais son cœur… Et il parut rue Mélinon.

— Mais enfin, monsieur, me dit-il, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Le bagne, monsieur le pasteur.

L’homme de Dieu allait, venait, revenait.

— Mais j’ai fait la guerre, monsieur, et ce n’était pas ainsi.

— Heureusement !

Il essuyait ses lunettes, les remettait.

Et soudain, me fixant dans les pupilles :

— Mais si vous ne dites pas ces choses, monsieur, vous serez un misérable !

Je lui ai pardonné, il était déchaîné.



J’ai rencontré Manda. Oui, Manda de la Bande à, de la Bande à Manda. Il n’est pas mort, non ! L’amant de « Casque d’Or » vit encore. Il est libéré. Quand je l’aperçus, il était sur une échelle, la truelle en main, faisant le maçon.

— Oui, je suis maçon, me dit-il, ça ne vous va pas ?

Quand je l’eus apprivoisé, nous partîmes tous deux prendre un verre chez Pomme à Pain.

— Un mou-civet ! un !

On ne mange que des mous-civet dans ces palaces !

— Et vous ne savez pas combien cette crapule de Pomme à Pain tire de biftecks dans une tête de bœuf ? Dix-neuf ! Eh bien ! voilà notre vie ! J’ai fait vingt ans. Pourquoi ? Pour rien. Un fripouillard, Lecca, me brûle d’un coup de revolver, je lui envoie mon couteau dans le ventre. C’est de la défense. Il n’en est pas même mort. Le bouquet, c’est qu’il est venu — pour une autre affaire. — Pendant cinq ans, nous nous sommes cherchés — non pour nous embrasser. Il voulait me tuer, et prétendait ne s’être fait envoyer au bagne que dans ce but. Bah ! Bah ! tout cela est vieux, c’est fini. J’ai payé pour le socialisme, pour l’anarchisme, pour l’apachisme. J’ai payé. Bien. Mais c’est fini. Plutôt ça commence ! Quand je me regarde aujourd’hui, je me dis que j’étais heureux au bagne. J’ai été infirmier pendant vingt ans. Tous les docteurs vantaient mon doigté. J’avais leur confiance. Je faisais moi-même, tout seul, les petites opérations. J’aidais ces messieurs dans les grandes. Mes vingt ans s’achèvent. On me met à la porte. Non les docteurs ! Ils ont tout fait pour me garder, mais c’était la loi : À la porte ! Et maintenant, vous voyez ! La maison que je bâtis sera bientôt finie. Je serai sur le pavé, sous le marché couvert. Je ne suis pas un fainéant, qu’on me donne du travail. Et quelle existence ! Ne toucher la main à personne. Ne pas s’asseoir. Savez-vous que l’on ne vous offre jamais une chaise ! Alors, on pleure. On sort de chez un Chinois pour entrer chez un autre Chinois (les caboulots). On vient là, chez Pomme à Pain. Ah ! le Caveau ! l’Ange Gabriel ! mais c’était des salons, si on compare ! Les honnêtes gens eux-mêmes auraient honte de fréquenter ici. On vous plonge tout vivant dans la crapule. J’ai un métier. Je suis presque médecin. Si je l’exerce, on me f… dedans. Mais sortez-nous de cette ordure ! Mais faites-nous donner du travail ! Pour le libéré c’est la mort certaine. J’ai été vingt ans honnête à l’hôpital. Je ne puis pas me remettre apache. Je ne me vois plus sur le Maroni guettant les canots d’or qui descendent et tâchant de viser juste. Maintenant, de tous les côtés, je suis bon, même du côté des Bambous. À Paris, dans n’importe quel hôpital, je trouverais une place. Pourquoi, vous qui êtes les plus forts, nous écrasez-vous ? Nous avons payé… payé !



Voici une histoire.

Un libéré, « coupable d’avoir volé des légumes dans le jardin d’un concessionnaire et de les avoir mangés sur place », est amené chez un surveillant.

— Quoi, fait le surveillant, toi qui, au bagne, pendant dix ans, fus si honnête ! Va-t’en, mais ne recommence plus.

— Mettez-moi en prison, supplie le malheureux.

— Je ne pourrai te garder qu’un jour.

— Merci !

Le lendemain, après la ration, le surveillant veut renvoyer son homme.

— Par pitié ! conservez-moi encore un jour.

— Tu me promets de ne plus voler ?

— Promis, chef !

Quand, le lendemain, le surveillant ouvrit la case, son protégé était pendu. Le testament, écrit sur le mur, disait : « Je vous avais promis de ne plus voler, chef ! C’est ma seule façon de tenir parole. »



Le soir à dix heures, je me promenais dans Saint-Laurent avec deux Français, Bouillon et Lalanne, mes amis ; soudain, Lalanne se détache de nous et court vers l’autre trottoir.

— Qu’est-ce que vous faites là ? dit-il à deux ombres.

— Mais rien, Monsieur Lalanne (tout le monde se connaît ici, les crapules et les honnêtes gens).

Ils avaient déjà forcé la serrure de la porte.

— F…tez le camp !

— On préférerait bien travailler, monsieur Lalanne… Y a pas de travail !

Voilà !


Je rêve encore chaque nuit de ce voyage au bagne. C’est un temps que j’ai passé hors la vie. Pendant un mois, j’ai regardé les cent spectacles de cet enfer et maintenant ce sont eux qui me regardent. Je les revois devant mes yeux, un par un, et subitement, tous se rassemblent et grouillent de nouveau comme un affreux nid de serpents.

Assassins, voleurs, traîtres, vous avez fait votre sort, mais votre sort est épouvantable. Justice ! tu n’étais guère jusqu’à ce jour, pour moi, que la résonance d’un mot ; tu deviens une Déesse dont je ne soutiens plus le regard. Heureuses les âmes droites, certaines, dans le domaine du châtiment, de donner à chacun ce qui lui appartient. Ma conscience est moins sûre de ses lumières. Dorénavant, si l’on me demande d’être juré, je répondrai : Non !


FIN