Au fait, au fait !!! Interprétation de l’idée démocratique/13

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XIII.


Mais il y a des gens qui sont loin d’accepter ce raisonnement. Les théoriciens, nos maîtres, trouvent que l’idée est préférable au fait. Et cette doctrine qu’ils soutiennent leur donne un dividende qui les encourage fort à le soutenir encore.

À leur avis, pourvu que l’impôt continue ses versements et pourvu que la pluie respecte, sur le fronton des édifices publics, les mots : République et Liberté, nous sommes républicains et libres.

Ces gens-là sont très forts !

Aussi forts que ce personnage bien avisé des proverbes arabes qui, sans toucher en aucune sorte au contenu du vase, crut qu’en changeant l’étiquette, il changeait la liqueur.

Aussi forts que ces génies burlesques des farces de la foire, qui se croient en sûreté contre le feu pris à leurs vêtements, parce qu’ils ont sur la poitrine la plaque des assurances contre l’incendie.

Ces gens-là, je le répète, sont démesurément forts !

En écoutant attentivement les subtilités de leur argumentation, nous entendrons parler beaucoup et fort haut de la souveraineté du peuple. Croyez-vous qu’il ait jamais été permis d’insulter le souverain ? Vous dites : Non ! Eh bien c’est depuis qu’on vous dit que le peuple est souverain que vous n’avez précisément le droit d’insulter que le peuple ! J’aime bien mieux, pour ma part, nier la souveraineté du peuple et croire à la souveraineté du gouvernement qu’il m’est prescrit de respecter.

Je dis que j’aime mieux croire à la souveraineté du gouvernement ; je suis bien forcé d’y croire ; tout le monde est bien forcé d’y croire comme moi ; Je n’existe pas, nul ici n’existe par lui-même : notre existence ne nous est point propre. Nous ne vivons civilement, commercialement, industriellement, religieusement, intellectuellement que par le gouvernement !

Voyageons-nous sans un sauf-conduit signé de lui ? Achetons-nous une propriété, faisons-nous une transaction où il ne vienne s’interposer ? Professons-nous un culte qu’il n’ait validé ? Nous instruisons-nous ailleurs que dans les écoles et dans les livres approuvés par son université ? Publions-nous autre chose que ce qu’il nous permet de publier ? Et, pour pousser l’examen de cette tyrannie réglementaire, jusqu’aux infimes détails de la trivialité: fumons-nous un cigare qu’il ne nous ait lui-même vendu ? Sommes-nous avocats, médecins, professeurs, marchands, artistes, facteurs, crieurs publics, sans qu’il nous en ait donné licence ? Non ! Nous n’existons pas, vous dis-je, nous sommes des objets inertes, des pièces d’adhérence d’une machine savante et compliquée dont la manivelle est à Paris !

Eh bien, je dis que c’est là une situation irrégulière ; une situation aussi embarrassante pour le gouvernement que fatale pour la nation.

Je comprends qu’il fût possible à Richelieu de gouverner ainsi, la France des derniers siècles était tout entière et de son plein gré sous la couronne du roi. Mais malheur à ceux qui ne tiennent pas compte de la différence des temps ! Aujourd’hui, chaque citoyen se palpe et délibère, et le contrôle des actes officiels est partout !