Au service de la France/T10/10

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Plon-Nourrit et Cie (10p. 368-400).


CHAPITRE X


Les derrières de l’armée américaine. — Armistice avec la Bulgarie. — Le général Berthelot en Roumanie. — Visite de M. Baker. — Clemenceau et Foch. — Smyrne et l’Italie. — L’Autriche et la Turquie demandent l’armistice. — Clemenceau l’envisage avec l’Allemagne. — Démission de Clemenceau. — Refus du président de la République. — Voyage sur les rives de la Meuse. — Libération d’Ostende et de Lille. — Voyage aux villes libérées. — Le colonel House. — L’armistice signé avec l’Autriche.


Mardi 1er octobre.

Clemenceau qui est allé comme moi, successivement à l’armée américaine et à l’armée Gouraud, a été frappé, bien qu’il n’eût pas poussé jusqu’à Thiaucourt, du désordre qui régnait à l’arrière de l’armée américaine. Son premier mot au Conseil de ce matin est pour dénoncer ce désordre en des termes d’une vivacité assez déplacée et assez dangereuse dans une réunion d’où la discrétion est généralement exclue, « Il ira, dit-il, aujourd’hui même, prier le maréchal Foch de prendre en mains cette question. » Il donne ensuite connaissance des conditions publiques et secrètes de l’armistice bulgare et il ajoute qu’il a conféré la médaille militaire aux généraux Franchet d’Esperey et Guillaumat. La mission de ce dernier à Salonique n’a plus, ajoute-t-il, la raison d’être. Il lui remet le commandement de l’armée Berthelot et il envoie le général Berthelot en mission en Roumanie.

Interrogé par Leygues sur la succession de Guillaumat, Clemenceau répond que son choix n’est pas encore arrêté, qu’il s’entendra avec moi, mais qu’il est résolu à écarter tout général politicien. Le Comité de guerre ayant été convoqué pour demain et l’ordre du jour portant : « Mission du général Guillaumat et questions d’armement, » j’indique que Loucheur étant en Angleterre et pouvant y être retenu encore demain, la question Guillaumat étant, d’autre part, réglée, mieux vaudrait remettre la séance à jeudi, mais qu’il ne faudrait pas la renvoyer plus loin, le problème des munitions étant urgent.

Le président du Conseil répond qu’il s’est entendu avec Claveille, que les transports des munitions sont assurés et qu’il serait mauvais de restreindre la consommation, l’infanterie ayant besoin de l’appui de l’artillerie.

Nail fait signer un décret autorisant les décorations post mortem.

Après le Conseil, Clemenceau me raconte que Guillaumat a fait des difficultés pour accepter la succession de Berthelot. Il me dit également qu’il a reçu de Lloyd George une lettre acceptant l’hypothèse de pourparlers de paix immédiats avec la Bulgarie et proposant Rome comme lieu de réunion pour les négociations. « J’ai résolument écarté l’idée d’une paix immédiate et séparée dans les Balkans, » ajoute Clemenceau. Je lui donne entièrement raison sur ce point, car cette paix soulèverait des problèmes qui mettraient nos Alliés aux prises. Elle est, du reste, fonction de la victoire sur l’Autriche.

Déjeuner à l’Élysée offert à M. Davison, de la Croix-Rouge américaine, à l’ambassadeur Sharp, Mme d’Haussonville, Mme Pérouse, présidente de l’Union des femmes de France, à MM. Hugues Le Roux, Bergson et Pichon.

Clémentel m’apporte des documents statistiques sur les importations respectives des diverses denrées dans les pays alliés et sur la répartition à faire du tonnage.

Challe me dit que Foch est de plus en plus satisfait et croit l’armée allemande très ébranlée. Pourvu qu’il ne la sous-estime pas maintenant !

Contrairement à ce que Challe m’avait indiqué, les objectifs donnés en Flandre ne sont pas Bruges et la frontière hollandaise, mais l’Est par Roulers. Foch espère arriver de ce côté en terrain libre. La 7e division française monte vers les Flandres.


Mercredi 2 octobre.

Dans la matinée, je fais remettre à Pichon par William Martin des projets de télégrammes de félicitations et de vœux pour le roi Pierre de Serbie et pour le roi de Grèce à propos de la reddition des Bulgares.

Je confère longuement avec le général Alby que m’a envoyé Clemenceau. Il m’apporte le projet d’instructions destiné au général Berthelot. Je le lis et fais à Alby les remarques que voici :

1o Il ne faudrait pas envisager la possibilité d’une paix séparée avec la Turquie. Il faudrait ne parler que d’armistice, la question de la paix échappant à l’autorité du commandement militaire. Alby reconnaît la justesse de l’observation et fera la correction ;

2o Je constate avec satisfaction qu’il n’est pas question de réduire le nombre des unités franco-britanniques en Orient. Mais comme on envisage l’impossibilité d’entretenir leurs effectifs et comme le théâtre ouvert par la capitulation bulgare est de la plus haute importance, on pourrait songer à y faire envoyer des divisions américaines. Le général Alby me répond qu’il est de cet avis. Il croit que par la vieille Serbie et le Danube la marche sur la Hongrie serait beaucoup plus facile et plus profitable qu’une offensive de grand style en Italie.

Une délégation des capitaines au long cours attire mon attention : 1o sur la pénurie des effectifs des états-majors de la marine marchande ; 2o sur la nécessité de reprendre des constructions ; 3o sur l’inconvénient de former des convois avec des navires de vitesse trop différente ; 4o sur l’insuffisance des décorations données à la marine marchande.

Romanos, ministre de Grèce, vient me remercier des félicitations télégraphiées à son roi, mais il est inquiet qu’on laisse trois divisions bulgares armées à la frontière turque et, d’autre part, il dit que Venizelos croit qu’un débarquement grec à Smyrne produirait les plus grands résultats. Romanos m’indique aussi qu’il craint que Franchet d’Esperey ne se soit laissé tromper par les Bulgares en leur laissant trois divisions mobilisées. Il ajoute que ce serait peut-être l’heure d’envoyer Jonnart à Salonique comme haut commissaire. Je réponds qu’il ne s’agit pas en ce moment de traiter des questions diplomatiques ni de négocier la paix. Il y a simplement armistice et toutes choses doivent rester en état. Il exprime l’espoir que les Grecs seront autorisés comme les autres Alliés à occuper des points stratégiques en Bulgarie. Je suis obligé, en l’absence de Clemenceau, d’éluder la question.


Jeudi 3 octobre.

Challe me rapporte que Foch l’a prié de me donner l’assurance que si notre offensive en Belgique paraissait arrêtée, c’était à cause du déplacement de notre artillerie.

Leygues trouve que Pichon, n’osant pas agir sur Clemenceau, ne défend pas assez nos intérêts contre les Anglais en Syrie. Il a malheureusement raison, Avant le Comité de guerre, je dis au général Alby : « Ne croyez-vous pas que l’armée d’Orient devrait d’abord en finir avec Constantinople ? » Il répond : « Les Anglais doivent, paraît-il, nous proposer de prélever deux de leurs divisions en Palestine pour les faire marcher par la Bulgarie sur Constantinople. — Mais, lui dis-je, il n’est pas admissible qu’ils fassent une opération en dehors de nous. Elle ne peut être faite que par Franchet d’Esperey avec des troupes franco-britanniques. »

Comité de guerre. Clemenceau déclare que l’Allemagne se désintéresse de la Turquie. Il en a, dit-il, la preuve, résultant d’un document certain. Il ne donne pas d’autre explication. Pichon m’indique qu’il s’agit d’un déchiffrement qu’il ne précise d’ailleurs pas. Mais ce document, paraît-il, établit que l’Allemagne s’est engagée envers le gouvernement bolchevik à ne pas soutenir la Turquie

Klotz expose que la Commission de l’armée a adopté en principe une augmentation d’un franc par jour pour la solde. La commission a naïvement ajouté que la dépense ne serait pas trop forte, la guerre devant être finie dans trois mois. Je dénonce au Comité le péril de cet optimisme Clemenceau est de mon avis. Pétain, qui est présent, trouve que l’augmentation de solde risque d’entraîner l’ivresse et l’indiscipline.

Klotz suggère qu’on accepte une augmentation au profit des familles. Clemenceau approuve Klotz. Pétain expose la situation de nos effectifs. Il manque au moins mille hommes à chacune de nos divisions et il y en a deux auxquelles il manque 3 000 hommes. C’est, au total, un manque de 180 000 hommes. « Mais, dit-il, on fera les réductions nécessaires et malgré tout, on se tirera d’affaire. »

Je reçois M. Baker, ministre de la Guerre des États-Unis. Je lui parle discrètement du désordre que j’ai constaté derrière l’armée américaine.


Vendredi 4 octobre.

Ce matin, arrive Clemenceau avec Pichon. « Je désire, me dit-il, vous parler de Foch. Je ne suis pas content de lui. Il ne commande pas. Je ne m’occupe pas de ce qu’il a à commander. Je le laisse libre, mais il faut, du moins, qu’il commande ; sinon, ma responsabilité gouvernementale est engagée ; et alors, j’interviens. Eh bien, voici, d’abord l’affaire italienne. Foch était d’avis que l’armée italienne attaquât. Ce n’était pas mon opinion.

— C’était la mienne, dis-je, comme celle de Foch.

— Moi, j’étais d’avis opposé. Mais enfin, puisque Foch pensait qu’il fallait attaquer, il aurait, au moins, dû obtenir qu’on attaquât.

— Mais il n’est pas le maître et sa situation est très fausse vis-à-vis de l’armée italienne.

— Oui, mais il y a aussi les Américains. Pétain a pu vous dire ce qui se passe. C’est un vrai désarroi dans l’armée américaine. La Nacion d’hier dit qu’elle est en panne, et c’est vrai. Il y a un désordre inouï dans les convois d’arrière.

— Je l’ai, dis-je, constaté par moi-même et j’en ai touché un mot hier à M. Baker.

— Oh ! Baker ne compte pas. Il y a à Washington un bouddha, dont l’entourage est exactement comme zéro. »

Pichon l’écoute bouche bée.

Clemenceau reprend : « Il faut que ce soit Foch qui commande à Pershing et s’il n’est pas obéi, il doit faire un rapport pour le bouddha. Il n’y a que lui qui ait un peu d’autorité là-bas. Pershing avait promis de donner à Foch la moitié de l’armée américaine ; et maintenant, il veut garder les deux moitiés avec un seul état-major qui est incapable de les manœuvrer. Cela ne peut pas durer. Vous êtes bien d’accord avec moi ?

— Je suis d’accord sur l’état de choses qui est fâcheux et sur l’intérêt qu’il y a à ce que ce soit Foch qui le signale.

— Bien. Maintenant, un mot de l’Orient. Il paraît que vous craignez que je ne sois trop Turc. Rassurez-vous, je ne suis pas Turc du tout. Et je crois qu’il suffira d’annoncer que nous marchons sur Constantinople pour que la Turquie capitule. Je ne pense pas que l’opération elle-même soit nécessaire. Il y a une démonstration navale à faire sur les Dardanelles, nous la ferons sous le commandement d’un amiral français. Si les Anglais veulent faire une démonstration par terre, libre à eux, ils la feront, ils ont des forces. Ce sera leur affaire.

— Il me paraît impossible, dis-je, que l’opération par terre soit menée par eux seuls, sous un autre commandement que celui du général Franchet d’Esperey, et je ne crois pas que l’opération navale puisse avoir lieu sans l’opération terrestre. Et puis, il y a les trois divisions bulgares. Les Anglais peuvent avoir l’idée de les employer et les Grecs en prendront ombrage,

— Oh ! les Grecs ! Ils sont insupportables ; Venizelos, Romanos : ils voudraient maintenant aller à Smyrne.

— Soit, dis-je, il faudra les calmer, mais pour y réussir, il ne faut pas laisser les Bulgares se mêler à notre expédition contre la Turquie.

— Oui, oui, mais soyez convaincu que je ne vais rien décider de tout cela immédiatement. Je prendrai du temps, je viendrai causer avec vous et je consulterai le Comité de guerre.

Peu après son départ, Clemenceau me téléphone : « Je tiens à vous dire que je viens de recevoir le général Spiers. Il m’a indiqué qu’une opération sur Constantinople pourrait avantageusement être conduite par une armée britannique seule. » Je ne puis m’empêcher de répondre par téléphone : « Ah ! vous voyez ! » Aussitôt je sens, au bout du fil, la vanité de Clemenceau blessée. Il me réplique « Vous voyez, vous voyez ! Je n’ai pas besoin, croyez-moi, que vous m’ouvriez les yeux. » Il s’arrête, puis il reprend : « J’ai répondu tout de suite à Spiers : « Qui est-ce qui vous envoie ici ? Est-ce Wilson ? Non ? Est-ce Lloyd George ? Non ! Alors, vous venez de votre propre autorité ? Oui. Eh bien, sachez que j’aimerais mieux partir que d’accepter votre projet. Je ne crois pas que le général Franchet d’Esperey se soit mal comporté à la tête de l’armée d’Orient. Il n’y a aucune raison pour le déposséder de son commandement. Du reste, je ne juge pas nécessaire d’avoir une armée importante pour marcher sur Constantinople. La simple menace suffira. » Et Spiers est parti sans insister. Voilà. Je vous tiens simplement au courant.

— Je vous remercie, dis-je. C’est exactement ce que je craignais.

— Vous n’avez rien à craindre. Je suis là et je ne laisserai pas faire.

— Je ne craignais rien de vous, bien entendu, mais je craignais des Anglais le projet pour lequel vous venez d’être pressenti.

— Enfin, j’ai voulu simplement vous mettre au courant. »

Dans l’après-midi, Leygues me rapporte que l’amiral Grassi, attaché naval italien, est venu lui dire que son gouvernement tient prêt un bâtiment pour une expédition à Smyrne ou sur tout autre point de l’Asie mineure.

Je réponds à Leygues qu’il me paraît impossible de donner dès maintenant aux Libanais un avis sur le gouvernement du prince Saïd et que le mieux est de pouvoir leur répondre : « Nous voici, nous arrivons, » et d’envoyer dès maintenant la flotte française à Beyrouth. « C’est également mon opinion », me dit Leygues, et il me prie de faire venir Pichon pour en conférer avec lui. Dès l’arrivée du ministre des Affaires étrangères, Leygues et moi, nous lui donnons notre sentiment.

Il va en causer avec Clemenceau. Mais Clemenceau est parti pour Bombon.

Dans la soirée, Leygues me téléphone qu’il a vu Clemenceau et que celui-ci ne fait pas d’objections à l’envoi de nos bateaux en Syrie. Leygues donne donc l’ordre de répondre suivant notre formule.


Samedi 5 octobre.

Le ministre du Brésil me présente le colonel d’Habuco et une mission médicale militaire. Sur 160 membres, 150 ont eu la grippe espagnole dans la traversée de Dakar à Marseille.

Ma femme s’est éveillée ce matin avec une forte grippe et la fièvre. Notre docteur que j’ai fait venir annonce quinze jours de grippe et une congestion pulmonaire.

Le Quai d’Orsay reçoit le télégramme suivant :

« Agence télégraphique suisse a reçu de Vienne un télégramme officiel disant que l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Turquie avaient demandé un armistice en vue de négocier la paix sur la base des quatorze propositions du président Wilson, des quatre points mentionnés dans le discours de février et également sur la base du discours du 27 septembre. J’envoie à Votre Excellence cette information, qui me parvient à l’instant, sous les réserves d’usage.

« Dutasta. »

J’écris immédiatement à Clemenceau :

5 octobre.
Mon cher Président,

Je lis le télégramme de Dutasta, annonçant que l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Turquie demandent un armistice en vue de négocier la paix sur la base des propositions du président Wilson. L’hypothèse que nous envisagions tout à l’heure se présenterait donc plus tôt même que nous ne le pensions.

Il est impossible de discuter la possibilité d’un armistice tant que l’ennemi occupera une partie quelconque de notre territoire ou celui de la Belgique. Nous devrons même, à mon avis, le jour venu, exiger avant tout armistice, que les troupes allemandes évacuent l’Alsace-Lorraine. Je crois qu’en posant ces conditions préalables, qui sont d’ordre militaire et que le commandement interallié envisagerait certainement comme indispensables, on faciliterait l’échec de la manœuvre ennemie.

R. Poincaré.



Lundi 7 octobre

Clemenceau et Pichon viennent le matin. « Je suis très mécontent de Foch, me dit Clemenceau. D’abord, il continue à ne pas donner d’ordres aux Américains et j’entends qu’il leur en donne. En second lieu, il m’a joué un tour abominable. Je l’avais laissé partir avant moi pour Versailles, de façon qu’il y pût causer avec Lloyd George. Mais il m’a trahi : lorsque je suis arrivé, il avait complètement adopté la thèse de Lloyd George sur l’idée d’une opération contre Constantinople. Pour ce qui est de la constitution des troupes, il disait que cela ne le regardait pas. Je ne lui pardonnerai donnerai jamais cela. Je vivrai avec lui jusqu’à la fin de la guerre, puisqu’il le faut, mais je ne l’oublierai pas.

« Voilà pour Foch. Quant à Lloyd George et à Orlando, nous avons causé jusqu’ici sans grand résultat. Nous avons examiné ensemble un projet d’armistice avec la Turquie. On a dû vous l’envoyer.

— Non, je n’ai rien reçu.

— Vous n’avez rien reçu ?

— Non.

— Eh ! bien, vous le recevrez. Il a été étudié d’accord avec le ministère de la Marine. Il contient, je crois, toutes les garanties désirables. Vous verrez si vous avez quelque chose à y ajouter. Mais je ne crois pas. Quant à l’Allemagne, s’il arrive qu’elle fasse des propositions, je suis d’avis qu’il ne faudra pas les repousser purement et simplement. Il faut être prudent et modéré. Mais le jour venu, soyez tranquille, je ne me contenterai pas de l’Alsace de 1870 ; je réclamerai celle de 1792 et de 1814. (Belles promesse que Clemenceau a refusé de tenir, lorsque je les lui ai rappelées quelques semaines plus tard). Mais, continue-t-il, pour l’armistice, c’est autre chose. Il ne faut pas être exigeant.

— Il ne faudrait cependant pas, répliquai-je, donner des garanties à tout le monde, sauf à nous. Il serait dangereux de permettre aux Allemands de raccourcir leur front et de constituer une armée de réserve. »

Clemenceau va jusqu’à me dire : « Nos troupes sont fatiguées. J’ai envoyé hier Mordacq aux armées et Gouraud le lui a dit. — Comment ? répliquai-je, je suis allé moi-même à l’armée Gouraud et tout le monde, à commencer par lui, m’a déclaré que notre supériorité sur l’ennemi se fortifiait tous les jours. »

Abasourdi par le langage de Clemenceau, je me demande si ce n’est pas Briand que j’ai auprès de moi. Si non, n’est-ce pas un vieillard inquiet de son âge et pressé d’en finir ?

Il s’en va et plaisante : « Rassurez-vous ; la guerre va se terminer. Nous passerons ensemble sous l’Arc de triomphe et auparavant, nous libérerons Caillaux pour qu’il nous suive. » Et, en sortant, il répète cette plaisanterie à Sainsère.

Leygues vient me parler de nouveau de la Syrie et des dispositions peu amicales de l’Angleterre et de l’Italie. Il est entièrement de mon avis en ce qui concerne l’éventualité d’un armistice vec l’Allemagne. « On va, me dit-il, couper les jarrets à nos troupes ».

Cette expression rend si bien ma propre pensée que je la reprends dans une lettre que j’adresse à Clemenceau pour combattre encore l’idée d’un armistice. Je lui écris en effet pour le mettre en garde.

Mardi 8 octobre.

Clemenceau entre en fureur et me répond par la lettre que voici :

« Monsieur le Président,

« Je n’admets pas qu’après trois ans de gouvernement personnel, qui a si bien réussi, vous vous permettiez de me conseiller de ne pas « couper les jarrets à nos soldats »

« Si vous ne retirez pas votre lettre écrite pour l’histoire que vous voulez vous faire, j’ai l’honneur de vous envoyer ma démission.

« Respectueusement,

Clemenceau.
Je réponds au président du Conseil :
« Mon cher Président,

« Je ne saurais, à mon tour, admettre que vous m’accusiez de pouvoir personnel, alors que vous savez mieux que personne avec quelle conscience j’ai toujours exercé mes fonctions.

« Je ne vous ai nullement attribué l’intention de couper les jarrets à nos troupes, ce qui serait une absurdité. Si vous relisez ma lettre avec sang-froid, vous verrez que, tout au contraire, j’ai dit que tout le monde avait confiance en vous pour empêcher les alliés de tomber dans un piège et que tout le monde espérait fermement qu’on ne couperait pas les jarrets à nos troupes. Comment ce « on » vous viserait-il, alors que vous n’avez pas encore, que je sache, arrêté votre décision et que, d’un bout à l’autre, ma lettre est pleine de déférence pour vous. Si, par « on », j’avais voulu dire « Vous », j’aurais dit Vous. Je n’ai pas plus que vous l’habitude de biaiser.

« Lorsque le 24 et le 25 mars derniers, j’ai amicalement protesté contre votre idée de quitter Paris, je vous ai donné un conseil que j’avais le droit de vous donner dans le secret de notre correspondance et qui, je crois, n’était pas mauvais.

« Vous m’avez toujours reconnu le droit de vous exprimer mon opinion. Je n’ai pas abusé de ce droit, mais j’en ai usé, parce qu’il était la contre-partie d’un devoir. En vous écrivant aujourd’hui, avec une franchise qui n’avait, je crois, rien d’indiscret ni d’inconvenant, j’ai simplement voulu vous mettre en garde contre une détermination qui n’est pas prise et que je considérerais comme néfaste, non seulement pour la France, mais pour vous-même. Ma lettre ne justifiait nullement l’injure que vous m’adressez ni la démission dont vous

me menacez et qui serait désastreuse pour le pays. »

Là-dessus, Clemenceau réplique par une nouvelle lettre :

« Monsieur le Président,

« Vous essayez d’expliquer votre lettre et vous ne la retirez pas ; je maintiens ma démission. »

Je lui réponds encore :

« Vous n’attendez pas de moi que j’accepte votre démission alors que je vous ai déjà écrit que je la considère comme néfaste pour le pays.

« Croyez à mes sentiments dévoués,

Poincaré.

« P.-S. — Je viens seulement d’apprendre le deuil qui vous frappe, Mme Yung et vous[1]. En vous écrivant ce matin, j’étais loin de me douter de ce malheur. Je vous prie de recevoir l’assurance de ma profonde sympathie. »

Clemenceau me répond :

« Monsieur le Président,

« Vous n’acceptez pas ma démission. Cela ne change rien au cas créé par vos deux lettres de ce matin. La situation de la France est telle que je serais coupable si je cherchais à obtenir de vous d’autres concessions que celles qui me sont imposées par le devoir d’une collaboration loyale. Cependant il m’est impossible de demeurer sous la double imputation contenue dans vos deux messages.

« J’allais partir pour le Conseil des ministres quand votre lettre m’est arrivée. Elle était au moins inutile puisque vous alliez avoir l’occasion de me dire tout ce qui vous paraîtrait nécessaire. Mais au lieu de rester dans ce rôle si naturel, — tout comme il vous était déjà arrivé de m’envoyer des lettres dont vous m’aviez dit le contenu avant de me les adresser, — vous vous donnez le facile avantage, en une correspondance écrite pour vos mémoires, de faire à bon compte figure d’énergie au regard d’un président du Conseil dont la politique à l’égard de l’Allemagne courrait le risque, d’après vous, de porter dommage aux légitimes résultats de nos succès.

« Ceci je ne peux l’admettre, car il m’est impossible, tandis que je me débats dans des conférences très dures avec nos alliés, d’accepter que le chef de l’État, à qui je dois toutes confidences, tire parti contre moi de paroles interprétées à sa guise, alors que je dois lui exposer à tous moments le fort et le faible de notre situation.

« En réalité, je m’en inquiéterais fort peu, si je ne prévoyais les grandes difficultés qui vont surgir avec nos alliés pour l’établissement des conditions éventuelles d’un armistice et plus encore d’une paix avec l’Allemagne. Comme il est à craindre que nous ayons, chemin faisant, des concessions à faire, non à l’Allemagne, mais à nos alliés eux-mêmes et que je suis prêt à assumer la responsabilité de toutes conclusions estimées conformes à l’intérêt supérieur du pays, il ne me convient pas que le président de la République prenne acte d’avance, contre moi et avec mon consentement supposé, de ce que je n’aurai pas pu obtenir, pour se draper lui-même dans une intransigeance trop facile à étaler quand l’heure des périls est passée. Je vous le dis sans détour : c’est ce que j’ai vu dans votre lettre et c’est ce que je ne peux pas accepter.

« Je m’étais si peu trompé sur ce point que dans la seconde lettre, destinée à atténuer la première, vous revenez à votre méthode de précautions personnelles en écrivant qu’en mars dernier vous avez protesté contre mon idée de quitter Paris. Si j’avais pu craindre d’avoir eu la riposte trop prompte, ce nouveau document aurait suffi à montrer que je ne m’étais pas mépris sur vos intentions.

« Alors, vous avez eu besoin de « protester contre mon idée de quitter Paris » ? Mes souvenirs sont fort différents : Vous m’avez dit que vous vouliez une défense suprême de Paris, ce sur quoi nous nous sommes trouvés d’accord, et lorsque je vous ai demandé ce qui serait à faire si Paris était réduit, par la famine ou par les armes, à capituler, vous m’avez répondu que la défense serait alors bien difficile. La réponse était assez claire. Je n’ai pas insisté, sinon pour vous dire qu’en ce cas, moi, je continuerais la lutte et que je partirais de Paris en avion le dernier. J’ai dit la même chose aux Commissions parlementaires et je l’ai dit, autant qu’il m’était possible de le dire, à la tribune même par ce mot « Nous ne capitulerons jamais », ce que tout le monde a très bien compris.

« Je pourrais tirer de tout cela mille considérations si je me proposais de polémiquer. Mais je ne veux pas aller plus loin. Je ne m’obstinerai pas dans ma démission si vous m’écrivez que vous ne sauriez maintenir deux lettres qui, en me blessant, ne peuvent que me gêner dans la liberté d’esprit nécessaire à ma tâche de chaque jour. Vous me permettrez en même temps de vous demander de ne plus m’écrire. Lorsque vous aurez à me parler, vous n’aurez qu’à me le faire connaître, je me rendrai immédiatement à l’Élysée. La sorte de correspondance que vous avez instituée ne peut vraiment pas être maintenue entre nous. Elle aboutirait à des conséquences que l’intérêt de la patrie nous commande d’éviter.

« Quoi qu’il arrive, vous pouvez être assuré que je ne demande qu’à oublier ce très fâcheux incident et que je ne manquerai en aucun cas aux devoirs de loyauté que j’ai envers vous.

« Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mes sentiments respectueux.

« J’ai été très touché de la sympathie que vous m’avez manifestée à raison du deuil qui vient de me frapper. Je serai l’interprète de vos sentiments auprès de ma fille. Je suis convaincu qu’elle y sera aussi sensible que moi.

Clemenceau.

Sur ces entrefaites, il devait y avoir Conseil des ministres. Clemenceau a prévenu ses collègues et la séance n’a pas eu lieu. Pichon était venu m’avertir et il a dû invoquer je ne sais quel prétexte pour congédier ses collègues. J’ai voulu le mettre au courant de mon différend avec Clemenceau et lui dire ma façon de penser. Mais levant les bras au ciel, il m’a supplié de ne pas le mêler à cette affaire.

J’ai prié Leygues, qui s’était trouvé d’accord avec moi dès hier sur la question d’un armistice, de venir causer avec moi avant de quitter la salle du Conseil. Je l’ai mis au courant. Il a déclaré que Clemenceau était aveuglé d’orgueil et que les relations devenaient impossibles avec lui.

Leygues a ajouté que le président du Conseil s’était décidé à renvoyer la question pour examen au Comité de Versailles : ce que ni Clemenceau, ni Pichon ne m’avaient indiqué et ce qui pourrait arranger les choses ; au fond, ce serait l’essentiel.


Mercredi 9 octobre.

Je n’avais d’abord pas déchiffré dans la première lettre de Clemenceau les mots « pour l’histoire que vous voulez vous faire ». Les ayant lus après le départ de Pichon et de Leygues, je me réserve d’en parler à Clemenceau dès que je le reverrai. Mais il m’a prévenu dans une lettre additionnelle qu’il ne se présenterait plus chez moi « qu’avec un de ses collaborateurs ». Faudra-t-il donc que ce collaborateur soit mis au courant de notre correspondance ? Non, je ne dirai rien. Je laisserai Clemenceau en face de la responsabilité qu’il encourrait s’il maintenait sa démission. Mais il l’a donnée dans un coup de nerfs et il ne la maintiendra pas. Il me suffira donc, je pense, de me contenir moi-même dans mes relations avec lui, de ne plus lui écrire aussi librement et de limiter mes conseils et mes observations au minimum. Tout s’apaisera vite, et je n’aurai plus qu’à me féliciter des qualités de Clemenceau sans m’attarder davantage à ses quelques défauts. Si on reparle d’armistice, je maintiendrai mon point de vue ; mais, à ce moment tout dépendra, en réalité, des circonstances militaires et de l’opinion qu’émettra le commandement. Je persiste à penser qu’une suspension d’armes devra, en tout cas, être accompagnée des garanties les plus sérieuses et qu’il ne faudra pas laisser à l’ennemi la possibilité de cacher à l’opinion allemande la gravité de sa défaite.

À la fin de la journée, Leygues me communique le procès-verbal du Comité de Versailles et m’apporte des nouvelles de Beyrouth.

Vers midi, Clemenceau m’adresse une nouvelle lettre avec citations de Jeanneney, de Pichon, de Mordacq et de Loucheur.

Au Sénat, Ratier s’est effacé devant Péret, qui a été élu président de la Commission de la Haute Cour. Clemenceau doit être satisfait de cette « victoire ».

Barthou me parle d’un projet qu’il a formé de rentrer au barreau. Je l’encourage. Il me lit une lettre délicieuse d’Anatole France sur Roujon.

Pichon vient, à la fin de la journée, excuser, me dit-il, le président du Conseil qui aurait voulu m’apporter lui-même les procès-verbaux de la conférence des Alliés.

Jeudi 10 octobre.

Mandel téléphone de la part de Clemenceau pour demander une réunion du Comité de guerre à dix heures. Bien entendu, j’accepte. Le Conseil lui-même se réunit à dix heures. Clemenceau y arrive aimable et souriant, comme si rien ne s’était passé. Il a convoqué Boret et Vilgrain.

Quelques propositions banales. Clemenceau approuve tout avec empressement. Il annonce ensuite comme une chose faite l’abdication de Guillaume II (il dit Frédéric II par lapsus) en faveur du prince Eitel. La nouvelle venait d’un coup de téléphone d’Annemasse et n’avait aucune certitude. Mais Clemenceau, aujourd’hui très optimiste, la considérait comme vraisemblable.

Il parle ensuite de « la légèreté de Lloyd George ».

Chekri Ganem se déclare très attristé des accords avec l’Angleterre, qui mutilent la Syrie ; mais, en revanche, il est très heureux de l’entrée de notre flotte à Beyrouth. Il voudrait être reçu par Clemenceau. Je l’engage à lui demander audience.

Dimanche 13 octobre.

Départ hier soir de Paris par la gare de l’Est. Le train s’arrête à Dugny, où je monte en auto avec Maginot. Il me raconte que tout le monde répète dans les Chambres et dans les salons : « On touche à la fin de la guerre. » Nous allons par Bras et Charny voir le champ de bataille actuel de la rive droite de la Meuse. Malheureusement les nuages sont bas, le temps n’est pas clair et il finit par pleuvoir. Nous nous arrêtons au poste de commandement du général Andlauer, à qui je remets la cravate de commandeur devant ses braves Sénégalais qui se sont très bien conduits.

Nous allons sur la rive gauche voir le champ de bataille américain et le nôtre. Puis à Verdun où une remise de croix se fait à l’intérieur de la citadelle. L’évêque vient au-devant de nous, tout de rouge habillé. Je me borne à faire lire les motifs des décorations et à donner l’accolade aux nouveaux légionnaires.

Nous reprenons ensuite les autos et rejoignons le train à Dugny. Develle, Grosdidier, Maginot, Revault, Thiéry, tous les représentants sont là, avec l’évêque et le préfet. Nous déjeunons dans le train en allant à Saint-Mihiel.

Les belles prairies de la Meuse sont méconnaissables, elles n’ont plus figure de pâturages. Pas une vache. Souvenirs de la discussion sur la vaine pâture, où êtes-vous ?

Nous arrivons à ce qui fut la gare de Saint-Mihiel. Toutes les maisons voisines sont démolies. Nous traversons la Meuse sur une passerelle jetée par le génie et, par des rues boueuses, nous montons à la mairie. La ville a beaucoup souffert, depuis sa libération. L’ennemi ne cesse de faire sur elle des raids aériens. Thiéry nous conduit ensuite à la bibliothèque et à la Cour d’assises, dont les Allemands ont enlevé les boiseries pour les brûler.

Nous repartons pour Commercy où, à la nuit tombante, je remets des décorations sur la place de l’Hôtel-de-Ville. On parle incidemment des prochaines élections sénatoriales. Les représentants et plusieurs habitants me demandent de me représenter. Très touché de cette fidélité, je ne refuse pas.

Mardi 15 octobre.

Conseil des ministres. Avant la séance, Clemenceau me prend à part dans une embrasure de fenêtre et me parle des Américains. Il me dit qu’il a envoyé Mordacq à Foch pour lui recommander de l’énergie envers eux. « J’irai le voir demain, ajoute-t-il. Aujourd’hui, j’ai donné rendez-vous à Pétain, pour savoir comment vont les choses. J’ai recueilli la certitude que nos divisions étaient très fatiguées. Nous avons donc maintenant le devoir de tirer meilleur parti des Américains. »

Pichon me remet les procès-verbaux de la Conférence des Alliés remaniés par Berthelot. Il y est prêté à Clemenceau et à Pichon un langage concordant avec mes conseils.

Pichon lit au Conseil la deuxième réponse de Wilson au sujet d’un armistice. Elle est ferme et meilleure que la précédente. Il lit un télégramme de Saint-Aulaire disant que la Roumanie est mécontente de constater que l’armistice bulgare ne contient pas l’évacuation de la Dobroudja. Clemenceau éclate : « Ils en ont une audace, ces Roumains ! Ils nous ont lâchés et maintenant il faudrait nous occuper d’eux ; c’est trop fort ! »

Il lit ensuite la communication que lui a faite la Suisse de la part de l’Allemagne au sujet du bombardement des grandes villes. Tout le monde est d’avis que l’Allemagne essaie un chantage auquel il faut répondre fermement.

À la fin de la séance, Ignace expose les raisons pour lesquelles Clemenceau et lui croient devoir envoyer devant la Haute Cour Caillaux, Loustalot et Comby. Il n’y a pas seulement, disent-ils, intelligences avec l’ennemi, mais attentat et ils ont promis à la Commission de la Chambre que l’affaire viendrait, non pas devant un Conseil de guerre, mais en Haute Cour.

Vendredi 18 octobre.

Clemenceau m’envoie une lettre de Lloyd George réclamant pour l’Angleterre le commandement sur mer de l’expédition des Dardanelles. Il me fait dire qu’il viendra m’en parler dès qu’il sera de retour de Lille, où il s’est rendu pour féliciter la ville de sa libération.

Samedi 19 octobre.

Le roi et la reine des Belges étant rentrés à Ostende, je leur ai adressé hier un télégramme de félicitations.

Dimanche 20 octobre.

À huit heures et demie, M. Delesalle, maire de Lille, très ému, arrive dans mon cabinet et se jette à mon cou. Il ignorait que je devais partir ce soir pour le Nord et avait donné rendez-vous à Paris à sa femme, qui est à Vichy. Mais il m’accompagnera à Lille et reviendra avec moi. Il me dit que l’union sacrée a été admirablement maintenue à Lille et que les Allemands sont partis en laissant l’impression de la défaite et de l’abattement.

Lundi 21 octobre.

Parti hier soir de Paris par la gare du Nord avec Dubost, Deschanel et les représentants du Nord.

Journée de grande émotion.

Je suis accompagné de M. Lebrun, ministre des Régions libérées. J’arrive à Armentières par train spécial à huit heures du matin. Je suis reçu par le préfet du Nord et le général Plumer. Une compagnie anglaise rend les honneurs. Je la passe en revue. Je félicite le général et les officiers des troupes alliées de leurs beaux succès quotidiens. Je monte ensuite en auto avec M. Delesalle, maire de Lille, et moins d’une heure après, nous entrons dans cette dernière ville par la porte de Canteleu. La population s’est portée en masse au-devant de nous. Un immense cri de « Vive la France ! Vive le président ! » retentit dans la foule. Lorsque je mets pied à terre devant la maison où se réunit la municipalité depuis la destruction de l’hôtel de ville, je puis à peine me frayer un passage. Je gravis au milieu des poignées de mains les marches du perron, je m’arrête et me retourne vers la place pour saluer la foule. Une musique militaire rangée au bas de l’escalier joue la Marseillaise. Toutes les têtes se découvrent. Civils et militaires entonnent à leur tour l’hymne national. Minute d’indicible émotion. Lorsque le silence se fait, je crie d’une voix forte : « Vive la France ! » et mon cri est répété par tous les assistants. Le temps s’est levé, le soleil brille, une lumière pure enveloppe la cité délivrée.

Puis, nous partons en automobile pour Roubaix. La population a, comme celle de Lille, pavoisé toute la ville et a même pris le temps d’élever, à l’entrée, un magnifique arc de triomphe. M. Lebas, député, maire de Roubaix, évacué il y a quelques mois par les Allemands et gardé par eux en prison pendant un an, m’attend à Roubaix. Devant l’hôtel de ville stationne une musique militaire anglaise qui joue la Marseillaise. Je gravis les marches du perron aux applaudissements de la foule et je donne l’accolade à M. Lebas et à l’adjoint qui l’a suppléé à la mairie pendant son absence. M. Lebas, l’adjoint, le président de la Chambre de commerce et l’archiprêtre prononcent, à tour de rôle, des discours de bienvenue. Je remercie la municipalité et la population et je me rends ensuite avec Lebrun, Dubost et Deschanel à Tourcoing, où nous sommes accueillis avec le même empressement. À l’hôtel de ville de Tourcoing, l’adjoint exprime le regret que le docteur Dion, maire, enlevé et emprisonné par les Allemands, ne puisse me recevoir et assister à la fête de délivrance.

Je reviens ensuite à Lille, où j’ai prié les présidents des Chambres, les ministres, les sénateurs et députés, le général Birdwood, commandant de la 5e armée anglaise, de partager le déjeuner froid que j’avais fait apporter. À la fin du déjeuner, au début de l’après-midi, je quitte la ville. Avant mon départ, William Martin et Lebrun me disent que si je partais sans laisser la décoration à Delesalle, la déception serait profonde. Je consulte le préfet qui, après avoir un instant hésité, dit qu’il vaut mieux la donner et me remet à cet effet sa propre croix. Je la confère au maire, en ajoutant que je reviendrai pour donner d’autres témoignages de reconnaissance à d’autres personnes, mais que je ne veux pas quitter Lille sans honorer en M. Delesalle la ville elle-même. Mais craignant un peu le mécontentement de Clemenceau contre cet « acte de pouvoir personnel », je prie Lebrun et Loucheur de me couvrir auprès de lui et ils me le promettent.

Je quitte Lille et je pars pour La Bassée et pour Lens, où je contemple avec tristesse les lamentables effets d’une dévastation systématique. Ensuite, arrêt à Douai, où je suis reçu par S. A. le prince de Galles et le général Horne, commandant de la 1re armée britannique. Les Allemands, après avoir expulsé les habitants, ont pillé la ville de fond en comble. Nous revenons enfin à Arras, où m’attend mon train pour Paris. Retour à l’Élysée le mardi matin 23.

Mardi 23 octobre.

J’écris à Clemenceau : « J’ai à m’excuser vis-à-vis de vous d’avoir été forcé, hier à Lille, de vous engager en votre absence, Pams et vous. Mais les présidents des Chambres, MM. Loucheur et Lebrun, qui m’accompagnaient, ont constaté comme moi, que c’eût été, pour la population tout entière, une déception profonde, si après votre voyage et le mien, je partais sans laisser la Légion d’honneur au maire. Le préfet a été du même avis et a ôté sa propre croix pour que je la remisse à M. Delesalle. J’ai pensé que vous ne désavoueriez pas ce geste nécessaire, auquel les anciens adversaires du maire ont applaudi autant que ses amis. Recevez, monsieur le président, l’assurance de mes sentiments dévoués. — Signé : Poincaré. »

Je prie Pams de venir et je m’excuse également auprès de lui. Il me répond qu’il trouve la chose toute naturelle, mais il redoute Clemenceau. En effet, lorsque j’arrive au Conseil, je dis à Clemenceau : « Vous avez reçu ma lettre ? » Je m’excuse à nouveau ; mais il était impossible de faire autrement. Il paraît cependant assez mécontent mais finit par me dire : « N’en parlons plus. »

Mercredi 24 octobre.

Je suis parti hier soir de Paris avec Lebrun et les sénateurs et députés de l’Aisne. Ce matin, par Coucy-le-Château, puis par les villages de Pinon et de Chavignon, sur une route coupée d’entonnoirs, semée de munitions allemandes, nous avons gagné Laon. Toutes les rues étaient pavoisées de drapeaux que les habitants avaient cachés pendant l’occupation. Lorsque les autos se sont arrêtées sur la place de l’Hôtel-de-Ville, cette place était pleine de monde. Sur le perron étaient groupés le général Mangin, des officiers et les notables de la ville. Une foule enthousiaste était devant nous. Une musique militaire jouait la Marseillaise, et la foule faisait écho. Ce furent quelques instants d’une émotion telle que les soldats eux-mêmes avaient les larmes aux yeux. Tête nue, sur les marches du perron, je me borne, cette fois encore, à pousser un grand cri de « Vive la France ! » cri qui est immédiatement répété par la multitude.

J’entre alors dans l’hôtel de ville où je trouve le général Mangin, les conseillers municipaux et les notables. M. Michaud, premier adjoint au maire, m’adresse une touchante allocution. Il exprime le regret que M. Ermant, sénateur, ne soit pas là. Il a été emmené par les Allemands deux jours avant la libération. J’adresse, à la population, quelques mots de remerciements et de félicitations. Je flétris l’enlèvement de M. Ermant. Je rappelle que je suis, il y a quelques semaines, allé au fort de Condé voir de là les tours de la cathédrale de Laon et j’ajoute que je suis profondément heureux de pouvoir désormais les regarder de près. Là aussi, j’offre un déjeuner froid à la municipalité, aux sénateurs, aux députés et au général Mangin. Après ce repas, je parcours la ville à pied au milieu de la foule.

Puis, après avoir laissé des secours pour les pauvres, je reviens avec les ministres, le préfet et les représentants du département, par le moulin de Laffaux je m’arrête devant l’immense dévastation du champ de bataille où chaque pouce de terrain a été si longtemps disputé.

Je rentre à Soissons à la fin de l’après-midi et je reçois la visite du général Pétain. Je le retiens à dîner avec les ministres, les sénateurs et les députés.


Jeudi 24 octobre.

Je repars avec les représentants de l’Aisne et ma suite ordinaire pour Saint-Quentin, où aucune locomotive française n’a paru depuis quatre ans. Reçu par le général Nollet, je parcours la ville pour me rendre compte des attentats commis par les Allemands qui ont détruit toutes les usines, filatures, tissages, sucreries, brisé les métiers, volé les dessins et les modèles, pillé toutes les maisons et violé les tombes des cimetières pour enlever le plomb des cercueils. Le général Debeney, commandant d’armée, vient me saluer. Je le retiens à déjeuner avec mes compagnons de tournée.

Je pars ensuite en auto pour Fresnoy-le-Grand et pour Bohain, communes qui viennent d’être délivrées par nos armées. Dans ces deux localités, se renouvellent les scènes émouvantes de Laon. À Bohain notamment, la réception qui m’est faite est inimaginable. De toutes les maisons sortent des vieillards, des femmes et des enfants qui se précipitent au-devant de moi. J’ai tort d’écrire « moi », car cette réception s’adresse au président de la République, sans acception de nom ni de personnalité. À un moment donné, une colonne de prisonniers allemands qui viennent d’être capturés dans un bois voisin, passe sous la garde de soldats anglais et les habitants, retrouvant vaincus et captifs ceux qui leur ont infligé quatre années de tortures, poussent le cri répété de « Vive la France ! » Lorsque je remonte dans mon auto découverte après avoir laissé des secours pour les malheureux, la Marseillaise jaillit spontanément de toutes les poitrines.

Je reprends mon train à Saint-Quentin et rentre à Paris dans la nuit.

Samedi 26 octobre.

Ce matin, Pichon vient le premier dans mon cabinet et me dit qu’il a reçu lord Milner avec lequel Clemenceau et lui ont fini par s’entendre sur l’affaire turque. Tout sera renvoyé au Conseil supérieur interallié qui doit se réunir ces jours-ci à Versailles. Pichon ajoute qu’il croit à la capitulation immédiate de l’Allemagne. Je ne lui cache point que cet optimisme me paraît dangereux. Si nous laissons supposer que nous espérons cette capitulation, nous provoquerons fatalement des déceptions.

Hier, le colonel House, ami et conseiller de Wilson, a débarqué à Brest, accompagné de l’amiral Benson ; ils sont arrivés à Paris dans l’après-midi.

Lundi 28 octobre.

Le colonel House me communique, sans les laisser entre mes mains, les pleins pouvoirs qu’il tient de Wilson. Ce ne sont pas des lettres de créance auprès d’un gouvernement déterminé ; c’est une sorte de circulaire adressée par Wilson au monde entier et conçue dans les termes les plus autocratiques. Je fais au colonel House, le plus courtoisement possible, l’observation qu’il ne se trouve pas par cette circulaire accrédité comme ambassadeur auprès du gouvernement de la République française. Il me répond qu’il compte rester en France jusqu’à ce que nous ayons repris nos relations avec les pays visés dans ses pouvoirs. Il pense, du reste, que sous peu de temps, ces pays et nous, nous serons amis. Il est convaincu de la très prochaine capitulation de l’Allemagne. Puisse-t-il avoir raison ! Mais que de signes contraires ! Et quelle fâcheuse disposition d’esprit que de croire la capitulation inévitable, quand on doit faire effort pour l’obtenir !

Clemenceau et Pichon me communiquent la réponse que l’Autriche a faite à Wilson. Elle demande à la fois l’armistice et la paix et mêle les deux choses dangereusement. J’en fais la remarque ; Clemenceau et Pichon sont de mon avis. Tous deux restent toutefois dans le même état d’optimisme ; ils s’y enfoncent même encore davantage. Clemenceau me dit qu’il s’est mis d’accord avec Foch et avec Guillaumat pour les conditions à faire en Orient. On me les communiquera demain. Le Président du Conseil m’assure que Guillaumat lui a déclaré que les Allemands sont maintenant incapables de résister à nos attaques ; et lui qui, il y a quinze jours, me répétait : « La situation militaire n’est pas aussi bonne que vous le croyez, » il voit maintenant l’Allemagne à genoux ; et Pichon a la même vision.

« L’esprit public est excellent, reprend Clemenceau. Si vous aviez vu la foule ce matin lorsque je suis passé place de la Concorde ! » Par bonheur, il me promet d’être ferme sur les conditions de l’armistice et il ajoute que l’accord est complet avec les Anglais et qu’ils tiendront ferme, eux aussi.

Mercredi 30 octobre.

« J’étais hier très fatigué, me dit Clemenceau. Nous avions discuté très longuement les propositions de Wilson. House aurait voulu qu’on y souscrivît. Vous voyez cela d’ici ! Accepter la Société des Nations avant de savoir si l’Allemagne y entrera ! Enfin, nous avons discuté très longuement. J’avais préparé une lettre ; Lloyd George en a rédigé une autre, que j’ai trouvée moi-même meilleure et qui a été adoptée… Aujourd’hui, autre discussion avec Lloyd George, celle-ci tout à fait vive et même violente. Il s’agissait de l’armistice avec la Turquie. Je n’ai pu obtenir qu’il fût signé par notre amiral. Je l’avais demandé. Lloyd George a répondu : « Alors, il faudra le faire signer aussi par les Italiens et les Portugais. » Il m’a opposé que, sur terre, l’armée britannique combattait sous notre commandement et que cependant aucun armistice n’y serait signé par les Anglais, que pourtant la Grande-Bretagne a suffisamment contribué à la victoire. Je comptais sur la modération et la droiture de Balfour. Ni l’un, ni l’autre ne connaissait, semble-t-il, nos accords sur le commandement en Méditerranée. Ils m’ont dit, du reste : « À l’heure présente, l’armistice doit être signé. » J’ai donc dû céder.

— C’est bien fâcheux, répliqué-je ; nous sommes en face d’une intrigue destinée à détruire notre prestige en Orient.

— Oui, reprend Clemenceau. J’ai été très vif, je vous l’assure.

— Alors, dis-je, nous allons avoir l’armistice avec la Turquie ? Il sera surtout au profit des Anglais ! Tâchons du moins maintenant que l’armistice avec l’Autriche, s’il peut avoir lieu, soit au profit commun et nous permette d’abattre l’Allemagne. Il faut tenir bon sur la question de l’utilisation du matériel de chemin de fer pour le transport des troupes.

— Oui, accentue Pichon.

— Oui, répète Clemenceau, cela est dans le travail de Guillaumat ; ce n’est pas dans le mien. Mais il ne me suffit pas seulement du passage pour l’armée d’Orient, il faut le passage par le Tyrol.

— Oui, oui.

— Et l’Italie, demandé-je, quelles ont été ses exigences ?

— Elle a réclamé l’évacuation du Trentin, de l’Istrie et de tout ce qui lui est assuré par les conventions de 1915.

— Conventions qu’elle n’a pas exécutées et qui, du reste, concernent la paix et non l’armistice. Mais s’agit-il d’évacuation ou d’occupation ?

— D’évacuation seulement, dit Clemenceau.

— Alors, qui contrôlera ?

— On pourra occuper, s’il le faut.

— Est-ce convenu ?

— Est-ce convenu ? insiste Pichon.

— Non, avoue Clemenceau, pas jusqu’ici. »

Clemenceau me rapporte que le colonel House lui a annoncé la prochaine visite du président Wilson. Il viendrait en France pour les préliminaires de paix. « Vous iriez au-devant de lui, » ajoute Clemenceau, et il paraît enchanté à l’idée de siéger avec Wilson. Il semble désirer que la réunion ait lieu à Versailles.

« Les Anglais ont parlé de Genève. J’ai dit à Balfour : « Que penseriez-vous de la galerie des Glaces ? » Comme les préliminaires de paix seront examinés au Comité de Versailles, si Wilson y vient, le reste suivra naturellement. »

Après quoi, Clemenceau s’en va avec Pichon et fait à Sainsère, en traversant son cabinet, une plaisanterie sur Suzanne et les vieillards.

Dans la soirée, Leygues me donne connaissance des conditions d’armistice préparées par le Conseil naval interallié. Elles sont, toutes choses égales, beaucoup plus dures que les conditions terrestres. L’Angleterre y a passé !

Jeudi 31 octobre.

Clemenceau me téléphone au commencement de l’après-midi : « Ce matin, on s’est mis d’accord pour l’armistice avec l’Autriche. On achèvera cet après-midi à Versailles ; il faut que cela parte ce soir.

— Moi : Il y a bien le droit de passage ?

— Oh ! là là ! Vous pouvez être tranquille ! D’autre part, nous avons reçu la nouvelle que l’armistice avec les Turcs est signé et en voie d’exécution.

— Quelles conditions ?

— Nous ne les connaissons pas toutes ; mais il y a l’ouverture des Dardanelles et du Bosphore l’occupation des forts et la reddition des prisonniers. Cela sera annoncé aujourd’hui à la Chambre des Communes et en même temps, à la Chambre des députés par Leygues. Cela produira bon effet. Je n’ai pas voulu que vous l’appreniez par le compte rendu de la Chambre.

— Je vous remercie.

— Je pars pour Versailles après déjeuner ; sans quoi, je serais allé vous voir. »

Comme me le disait hier Leygues, Clemenceau se contredit perpétuellement. Il veut toujours fortement, mais il veut des choses successives et opposées. Il avait promis à Leygues de ne pas laisser les Anglais faire seuls l’armistice turc ; il a cédé. Il me reprochait naguère de vouloir forcer les conditions d’un armistice avec l’Allemagne ; il promet aujourd’hui de soutenir le projet de Foch qui, je l’espère, ira au delà de ce que je demandais. Il ne voulait pas que les Italiens prissent l’offensive et se déclarait sur ce point en contradiction avec Foch et avec moi. La raison de son opinion était qu’il comptait résister aux exigences italiennes et ne voulait pas qu’un succès les encourageât ; et aujourd’hui, il cède, dès les premiers mots, aux prétentions de l’Italie et il accepte, vis-à-vis de l’Autriche, des conditions dangereuses qui nous empêcheront de demander et d’obtenir les plus nécessaires. Il ne veut pas que l’Autriche du Sud se rallie à l’Allemagne ; mais il a outragé l’empereur Charles et il n’a aucune vue sur l’avenir de l’Europe centrale.

À la fin de la journée, il me téléphone : « Je ne peux pas encore vous donner les conditions d’armistice avec l’Autriche. Pichon est resté à Versailles pour mettre le texte au point. Il vous l’apportera à son retour. Je suis très content. La journée a été bonne. Toutes les conditions sont posées.

— Vous avez vu le radio autrichien qui annonce l’évacuation de l’Italie ?

— Oui ; il paraît qu’ils vont établir la République ; laissons-les faire. Je m’excuse de ne pas aller vous voir. Je suis fatigué, je vais me coucher. »

Dans la soirée, Pichon m’envoie un mot amical et le projet d’armistice avec l’Autriche qu’il a mis au point avec Sonnino, sir Eric Teddy, l’amiral Benson et le général Bliss (clauses navales et militaires).

J’espère qu’après toutes les conditions militaires inspirées surtout par l’Italie à l’encontre de l’Autriche, et après les conditions navales inspirées par l’Angleterre à l’encontre de l’Allemagne et de l’Autriche, on ne cédera pas, le jour venu, sur les conditions territoriales qui sont les seules garanties de la France.

  1. M. Yung était le gendre de Clemenceau.