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Au bagne/Au Tribunal maritime

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Au bagne (1924)
Albin Michel (p. 197-208).
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AU TRIBUNAL MARITIME


— Faites entrer l’accusé !

Par la porte donnant sur la cour du camp, on voit un forçat jeter à terre son chapeau de tresse. Pieds nus, il pénètre dans le sanctuaire rectangulaire de la justice. Le gars a l’air ému, mais c’est de la frime.

— Vos nom, prénoms et matricule.

— Hernandez Gregorio, 43.938.

— Bien. Asseyez-vous. Et soyez attentif à ce qui va vous être lu.

Tous les six mois, siège à Saint-Laurent le tribunal maritime.

Le capitaine Maïssa, des marsouins, le préside.

— Accusé, levez-vous. Vous avez entendu l’acte d’accusation. Vous pouvez dire tout ce que vous jugerez bon à votre défense.

— Mon capitaine, je m’suis évadé.

— Oui, mais, en outre, vous avez volé, une nuit, au marché de Cayenne, un sac contenant des sapotilles, des mangues, des oignons, des pois chiches, des bananes et du manioc.

— J’savais même pas qu’i contenait tout ça !

— C’est ce qui ressort des dépositions de dame Andouille Camonille, née à la Martinique, et de dame Comestible Léonie, née également à la Martinique.

— J’connais pas ces dames.

— Vous reconnaissez avoir volé ?

— Y avait cinq jours que n’mangeais pas, ce n’était pas pour voler, mais pour manger.

— Où étiez-vous pendant votre évasion ?

— À Montabo.

— Évidemment. Qu’est-ce que vous allez tous faire à Montabo ? C’est donc si joli que ça ?

— On sait même pas ce qu’on va y faire.

— Je vais vous le dire, moi. Vous allez à Montabo, parce qu’à Montabo vous trouvez l’association des « Frères de la côte ». On vous y vend de faux papiers. On prépare des canots. Et je vais même vous fournir une circonstance atténuante à laquelle vous ne pensez pas. Si vous avez volé, ce n’est pas pour vous, c’est pour la bande. La bande vous a dit : « T’es le dernier arrivé, va nous chercher de la bidoche. » Et vous ne lui rapportiez que des légumes !

— Capitaine, vous êtes trop malin !

— Bon, asseyez-vous.

La parole est à la défense.



Le tribunal maritime ressemble à une chapelle.

À la place du chœur, le capitaine et ses assistants. En bas, au-dessous de trois marches, bancs à droite, bancs à gauche. À droite, accusés et témoins ; à gauche, la défense. Et au fond, cinq suisses noirs : cinq soldats de Guyane, baïonnette au canon.

Alors, un homme se soulève à peine. On le dirait en pleine crise de rhumatismes :

— Je demande l’indulgence du tribunal pour mon client.

C’est un surveillant.

— La parole est à M. le commissaire du gouvernement.

Le commissaire du gouvernement possède également des reins nickelés. Il dit entre ses dents :

— Qu’on rende son piston à l’oie.

Au bout de cinq jours j’ai compris qu’il voulait dire :

— Je demande l’application de la loi.

— Emmenez l’accusé !

L’accusé sort tout contrit. Sitôt dans la cour du camp, il roule une cigarette, chausse une paire de savates et dit aux surveillants : « Ça va bien ! »



— Curatore ! Depuis dix ans que vous êtes aux travaux forcés, vous vous êtes évadé… Attendez que je compte : une, deux, trois, quatre, cinq, six fois. Vous vous présentez devant nous aujourd’hui pour votre septième évasion. Qu’avez-vous à dire ?

— Je m’évade parce qu’on ne veut pas adopter les nouveaux procédés de travail à grand rendement.

— Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ?

Curatore, dit Gallina, a le sourire.

— Je vais dire comment j’ai fait : J’étais dans le canot qui m’emmenait chez les Incos. Le surveillant regardait les perroquets sur les branches. Je me suis démenotté, j’ai piqué une tête dans le fleuve et me suis barré. Le chef a bien tiré, mais on n’attrape pas les poissons au revolver.

— C’est tout ?

— J’ajoute que je regrette…

— Mais vous regrettez toutes les fois !

— Eh bien ! Je regrette pour la septième fois.

— Emmenez l’accusé.



— Guidi, vous êtes accusé de meurtre sur la personne du transporté Launay, votre codétenu à Saint-Joseph.

Guidi est une grande perche de quarante-cinq ans et ressemble à une autruche qui aurait la tête de Guidi.

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— J’ai simplement sauvé ma vie.

Ceci est une affaire de mœurs. Évasions, affaires de mœurs : rengaines de ce tribunal.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Launay m’en voulait à mort. Il m’accusait…

— Bon ! Nous savons. Passons. Toujours des combats en l’honneur de la Belle Hélène !

— Depuis un mois, il me menaçait de me faire la peau. Alors, ce soir-là, comme je rentrais de la corvée, Launay était derrière ses barreaux. Il m’insulta grossièrement, m’appelant : « Être infect ! Ventre putréfié !… »

— Passons !

— Alors, s’adressant au porte-clés : « Mais ouvre-moi donc la porte que je le crève ! »

— Et ce n’est pas plus difficile que cela. Le porte-clés lui ouvrit la porte ?

— Eh oui ! Et Launay se précipita sur moi comme un tigre aux yeux rouges, son couteau à la main. Alors je l’ai tué sans m’en apercevoir.

— Faites entrer les témoins.

Être témoin est toujours une affaire, surtout quand on vient des îles. C’est une chance d’évasion !

La Belle Hélène entra, timide et jeune.

Il confirma le récit de Guidi ; le second apporta une précision.

— Depuis un mois, Launay avait juré dans la case qu’il éventrerait Guidi. Il disait : « J’ai une réputation d’homme, je veux la garder. À mon âge faut rien laisser passer, ou l’on est cuit. »

— La parole est à la défense.

Dans ces cas-là, l’as de la barre de Saint-Laurent, Me Lacour, qui peut se vanter de connaître son monde, donne de la voix :

— Messieurs du tribunal, mon capitaine, regardez Guidi, ce vieux forçat, regardez-le écroulé sous ses vieux jours…

Guidi s’affaisse.

— Est-ce après vingt ans de bonne conduite, si sa vie n’avait réellement été en danger, qu’il aurait commis l’acte homicide ? Nous savons tous, hélas ! ce qui se passe dans les cases… Guidi !… Guidi !…

— Guidi, qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?

Guidi va parler. Me Lacour lui fait signe qu’il va tout déranger. Guidi s’en va, de plus en plus courbé… jusqu’à la porte.



Massé, libéré.

— Vous reconnaissez vous être évadé ?

— Oui, mon capitaine.

— Vous aviez pourtant trouvé une situation à Cayenne. Vous étiez bien noté.

— Oui, mon capitaine, je travaillais à la ligne téléphonique. Alors, j’avais comme toujours le récepteur à l’oreille quand j’entends : « Faut arrêter le libéré Massé ! » Je devins fou. On voulait m’arrêter parce que je fais ce que tout le monde fait, que je reçois de l’argent des familles pour le passer aux transportés. Alors, je suis parti en courant. J’ai marché jour et nuit. Je me suis trouvé cinq jours après devant le Maroni. J’ai traversé le Maroni. J’ai marché dans la brousse de Hollande, tout droit, sans carte, sans boussole, sans manger. J’étais fou. Je marchais les dents serrées. Je ne savais pas où j’allais, ce doit être sans doute pour cela et aussi parce que j’étais fou que j’ai trouvé. Neuf jours après le Maroni, je vis une ville. C’était Paramaribo. Cela m’a rendu la raison comme un choc. « Qu’est-ce que tu as fait ! me dis-je, tu n’avais plus que trois ans de doublage. Il faut que tu reviennes. » Et je suis allé me dénoncer deux heures après. C’est moi qui ai voulu revenir, mon capitaine.

— Tout cela est vrai, fit le capitaine.

— Messieurs du tribunal, mon capitaine — c’est Me Lacour — et ce que vous ne savez pas, je veux vous le dire. Massé se livrait à ce petit commerce d’argent pour aider sa vieille maman restée en France, pauvre et malheureuse. Tous les mois, Massé, un libéré, c’est-à-dire un homme plus misérable qu’un forçat, trouvait quarante francs pour envoyer là-bas, dans la petite chambre sans pétrole, à Ménilmontant où…

Massé pleura.

— Emmenez l’accusé.



Encore une affaire de mœurs.

Le défenseur est un jeune homme du peuple libre de Saint-Laurent. Il se lève et dit :

— J’ai vingt ans. Je suis trop jeune pour me mêler de ces affaires. Je demande le renvoi.

— Et moi, répond le forçat, je demande un seau d’eau et une botte de foin pour le défenseur !



Agression nocturne à main armée, dans une maison habitée.

— Faites entrer les accusés.

Ce sont deux jeunes : Reinhard et Grange.

— J’ai à dire, mon capitaine, ce que vous savez. L’accusation est fausse. Voici la vérité. Grange premièrement n’y était pas. Moi, depuis neuf jours, je venais d’arriver au camp Saint-Maurice. Amar ben Salah, un libéré, rôda tout de suite autour de moi. Je suis jeune au bagne. Avant cette affaire j’ignorais tout des mœurs épouvantables d’ici. Viens chez moi cette nuit, me dit Amar, je te donnerai à manger. Et nous nous entendrons pour la culture. Je pourrai te prendre comme assigné.

À minuit je soulève une planche, je sors de la case et je gagne le carbet de l’Arabe. Il me donne à manger. J’étais très content. Soudain il veut me saisir. Je ne comprenais pas pourquoi. Je me défends, lui…

— Passons, passons, dit le capitaine, nous connaissons ça.

— Comme il se faisait plus audacieux j’empoignai un sabre d’abatis qui se trouvait là et frappai. L’Arabe lâcha prise, je m’enfuis et réintégrai le camp.

— Introduisez le témoin.

Amar ben Salah, l’œil oblique, le cheveu frisé, s’avança, sournoisement courbé.

— J’ai à dire, moi, que je ne connaissais pas ces gens-là et qu’ils sont venus à mon carbet pour m’attaquer.

— Vous mentez, Amar, fait le capitaine. Les témoins Briquet et Abdallag vous ont vu en grande conversation avec Reinhard, la veille de l’affaire.

Amar est de plus en plus oblique.

Le capitaine lance :

— Quelle tête de faux témoin ! Considérez-vous heureux que je ne vous fasse pas arrêter.

L’accusé dit :

— Mon capitaine, il prétend qu’il a reçu huit coups de sabre d’abatis. Un seul suffit à tuer un homme !

Maître Lacour se lève. Mais il voit que le tribunal est fixé. Il se rassoit.

— Emmenez les accusés.

Le grand dégoûtant, faux témoin, demeurait à son banc.

— Voulez-vous f… le camp !



Évasions.

C’était un vieux paysan de France, un de ces paysans dont on pourrait jurer qu’ils ne vont pas une fois tous les trois ans au chef-lieu de leur sous-préfecture. Alors il commença presque en patois :

— Après avoir traversé le fleuve Colorado…

C’était trop touchant. Sa cause était gagnée :

— Emmenez l’accusé.



Un autre, Oé Lucien, qui avait arraché une partie du toit pour s’évader.

— Quel était votre métier ?

— Démolisseur !



Un ancien vieux de la vieille.

— Pourquoi vous êtes-vous évadé ? Vous savez bien qu’à votre âge la brousse tue.

— Je m’suis évadé, mon jeune capitaine, parce qu’à soixante et un ans, on ne fait plus monter un homme blanc sur un arbre pour abattre les cocos.



Ramasani, hindou de Pondichéry.

— Le surveillant P. J. me demande de lui prêter cent francs. Je les lui prête. Comme je les lui réclame quatre mois après il m’accuse de chantage.

Sur ces histoires-là, le tribunal aussi sait à quoi s’en tenir.

— Où est le surveillant ?

— En congé.

— Évidemment.

— Emmenez l’accusé.

— Oui, répond le citoyen de Pondichéry, mais j’aurai fait six mois de prévention.



Le tribunal a délibéré.

Les accusés sont dans la cour. Un porte-clés frappe de son trousseau aux portes des cases pour obtenir le silence. Voici les jugements.

— Hernandez ! Six mois de prison.

— Curatore ! Cinq ans de travaux forcés. (Il s’en moque. Cela ne change rien à sa situation. N’oubliez pas la résidence perpétuelle pour ceux qui ont plus de sept ans. Curatore s’évadera une huitième fois.)

— Guidi (l’homme à la Belle Hélène). Six mois de réclusion.

— Massé (le libéré bon fils). Acquittés.

— Reinhard et Grange (les deux ingénus). Acquittés.

— Carré (l’Argonaute du Colorado). Acquitté.

— Le vieux aux noix de coco. Acquitté.

— Ramasani ! (le naïf de Pondichéry). Acquitté.

— Bravo ! fait-on de l’intérieur des cases.

Et tous ensemble retournent au bagne : condamnés et acquittés.