Au creux des sillons/10

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 31-32).

LA RANÇON DE LA HAINE


Enfin le Jour de l’An, Lamarre était allé à la messe et en revenant était arrêté à la poste. Il y avait une lettre pour lui, adressée d’une grande écriture gauche qui ne lui était pas inconnue, mais qu’il ne pouvait placer. Après avoir dételé il entra et dit à Jeanne :

J’ai une lettre, et commença à la lire à haute voix.

Monsieur Lamarre :

 J’ai une bien triste nouvelle à vous apprendre. Mon fils Paul s’est fait tuer par un câble qui s’est cassé et l’a frappé à la tête. Avant de mourir il m’a demandé d’écrire cette lettre de réconciliation et de dire à votre fille, Jeanne, que sa dernière pensée avait été pour elle.

 Je vous demande pardon. Il fallait la mort de mon fils pour me faire comprendre ma folie. Nous avons brisé la vie de nos enfants, ma femme et moi sommes bien malheureux.

 Je vous envoie mes bons souhaits de la nouvelle année.

Corriveau.

Jeanne était restée rigide et inerte à la même place comme une statue. Dans ses tempes bourdonnait un bruit sinistre, le bruit des feuilles que son père venait de replier. Tout s’effondrait autour d’elle. Les mots, mariages, bonheur, mari, Paul, dansaient à ses yeux une danse macabre. Sa tête souffrait comme si on la martelait à coups de masse. Enfin elle se laissa choir sur une chaise, anéantie par l’intensité de son angoisse. Tout à coup son cœur éclata par la force de la douleur. Un flot de larmes commença à couler de ses yeux tombant sur ses genoux, un dégoût immense, une vague de haine s’empara d’elle pour tout ce qui l’entourait. Le plus jeune de ses frères était tombé et réclamait ses soins. Elle leva un regard voilé de pleurs vers la croix noire pendue à la muraille, et se penchant vers l’enfant, le prit dans ses bras et l’embrassa longuement.

Elle venait d’accepter son sacrifice, de vieillir seule dans cette maison triste.