Au bagne/Et cette après-midi un convoi arriva

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Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 221-228).


ET CETTE APRÈS-MIDI
UN CONVOI ARRIVA


— M’sieur ! le Duala est en vue.

— Bien, Ginioux.

Le Duala, d’ailleurs, n’est plus le Duala, c’est la Martinière. Ici on dit toujours le Duala, quand même !

C’est la barque à Caron, le cargo-cage qui, de l’île de Ré, en passant par Alger, amène les forçats au Maroni.

La rue conduisant au wharf s’animait de surveillants militaires qui, en marche, ajustaient leur revolver, sur leur hanche. Le Duala était bien en vue.

Marius (qui vous sera présenté à son heure) prit mon parapluie et nous partîmes.

Devant la statue de la reine Charlotte (c’est la République. Ainsi se nomme-t-elle en Guyane), deux Arabes, tenant chacun un papier à la main s’approchèrent pour me parler.

Je pris leurs papiers.

— Mimouni Benjamine ould Mohammed, dit le plus vieux, tout doucement.

Ils savaient peu de français. Élevant ensemble un bras, ils me montrèrent le ciel et dirent en même temps :

— Moi libre ! Moi rentrer !

C’étaient des libérés, toujours.

— Moi pas travail, moi, retourner Oran, alors. Que faire devant le lit d’un mort ?

C’est la même impuissance révoltante que l’on ressent ici toute la journée. Je leur dis que je m’occuperai d’eux tous à la fois.

Retombant sur l’herbe, ils me regardèrent partir comme un parent.


L’ACCOSTAGE DU « DUALA »


Le Duala, gris de couleur, cherchait sa route à travers le Maroni. Sur le Maroni, à cause des bancs, on ne peut marcher droit

Les bateaux remontent ou descendent la rivière en zigzaguant.

Un vieux forçat, caché derrière un arbre, épiait l’avance du cargo. L’ancien mâchait et remâchait des souvenirs.

Il pleuvait. La chape de plomb que chacun porte sous les tropiques en semblait alourdie ! Une légère émotion, malgré l’habitude, marquait les chefs. Le Duala siffla. Il accosta.

Derrière chaque hublot souqué un couple de têtes, joue à joue, s’encadrait. Ce verre épais les séparait, seul, maintenant, du but final. Ils cherchaient à voir.

L’ancre tomba.

La patente était nette. Pas d’épidémies, trois morts seulement. Libre pratique fut donnée.

Nous gravîmes la coupée. Le silence régnait sur le pont. Cela frappait d’autant que, sur un bateau, à l’arrivée, le brouhaha est de rigueur.

— Qu’on lui montre le bagne trois, à ce Monsieur, dit le commandant.


LE BAGNE No 3


Je descendis. La cale ordinaire formait la cour. Autour, écrasées par un toit bas, les cages. Il faisait sombre dans ces cages. On ne voyait distinctement que les forçats du premier rang, qui se tenaient aux barreaux, les autres, derrière, grouillaient confusément. Tous étaient vêtus de laine bleue, tondus, rasés.

— Voulez-vous entrer ? me demanda le surveillant.

C’est comme s’il m’avait dit d’entrer dans une boîte à sardines quand les sardines y sont !

Aucune odeur. Propre même. Je crois qu’ils étaient cent dans ce bagne trois. Le bateau apportait six cent soixante-douze condamnés, moins les trois morts.

— Alors, tenez-vous prêts !

Le surveillant ouvrit la cage.

Contre les révoltes possibles, des tuyaux de vapeur donnent dans ces cages. Discipline ou ébouillantage : c’est à choisir.

— Au galop ! Au galop !

Chargeant en hâte leur sac, les forçats se précipitèrent.

Ils prenaient maladroitement l’échelle et, débouchant sur le pont de la coupée, tous trébuchaient.

— Adieu ! envoie un garçon du bord à l’un d’eux.

— Au revoir ! répond le forçat en tombant.

— Allons, grouillons !

Ils remontaient leur sac de toile sur l’épaule. Le sac glissait aussi.


LE DÉBARQUEMENT


Quittant le bateau, je me postai sur le wharf.

Beau convoi ! C’étaient des hommes jeunes et costauds, mais un peu lourdauds. Recrutement de campagne plutôt que de faubourgs. Les Arabes avaient plus de race.

Tous saluaient, soulevant leur calotte de drap, ils saluaient des parapluies, ils saluaient des libérés débardeurs. Pour eux, dès lors, tout ce qui bougeait était un chef.

Un vieux paysan, lui, n’avait pourtant pas perdu son sang-froid : il portait trois sacs et il les serrait !

L’un avait le nez rouge. Ce nez aura le temps de blanchir.

Attentifs aux ordres, tous cherchaient à se ranger le plus vite, le mieux possible.

Il pleuvait toujours.

La coupée présenta soudain une bête à deux dos. Un bagnard descendait un autre bagnard. À terre, le porteur posa l’homme, qui s’écroula. C’était un paralytique.

— Allons ! trois hommes, cria un surveillant.

Dans la masse, une hésitation, aucun n’osait se détacher.

— N’importe lesquels. On ne choisit pas des images !

Trois transportés prirent le paralytique et le déposèrent dans un tombereau.

— Devrait-on nous envoyer des loques pareilles ? fit le commandant de Saint-Laurent.

Le convoi débarquait sans cesse par deux échelles.

Parmi ces frustes, un homme tranchait. Il portait lunettes bordées d’écaille. C’était un garçon de famille, pas de ceux du bagne ! Il regardait ses compagnons comme s’il ne les avait jamais vus. Sa pensée était transparente : « Qu’est-ce que je fais dans ce troupeau ? »

— Allons ! serrez ! serrez !

Il serra comme les autres.

Voilà une bonne vieille bille d’Arabe. Il vient là comme il irait ailleurs, du moins l’imagine-t-on.

Cette fois, un moribond apparaît, porté sous les bras et par les pieds. On le pose sur le wharf.

— Oh ! fait le malheureux.

Il a la fièvre typhoïde.

— Mais c’est un cadavre ! dit le commandant.

— Pas encore, répond l’infirmier.

— Doucement, doucement ; crie un surveillant.

Et le squelette fait son entrée au bagne sur une civière.

Les rangs sont formés. On n’attend plus qu’un ataxique soutenu par deux camarades ; il marche aussi vite qu’il peut. C’est fait. Il a rejoint le troupeau.

On avait compté le gibier au fur et à mesure.

— Six cent soixante-trois debout, cinq dans le tombereau, un sur la civière, trois morts, ça fait le compte, dit un principal.

— Marche !

Le bataillon enfile le boulevard Malouet.

Ils vont au camp de Saint-Laurent, tout à côté. Certains essayent de découvrir le pays, mais le trajet est court. Voici déjà, surmontée de deux clés, armes symboliques de Guyane, la porte de fer.

Il est six heures, les anciens sont rentrés. Accrochés comme des singes aux barreaux des locaux, ils regardent l’arrivage. Autant de pigeons, pensent-ils, à plumer demain.

— Soixante-cinq par case, dit le principal. Grouillons !

En un tournemain, les 663 « de bord » sont enfournés. Je regarde : plus rien. Je me tourne vers un chef :

— Rien dans les mains, rien dans les poches, fait-il, vous pouvez voir.

Ce que je vois, c’est que l’on a tout mis ensemble, sans triage : les mauvais, les pourris, les égarés, les primaires et les récidivistes, ce qui est perdu et ce qui pourrait être sauvé, les jeunes et les vieux, le vice et… j’allais dire l’innocence, et je me comprends. Ce n’est même pas le marché de la Villette. On ne les a ni pesés ni tâtés. Allez ! grouillons ! Poussez ! contaminez-vous, pourrissez-vous, dégradez-vous, mais ne nous em…bêtez pas !

— C’est le moment des tristes réflexions, me dit le principal. Ils se demandent maintenant comment on sort d’ici.

On m’ouvre une case. J’entre. Ils ne se demandent rien du tout. Un baquet d’eau est entre les deux bat-flancs. Ils s’abreuvent comme des bêtes, déjà.