Au creux des sillons/9

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 29-30).

LE PARDON



Les Lamarre avaient aussi subi des suites fâcheuses de ces procès, mais, à force d’économie, on avait fini par équilibrer le petit budget.

Jeanne avait déjà bien souffert quand on lui avait défendu de recevoir Paul, mais maintenant ses souffrances étaient augmentées de la solitude, de l’éloignement et de l’inconnu. Autrefois elle pouvait le voir vaquer à ses occupations, mais aujourd’hui cette chère vision était disparue. Où était Paul ? Que faisait-il ? Il avait promis d’écrire et était parti depuis bientôt deux mois et aucunes nouvelles n’étaient arrivées. Elle continuait à attendre dans le silence de son cœur et le silence de ses longs jours monotones. À certaines heures, elle se sentait accablée par l’attente journalière, écrasée sous le poids de ses nombreux travaux. Et jamais une lueur d’espérance, et jamais un rayon de bonheur. Elle travaillait du matin au soir pour élever cette grande famille, aidait son père aux champs, chaque jour plus triste, plus désespérée et plus angoissée.

Enfin au commencement de septembre, elle reçut une lettre de Paul, elle en défaillit presque de joie.

Il s’informait de ce qu’elle faisait, de sa famille. Il lui disait que son père, bien vieux et brisé par l’amertume de ses derniers malheurs, lui avait donné son consentement de l’épouser quand il voudrait ; qu’il travaillait beaucoup pour se créer un petit foyer et qu’il espérait aller la chercher au printemps et il terminait : « si votre père le veut, je pourrai vous appeler ma chère femme ». Jeanne porta à ses lèvres ces feuillets écrits d’une écriture mal assurée. « Ma chère femme », comme elle serait fière et heureuse de porter ce nom. Un hiver sera bien long à attendre, mais un espoir radieux s’est élevé qui la soutiendra. Un immense bonheur l’enserra.

Son père lui avait dit que, malgré certains regrets que lui causerait son départ, il ne s’opposerait pas à son mariage. Il estimait Paul et la voulait heureuse. Mais à ce moment une idée venait de lui traverser l’esprit. Il se mit à y réfléchir pour ne pas avoir à craindre de s’être exprimé trop rapidement. Elle grandissait en lui et il crut à sa possibilité.

Jeanne, dit-il, tu vas prendre une feuille de papier pour répondre à Paul. Tu lui diras que les nouveaux propriétaires de la ferme de son père doivent partir au printemps et que sa terre sera donc à vendre. Je l’achèterai. Je te donnerai la part d’héritage qui te revient de ta mère et avec ses économies vous pourrez commencer à la payer. Vous êtes jeunes et robustes et il vous sera facile de finir de l’acquitter.

La jeune fille, émue par la reconnaissance, folle de joie se hâtait déjà d’écrire, pour annoncer cette heureuse nouvelle à Paul. À la fin d’octobre, on reçut la réponse qu’il acceptait avec plaisir. Jeanne exultait, son beau rêve planait les ailes déployées dans le plus pur azur. Tous les jours elle se promenait dans le palais enchanté de son bonheur, où elle entendait l’hymne divin de l’amour. Sa vie s’épanouissait de nouveau. C’était une nouvelle Jeanne. Son rire perlé était revenu et son regard, quand elle le fixait par delà les collines, s’illuminait des mêmes feux. Soutenue par une aussi forte espérance, elle reprit goût à la tâche quotidienne. Elle fut plus affectueuse pour son père, plus tendre pour ses petits frères et petites sœurs.

Les jours fuyaient. La fête du Jour de l’An approchait. Jeanne avait écrit à Paul une belle lettre de bons souhaits. Elle attendait, il viendrait de bonne heure avec le printemps.

Encore trois mois. Elle comptait les jours fébrilement. Déjà elle préparait son trousseau. Elle filait le lin pour tisser les nappes, les serviettes de son ménage. Quel mot délicieux, son ménage. Elle fit de beaux draps de laine floconneuse qu’elle mettait dans une armoire pour le retour de Paul.