Au pôle Sud/06

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LE DÉPÔT DU 85° DE LATITUDE.


AU PÔLE SUD[1]

PAR ROALD AMUNDSEN


VI. — TOUJOURS EN MARCHE VERS LE PÔLE


Nous arrivons au pied des montagnes qui défendent l’approche du Pôle. — Début de l’escalade. — Montées et descentes. — Les Alpes antarctiques. — Nous moutons à 2 400 puis à 3 000 mètres. — Autour de nous des cimes de 4 500 mètres. — Nous dépassons le 86°.


FUNCHO.

16 novembre 1911. — Après avoir construit un dépôt au 85°, nous repartons le lendemain matin. La vague de glace que nous avons à gravir est véritablement énorme ; son escalade en plein soleil n’est pas précisément agréable. D’après les indications de l’anéroïde, sa hauteur ne dépasse pas cependant 100 mètres. Au delà, la Barrière redevient plate ; plus loin, des lignes de crevasses sont encore visibles. Évidemment, l’atterrissage ne sera pas facile ; enserrée de tous côtés par des montagnes, la Barrière est toute disloquée de ce côté. Heureusement les fentes que nous avons aperçues sont toutes remplies, par suite elles n’offrent aucune difficulté. Après cela, une descente rapide, à laquelle fait suite une ascension. La traversée de cette nouvelle ondulation s’opère aisément. En revanche, la montée en est rude. Qu’allons-nous découvrir de là-haut ? Dans ma curiosité, j’allonge le pas le plus possible. Enfin voici le sommet. Quelle chance ! Pas une crevasse, pas un sérac ! Suivant toute vraisemblance, cette partie du glacier repose déjà sur la terre ferme. Les larges fentes que nous avons contournées plus bas marquent probablement la limite entre la Barrière et la glace située sur le sol, L’hypsomètre indique une altitude de 300 mètres.

Nous sommes donc sur le point de commencer l’ascension des montagnes ; tout de suite nous faisons nos derniers préparatifs pour cette grande entreprise. Quoiqu’il soit de bonne heure, le campement est installé ; jusqu’à demain matin le travail ne manque pas. Nous devons d’abord réviser les approvisionnements, afin de n’emporter que le strict indispensable. Dès que la tente est dressée, on détermine la position du lieu, puis on donne la pitance aux chiens ; après un léger repas, nous ouvrons l’inventaire. Nous voici à un des moments décisifs du voyage. Tout doit être calculé avec soin et toutes les éventualités envisagées. Comme dans les circonstances graves, nous nous réunissons en conseil, et chacun est appelé à donner son avis. D’ici au Pôle, aller et retour, la distance est de 1 100 kilomètres. Considérant les difficultés de l’escalade et l’affaiblissement progressif qu’éprouveront les attelages, d’un commun accord, la durée du voyage est évaluée à soixante jours. En conséquence, nous prendrons deux mois de vivres, et laisserons en dépôt le reste, soit des rations pour un mois. D’après notre expérience, la descente pourra être effectuée avec 12 chiens. Actuellement nous en avons 42 ; nous les emploierons tous pour gravir le plateau ; une fois là-haut, nous en sacrifierons 24 et continuerons avec 18 et 3 traîneaux. De ces 18, 6 serviront à nourrir les 12 derniers survivants. Au fur et à mesure que les attelages diminueront, les charges deviendront de plus en plus légères, par suite de la consommation des vivres, si bien que, quand la meute sera réduite à 12 têtes, deux traîneaux suffiront.

UN CAMPEMENT SUR LE PLATEAU DE GLACE.

Après une longue discussion, au cours de laquelle chacun donne son opinion, on commence l’emballage. Heureusement, le temps est beau ; autrement, cette révision des approvisionnements ne serait pas particulièrement agréable. Les divers paquets de nos différentes denrées sont tous de même poids, de telle sorte qu’en les comptant, on connaît la charge qu’ils forment. Ainsi le pemmican est partagé en rations de 500 grammes, le lait en poudre en sacs de 300 grammes. Le chocolat est, comme d’habitude, divisé en tablettes, dont nous savons le poids ; tous nos biscuits sont également faits sur le même modèle et pèsent par suite le même nombre de grammes. Les approvisionnements ne comportent que ces quatre espèces d’aliments. Les confitures, les fruits conservés, le fromage, toutes les friandises ont été laissées à Framheim. Le seul luxe que nous nous offrons est de prendre nos fourrures, qui jusque-là ont été inutiles. Mais est-ce bien un luxe ? Une fois sur les montagnes, peut-être en aurons-nous besoin ! Shackleton n’avait-il pas éprouvé −40° par 88° de latitude sud ? Dans le cas d’un pareil froid, ces pelleteries nous permettront de le supporter un bon bout de temps. D’autres vêtements, nous n’emportons qu’un petit nombre. Ici nous nous accordons le plaisir de changer de gilet de laine, de chemise et de caleçon. Toute notre vieille lingerie restera suspendue à l’air jusqu’à notre retour. Cette ventilation énergique pendant deux mois remplacera le blanchissage. Les préparatifs terminés, nous partons reconnaître la route de demain.

Nous nous dirigeons vers le pointement rocheux le plus voisin du camp, le mont Betty, un sommet de 300 mètres d’altitude environ, situé à 3 kilomètres. Au delà, le terrain est relativement escarpé, mais très uni, et la piste excellente. Grâce à ces circonstances favorables, nous gagnons rapidement un monticule situé par 360 mètres d’altitude environ, auquel fait suite une petite plaine. Plus loin s’élève un nouveau mamelon, pareil au premier, puis une longue déclivité unie, aboutissant à de petits glaciers. Là nous arrêtons la reconnaissance. À travers tout le massif que nous embrassons, il sera facile de passer. Le point où nous rebroussons chemin se trouve à environ 9 kilomètres du camp, et à l’altitude de 600 mètres.

BJAALAND SUR LES PENTES DU MONT BETTY.

La descente s’opère de la manière la plus brillante ; sur les deux dernières pentes avant de joindre la Barrière, nous dévalons à toute vitesse. Avant de rentrer, Bjaaland et moi nous faisons un détour vers le mont Betty. Depuis notre départ de Madère, c’est-à-dire depuis quatorze mois, nous n’avons foulé que de la neige et de la glace ; aussi ne serions-nous pas fâchés de mettre le pied sur un sol stable.

Le mont Betty élève, immédiatement au-dessus de la Barrière, son sommet couvert de pierres disloquées. Après avoir pris quelques échantillons de roche, nous descendons rejoindre les camarades. De retour, j’exhibe mes cailloux, mais ces spécimens géologiques du continent antarctique n’éveillent aucun intérêt chez mes compagnons. Dieu me pardonne, j’entends même grommeler d’un ton méprisant : « Des pierres, il y en à de trop en Norvège. »

UN DE NOS CAMPS SUR LA BARRIÈRE.

17 novembre. — Aujourd’hui, nous commençons l’assaut des montagnes qui défendent l’approche du Pôle. Pour parer à toute éventualité, je laisse au dépôt une note indiquant l’itinéraire que nous nous proposons de suivre, et les ressources dont nous disposons. Le temps est superbe et la piste excellente. Les chiens surpassent notre attente en enlevant avec aisance les pentes assez raides du début. Aucun obstacle ne pourra, semble-t-il, les arrêter. En très peu de temps, les attelages parviennent au point que nous avons atteint hier, et qui semblait devoir être le terme de la première étape. Sur les petits glaciers escarpés, situés plus haut, à plusieurs reprises il devient nécessaire de doubler les équipes et de faire avancer les traîneaux deux par deux. Ces glaciers paraissent très vieux et dépourvus de toute activité. On n’y observe aucune crevasse de formation récente ; celles qui déchirent leur surface ont les bords arrondis et sont presque remplies de neige. Pour éviter à la descente de culbuter dans ces trous, nous élevons des cairns ; en passant entre ces pyramides, on est sûr de trouver un terrain solide. Le soleil est si vif et la chaleur si forte que nous marchons en bras de chemise.

Dans la journée, nous passons au pied de sommets de 900 à 2 100 mètres. La neige qui couvre une de ces cimes a une couleur rouge foncé. Cette première étape dans la montagne nous amène à l’altitude de 600 mètres, après un parcours de 18 kil. 5. Le camp est établi sur une petite nappe de glace, entre de larges crevasses. Une fois la tente dressée, deux reconnaissances partent examiner le terrain en avant. Wisting et Hansen remontent le glacier, lequel s’élève rapidement jusqu’à 1 200 mètres, et disparaît ensuite dans le sud-ouest entre deux crêtes. Bjaaland part dans une autre direction trouvant sans doute la route prise par les autres trop facile, il s’attaque à un escarpement rocheux. Pendant ce temps, Hassel et moi nous vaquons aux occupations du ménage. Bientôt Bjaaland est de retour ; il affirme avoir rencontré de l’autre côté une excellente route pour la descente. Si elle est aussi belle que celle qu’il a prise pour monter, cela donne à réfléchir. Un peu plus tard arrivent les autres ; naturellement leurs renseignements ne concordent pas avec ceux de Bjaaland ; chaque groupe vante son itinéraire et déprécie celui découvert par l’autre. Sur un point malheureusement, tous sont d’accord, c’est qu’après cette ascension nous serons obligés de redescendre sur un énorme glacier qui s’étend au-dessous du campement dans la direction est-ouest. La discussion menaçant de se prolonger, je vais me coucher.

Le glacier situé devant nous est très escarpé ; sur une courte distance, il s’élève d’au moins 600 mètres. Réflexion faite, nous tenterons l’escalade sans doubler les attelages. Les chiens ont déployé une telle vigueur que, suivant toute probabilité, ils accompliront ce nouvel exploit. Quoique avançant lentement, ils gagnent du terrain. Lorsqu’ils paraissent vouloir s’arrêter, il suffit d’un encouragement et d’un claquement de fouet pour les remettre en route. Nous arrivons ainsi à un col. Une fois là-haut, la meute se repose, tandis que nous contemplons le panorama. Au delà de la brèche s’étend une petite « plate », large de quelques mètres, au-dessus d’une pente rapide aboutissant à une vallée. Droit devant nous, en plein sud, s’élèvent l’énorme chaîne Fridtjof Nansen, et un peu plus loin la crête Don Pedro Christophersen ; ces deux reliefs sont séparés par un puissant glacier qui s’élève par étages. Il est terriblement disloqué ; il sera cependant possible de passer entre les zones crevassées. Celte vallée nous conduira loin, mais elle ne nous amènera pas au but. Entre le premier et le deuxième étage, le glacier est rendu infranchissable par une énorme cascade de séracs ; heureusement, le long des montagnes un « replat » permettra de contourner cet obstacle. Nous élevons ici un grand cairn, puis relevons les principales montagnes en vue. Avant de commencer la descente, je retourne au col jeter un dernier regard sur la Barrière. La chaîne que nous avons découverte et qui ferme cette immense nappe de glace, incline dans l’est-nord-est, pour disparaître au nord-est vers le 84° de latitude. Les apparences du ciel indiquent qu’elle doit se prolonger au delà de ce parallèle.

LA CHAÎNE DON PEDRO CHRISTOPHERSEN.

La plate au delà du col se trouve à l’altitude de 1 200 mètres. La pente est rapide. Sur une telle déclivité, avec des traîneaux chargés, la plus grande prudence est nécessaire ; si les véhicules s’emballaient, les chiens pourraient être tués ou blessés, et leurs conducteurs exposés à quelque accident fâcheux, sans compter que les traîneaux seraient avariés. À chaque descente de ce genre, nous freinons au moyen de cordes garnies de pointes et enroulées autour des patins. Cette première pente nous amène dans une large vallée, à 250 mètres plus bas ; après cela, nouvelle ascension sur deux glaciers très escarpés. La montée du second a été la plus dure de tout le voyage. Pour en venir à bout, il devient nécessaire de doubler les attelages. Les progrès sont naturellement très lents ; seulement au prix d’un long et pénible effort, nous parvenons au sommet de cette déclivité, haute de pas moins de 360 mètres. Là, nous nous trouvons à l’altitude de 1 320 mètres, sur une petite plaine. Après avoir laissé souffler les chiens, en route de nouveau.

Jusqu’ici les montagnes les plus rapprochées nous ont masqué le terrain en avant. À mesure que nous avançons, nous distinguons plus complètement la route que nous allons suivre. Elle est formée par un énorme glacier qui rejoint la Grande Barrière, en passant entre la crête Fridtjof Nansen et la chaîne Don Pedro Christophersen. Par cette grandiose nappe de glace, à laquelle nous donnons le nom d’Axel Heiberg, nous comptons gagner le plateau supérieur. Pour atteindre ce glacier, nous sommes encore obligés de redescendre. Du point où nous nous trouvons, les petites nappes de glace que nous devons suivre paraissent très crevassées ; donc, avant de nous engager sur cette pente, nous allons reconnaître le terrain. Tout bien examiné, avec de la prudence et en freinant vigoureusement, le passage est praticable.

POINTEMENTS ROCHEUX AUX ENVIRONS DU GLACIER AXEL HEIBERG.

Dans l’après-midi, après quelques culbutes sans conséquences fâcheuses, nous atteignons l’Axel Heiberg. Par sa vallée, nous allons pousser jusqu’à la chute de séracs engendrée par l’étranglement du glacier entre les chaînes Fridtjof Nansen et Don Pedro Christophersen. Un morceau singulièrement plus rude que nous ne l’avions supposé ! D’abord la distance est trois fois plus grande qu’elle ne le paraissait ; ensuite la neige est si molle que les chiens peuvent à peine se mouvoir. Quoi qu’il en soit, nous avançons.

Les versants de la vallée que remplit l’Axel Heiberg sont couverts de glaciers suspendus qui s’unissent à la nappe principale. Le soir venu, nous campons à la jonction d’un de ces appareils secondaires au pied du Don Pedro Christophersen. Le penchant de la crête sous laquelle nous sommes installés n’est qu’un chaos d’énormes langues de glace ; en revanche, son sommet est nu. En face s’élève le Fridtjof Nansen. Son versant méridional n’est pas aussi dégagé de glace que sa face orientale, tournée vers la Barrière. De ces glaciers suspendus roulent sans cesse des avalanches dans des floconnements de neige pulvérulente ; tels les abords d’une cascade ennuagés de poussière d’eau. À l’entour de la tente s’ouvrent de nombreuses crevasses ; comme toutes celles précédemment rencontrées, elles sont, semble-t-il, très anciennes et à moitié remplies. La neige est si molle que le bâton de la tente enfonce comme dans du beurre. Quoique le thermomètre marque −15°, le soleil brûle littéralement ; une vraie sensation d’été !

Le lendemain, rude journée. Le bout de glacier à traverser, s’il est court, est singulièrement escarpé et crevassé. Là encore, impossible de faire avancer tous les traîneaux en même temps. Tellement forte est la chaleur qu’on à peine à se croire entre le 85° et le 86° de latitude. Quoique légèrement vêtu, on sue à grosses gouttes. Bien que nous nous élevions rapidement, nous ne ressentons ni mal de tête, ni malaise d’aucune sorte. Mais cela viendra certainement. La description des souffrances éprouvées par l’expédition Shackleton sur les sommets culminants est présente à notre esprit. Très vite, relativement, nous parvenons sur le plateau. Là nous sommes arrêtés. Resserré entre le Fridtjof Nansen et le Don Pedro Christophersen, le glacier est disloqué dans toute sa largeur et sur une hauteur considérable. Du côté du Fridtjof Nansen, la route est également fermée. Là le rocher s’élève à pic, et à sa base le glacier forme le plus effroyable chaos que l’on puisse imaginer. Notre seule ressource est de tenter le passage du côté du Don Pedro Christophersen. Le long de cette chaîne, la glace semble s’ajuster à une crête neigeuse, par une surface relativement unie. Dans cette direction, nous pourrons, supposons-nous, contourner la chute de séracs qui nous arrête de front. Après une courte pause, de nouveau en marche.

Nous sommes impatients de savoir si le passage est praticable. La pente est raide ; encore une fois nous recommençons la manœuvre des relais. Il n’est certes pas agréable de parcourir trois fois le même chemin pour amener les quatre traîneaux au même point, mais à cela rien à faire. Après avoir longé des crevasses, nous arrivons sur un petit monticule. Vers l’ouest, le long de la montagne, au prix d’un effort sérieux, il sera possible de passer, semble-t-il. De ce côté, la déclivité très forte aboutit à un précipice ; donc, avant de nous engager dans cette direction, nous allons voir si nous ne trouvons pas quelque chose de mieux.

Quoique la journée ne soit guère avancée, nous campons. Les chiens se reposeront, pendant que trois hommes iront explorer le versant méridional de la montagne. Qu’y a-t-il derrière la crête qui nous domine ? À l’approche du sommet, nous éprouvons un mouvement d’impatience. La découverte d’une route praticable aura de telles conséquences ! Encore un effort ! Voici le point culminant ! Victoire ! Nous sommes récompensés de nos peines. Nous avons découvert la brèche par laquelle peut être contourné l’énorme rempart de glace qui défend l’accès du plateau polaire. Au premier coup d’œil jeté sur le panorama, aucun doute n’est possible : nous sommes dans la bonne route. Sous les arêtes déchiquetées du Don Pedro Christophersen, une longue plate parallèle au glacier nous amènera au-dessus de la cascade de séracs. Plus haut, l’Axel Heiberg est encore très crevassé ; sur cet étage aucun obstacle insurmontable ne semble toutefois se rencontrer. D’ailleurs, l’éloignement est trop grand pour que l’on puisse se rendre compte de la viabilité de cette partie du glacier. Afin de juger plus complètement la situation, nous poursuivons la reconnaissance. La neige est molle ; avec les skis cela va encore, mais les chiens auront du mal à passer.

Serré entre les montagnes, l’Axel Heiberg devient de plus en plus étroit ; aussi je m’attends à trouver la glace très disloquée au point où la chaîne que nous suivons disparaît sous le glacier. Fort heureusement, il n’en est rien. Au pied des crêtes du Don Pedro, le terrain est excellent, et bientôt à notre entière satisfaction, la chute des séracs qui nous a arrêtés est dépassée. Sur notre route, point de grands accidents. Le versant de la montagne et le glacier s’unissent pour former une large plate, on pourrait même dire une plaine. Il y a simplement des dépressions, vestiges d’anciennes crevasses aujourd’hui fermées. D’ici, l’Axel Heiberg apparaît dans toute son étendue ; nous constatons alors qu’il se termine autour des crêtes Wilhelm Christophersen et Ole Engelstad. Plus loin, dans l’écartement de ces deux groupes, apparaît le plateau supérieur. La voie que nous suivons permettra-t-elle de l’atteindre ? Entre la chaîne Don Pedro Christophersen et le groupe Wilhelm Christophersen, un glacier descend du plateau pour s’unir à l’Axel Heiberg ; il est tout hérissé de séracs et déchiré de crevasses, par suite impraticable. Entre les monts Wilhelm Christophersen et Ole Engelstad, impossible également de passer. Au contraire, la nappe de glace qui s’étend du mont Ole Engelstad à la chaîne Fridtjof Nansen paraît relativement aisée. Bien que très fatigués tous les trois, nous poussons encore en avant, afin d’étudier notre route aussi complètement que possible.

À mesure que nous avançons, le terrain entre les monts Engelstad et Fridtjof Nansen se découvre plus nettement ; sans qu’il soit besoin d’aller plus loin, nous reconnaissons que cette branche du glacier constitue la meilleure voie d’accès au plateau supérieur. Demain, si le temps est favorable, nous atteindrons cette haute plaine. Après cette constatation, nous battons en retraite vers le campement ; nous avons hâte de nous mettre quelque chose sous la dent.

Le point où nous rebroussons chemin se trouve à l’altitude de 2 400 mètres ; nous avons donc à descendre 750 mètres. Sur la pente, très rapide par endroits, nous faisons de longues glissades. Du sommet de l’arête dominant la tente, la vue est grandiose. De tous côtés des crevasses, des trous gigantesques, d’énormes blocs de glace, un chaos effroyable, et sans cesse le tonnerre des avalanches. Les monts secouent leur carapace hivernale pour prendre leur costume de printemps.

Nos camarades restés au camp ont préparé à noite intention un excellent ragoût de pemmican. Ce soir-là, ce fut une véritable fête, non pas que le menu comportât quelque extra. Nous ne pouvions nous accorder pareil luxe, mais la joie était générale. Nous avions compté que l’ascension du plateau nous prendrait dix jours ; or, il est certain que nous l’accomplirons en moitié moins de temps. Les chiens dont nous sommes obligés de nous débarrasser seront sacrifiés six jours plus tôt que nous ne l’avions pensé ; par suite, nous économiserons une grande quantité de vivres.

TROIS AMIS : LUCCOY, KARÉNIUS, SANEN.

20 novembre. — À huit heures du matin, comme d’habitude, nous partons. Le temps est superbe, clair et calme. L’escalade de l’escarpement est pénible ; cette fois encore, les chiens enlèvent brillamment l’obstacle. Comme la veille, la neige molle retarde la marche. Au lieu de suivre la route d’hier, nous nous dirigeons droit vers le point où nous avons décidé d’attaquer la dernière grande pente du glacier. À mesure que nous approchons de la nappe glacée qui passe entre le mont Ole Engelstad et le Fridtjof Nansen, une émotion intense nous saisit. Ce chemin sera-t-il praticable ? Si cette voie nous est fermée, quelles difficultés n’aurons-nous pas à vaincre pour atteindre le plateau ? Notre sort va se décider. L’Ole Engelstad dépassé, le glacier apparaît dans toute sa largeur. À coup sûr l’ascension sera pénible et longue ; mais elle est possible.

Avant de commencer cette rude montée, d’un commun accord une pause est décidée. Tandis que nous nous chauffons au soleil au pied du mont Ole Engelstad, un chocolat mijote sur le Primus. Un chocolat, nous a-t-on annoncé ! À la vue du liquide qui nous est servi, j’ai quelque peine à me persuader qu’il mérite le nom sous lequel il est présenté. Hansen est économe : on s’en aperçoit lorsqu’il gouverne la cuisine. Après tout, c’était un régal pour des gens au régime du pain et de l’eau.

Une fois la collation avalée, en route. La halte est d’ailleurs dépourvue d’agrément. Le thermomètre marque 20° sous zéro ; malgré le soleil, on est bientôt transpercé, avec les vêtements légers que nous portons pour ne pas être continuellement en transpiration pendant la marche. Au début, l’ascension est très pénible. Les chiens ne s’en tirent pas moins admirablement. De temps à autre seulement, ils soufflent ; lorsque les équipages s’ébranlent de nouveau, les conducteurs ont alors à donner un rude coup d’épaule pour soutenir les véhicules jusqu’à ce que les animaux soient parvenus à les déhaler. Les progrès sont très lents ; qu’importe, l’essentiel est d’avancer ; à force de patience, on arrivera bien au sommet de cette pente diabolique. Quel aspect possède le plateau ? L’imagination nous le représente comme une immense plaine s’étendant à l’infini vers le sud. Aussi, quand nous l’atteignons, grande est notre désillusion. Dans la direction du sud-ouest, il paraît, en effet, remarquablement uni et plat ; malheureusement notre route n’est pas de ce côté. Au sud, direction que nous devons tenir, il est toit bossué d’ondulations orientées est-ouest, engendrées probablement par le dos de terrain reliant le plateau à la chaîne s’élevant au sud-est.

Nous poursuivons la marche avec ardeur, afin d’avoir le plus tôt possible une vue d’ensemble sur la région. En attendant une grosse vague de glace nous bouche la vue ; peut-être est-ce le dernier renflement du glacier, produit par un contrefort du Don Pedro ? Maintenant, plus de neige molle ; en revanche, des sastrugi très durs aux arêtes coupantes comme des couteaux, alignés sud-est-nord-ouest. Malgré l’effort qu’ils ont déjà dû fournir dans la journée, les chiens emportent brillamment la position ; à huit heures du soir, nous sommes sur le plateau. À perte de vue une immensité blanche ; au sud-ouest des cimes très lointaines, le commencement de la chaîne s’étendant dans le sud-est, et dont nous voyons maintenant le revers méridional. Le baromètre et l’hypsomètre marquent une altitude de 3 180 mètres, et les compteurs 31 kilomètres. Une étape de 81 kilomètres et une ascension de 1 680 mètres, voilà ce dont sont capables en un jour des chiens bien entraînés, en halant un poids très lourd.

EN MARCHE VERS LE PÔLE. UNE ARRIVÉE À L’ÉTAPE.

Sur la neige dure, il n’est pas facile de trouver un bon emplacement pour le camp. Une fois la tente montée, on me passe, comme d’habitude, les sacs de couchage et tout le matériel, puis je mets en marche le Primus et le pousse activement, pour que son bruit m’assourdisse autant que possible. Tout à l’heure, en effet, va se commettre un crime horrible qui me plonge dans la plus profonde tristesse. Vingt-quatre de nos excellents chiens, de nos fidèles compagnons vont être mis à mort. C’est affreux, mais si nous voulons vaincre il doit en être ainsi. Au premier coup de feu, quoique je ne sois pas nerveux, je tressaute. Les décharges se suivent ensuite sans interruption, abattant de braves et bons serviteurs. Chaque conducteur a tiré ses propres chiens, et ensuite nettoyé et dépouillé leurs carcasses. Des monceaux de déchets rougissent la surface du glacier ; vers ce charnier les survivants se précipitent aussitôt ; l’un d’eux particulièrement vorace avale les entrailles encore toutes chaudes d’un camarade. D’autres, au contraire, font pour le moment les dégoûtés ; plus tard, eux aussi, ils y viendront. Cette boucherie nous enlève toute joie ; malgré le succès de la journée, la soirée s’écoule morne et pesante. L’exploration a ses cruelles nécessités.

Nous séjournerons ici deux jours pour nous reposer et pour laisser se refaire nos attelages réduits. Lorsque, pour la première fois, fut envisagée la nécessité d’abattre une partie des chiens à notre arrivée, plusieurs s’étaient récriés à la pensée de manger notre « cavalerie ». Depuis quelques jours, une évolution s’est faite parmi les récalcitrants ; cette viande n’éveille plus la même répugnance. Pendant la nuit, la température devient très basse et le vent souffle avec violence. Cela n’empêche pas la meute de dévorer les dépouilles de ses malheureux frères. Dès qu’on ouvre l’œil, on entend des craquements d’os.

Les effets de notre rapide ascension commencent à se manifester. Lorsque je me retourne dans mon sac de couchage, je dois accomplir l’opération en plusieurs temps pour ne pas perdre haleine ; tous mes camarades sont dans le même cas.

Le lendemain au réveil, le vent est tombé, le temps n’est pas pour cela plus engageant. La matinée est employée à parer notre viande fraîche. Elle a, ma foi ! très bonne mine, mais son arôme n’excite guère l’appétit. Juste au bon moment pour me permettre de prendre une observation, le soleil perce à travers les nuages. Résultat : 85° 36′ de latitude. Le ciel se couvre ensuite, tandis que des rafales furieuses soulèvent des trombes de neige. Que le vent fasse rage, cela nous est indifférent, aujourd’hui que nous devons nous reposer et que nous n’avons rien de mieux à faire que de manger. Lorsque l’on possède des vivres en abondance, peu importe la tempête. Pour le dîner, Wisting nous a réservé des surprises ; d’abord un excellent pot-au-feu avec un râble de chien bien gras, et après cela des côtelettes. Leur chair est si exquise que, les unes après les autres, elles disparaissent avec une rapidité prodigieuse. Pour ma part, j’en avale cinq. Wisting n’avait pas compté sur un pareil succès.

LA CHAÎNE DON PEDRO CHRISTOPHERSEN (page 88).

L’après-midi est employé à faire le décompte des approvisionnements et à charger les trois traîneaux. Le quatrième sera laissé ici. Chaque véhicule porte : 1o 3 700 biscuits (la ration journalière d’un homme se compose de 40 biscuits) ; 2o 126 kilogrammes de pemmican pour les chiens (la ration d’un chien est de 500 grammes) ; 3o 27 kilogrammes de pemmican pour les hommes (la ration d’un homme est de 350 grammes) ; 4o 5 kilogr. 8 de chocolat (40 grammes par jour et par homme) ; 5o 6 kilogrammes de lait en poudre (60 grammes par jour et par homme). À partir d’ici, nous avons donc soixante jours de vivres. Les dix-huit survivants de la meute sont groupés en trois attelages.

23 novembre. — La brise, toujours très fraîche, a viré au nord-est. Dès sept heures du matin, nous commençons le recensement des provisions. Par un pareil temps, l’opération n’est ni facile ni agréable. Voyez-vous la situation : compter des tablettes de chocolat et des biscuits sous des averses de neige, par 20° sous zéro ! Ce travail terminé, nous renonçons à partir. Somme toute, cet arrêt prolongé n’est pas une perte de temps, il permet à nos bêtes de se reposer et de réparer leurs forces en dévorant les déchets de leurs camarades sacrifiés. Après deux jours de ce régime, ils sont redevenus gros et gras. Pour nous, le retard n’a aucune importance. Durant cette halte, notre régime consistant exclusivement en viande de chien, les provisions demeurent intactes. Aujourd’hui encore, Wisting nous régale d’excellentes côtelettes. Vers le soir, la brise mollit et tourne à l’est. Nous avons donc lieu d’espérer une embellie pour demain.

25 novembre. — Ah ! bien oui ! il est joli, le temps, ce matin ! Pendant la nuit, le vent est retourné au nord ; actuellement il souffle en tourmente avec l’accompagnement habituel des tourbillons de neige. Les traîneaux sont déjà à moitié enfouis ! Le thermomètre marque −27°, un froid cuisant avec une pareille brise. Après un tour au dehors, nous discutons la situation. Tout le monde grommelle contre la tempête. Un, deux, trois jours de repos, cela fait du bien, mais cinq jours d’inaction fatiguent plus qu’une marche de quinze heures. En manière de conclusion, un camarade ajoute : « Après tout, si on essayait. » Immédiatement, sa proposition est acclamée. Avec de pareils compagnons, on peut aller loin.

Rapidement, le paquetage est achevé et en avant à travers la tourmente ! Si dense est le chasse-neige qu’il est presque impossible d’ouvrir les yeux. La toile de la tente est couverte d’une si épaisse couche de glace et de neige qu’en l’abattant les plus grandes précautions sont nécessaires afin de ne pas la déchirer. Le départ par une telle bourrasque ne paraît pas agréer aux chiens ; par de nombreux écarts ils marquent leur mécontentement. Les quatorze carcasses des victimes ont été réunies en un monticule que surmonte le traîneau d’Hassel, désormais inutile. Nous laissons là également des harnais, des cordes. Devant le dépôt, Wisting plante un ski brisé, afin de pouvoir le découvrir facilement au retour. L’avenir prouva la sagesse de cette précaution.

Marche très pénible à travers de gros sastrugi. Pour passer ces vagues de neige, les conducteurs sont obligés d’étayer leurs véhicules, afin de les empêcher de verser. Hassel et moi, qui n’avons aucun traîneau à diriger, nous éprouvons les plus grandes difficultés à nous tenir debout sur ces monticules.

Au début, le terrain paraît présenter une très faible pente vers le sud. Piste extraordinairement molle ; on a l’impression de fouler du sable. Bientôt les sastrugi deviennent moins saillants et progressivement disparaissent ; en même temps, le glacier s’aplatit et la neige porte mieux. Par contre, la tourmente fait toujours rage ; à la neige chassée par le vent s’ajoute maintenant celle qui tombe du ciel. Au milieu de ce poudroiement serré, les conducteurs distinguent à peine la tête de leurs attelages. À la vitesse que les traîneaux acquièrent par moments, il semble que nous descendions. Le vent nous pousse ; mais seul il ne pourrait déterminer une telle accélération. Cette forme du terrain m’inquiète. Dans ma pensée, le plateau devait s’élever doucement vers le sud et non s’abaisser dans cette direction. Si la déclivité s’accentue, nous camperons. Par ce temps bouché, ce serait folie de continuer sur une pente ; nous risquerions de tomber dans quelque précipice avant d’avoir pu l’apercevoir.

Hansen guide la caravane. J’aurais dû marcher en tête ; au début de la journée, les sastrugi m’ayant retardé, et plus loin, après leur disparition, le convoi ayant pris une vive allure, je suis demeuré en arrière. Soudain, très loin en avant je vois l’attelage de Hansen descendre à toute vitesse ; celui de Wisting suit naturellement le mouvement. Immédiatement, je crie à Hansen de s’arrêter ; seulement à grand’peine il parvient à retenir ses chiens. Devant nous, le terrain s’abaisse rapidement vers une dépression dont la brume empêche de distinguer le fond. Peut-être avons-nous atteint le versant méridional du plateau ! Il est plus probable que nous nous trouvons sur une simple ondulation. En tout cas, il faut attendre une éclaircie pour reconnaître la situation.

Aujourd’hui, l’étape a été courte : 19 kilomètres seulement. L’hypsomètre indique une altitude de 3 000 mètres ; nous avons donc descendu 180 mètres depuis le matin. À la première clarté, nous sauterons hors des sacs de couchage. Dans un pays pareil, si on laisse passer une occasion favorable, elle ne revient pas de longtemps. Donc nous ne dormons que d’un œil. À trois heures du matin, le soleil perce ; aussitôt nous sommes dehors. Il n’est guère brillant ; tout pâle, il semble un pain à cacheter jaune, collé dans le ciel. La brise, quoique moins forte qu’hier, est encore très fraîche. Attendre une embellie sous un vent glacé avec des vêtements plutôt légers n’est pas un lever précisément agréable. Enfin, les nuages s’écartent, nous laissant apercevoir les alentours.

Nous nous trouvons, en effet, sur une ondulation du glacier. Très rapide vers le sud, la pente l’est beaucoup moins vers le sud-est ; dans cette direction, elle aboutit à une immense plaine. Aucune crevasse non plus qu’aucun accident n’est visible. Toutes les montagnes ont disparu, la chaîne Fridtjof Nansen, comme la crête Don Pedro Christophersen. Après cette inspection, nous nous recouchons et dormons jusqu’au matin.

BJAALAND EN RECONNAISSANCE AU 82°.

Lorsque nous nous réveillons, le vent à repris de plus belle. Maintenant que nous avons eu une rapide vision du terrain situé en avant, ni la tempête ni le chasse-neige ne nous arrêteront. Après avoir placé les freins aux patins des traîneaux, nous descendons et arrivons sans incident à la grande plaine. Mettant le cap au sud, nous poursuivons dans l’inconnu à travers des tourbillons de neige, sous la poussée de rafales de nord-est. L’après-midi, traversé une petite ondulation, la dernière. Le terrain est excellent, uni comme un parquet, sans trous ni sastrugi. Notre allure serait très rapide, n’était l’état pulvérulent de la neige. On a l’impression de marcher dans du sable ; figurez-vous ce que serait le traînage au Sahara. J’ai repris ma place en tête de la colonne. Désormais, jusqu’au Pôle, à tour de rôle avec Hassel, je ferai fonction d’éclaireur.

REPOS SUR LA ROUTE DU PÔLE.

Dans la journée, le temps s’améliore ; au moment où nous campons, il n’a même pas mauvaise apparence. Le soleil luit par instants ; après le crachin glacé, combien agréables sont ses rayons, quelque pâles qu’ils soient. Les trois compteurs marquent 30 kilomètres ; un excellent résultat en raison de la mauvaise qualité de la piste. À l’hypsomètre : 2 760 mètres ; nous sommes donc descendus de 240 mètres. Cela est absolument étrange. Très certainement, nous allons trouver quelque chose d’extraordinaire, mais quoi ?

27 novembre. — Toute la nuit, des rafales de nord. Vers le matin, le vent se calme ; par contre il neige et une brume épaisse masque toute vue. Nous avançons à tâtons à travers cette terre vierge sans distinguer quoi que ce soit. Même terrain que la veille, un peu plus ondulé cependant. Par ici, la brise a soufflé ferme, comme le prouve l’existence de sastrugi très durs ; heureusement la neige tombée les jours précédents a remblayé les creux de ces vagues. Le traînage est encore pénible, moins qu’hier toutefois.

Aveuglés par la tourmente, nous cheminions, tête basse, lorsqu’une exclamation nous fait lever le nez. Une énorme montagne noire se dresse toute proche devant nous, dans le sud-est ; il semble que nous allons la toucher. Quelques instants plus tard, cette grandiose apparition s’éteint dans la brume.

Après une marche de 16 kilomètres, les brouillards s’écartent de nouveau pour laisser apercevoir, également très près, deux longues et étroites crêtes neigeuses orientées nord-sud, les monts Helland Hansen, les seuls que nous découvrîmes dans l’ouest pendant la traversée du plateau. Leur altitude est de 2 700 à 3 000 mètres. Ces cimes sont complètement isolées des massifs situés dans l’est. Nous continuons dans l’attente de nouvelles surprises. Les nuages sont noirs comme de l’encre ; ce n’est pas l’annonce du mauvais temps, car depuis longtemps nous l’avons. Suivant toute probabilité, ils doivent cette coloration foncée à des montagnes qu’ils recouvrent. Nous marchons des heures, sans rien voir. Étape : 30 kilomètres.

28 novembre. — De la brume, et toujours de la brume. Avec cela, une neige fine qui rend la piste exécrable ; une dure journée pour nos pauvres chiens. Malgré tout, nous faisons bonne route. Un peu plus tard, le soleil se montre quelques instants, découvrant un gros massif montagneux, pas très loin dans le sud-est. De ce relief descend, perpendiculairement à notre route, un grand glacier disloqué. Si aux approches de cette crête, il est impraticable, on pourra passer plus bas. À peine le temps de jeter un coup d’œil sur le terrain environnant, le brouillard s’abaisse de nouveau. Le mieux serait d’attendre une éclaircie qui permettrait de choisir l’itinéraire le plus facile. Mais combien durerait cette attente ? Peut-être une semaine ! Nous ne pouvons pas nous exposer à un tel retard.

Dans la direction que nous devons suivre, c’est-à-dire dans le sud, la brume est particulièrement dense. Aux premières crevasses, nous faisons halte. La traversée de cette nappe de glace sera très dure ; dans ces conditions, il importe d’alléger les traîneaux. Nous laisserons donc ici un dépôt composé de cinq jours de vivres pour les hommes et pour les chiens, et quelques ustensiles qui ne sont plus indispensables. Les provisions sont enfouies sous un cairn très élevé, construit avec une excellente neige, dure comme du marbre.

Pendant le travail, de temps à autre, des embellies laissent reconnaître le terrain. Il y a là quatre groupes montagneux isolés, semble-t-il. Le plus septentrional, le mont Helmer Hansen, se dresse un peu à l’écart ; les trois autres, les monts Oscar Wisting, Sverre Hassel et Ole Bjaaland sont, au contraire, beaucoup plus ramassés. Derrière ces cimes, les nuages sont tout noirs ; évidemment ils couvrent d’autres crêtes. En effet, bientôt un massif colossal se dessine, le Thv. Nilsen. L’éclaircie ne dure que quelques minutes, mais nous avons le temps de prendre des alignements sur les crêtes les plus voisines. En tout cas, la position du dépôt est déterminée par sa situation par rapport au glacier. Le sommet du cairn, qui n’atteint pas moins de 2 mètres de haut, est surmonté d’une caisse noire ; au retour, il sera ainsi plus aisé de le découvrir. Une observation de latitude donne 86° 21′ ; l’estime nous place par 86° 23′. La concordance est donc bonne.

De nouveau les nuages sont au ras du sol et la neige recommence à tomber, fine et pulvérulente. Par bonheur, nous avons relevé la direction des parties praticables du glacier… Au début, les crevasses ne sont pas très larges ; en revanche, mais plus loin, rien que des abîmes, et pas la moindre vue. Attachés à une corde, Hassel et moi nous marchons en tête, très prudemment, la boussole en main. Grâce aux skis, nous passons sans accident, alors que les chiens percent la couche de glace qui recouvre les fentes. Lorsque le soleil luit, on reconnaît l’emplacement des crevasses aux ombres projetées par leurs bords, tandis que, par un temps bouché comme aujourd’hui, on ne distingue rien. Malgré nos précautions, l’équipage de Wisting faillit culbuter ; seule une manœuvre rapide de son conducteur le préserva d’une chute qui aurait pu entraîner les conséquences les plus graves. Après avoir gagné environ 60 mètres, nous nous trouvons dans l’obscurité, nous ne pouvons prendre aucun relèvement : la retraite sera par suite très difficile. J’essaie de me rassurer en me représentant que les cairns et ce glacier disloqué que nous devons couper nous permettront de retrouver la route. Après tout, une erreur est si vite commise ! Comme la suite le montrera, mes inquiétudes étaient justifiées.

29 novembre. — Enfin on y voit clair ! Nous découvrons alors que les deux crêtes réunies sous le 86° de latitude se prolongent en un puissant relief vers le sud-est. Sa hauteur varie entre 3 000 et 4 500 mètres. Le massif Thv. Nilsen est la saillie la plus méridionale que nous apercevons d’ici. Les monts Hansen, Wisting, Bjaaland et Hassel forment, comme nous l’avons reconnu hier, un groupe isolé, distinct de la grande chaîne.

Au début de l’étape, rude est la tâche des conducteurs. Sans les plus grandes précautions, attelage et traîneaux rouleraient dans les précipices qui s’ouvrent de tous côtés ; la moindre chute serait ici fatale. Malgré les difficultés du terrain, le convoi arrive à la « Porte de l’Enfer ».


(À suivre.) Traduit et adapté par M. Charles Rabot.


L’ATTELAGE D’HASSEL.
  1. Suite. Voyez pages 25, 37, 49, 61 et 73.