Au service de la France/T10/08

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Plon-Nourrit et Cie (10p. 291-332).


CHAPITRE VIII


Clemenceau et le cardinal Amette. — Le nouveau président du Portugal. — M. Hoover ministre du Ravitaillement des États-Unis. — Visite à Grignon, à Château-Thierry, à Épernay, à Châlons. — Déjeuner chez le général Gouraud. — Décoration du général Pershing. — Le voyage à Brest. — Le bâton de maréchal à Foch. — La médaille militaire à Pétain. — Les adresses des Conseils généraux. — Tournée dans les régions libérées. — Les Allemands descendent la côte.


Jeudi 1er août.

Désirant donner une réponse au cardinal Amette, je prie Sainsère d’aller le voir et de lui transmettre la réponse définitive de Clemenceau : Le gouvernement a jugé que la cérémonie prévue n’ayant pas pour objet exclusif d’honorer les morts, il n’est pas permis aux pouvoirs publics d’y participer. Je rends hommage à la pensée patriotique du cardinal et je le remercie de ses vœux pour la France.

Autrand vient me parler des indemnités de vie chère votées par le Conseil municipal de Paris. Les employés ont, paraît-il, envahi les tribunes et le Conseil a voté sous la terreur. Avec toutes ses dépenses, la ville de Paris sera à bout de ressources en septembre. Elle sera forcée de recourir à l’aide de l’État.

Daeschner, ministre à Lisbonne, m’informe verbalement que le nouveau président du Portugal se maintient par un acte de dictature et par la promesse sous-entendue de ne plus envoyer aux armées ni officiers ni soldats. Ses partisans sont, du reste, très peu disposés à venir se battre en France.


Vendredi 2 août.

Dans la matinée, visite du Maharadja de Patiala que m’annonce lord Derby. C’est un bel Hindou aux magnifiques yeux noirs. Il parle l’anglais avec assez de difficulté et de lenteur pour que je le comprenne facilement. Il m’avait envoyé, d’avance, 25000 francs pour les victimes de la guerre. Sur la proposition du gouvernement, je lui remets, à sa grande joie, la plaque de grand officier de la Légion d’honneur.

Au déjeuner, Hoover, ministre du Ravitaillement des États-Unis, Sharp, ambassadeur des États-Unis, Cresby, Roosevelt, secrétaire d’État à la Marine, Bonin, ambassadeur d’Italie, Nitti et Crespi, membres du gouvernement italien, et aussi les ministres du cabinet Clemenceau. En parlant de ce qu’il a fait durant la guerre pour le ravitaillement de nos régions envahies, Hoover a les larmes aux yeux.

Bonin insiste pour qu’on donne à Nitti une réponse favorable sur les accords financiers. Je réponds wagons et camions. Bonin parle de la supériorité des effectifs autrichiens et de la menace d’une attaque allemande en Italie. Je réponds que l’Autriche sera battue en Italie le jour où l’Allemagne sera battue sur le front français.

Ignace m’apprend qu’après entente entre Clemenceau, Jeanneney et lui, il a été décidé que le décret relatif au renvoi de Caillaux devant la Haute Cour ne serait pas pris avant quelque temps, et qu’on laisserait se terminer l’affaire Malvy, pour ne pas paraître diminuer l’affaire Caillaux et l’abaisser au rang d’incident de procédure.

M. Louis Guérin qui revient de Rome, en rapporte la conviction qu’il serait nécessaire de rétablir les relations du Vatican avec la France. Il ne se fait cependant aucune illusion sur la possibilité de convaincre Clemenceau.


Samedi 3 août.

Pas de nouvelles de Clemenceau dans la matinée. À la fin de la journée, il fait téléphoner qu’il va venir, puis il s’excuse et annonce qu’il viendra lundi.

Dans l’après-midi, avec ma femme, visite à Grignon, où Verlot a installé une école de rééducation professionnelle des mutilés et où il a également hospitalisé les mutilés de l’école de Nancy. Longue promenade dans les ateliers.


Dimanche 4 août.

J’ai voulu venir aux armées pour l’anniversaire de la déclaration de guerre. J’ai quitté Paris hier soir par la gare de l’Est avec Duparge et Herbillon. La ligne ferrée a été à peu près rétablie entre Château-Thierry et Épernay. Déjà y sont passés quelques trains militaires. J’arrive à Châlons à huit heures du matin. Le général Gouraud m’attend sur le quai de la gare. Je lui exprime tout de suite mes félicitations pour la part qu’il a prise dans nos derniers succès. Il a eu, en effet, un rôle sacrifié. Il a reçu le choc le plus violent. Suivant les instructions données par Pétain, il a cédé ses premières positions et n’y a laissé que des éléments pour retarder la progression allemande. Ses troupes ont accompli leur mission de confiance avec un héroïsme splendide sous un bombardement intense. La résistance s’est faite sur les secondes positions et a pleinement réussi.

Je monte en auto avec le général Gouraud et nous nous rendons d’abord par Saint-Rémy-sous-Broyés et Somme-Suippes, à un poste de commandement, P. C. « Thérèse » au sud-ouest de Hurlus. Il a plu à torrents toute la nuit, le ciel est encore couvert, l’air est pénétré d’humidité, la campagne est grise et triste. Nous avons devant nous de petits boqueteaux appauvris et des arbres mourants. Malheureux coin de France déjà mélancolique avant 1914 et aujourd’hui ravagé par la guerre !

Du P. C. Thérèse, je fais un tour d’horizon sur les lignes que j’ai parcourues autrefois avec le général de Langle de Cary et le général Castelnau.

Gouraud a réuni un certain nombre d’officiers, de sous-officiers et de soldats du 21e corps, que commandait récemment encore le général Degoutte et que commande maintenant le général Naulin (13e et 43e divisions). Tous ces braves ont déjà plusieurs citations et viennent d’accomplir des faits d’armes que rappelle le général Gouraud. Je me les fais tous présenter individuellement, je les félicite, je les interroge, je remets quelques décorations nouvelles. C’est merveille qu’après quatre longues années de guerre, il y ait encore chez les combattants cette flamme, ce mordant, cette simplicité dans le sublime.

Nous reprenons notre route à travers le paysage gris et nous nous arrêtons successivement au camp de Mourmelon, et à la Veuve. À chaque station, nous trouvons groupés des officiers et des hommes du 4e C. A. (124e et 163e divisions). On m’explique leurs derniers exploits. Je leur serre la main avec effusion. Un tout jeune volontaire de la classe 20 a déjà deux citations et les galons de caporal. Tous paraissent presque étonnés des félicitations qu’ils reçoivent.

Pendant le trajet, Gouraud me parle avec admiration du patriotisme de Clemenceau, mais il confesse que le président du Conseil lui a causé quelques désillusions dans l’affaire du prince Sixte et dans le projet de loi sur les fautes des généraux. (À ce sujet, la commission de législation de la Chambre vient elle-même de donner une leçon au gouvernement : elle a remplacé les deux hommes politiques par deux conseillers à la Cour de cassation. C’est une légère amélioration. Mais on a nommé M. Paul Meunier rapporteur et cette seule désignation donne un caractère inquiétant au projet de loi.)

Nous revenons à Châlons et visitons près de la gare le foyer installé par la Croix-Rouge américaine pour les permissionnaires : salle à manger, salles de jeux, salle de repos, le tout agréablement organisé.

La malheureuse ville de Châlons est aujourd’hui à demi détruite, tant par les bombes d’avions que par des obus de canons à longue distance.

Gouraud me demande quel a été le moment le plus pénible pour moi depuis le début de la guerre. Je lui raconte mes inquiétudes des 24, 25 et 26 mars dernier. Il ne comprend pas qu’on ait pu songer à abandonner Paris.

Je déjeune dans la maison qu’il occupe à Châlons et qui a été très endommagée par des bombes. Il a invité ses chefs de corps et quelques officiers. Il me demande discrètement s’il peut prononcer un toast. Je le remercie et le prie de s’abstenir. Déjeuner sans cérémonie, sans allocution, très cordial.

Aussitôt après, je pars en auto avec Duparge pour Épernay, où m’attend le général Berthelot. Épernay a des quartiers entiers détruits par les bombes. Le général Berthelot, toujours très optimiste, croit que les Allemands vont se replier sur leurs anciennes positions de l’Aisne. En attendant, ils résistent vigoureusement sur la Vesle.

Quant à l’autre repli qu’ils viennent d’effectuer sur l’Avre, il a été exclusivement motivé par l’attaque que préparait le général Debeney en liaison avec les Anglais et qui se trouve ainsi déjouée.

Avec Berthelot, d’abord à Hautvillers, où le général Marquiset occupe le château de l’abbaye, parc magnifique et vaste terrasse d’où l’on domine toute la vallée de la Marne.

De là, nous allons par Nanteuil, visiter le champ de bataille et d’abord Marfaux, Chaumuzy et des villages qui ne sont plus que des ruines fumantes. Partout des trous d’obus, des pierres amoncelées, des arbres renversés, des munitions abandonnées par les Allemands.

Par la route de Dormans à Reims, nous venons jusqu’au-dessus de Pargny-les-Reims d’où nous découvrons la cité martyre, couverte par endroits de fumées tourbillonnantes, Brimont, la vallée de la Vesle, le massif de Saint-Thierry, des villages en feu. Partout des éclatements.

Par Châtillon, Dormans, Reuilly, Crezancy, Artonges, je retrouve mon train et prends congé du général Berthelot. Pétain monte dans mon wagon et dîne seul avec moi.

Rentrée à Paris le lendemain 5 août à huit heures du matin. Le général Guillaumat m’attend à la gare. Il croit que les Allemands préparent, faute d’effectifs, un repli plus général.


Lundi 5 août.

Après un long silence, la « Bertha » recommence ce matin à frapper les environs de l’Élysée : Esplanade des Invalides, avenue Marceau. Le tir paraît avoir été modifié.

Visite de Clemenceau, que je n’ai pas vu depuis mardi dernier. « Je ne sais plus par où commencer, me dit-il, tant j’ai d’arriéré. D’abord, voulez-vous que demain, en Conseil, nous nommions Foch maréchal et que nous donnions la médaille militaire à Pétain ?

— Oui, certes, j’allais précisément vous en reparler. Le moment paraît bien choisi.

— Je les ai vus tous les deux. Je ne leur ai rien dit pour leur ménager une surprise.

— Il me semble qu’il sera convenable que nous allions ensuite, vous et moi, leur remettre le bâton et la médaille.

— Oui, certainement, nous irons ensemble un jour prochain. C’est naturellement vous qui ferez la causerie, mais je vous encouragerai.

— Bien entendu.

— Maintenant, continue Clemenceau, vous avez écrit à Pershing pour lui annoncer le décret que j’ai signé avant-hier et qui lui confère le grand cordon ? Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait que je lui remisse les insignes à son grand quartier général ? Le roi d’Angleterre vient d’arriver à Paris. Il nous a invités à déjeuner pour mercredi et j’ai un peu l’idée qu’il réserve quelque politesse aux Américains. »

— Oh ! oui, vous avez mille fois raison, dis-je ; partez ce soir même, je vous en prie.

— Mais le Conseil de demain matin ?

— Nous le remettrons à demain soir.

— Très bien.

— Maintenant, il faut que je vous parle de Lloyd George. Il est de plus en plus insupportable et il me force de plus en plus à travailler contre lui avec Haig et avec Derby, qui ne sont pas forts mais qui sont des braves gens. Tenez, voici ce qu’il m’a encore écrit. »

Je lis une lettre de Lloyd George, disant d’abord qu’il sera impossible de transporter avant juillet plus de quatre-vingts divisions américaines et que, même pour ce transport, l’Angleterre ne pourra plus assurer, avant le 1er janvier, le même tonnage, étant donné surtout qu’elle est forcée de fournir du charbon à la France et à l’Italie.

« Voilà, reprend Clemenceau, je vous tiens au courant. Je m’entendrai avec Tardieu pour arranger cela. »

Puis il se met à me parler successivement d’une série de questions, toutes de personnes, car c’est malheureusement son travers de voir d’abord en tout des questions de personnes : Pétain, Mangin, Foch, Barrère, etc.

« J’ai eu à me plaindre de Boret. D’abord, il a passé huit jours à Londres avec Vilgrain et pendant ce temps-là, il y a eu des départements où le pain manquait, etc. Je ne suis pas content de Joffre. Il s’est fait représenter hier aux prières publiques ; c’est inadmissible. Quoique maréchal, il est sous mes ordres. Je suis chef de l’armée ; je vais lui envoyer un blâme, etc. »

Visite avec ma femme aux nouvelles victimes de la Bertha. Vanves, rue des Saints-Pères, hôpital Broussais, hôpital de la Charité, Aubervilliers. Il y a malheureusement des morts, notamment à Aubervilliers. Six ouvriers ont été tués dans des ateliers, où l’on produit du phosphate de chaux.

Bunau-Varilla, que je n’ai pas vu depuis le ministère Clemenceau, revient causer avec moi. Il me parle de Briand qui est, paraît-il, chez lui, à Orsay, depuis quatre mois, qui « n’intrigue pas » et « qui est même très favorable au ministère Clemenceau ».

Le cardinal Amette m’envoie la réponse qu’il a préparée pour l’archevêque de Westminster et demande l’avis du gouvernement. Je charge un officier de porter la lettre à Clemenceau, qui la trouve parfaite, mais ajoute : « Il serait correct de la soumettre à l’ambassadeur. »


Mardi 6 août.

J’ai quitté Paris hier à neuf heures et demie du soir après une journée de bombardement meurtrier. J’arrive à neuf heures du matin à Chaumont (Haute-Marne). Il a plu toute la nuit, mais au moment où je descends du train, tombent les dernières gouttes. Le général Pershing m’attend à la gare. Je lui serre la main, j’échange quelques mots avec lui par son interprète, heureusement de plus en plus inutile.

Malgré le désir de Pershing, la population n’a pas été prévenue de mon arrivée. Le maire, mobilisé auprès de l’armée américaine, m’a expliqué qu’il avait reçu l’ordre de garder le secret. De qui ? Je ne sais.

Nous nous rendons à la caserne où est installé l’état-major américain. Dans la cour très spacieuse sont rangées en cercle des troupes américaines, que vient bientôt rejoindre le détachement français qui m’a rendu les honneurs à la gare.

Le général Pershing m’introduit dans son cabinet où il me présente les officiers de son état-major.

Tout en causant, nous regardons une carte et je fais avec la main le geste de presser et de réduire la poche Montdidier-Compiègne. Il me répond oui et fait le même mouvement pour la poche de Saint-Mihiel. Je lui parle de la nécessité d’assurer une paix définitive par la victoire complète. Il me répond qu’il est très heureux de m’entendre parler ainsi.

Nous descendons dans la cour et, devant le drapeau français, je remets le grand cordon de la Légion d’honneur au général Pershing. Auparavant, je lui adresse en anglais une courte allocution, que je termine ainsi :

Long live general Pershing. Long live president Wilson. Live for ever the United States.

Les troupes défilent ensuite devant nous et peu après, je reprends le chemin de la gare. Le général Pershing, l’air très content, me reconduit, en insistant pour que j’aille, dans mes voyages au front, visiter les divisions américaines.

De dix heures à cinq heures, le train me ramène à Paris où je dois présider à cinq heures et demie le Conseil des ministres.

J’ai appris par téléphone que le bombardement de Paris a continué aujourd’hui.

À cinq heures et demie, Conseil des ministres. Clemenceau a trouvé parfaite la lettre du cardinal Amette à l’archevêque de Westminster au sujet de l’Irlande. Il l’a fait officieusement passer par l’ambassadeur d’Angleterre.

Clemenceau lit en Conseil le rapport qu’il m’adresse à l’appui d’un décret nommant Foch maréchal et il donne communication de l’arrêté qu’il prend pour conférer la médaille militaire à Pétain.

Puis Pichon lit les télégrammes diplomatiques.

Enfin, les affaires courantes. Clemenceau se fâche contre Boret, absent, parce que quelques boulangeries ont dû fermer à Paris faute de pain. « Je ne puis cependant, s’écrie-t-il, être ministre du Ravitaillement. Je suis déjà ministre de l’Intérieur. Je suis moitié ministre des Affaires étrangères. Je ne puis vraiment être partout ! »


Jeudi 8 août.

Excellentes nouvelles de l’offensive franco-britannique. Les troupes alliées attaquent ensemble sur le front de Picardie et d’Artois.

À quatre heures trente, le général Rawlinson doit assaillir le renflement de la poche du Santerre ; ensuite, le général Debeney doit tomber dans le flanc de l’ennemi.

Leygues me soumet un programme pour un voyage à Brest. Il me signale que M. Blumenthal, frère américain de l’excellent Alsacien de Colmar, laisserait entendre aux États-Unis que l’Alsace accepterait le plébiscite.

Dubost, qui part pour quelques semaines, vient me faire ses adieux.


Vendredi 9 août.

Chekri Ganem se plaint à moi des intrigues arabes et britanniques qui se développent en Syrie. Il croit nécessaire d’envoyer des troupes ; il voudrait aussi qu’on aidât financièrement le comité syrien qu’il a formé. Je fais part de sa démarche à Pichon et à Clemenceau. Pichon promet d’examiner la question avec bienveillance ; mais la Syrie n’intéresse pas Clemenceau.

Clemenceau vient, très optimiste, rayonnant, mais toujours hypnotisé par les questions de personnes. « Je ne veux pas médire de vos amis, mais Viviani tient de singuliers propos. Il déclare qu’il est étonné que le pays ne se soulève pas pour protester contre la condamnation de Malvy. Il a, d’autre part, dit à propos des victoires actuelles : « oui, mais elles nous coûtent cent mille hommes. » Puis Clemenceau continue à bâtons rompus. Il se plaint de Mangin, de Pétain, etc. Il ajoute : « Vous me demandez des représailles à propos du bombardement de Paris. J’ai vu Duval à ce sujet. Il déclare qu’il a besoin de nouvelles escadrilles pour des bombardements d’intérêt militaire. Il faut donc attendre encore et opérer en masse dans quelques semaines, lorsque nous en aurons les moyens. Orlando se rend compte que ni ici, ni à Washington, ni à Londres, sa demande de divisions américaines ne sera bien accueillie et il hésite à poser la question devant le Comité de Versailles. En tout cas, s’il la pose, la solution négative est certaine. En revanche, j’ai fait une politesse à Bonin. Je lui ai dit que c’était le tour de l’Italie d’être le siège des prochaines séances du Comité, et naturellement, il s’est précipité sur cette idée. Tout va bien. Il n’y a qu’un point noir. C’est la prétention de l’Angleterre de réduire en janvier le tonnage des transports américains. Mais je crois qu’elle cherche à se faire prier et il faut faire l’impossible pour empêcher cette réduction. »


Samedi 10 août.

Hier, Clemenceau m’a dit : « Il faut que je voie Foch tous les jours. Nous nous entendons très bien. Il aime à me demander conseil. » Puis, se reprenant : « Pas sur les questions militaires. Non, mais sur les questions de bon sens. Je ne crois pas inutile de causer avec lui. »

Ce matin, longue conversation avec Barrère. Il trouve le général Diaz tout à fait au-dessous de sa tâche. Celui-ci aurait secrètement lié partie avec Nitti contre Orlando ; mais, sentant Orlando le plus fort, il se rapproche de lui. Nitti est franchement pacifiste. Barrère croit que les événements militaires de France vont avoir une heureuse répercussion en Italie. Il ajoute que si le Comité de Versailles tient sa prochaine séance en Italie, Clemenceau aura une réception enthousiaste. Bien que le président du Conseil ait été autrefois injuste envers Barrère, l’ambassadeur est nettement ministériel. Il connaît mieux que personne les partis pris de Clemenceau et sa mobilité, mais tout cela disparaît devant son patriotisme. « Si nous avions eu, dit-il, Briand aux Affaires, la paix serait faite et faite honteusement. »

Le général Dubail, grand chancelier de la Légion d’honneur, vient m’entretenir de la question de la décoration aux morts. Le Conseil de l’Ordre a décidé que la Légion d’honneur ne pouvait être conférée à des morts. Il y a eu cependant des exceptions, notamment pour les fils de Doumer. Dubail croit que la décision du Conseil n’est pas fondée. Napoléon lui-même a décoré des morts. Il me demande si je vois un inconvénient à ce qu’il essaie de faire revenir le Conseil sur sa décision. Je réponds : « Aucune objection, s’il s’agit de personnes civiles ou militaires tuées par l’ennemi. »

Sharp me présente une délégation du Comité naval du Congrès des États-Unis, présidée par M. Paget.


Dimanche 11 août.

À huit heures du matin, départ en auto avec le général Duparge. Nous nous rendons successivement, par Clermont, Saint-Just, à Breteuil et à Conty, poste de commandement du général Debeney, chef de la 1re armée. J’exprime à celui-ci mes félicitations pour lui et pour ses troupes. Il me dit qu’hier, dans la journée, il a eu l’impression que « cela allait craquer » du côté de l’ennemi ; mais il est arrivé devant Roye trois nouvelles divisions allemandes, dont une fraîche, et il y a eu, ce matin, une sérieuse résistance. C’est la bataille. Debeney croit qu’il la gagnera, et il en a, dit-il, les moyens, bien qu’il n’ait pas autant de tanks qu’en désirerait l’infanterie. Il ajoute, du reste, que le gain de la bataille n’entraînera pas une décision, mais il pense que les Allemands se replieront un peu en arrière, s’établiront sur une nouvelle position, y resteront quelques semaines et feront ensuite un repli plus important.

De Conty, nous nous rendons à Sarcus, où le maréchal Foch s’est réinstallé en vue des opérations actuelles. Il est très satisfait de la tournure que prennent les choses et croit les Allemands assez bas. Il a l’intention de continuer à les tenir à la gorge. Il demandera aux Américains de « donner » à leur tour, car nos troupes sont fatiguées et nos effectifs s’épuisent peu à peu. Quant aux Anglais, il les fait marcher en piquant leur amour-propre. Mais déjà Haig se fait prier pour continuer à attaquer en prétextant qu’il va entrer dans une zone dévastée par la bataille de la Somme et il ne veut pas engager ses troupes dans une région où elles ne pourront pas cantonner.

Foch, à qui je parle de l’Italie et qui a vu Barrère, trouve lui aussi que le général Diaz a tort de rester inactif. Il exprime le regret d’être retenu ici. Sans quoi, il pourrait partir et agir sur Orlando qui a confiance en lui. Je lui suggère une idée que j’ai soumise à Barrère et qu’il a trouvée excellente, celle d’envoyer, au nom de Foch, le général Fayolle passer quelques semaines en mission auprès du gouvernement italien.

Barrère affirme qu’en dehors de Foch, Fayolle est le seul général français que les Italiens accepteraient.

Nous déjeunons sommairement dans un petit bois et nous partons aussitôt pour Morisel et Moreuil. Sur la route effroyablement poudreuse, nous rencontrons dans un nuage une automobile où je crois reconnaître Clemenceau et Foch. Ce sont eux effectivement.

Morisel et Moreuil sont deux monceaux de ruines. La route est remplie de fondrières creusées par les obus. Des territoriaux, des Italiens, des Annamites, rapidement mis en œuvre par les services de l’arrière, comblent les entonnoirs.

Paysage lunaire, comme sur la Somme et à Verdun. Plus de terre végétale. De la craie, des pierres, des squelettes d’arbres, des débris de toutes sortes. De Moreuil, nous revenons à Montdidier, par la vallée de l’Avre, en passant par Laneuville, Pierrepont c’est-à-dire d’autres monceaux de ruines. Montdidier, si joyeux, si joli en juillet 1914 et même encore si

à metz, remise du bâton de maréchal au général pétain en présence des maréchaux joffre et foch et des commandants en chef des armées alliées.



vivant, malgré les obus, ces années dernières, est entièrement détruit. Les soldats travaillent, dans une poussière grise, au déblaiement des décombres. Je parcours à pied quelques rues lamentables.

Puis, nous partons pour Faverolles, et de Faverolles sur Piennes, par la cote 105, d’où nous voyons très nettement, au milieu des éclatements, le village de Grivillers, que nos troupes sont en train de prendre. Piennes, que nous avons encerclée avant-hier, est encore remplie d’écriteaux allemands : liegt unter Feuer. Par des routes qu’a défoncées le bombardement, nous passons à Rollot, Mortemer, Cuvilly, tout le champ de bataille d’hier ; et de là, par Estrées-Saint-Denis, à Clermont. Nous sortons de l’enfer et nous rentrons dans la zone habitée. À Clermont, je félicite le général Humbert. L’ennemi commence à résister très fermement dans la petite Suisse. Le général ne compte pas attaquer ce massif de front. Il essaiera de le tourner par le nord. Il a très peu de moyens à sa disposition, seulement deux divisions de réserve et peu de tanks.

Je suis de retour à Paris à sept heures et demie du soir, couvert de poussière, bien que j’aie fait le voyage en automobile fermée.


Lundi 12 août.

Un instant à la fondation Thiers pour embrasser nos cousins Boutroux au moment de la levée du corps du pauvre Alfred Pichon, mari de Suzanne Boutroux, mort d’une maladie contractée à la guerre.

Les officiers de liaison me disent que l’armée américaine, nouvellement constituée, n’a pas relevé avant-hier l’armée Degoutte comme on le pensait. La décision a été modifiée d’accord avec Pershing. On va donner aux Américains le secteur de Saint-Mihiel pour que la jeune armée puisse faire ses preuves sous la direction de Pétain. Elle désire elle-même se battre.


Mardi 13 août.

Conseil des ministres. Clemenceau se fâche contre Pams et les préfets, parce qu’il a appris par son fils, revenu de Bretagne, que des pêcheurs avaient manqué de pain pendant plusieurs semaines. Boret et Pams s’en prennent à l’encombrement des ports et aux difficultés des transports. Ils affirment que dans quinze jours la crise sera terminée. Il est vrai que la nouvelle récolte, bonne pour le blé, sera mauvaise en pommes de terre et qu’avec l’armée américaine à nourrir, on tombera dans des difficultés nouvelles. Clemenceau n’écoute pas les explications de Pams et de Boret et paraît croire qu’il suffit de parler avec vivacité pour commander aux phénomènes économiques.

Pichon lit les télégrammes du Quai d’Orsay et propose de nommer Beau commissaire en Sibérie.

Pams soumet au Conseil un mouvement préfectoral.

Klotz parle des indemnités de vie chère. Il est convenu qu’il s’entendra avec Loucheur (ouvriers) et Claveille (cheminots) avant de proposer une solution pour les administrations publiques.

Clemenceau me dit en Conseil qu’il trouve que le ministère de la Guerre ne me rend pas assez sérieusement compte de ses fonds secrets et qu’il viendra me voir dans la journée avec le général Alby.

Il vient en effet vers quatre heures. Il me montre quelques états sommaires ou plutôt quelques têtes de chapitres : Recherches, tant, Secours, tant, etc. Aucune précision, aucune pièce justificative. Il me propose de faire venir successivement son chef de cabinet et le général Alby et que je leur pose moi-même des questions. « C’est, dit-il, une pratique qu’il veut instituer dans un intérêt général. » Je consens, bien entendu, à avoir cette double conversation. Clemenceau me dit qu’il a interrogé Foch sur l’opportunité d’inviter Joffre à la remise du bâton. Foch a répondu : « Je n’y tiens pas. » Dès lors, Clemenceau est d’avis de ne pas inviter Joffre. Il pense que Haig pourrait recevoir la médaille militaire sur la proposition de Foch. Foch la demande en effet. Clemenceau conclut : « Je vais rédiger l’arrêté. » Il oublie que Haig étant étranger, ce n’est pas lui, Clemenceau, mais Pichon, qui doit faire la nomination. Le président du Conseil me confirme incidemment que c’est à Saint-Mihiel que les américains feront leur première attaque. Il leur fait, me dit-il, donner des tanks.


Mercredi 14 août.

J’ai convoqué, comme Clemenceau m’en avait prié, M. Godin, son chef de cabinet civil, et le général Alby. Chacun pour sa part m’a donné quelques renseignements sur l’emploi des fonds secrets. Il en résulte que des sommes importantes ont été attribuées au cabinet civil et dépensées en frais de voyage par Clemenceau, en gratifications à des employés, en secours ou en missions données à des journalistes ou à des hommes politiques, dont 25000 francs à L. Andrieux. Pourquoi ?

D’autre part, le grand quartier général, qui reçoit des sommes considérables, n’en rend compte à personne. Dépourvu de toute sanction, je ne puis que signaler ces obscurités au général Alby et à M. Godin, en les priant de tâcher de faire rentrer l’emploi des fonds dans des limites plus normales.


Jeudi 15 août.

Hier, à sept heures et demie du soir, départ pour Brest par la gare des Invalides. Je suis accompagné de M. Leygues, du vice-amiral de Bon, de Duparge, William Martin et commandant Portier, de ma maison militaire, des capitaines de corvette Millot et Estève, attachés au cabinet de Leygues, des représentants des agences Havas et Fournier. Nous dînons dans le train à une seule longue table.

Le matin, au réveil, j’ai la jolie vue de Morlaix. La brume se lève et le soleil se montre lorsque nous arrivons en gare de Brest à huit heures et demie. Le secret a été sévèrement gardé sur ce voyage ; la censure a interdit d’en parler d’avance, ce qui n’a pas empêché les journalistes de Paris de croire que j’étais allé à Brest pour recevoir le président Wilson.

Sur le quai, je suis reçu par le vice-amiral Moreau, préfet maritime, le vice-amiral Schwerer, commandant supérieur des patrouilles de Bretagne, le contre-amiral Benoît, major général, le contre-amiral Grandclément, commandant le front de mer, le capitaine de vaisseau Carré, chef de division des patrouilles de Bretagne, le capitaine de vaisseau Escande, chef d’état-major de l’arrondissement, le lieutenant de vaisseau Cogniet, officier d’ordonnance du préfet maritime, le colonel Salaguet, officier d’ordonnance du gouverneur, le contre-amiral Wilson, commandant des patrouilles américaines, le brigadier général Harries, commandant de la base américaine, le capitaine de vaisseau Hallegan, chef d’état-major de l’amiral Wilson, le brigadier général Cuningham (Anglais), commandant la base portugaise, le chef de bataillon de Qadero, de la base portugaise, M. Brissot, sous-préfet, M. Hervagault, premier adjoint, remplaçant le maire qui est aux armées, M. Fortin, sénateur, M. Simon, député. Tout ce monde venu à la gare et une compagnie commandée pour rendre les honneurs ont vite déjoué toutes les tentatives d’incognito et déjà une foule assez dense se trouve massée pour me recevoir et m’accueille par des acclamations.

Nous montons dans de vieilles automobiles fermées qui ont un air minable et nous nous rendons au nouveau bassin de radoub, à peu près achevé, qui est déjà en mesure d’être utilisé. De là, nous allons voir de nouvelles citernes à mazout, les locaux de l’École navale, actuellement vides à cause des vacances, des flottilles de torpilleurs et de sous-marins, le centre des ballons captifs ; [les « saucisses » rendent sur mer autant de services que sur terre] ; elles sont remorquées par les torpilleurs qui accompagnent les convois et elles forment ainsi des observatoires aériens ambulants. Au delà de ces installations, et toujours le long de la rade, les Américains ont bâti une série de hangars pour leurs hydravions qui commencent à arriver et dont les moteurs font un bruit du diable au-dessus des bâtiments à l’ancre.

Nous revenons en ville et nos autos nous conduisent, à travers des rues de plus en plus peuplées, au milieu de vivats grandissants, jusqu’à l’hôpital maritime, situé sur une hauteur qui domine le port et l’arsenal. Là, j’ai la surprise de rencontrer mon vieux et cher patron, le bâtonnier Du Buit, au chevet d’un de ses fils blessé.

Dans le pavillon des contagieux, je visite la salle des malades atteints de grippe espagnole. Cette maladie a fait des ravages à Brest. La mortalité a été très forte.

Un vieux Breton en costume auprès de son fils et une vieille femme en bonnet auprès du sien. Je leur adresse quelques mots et un sourire de satisfaction éclaire leurs faces ridées.

Nous déjeunons dans le train garé sur le quai de l’Arsenal. J’ai invité les officiers français et alliés qui attendaient à la gare ainsi que MM. Fortin et Simon. L’après-midi, une vedette portant mon pavillon nous conduit, sur une eau calme et bleue comme la Méditerranée d’un beau jour, à un aviso, l’Yser, qui nous attend en rade et sur lequel nous nous embarquons pour Camaret. L’arrivée au joli bourg de pêcheurs qu’est Camaret est très pittoresque : les habitants endimanchés sont tous sur le pas de leur porte et nous font fête. Nos autos nous conduisent, au-dessus du Goulet, à des batteries d’où nous voyons arriver, avec son escorte de torpilleurs, un long convoi côtier, précédé de son ballon captif. Le temps est ravissant, la mer splendide.

Nos autos, cette fois-ci découvertes, filent sur des routes bordées de fougères et d’ajoncs ; çà et là, des groupes de femmes, de jeunes filles, d’enfants, nous saluent, nous sourient, nous acclament et nous remettent des bouquets de bruyères. Nous redescendons sur la rade de Brest et nous retrouvons notre vedette à un débarcadère où arrive un bateau chargé de monde en villégiature. Vivats, acclamations sans fin.

Notre vedette nous conduit ensuite à l’Yser, mouillé plus loin, et nous remettons pied sur l’aviso pour y procéder à une expérience d’écoute de sous-marins, avec des appareils nouveaux. Nous suivons l’expérience du haut de la passerelle. Un flotteur traîné par le sous-marin permet le contrôle. L’Yser, dirigé par les indications des hommes d’écoute, trouve sans peine le gisement du sous-marin. Je descends ensuite avec Leygues dans la cabine de l’écoute et je me fais expliquer le fonctionnement de l’appareil par un quartier-maître breton appelé Ternisien, qui me donne des explications lumineuses et auquel je laisse une montre comme souvenir.

Nous rentrons à Brest à la fin de l’après-midi. La ville a des couleurs splendides sous le soleil qui décline. Dîner dans le train toujours garé sur le quai de l’Arsenal. Coucher dans le train.


Vendredi 16 août.

Le bruit du port me réveille de très bonne heure après une nuit de sommeil tranquille.

Nous consacrons la matinée à la visite du port de commerce et à celle de l’Arsenal. Le commandant du port de commerce est le capitaine de vaisseau Carré (celui du Condé), aujourd’hui retraité. Il me montre les agrandissements commencés par les Américains, qui plantent des pilotis pour développer les quais et qui projettent encore d’autres améliorations. Puis, visite à bord d’un aviso et d’un destroyer américains. L’aviso est aménagé en un certain nombre d’ateliers, menuiserie, forges, etc., que l’amiral Wilson me fait visiter. À l’Arsenal, j’examine successivement tous les ateliers du travail, ainsi que la coopérative de consommation fondée par les ouvriers : belles grandes salles à manger. Je laisse mille francs à la coopérative, cinq cents francs à l’hôpital et mille francs aux pauvres de la ville.

Nous revenons déjeuner dans le train. J’ai invité l’amiral Wilson, le général Harries et le général Cuningham. J’ai également invité le bâtonnier Du Buit qui insiste pour que, en allant l’après-midi au front de mer, je m’arrête à Kerango, sa propriété. Pour lui donner cette satisfaction, j’avance un peu notre départ.

À une heure et demie, cortège d’autos, la mienne découverte. Mme Du Buit nous précède dans sa voiture pilote. Kerango est une propriété enchanteresse, toute plantée, fleurie et parfumée d’essences méridionales, pins, mimosas, palmiers, etc. Terrasse sur le Goulet. Vue splendide.

Toute la famille Du Buit est là, ravie de me voir un instant. Les enfants m’offrent un bouquet. Nous repartons, hélas ! au bout d’un quart d’heure.

À Toulbrok, je suis reçu par l’amiral Grandclément, qui commande le front de mer. Il me montre les observatoires et les batteries : il me conduit ensuite à la pointe de Saint-Mathieu, où le grand phare blanc, tout peint en neuf, domine les ruines de la vieille abbaye. À une faible distance, on installe une nouvelle batterie de 14. Des fillettes m’apportent de nombreux bouquets.

Mais déjà nous remontons en auto pour revenir, non loin de Brest, à un camp américain. C’est là que les soldats débarqués attendent pendant quelques jours les trains qui les emmèneront aux armées. Déjà les Américains ont capté des sources et creusé des réservoirs pour alimenter ce vaste camp. Une tribune a été dressée dans une cour immense où deux régiments défilent devant moi. Je rentre à Brest et je vais directement à la gare où mon train a été ramené. Population de plus en plus dense et de plus en plus sympathique. Sur le quai, je prends congé des amiraux français, de l’amiral Wilson, du général Harries, etc.

Nous partons, et les acclamations poursuivent mon train jusque dans la nuit.


Samedi 17 août.

Arrivée à Paris gare des Invalides à sept heures cinquante. J’envoie à Leygues une lettre de félicitations pour la Marine. Jeanneney m’apporte dans la matinée, de la part de Clemenceau, copie des lettres écrites par celui-ci à Lloyd George et à Sonnino.

Il me parle d’un décret que Boret a préparé au sujet des pétroles et qui nomme un nouveau commissaire du gouvernement dans la personne de Henry Bérenger. Je remets à Jeanneney pour Clemenceau copie d’une lettre du cardinal de Paris et la réponse irlandaise.


Lundi 19 août.

Clemenceau, que je n’ai pas vu depuis mardi, vient à l’Élysée : « Tout va bien, me dit-il, tout va bien, sauf un point qui me préoccupe, c’est l’organisation de l’armée américaine et le fonctionnement de son état-major. Je ne suis pas encore tranquille à ce sujet. On a confié à Pershing l’opération de Saint-Mihiel. Il doit y employer un grand nombre de divisions et appliquer les plans français de Pétain. Or la préparation traîne ; tout le monde parle de ce projet à Paris ; il finira par n’être plus réalisable ; la surprise sera éventée et le beau temps passé. Je l’ai dit à Foch. Mais il est rassuré et confiant. Il serait fâcheux qu’un échec se produisît.

— Vous êtes satisfait, lui demandai-je, de votre visite à Haig ?

— Oui ; mais je ne lui ai pas parlé de sa nouvelle offensive ; j’ai laissé Foch traiter la question avec lui ; je ne veux pas paraître lui donner des ordres. Foch a dit que tout allait bien. Voulez-vous que nous lui remettions son bâton vendredi ou samedi ?

— À votre convenance. Voici les quelques mots que je me propose d’adresser ce jour à Foch et à Pétain. »

Je tends les deux papiers à Clemenceau. Il fait un signe pour les repousser : « Non, non, dit-il, c’est inutile ; je sais d’avance que c’est très bien.

— Il vaut tout de même mieux que vous lisiez d’avance mes projets.

— Eh ! bien soit, je lirai, mais je suis tranquille, vous faites ces discours-là parfaitement.

— Non, dis-je, je ne puis sortir de la banalité constitutionnelle. Cependant, cette fois, j’ai mis intentionnellement une note d’énergie, qui peut engager votre responsabilité, mais je sais que je suis d’accord avec vous.

— Oui, certes, et cela, du reste, fera plaisir à Foch. »

Je parle à Clemenceau de la lettre que l’archevêque de Paris m’a communiquée. « J’en ai, me répond-il, parlé à lord Derby, et je l’ai trouvé plus froid ; il m’a dit : « Vous allez nous prendre des hommes. » Je lui ai répondu : « Mais c’est vous qui nous les avez offerts. » À propos d’archevêque, Tardieu a demandé la décoration pour le cardinal Gibbons. Je veux bien. Mais les protestants et Wilson, que penseront-ils ?

— Consultez Jusserand pour qu’il interroge Wilson.

— Oui, je vais consulter Jusserand. Ah ! vous savez, nous allons avoir une délibération du Conseil général du Lot en faveur de Malvy. J’annulerai cette délibération, mais je laisserai libres les pétitions ouvrières par respect pour le droit individuel de pétition. Cela fait, du reste, long feu. Elle est bien, cette condamnation, c’est raisonnable. Mais le Sénat en veut beaucoup à Dubost qui n’a pas tiré parti des questions et qui a laissé la défense y échapper. Aussi demande-t-on que l’affaire Caillaux ne vienne pas, autant que possible, avant le 1er janvier. À ce moment, on se débarrassera de Dubost et on le remplacera par De Selves, qui est un malin et un finaud. Cette affaire Caillaux sera le plus grand procès politique qu’on ait jamais vu. Ignace songe à y adjoindre l’affaire Humbert. Je ne sais s’il a les éléments nécessaires pour établir la connexité, mais je le laisserai fourrager dedans. J’ai encore une petite difficulté avec Pétain à propos des généraux que je veux limoger : Renouard, Boulangé, Aldebert. Il traîne toujours par camaraderie ; il faudra bien qu’il cède. » Je renouvelle mes observations au sujet d’Aldebert et de Boulangé et je n’obtiens toujours aucune explication sur les griefs que Clemenceau croit avoir contre eux. Je lui répète que Boulangé a une lettre de Pétain qui le couvre entièrement. Il me répond qu’il se la procurera. Il est buté, comme il lui arrive si souvent dans les questions de personnes, et il reprend : « Du reste, cela va toujours très bien entre Pétain et moi. Je ne sais pas, d’ailleurs, comment on pourrait le remplacer. Il y a bien Guillaumat…

— Le remplacement de Pétain ne serait compris de personne et provoquerait une grosse émotion.

— Oh ! je ne songe pas du tout à le remplacer ; je me demande seulement par qui on pourrait le remplacer, s’il disparaissait. Voyons, quoi encore ? Ah ! oui, la classe 1920 ! J’espère que je ne serai pas forcé de l’appeler avant le printemps. Cela dépendra de ce que donneront les Américains. »

Clemenceau me parle également de son projet de visite au roi des Belges. « J’ai, me dit-il, prié Pichon d’arranger cela ; mais surtout après l’affaire Czernin et l’affaire du Comité de Versailles, je ne veux pas paraître faire le premier pas ; je veux être invité. Dès que j’aurai reçu l’invitation, je me rendrai en Belgique. »

Allizé, qui vient me voir, croit que l’imagination de Boucabeille lui a fait accueillir trop aisément l’idée d’une révolution à Berlin. Avant de suivre l’affaire, ajoute-t-il, il est bon que je me renseigne moi-même. » Il reviendra en octobre avec des conclusions fermes.


Mardi 20 août.

Sixième anniversaire de ma naissance, à l’Élysée. Je reçois une multitude de vœux officiels, dont ceux des chefs d’État alliés. Le roi George V et le roi Albert Ier m’envoient, comme tous les ans, un message chaleureux. Quand j’ai reçu le premier à Sampigny, je ne prévoyais guère ce qui s’est passé depuis.

Le commandant Challe m’apprend que Clemenceau et Tardieu sont partis ensemble pour aller voir Foch. Il sait que c’est Tardieu qui, impressionné par les pertes qu’ont subies les Américains dans les premiers combats, inspire à Clemenceau des objections contre l’opération de Saint-Mihiel. Je charge Challe d’indiquer de ma part à Foch que si l’on cherche à exercer une pression sur lui, il faut qu’il m’en prévienne et que j’aviserai.

Il convient d’autant plus que Foch se décide en toute liberté pour ou contre l’opération de Saint-Mihiel, que les Américains trouveraient fort indiscrète une intervention du gouvernement français et que Pershing lui-même a dit à Clemenceau : « Ne vous préoccupez pas de nos pertes ; elles ne sont pas de nature à ralentir l’élan de l’Amérique. Nous sommes assez forts et assez nombreux pour les supporter. »


Jeudi 22 août.

Boret m’envoie à la signature la nomination de Henry Bérenger comme commissaire général aux essences et aux combustibles.

Herbillon et Challe m’assurent que malgré la démarche de Clemenceau et de Tardieu, Foch est résolu à laisser les Américains contribuer à l’opération de Saint-Mihiel à côté de nos troupes et sous la haute direction de Pétain.

D’après Buat, si l’armée Mangin disposait de trois ou quatre divisions à sa droite, on pourrait décrocher les Allemands de l’Aisne. Malheureusement, ces divisions ne sont pas libres. Foch est allé voir aujourd’hui les Anglais qui ont fait une offensive à objectif trop limité et qui paraissent vouloir s’arrêter.


Vendredi 23 août.

Conseil des ministres.

Clemenceau, très joyeux des succès militaires, demande, maintenant que tout danger est conjuré, que les ministres prennent les mesures nécessaires pour faire revenir immédiatement à Paris celles de leurs administrations qui ont été si inutilement évacuées. Il ne faut toutefois pas oublier que Paris n’est pas à l’abri des avions et du canon, et il est prudent de ne pas faire revenir en masse les archives, les œuvres d’art et les titres. C’est l’observation que je fais en Conseil et à laquelle souscrit Clemenceau.

Leygues rend compte de notre voyage à Brest et de l’accueil de la population.

L’après-midi, Clemenceau vient en auto me chercher pour nous rendre auprès de Foch.

Leygues et Loucheur viennent de leur côté. Nous sommes suivis de deux autres autos, dans l’une le général Duparge et le général Mordacq, dans l’autre, Herbillon et Challe.

En route, Clemenceau me parle de ses ministres, notamment de Pams et de Nail, et il les juge avec une vivacité moins drôle qu’il ne le croit. Il évoque également des souvenirs de jeunesse et de famille. Lorsque nous arrivons au poste de commandement du maréchal Foch, au château de Bombon (Seine-et-Marne), nous sommes accueillis par les vivats des femmes et des enfants. Notre auto pénètre dans le parc du château Louis XVIII. Là, sur une vaste pelouse, sont rangés les officiers d’état-major et un détachement de soldats de choix, décorés et médaillés. Je passe sur le front, puis je viens me placer devant le drapeau. Foch devant moi, Clemenceau à ma droite.

Très ému, je prononce une allocution où j’essaie de mettre en lumière les enseignements donnés par Foch et les succès déjà remportés par lui[1].

Foch, encore plus ému que moi, répond avec simplicité : « Monsieur le président, je tâcherai d’être à la hauteur de la grande tâche que m’a confiée le gouvernement. Je vous remercie profondément. »

Nous entrons ensuite dans la grande salle du château. Foch nous y montre une carte où sont indiquées nos avances quotidiennes et celles des Anglais. Il est très satisfait des armées britanniques. Pétain, lui aussi, dit : « Cela va très bien. » Clemenceau, prenant Foch à part, l’entraîne dans un coin, après m’avoir murmuré : « Voulez-vous m’excuser cinq minutes, Monsieur le Président, j’ai à travailler de mon métier. » Je reste dans un autre coin avec Leygues et Loucheur, comme si nous étions de trop dans cet aparté militaire. Nous partons ensuite pour Provins. À chaque montée en auto, Clemenceau, malgré mon insistance, refuse de monter le premier et fait le tour par la gauche. Il me déclare : « Votre discours est la perfection » ; et il le répète devant Foch et Pétain. Dans l’auto, il m’explique l’objet de son aparté : les Italiens ont demandé pour leur offensive 500 camions que Pétain croit impossible de leur donner. Sur les entrefaites, Diaz a envoyé un officier à Foch, pour lui dire que, avec ou sans les camions, il ajournait toute offensive jusqu’à la prochaine réunion du Comité de Versailles. « Ils se fichent de nous, déclare Clemenceau ; ils ne font pas la guerre, ils n’auront droit à rien. »

Je lui parle, à cette occasion, des conventions de 1915 et je lui en résume les clauses principales. « Je les demanderai à Pichon », me dit-il. Je l’y engage fortement.

Nous arrivons à Provins. L’état-major et les troupes sont massés dans la cour de la caserne. La population est en fête. Pétain vient au-devant de moi. Je passe avec lui devant le front des troupes. Clemenceau nous suit. Puis Pétain se place devant moi au centre, le dos au drapeau, et je prononce encore une allocution[2]. Pétain me dit devant Clemenceau qui me complimente : « Vous m’avez dit ce qui pouvait me faire le plus de plaisir. » Nous nous rendons ensuite chez lui dans une belle propriété entourée d’un vaste jardin où se fait la fenaison. Une table est servie, chargée de thé, de sandwiches, de gâteaux. Goûter rapide. Pétain est rayonnant, très confiant. Mais il se plaint encore de Pershing : « Foch, dit-il, s’aperçoit maintenant que Pershing n’est pas facile. »

Nous repartons pour Paris, Clemenceau et moi, toujours dans la même auto. Il m’apprend que pour la prochaine réunion du Conseil interallié, les Italiens ont renoncé à la faire tenir chez eux. Elle aura lieu à Londres ou à Paris.

Nous rentrons à Paris ; Clemenceau me reconduit à l’Élysée et se sépare de moi cordialement.


Samedi 24 août.

Dans la matinée, Henry Bérenger, nommé commissaire aux essences et aux combustibles, me rend visite. Je le trouve trop aimable et trop empressé et sa physionomie me paraît troublante. Il sent lui-même ce qu’on peut dire contre sa nomination, car il prend soin de me déclarer que s’il n’avait pas été mû par le désir de rendre service, il n’aurait pas accepté la mission qui lui est confiée en un moment où cette nomination peut être interprétée comme inspirée par la politique. Il est très évident que Clemenceau a voulu le remercier de son attitude envers lui.

Bérenger est, d’ailleurs, très intelligent. Il m’assure que grâce aux importations d’essences et aux constructions de bateaux-citernes, nous aurons les quantités nécessaires à la consommation, mais la distribution est encore mal faite à cause de la mauvaise répartition des dépôts et de l’insuffisance des transports. Nous causons de choses et d’autres et, comme je lui parle de l’opinion de Wilson sur l’accueil à faire à des propositions de paix, il répond qu’on aurait beaucoup de mal à obtenir du pays la continuation de la guerre si l’Allemagne offrait de restituer l’Alsace-Lorraine.

Le commandant Grandclément, qui a fini ses deux ans de mer sur l’Edgar-Quinet, est nommé commandant de port à Dunkerque.


Dimanche 25 août.

Loucheur, que j’ai convoqué, vient s’entretenir avec moi des questions de fabrication et des stocks. Pour les tanks, les Allemands en font 25 petits par jour ; nous aurons bientôt un nouveau type français. Pour les avions et les canons, la situation est également satisfaisante. Mais nos dernières opérations ont fortement entamé nos stocks de munitions. De 35 millions, les 75 sont tombés à 20 millions et on consomme tous les jours plus qu’on n’en charge. Il faut donc diminuer la consommation et augmenter la production.

Loucheur part mardi pour Londres avec Tardieu. Il est sûr, dit-il, d’obtenir de l’acier. Il va se battre surtout pour le charbon. Tardieu l’accompagne pour traiter la question du tonnage.


Lundi 26 août.

J’ai quitté Paris hier soir à neuf heures et demie gare de l’Est. Mon train a suivi la ligne libérée par Château-Thierry, Épernay, Châlons. Le matin, à sept heures, j’arrive en pleine Argonne, sur le chemin de fer de Sainte-Menehould à Revigny. Là, attendu par le général de Castelnau et le général Hirschauer, je me rends avec eux en auto par Passavant à Futeau. La forêt de l’Argonne est magnifique de verdure. Le canon se tait. Le pays a presque repris son aspect des jours de paix. Mais, de temps en temps, apparaissent des uniformes bleus de Français et des uniformes gris ou verdâtres italiens. Le général de Castelnau trouve que les Américains ont beaucoup trop parlé de leur projet d’offensive au sud de Saint-Mihiel. Pershing comptait y employer 14 divisions, ce que Castelnau trouve exagéré. L’opération lui paraît, du reste, désirable ; elle libérerait le canal de la Meuse, la ligne de Verdun à Lérouville et celle de Nançois-Toul. Castelnau ne sait rien des conversations de Foch et de Pershing. Il paraît, en ce moment, tenu un peu à l’écart de ce qui se passe. On enlève même à son groupe la 2e armée, commandée par Hirschauer et on la fait passer dans le groupe Maistre. Castelnau ne se plaint pas ouvertement, mais je le trouve triste et sombre. Près de Futeau, sur une grande prairie montante, dans un cadre de bois frais qui doit réjouir les yeux des Italiens, des compagnies de tous leurs régiments sont massées avec leurs drapeaux. Le général Albricci, commandant le 2e corps d’armée, vient au-devant de moi. C’est un homme de cinquante-quatre ans, grand, d’allure distinguée. Il parle couramment le français et paraît fort intelligent. Il a été attaché militaire à Vienne. Tous les généraux français font son éloge. Il est logé actuellement à Triaucourt, dans la propriété de mon frère Lucien. Puis je reviens au centre sur une petite estrade, près de laquelle sont groupés les drapeaux, les officiers et les hommes à décorer. Avant d’épingler les croix et les médailles, je prononce à voix très haute une allocution en italien, ce dont les hommes, rangés à distance, paraissent très satisfaits. Je remets des décorations : légion d’honneur, croix de guerre, médailles militaires. Puis les troupes défilent en bon ordre, malgré le terrain ondulé. Je pars ensuite avec le général Albricci pour les Islettes, jusqu’au pied du mont de Villers. Là, nous quittons l’auto pour monter à un observatoire, d’où nous découvrons, en pleine clarté, les lignes ennemies et les villages occupés par les Allemands : Boureuilles, Varennes et les derrières de Vauquois. Nous allons alors visiter les tranchées de première ligne. Je cause avec quelques soldats italiens. Les bois sont ravagés par l’ypérite. Toutes les fougères, toutes les feuilles sont roussies. Seuls m’accompagnent dans cette visite le général Albricci, le général Hirschauer et Duparge. Castelnau n’est pas venu, pour que nous ne soyons pas trop nombreux. Les tranchées sont, d’ailleurs, très calmes ; mais un certain nombre d’obus sifflent sur nos têtes et vont tomber derrière nous, vers le carrefour de la maison forestière. Nous revenons prendre nos autos, à l’arrière. Quelques habitants sont réinstallés depuis peu de jours dans les villages. Ils se plaignent que tout a été pillé dans leurs maisons. Je reprends mon train aux Islettes, dont toutes les maisons sont maintenant détruites et les officiers italiens, Castelnau et Gouraud viennent déjeuner dans mon wagon pendant que le train me mène à Villers en Argonne. Là, je me sépare de mes convives, sauf de Gouraud, avec qui je pars en auto pour son armée.

Je commence par aller avec lui, par Sainte-Menehould, à Vienne-la-Ville et au bois d’Hauzy. Là, je monte en sa compagnie et celle de Duparge et d’Hély d’Oissel, sur un wagonnet, traîné par un cheval, qui nous conduit à la lisière nord-est. Nous y trouvons des éléments du 9e régiment de cuirassiers à pied, qui s’est admirablement comporté dans la défense de Piémont. Nous allons à travers bois jusqu’à la lisière nord, où nous visitons les premières lignes. Pas de tranchées, tant le sol est humide. Tous les travaux sont en superstructure. Nous sommes sur la rive droite de la Tourbe, et sur la rive gauche, le bois de Ville est occupé par l’ennemi. Tout est, du reste, au calme. Notre wagonnet nous ramène à nos autos qui nous conduisent à la cote 202, où nous trouvons le général Lebouc et d’où nous découvrons tout le panorama de la Main de Massiges. De là, par une route nouvelle ouverte par le génie, à laquelle Gouraud me demande la permission de donner mon nom, nous allons à l’observatoire du Balcon que j’ai déjà visité autrefois sous les obus avec le général de Langle de Cary. La physionomie des lieux est un peu changée. Les petits bois sont dévastés ; les abris de l’observatoire ont été améliorés. L’ennemi tire toujours, du reste, sur les batteries que nous avons près de là et les obus sifflent de nouveau. Nous descendons au nord du Balcon, par des boyaux, jusqu’aux tranchées de la ligne de résistance et nous faisons une assez longue tournée au milieu des hommes. Au retour, Gouraud me dit avec amabilité que je n’ai pas assez parlé à ses soldats. Peut-être a-t-il raison ? mais j’ai toujours peur de provoquer des réclamations auxquelles je n’ai pas le droit de répondre et je suis figé par mon absence d’autorité. Gouraud me ramène à Châlons. J’y reprends mon train et je vois entre Épernay et Château-Thierry se succéder les ruines dans le jour qui tombe.


Mardi 27 août.

Conseil des ministres.

Claveille, avant le Conseil, s’arrête dans le cabinet de Sainsère et, après un éloge enthousiaste de Clemenceau, lui dit que j’ai accompli un grand acte en appelant ce dernier au ministère. En Conseil, aucune question générale ni même aucune question importante n’est, cette fois encore, engagée. Clemenceau commence par un nouveau jeu de massacre. Comme le Conseil général du Rhône n’a pas voté d’adresse de félicitations au gouvernement, il s’en prend à Rault, préfet, qu’il accuse d’être un partisan de Caillaux et de chercher à désunir le gouvernement. Ensuite, il s’en prend à Saint, le nouveau préfet des Bouches-du-Rhône, dont il parle avec la même hostilité. Le pauvre Pams, exécutant les instructions de Clemenceau, a apporté au Conseil la liste complète des départements qui ont voté des adresses et des cinq ou six qui se sont abstenus. Parmi ces derniers, il cite le Puy-de-Dôme et les Pyrénées-Orientales. Pour le Puy-de-Dôme, s’il n’y a pas eu d’adresse, Clémentel a fait un discours très favorable au gouvernement et au président du Conseil. Pour les Pyrénées-Orientales, Pams, qui en est représentant, ajoute : « Dans ce département, la situation est très difficile ; le Conseil général est très divisé. J’ai peut-être eu tort de n’y pas faire un discours, mais j’ai voulu éviter des incidents. Je m’en excuse. » Pams fait littéralement pitié. J’espérais que son humilité désarmerait Clemenceau, mais tout au contraire, celui-ci réplique : « Je n’accepte pas les explications de M. le ministre de l’Intérieur ; » et par un lapsus singulier, Clemenceau appelle même Pams président du Conseil. Il continue : « M. Pams a été élu président par le Conseil général des Pyrénées-Orientales, y compris la voix de M. Dalbiez. Cela lui donnait assurément l’autorité nécessaire pour parler net. Son silence est d’autant plus fâcheux que M. le ministre de l’Intérieur est un homme éminent. Je n’insiste pas ; mais il a commis là une faute qui ne peut que diminuer son autorité. » Le pauvre Pams plonge de plus en plus son nez dans ses papiers ; tout le monde est très gêné. Clemenceau reprend : « Ce n’est pas que je tienne aux éloges. Avant d’aller au Conseil général, notre ami Klotz était venu me lire son projet de discours où il faisait un grand éloge de moi. Je l’ai prié de supprimer ce passage. Il n’y a pas que moi ; il y a le gouvernement et pour le gouvernement, je ne puis admettre le silence du Conseil général de M. Pams. »

Leygues annonce qu’il nomme attaché naval à Londres l’amiral Grasset et le commandant Frochot à Rome.

Claveille apprend au Conseil que les Américains se proposent d’ouvrir un grand port à Talmont, près de Royan. Les députés de la Gironde ne sont pas favorables au projet parce qu’ils craignent qu’il ne concurrence le projet du Verdon et ne détourne le trafic de Bordeaux. Mais Claveille croit que l’intérêt général est de donner l’autorisation aux Américains et il conclut en ce sens. Le Conseil partage son avis.

Clémentel se plaint de l’encombrement des télégraphes par les télégrammes officiels et il annonce le dépôt d’un projet de loi destiné à réglementer la franchise postale. À ce propos, Clémentel remarque que le président de la République et les présidents des Chambres ont droit à la franchise. Sur quoi Clemenceau s’écrie : « Comment ! Dubost a droit à la franchise ! Voilà un droit dont il n’abuse pas ! » Et il ajoute que non seulement l’Isère, département de Dubost, n’a pas voté l’adresse, mais que, dans son discours, Dubost n’a pas dit un mot en faveur du gouvernement.

Le maréchal Foch vient me voir à deux heures pour me remercier encore des mots que je lui ai adressés. Il me dit trop aimablement : « Si les choses vont bien, monsieur le président, c’est surtout à vous qu’on le doit. Vous êtes ici depuis le début de la guerre et vous n’avez jamais fléchi. Rien ne vous a découragé et vous nous avez donné à l’heure voulue, un gouvernement qui a eu raison du défaitisme. »

Il me dit ensuite qu’à son avis, les Allemands sont en plein désarroi et que leur armée n’est même plus commandée. Ils ne paraissent avoir aucun plan et se replient en combattant, mais sans directive et sans ordre. Il ne faut donc pas les lâcher ; il faut allumer partout des foyers d’incendie, élargir la bataille et la continuer sans arrêt.

Foch est d’avis que l’offensive est indispensable en Italie et à Salonique.

Pour l’Italie, il compte voir cette semaine Orlando et Diaz. Il voudrait que Clemenceau le laissât causer avec eux sans se mêler à la conversation. « Clemenceau, dit-il avec raison, porte ombrage aux Alliés ; il finit par les coaliser contre lui. Ils redoutent ses avis militaires. »

Pour Salonique, Foch voudrait qu’on préparât l’offensive le plus tôt possible, qu’on fît permuter Guillaumat et Franchet d’Espérey.


Mercredi 28 août.

M. Quinones de Léon, nommé ambassadeur d’Espagne, m’apporte officiellement ses lettres de créance. Je le reçois avec Pichon. Il m’annonce que les Allemands viennent de torpiller un bateau espagnol. Dato le lui a téléphoné tout à l’heure de Saint-Sébastien. Le Conseil des ministres va se réunir demain et Dato ne doute pas qu’on ne décide la saisie immédiate d’un navire allemand. Quinones croit donc à la rupture des relations entre son pays et l’Allemagne.


Jeudi 29 août.

Albert Lebrun m’amène Mirman que nous essayons de détourner d’un projet de démission. Il promet d’attendre la prochaine session du Conseil général de Meurthe-et-Moselle avant de prendre un parti définitif, mais il se plaint que l’union sacrée soit atteinte dans son département et voudrait aller combattre comme chasseur à pied.

Clemenceau vient, comme il aime à dire, au rapport : « Ah ! ces Italiens ! Nous ne finirons pas la guerre sans nous battre avec eux ou alors nous nous battrons après !

— Ni avant, ni après, dis-je ; mais il faut leur faire comprendre qu’ils ne jouent pas suffisamment leur partie dans la guerre.

— Oh ! leur offensive, je m’en moque. À quoi bon ? Foch est venu m’en parler. Mais je lui ai dit : « Ils n’auront ni tanks ni ypérite. » Pétain voulait leur donner 75 tanks et Foch se serait contenté de 25. Mais ni 75, ni 25 ! Nos soldats ont besoin des tanks. Je ne les enverrai certainement pas aux Italiens. Quant à l’ypérite, nous n’en avons pas assez et il vaut mieux en donner un peu à Salonique. Vous devez voir le général Diaz demain ? Je le verrai avant vous et je vous rapporterai notre conversation pour que nous soyons bien d’accord.

— Eh bien, je ne partage pas votre opinion sur l’inactivité italienne. Elle me paraît fâcheuse, et risque d’avoir pour conséquence l’envoi en France de nouvelles divisions autrichiennes.

— Tant mieux, tant mieux. Plus nous en aurons, plus nous en battrons.

— Il y en a de bonnes qui ne sont pas à dédaigner. Il est désirable qu’elles soient retenues en Italie. Mon avis est donc qu’il faut pousser les Italiens à agir. Si vous ne voulez pas leur donner des tanks, dites-leur que vous n’en avez pas assez, que nous en avons perdu, que les autres sont engagés dans la bataille. Mais encouragez-les à agir.

— Ah ! s’ils veulent agir sans notre aide, soit ! Mais des tanks et de l’ypérite, non, non ! Je n’attends rien de leur offensive. Je compte beaucoup sur celle de Salonique. J’ai offert à Lloyd George de lui envoyer Guillaumat pour achever de le convaincre. Et puis, j’ai envie de rendre le commandement en chef de l’armée d’Orient à Guillaumat. Franchet d’Esperey pourrait rester près de lui. Je nommerai ici au gouvernement militaire le général Ebener, qui est à Lyon. Au fond, je ne serais pas fâché de ne pas laisser Guillaumat à Paris. Le voilà qui s’est mis à faire du droit. Il suscite des difficultés à propos de la nouvelle inculpation de Charles Humbert : intelligences avec l’ennemi. Je crois qu’il est un peu ennuyé parce qu’il a été chef de cabinet de Messimy et parce que Messimy a connu le discours de Charles Humbert en juillet 1914 avant qu’il fût prononcé. Ah ! vous savez, j’ai obtenu de Foch qu’il parlât en chef à Pershing. Il l’a fait venir à Bombon et il lui a demandé des divisions pour la bataille. Cela s’est bien passé. C’est moi qui ai obtenu ce résultat ! Foch prenait trop de gants. Je voudrais bien qu’il fît ajourner l’opération de Saint-Mihiel. Les Américains en ont parlé à tout le monde. Il vaudrait mieux attaquer en Argonne, en prolongation de la ligne de combat actuelle ; mais enfin cela ne me regarde pas ; je laisse faire Foch. Seulement, je lui ai envoyé Mordacq aujourd’hui pour lui signaler des renseignements qui me viennent du G. Q. G. et d’après lesquels les Allemands prépareraient une contre-attaque. »

Réception du comte Ehrensward, nouveau ministre en Suède. Il nous fait, à Pichon et à moi, des déclarations très favorables à la France et considère que l’agrandissement de l’influence allemande en Russie est très dangereux pour la Suède.

Le comte Bonin vient me remercier d’être allé voir les troupes italiennes. Il me dit que pour une offensive, étant donné le nombre de divisions autrichiennes, l’Italie aurait besoin de troupes américaines, que cet appoint serait nécessaire, même au point de vue politique et moral, qu’en outre, il faudrait des tanks, etc., etc. Je tâche de le convaincre de l’intérêt qu’ont tous les Alliés et particulièrement l’Italie, à ce que le front italien ne reste pas inactif. Il en convient, mais il insiste sur la prétendue insuffisance des moyens.


Vendredi 30 août.

Vers quatre heures, Clemenceau vient me rapporter sa conversation avec le général Diaz. « C’est, dit-il, un homme qui ne veut pas se battre. Il prétend que les Autrichiens sont des lions, qu’on ne peut pas prendre l’offensive contre eux en Italie, que les Bulgares, eux aussi, sont très redoutables et qu’il serait dangereux de les attaquer à Salonique. Il trouve qu’il était nécessaire d’abandonner Berat et il a donné à Ferrero le conseil de se replier. Il m’a demandé des tanks. Je lui ai répondu que nous en avions perdu beaucoup, ce qui est malheureusement vrai, et il n’a plus insisté. Il n’a aucune envie de se battre. Je lui avais conseillé de voir Guillaumat au sujet de Salonique. Il m’a répondu qu’il n’avait pas le temps. Son parti est évidemment pris. »

Je réponds à Clemenceau qu’à mon avis, il faut néanmoins le presser d’agir.

« Foch essaiera, me dit-il, c’est son affaire. Le général Diaz croit que la guerre se fait par la politique, plutôt que par les armes. Cela le regarde. »

Une fois encore, malgré mes efforts, Clemenceau prend son parti de cette inaction, comme s’il n’était pas fâché qu’il n’y eût de victoire que sur notre front. Puis, il en revient sur des questions de personnes, à ses boutades habituelles.

Le général Diaz vient me voir, petit homme, brun, l’air malin. Il m’assure qu’il serait tout disposé à attaquer, qu’il a préparé un plan ; mais s’il a les moyens de réussir dans l’attaque même, il n’a pas, prétend-il, ceux de résister à une contre-attaque ; il n’a plus dans les dépôts, en attendant la classe prochaine, que 50 000 hommes ; il dit ensuite : cinquante mille plus trente mille, qu’on a désembusqués, mais c’est tout ; et sans préciser autrement, il me laisse entendre qu’il faudrait des effectifs nouveaux, et il est visible qu’il est venu en France chercher des Américains.

Il ajoute que « les Autrichiens ne sont pas dans un état moral aussi mauvais que celui des Allemands », qu’ils « se battent admirablement, qu’il ne faut pas juger d’eux par les deux divisions que nous avons eues en face de nous sur notre front, ce sont des divisions fatiguées et, du reste, elles n’ont, en France, que des éléments, car elles ont encore été identifiées ces jours-ci en Italie. »

Le commandant Challe m’annonce que l’armée Debeney attaque demain. L’opération de Saint-Mihiel est maintenue. Mais, pour essayer de dépister les Allemands, on va envoyer à Belfort des états-majors d’armée.


Samedi 31 août.

Avec Albert Lebrun, visite à un certain nombre de communes libérées. Nous partons en auto à sept heures du matin et commençons par un arrêt à Compiègne, entièrement évacué et en grande partie détruit par les canons et les avions. Lebrun avait donné rendez-vous au préfet et au sous-préfet. Il s’est entendu avec eux pour assurer prochainement le retour de la population. Le château est endommagé sur plusieurs points. La ville, dévastée, est d’une tristesse lugubre. Puis, par Coudun, aussi très endommagé et en partie détruit. Entre les communes, les terres sont bouleversées par les obus et semées de munitions allemandes. Lorsque nous arrivons à Lassigny, nous cherchons la ville, nous y sommes et ne la trouvons pas : des trous, des pierres accumulées et les restes épars d’un tremblement de terre.

Beuvraignes, Crapeaumesnil, autant de monceaux sans nom. À Roye, je retrouve la place où j’ai décoré le maire, au milieu d’une foule si joyeuse de revoir ses Français. Et maintenant, toutes les maisons sont détruites et les habitants partis. Sera-t-il possible de faire revivre ce malheureux coin de pays ? Nous avions songé un instant à prendre le repas froid que nous avons apporté, dans les ruines d’une maison où il restait encore deux tables et quelques chaises couvertes de poussière ; mais l’odeur des décombres, le souvenir encore frais des Allemands nous ont chassés et nous allons déjeuner à Laucourt, au milieu d’une compagnie de poilus enchantés de nous accueillir.

Nous nous sommes ensuite arrêtés à Tilloloy, au milieu d’autres soldats, qui réunissaient leurs trophées, canons, mitrailleuses, casques, fusils, munitions, et qui avaient dans les yeux une fierté rayonnante.

Par d’autres ruines, Conchy, Orvillers, etc., nous sommes venus à Clermont, où le général Humbert nous dit qu’il interdira encore l’entrée de Noyon qu’il croit miné, et que ses divisions, très fatiguées par leurs attaques continues, rencontrent aujourd’hui beaucoup de résistance. Mais il est convaincu que les Allemands se replient devant lui jusqu’au canal et probablement jusqu’à la ligne Hindenburg. C’est aussi l’avis de Fayolle que nous voyons au passage et qui nous annonce la prise par les Anglais de Vermelles et de Mont Saint-Quentin. Lui qui est toujours très réservé, il estime que les Allemands descendent maintenant la côte.

  1. V. Messages et discours, t.I. p. 270. (Bloud et Gay, éditeurs.)
  2. V. Messages et discours t. I, p. 273. (Bloud et Gay, éditeurs.)