Au service de la France/T10/11

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Plon-Nourrit et Cie (10p. 401-430).


CHAPITRE XI


Aux cimetières. — Foch et House. — Clemenceau et Lloyd George. — Armistice autrichien. — On annonce l’arrivée de Wilson. — Succès italiens. — Voyage à Lille. — Plan de Foch. — Les Allemands demandent l’armistice. — Projet de voyage en Alsace. — Voyage en Belgique. — L’armistice est signé. — Clemenceau et le Te Deum. — Clemenceau académicien. — Défilé place de la Concorde. — Voyage dans la Meuse. — Arrivée du roi d’Angleterre. — Enthousiasme parisien.


Vendredi 1er novembre.

Visite aux cimetières. La cinquième, hélas ! à cette même date, depuis le commencement de la guerre ; et les cimetières s’étendent et se remplissent. La foule, même les parents en deuil, paraissent cependant moins tristes que les années dernières. Jolie matinée de soleil.

L’après-midi, longue conversation avec Loucheur. Je lui lis les télégrammes du Quai d’Orsay relatifs aux menées bolchevistes et aux manœuvres de révolution internationale. Il ne redoute pas pour la France de mouvements ouvriers avant l’armistice, mais il craint la période qui suivra, surtout si elle se prolonge, et il pense qu’il faut, avant tout, empêcher le chômage par des transformations rapides dans les industries d’armement, et, au besoin, indemniser les chômeurs. Il dit qu’il a trouvé Clemenceau désormais favorable aux conditions de Foch et convaincu, ajoute-t-il en riant, qu’il l’a été dès la première heure. « Il m’a aussi déclaré, me dit encore Loucheur, qu’il céderait seulement sur les conditions navales qu’il trouvait un peu dures. » Loucheur croit que l’Autriche est forcée de subir d’abord l’armistice avec passage de nos troupes. L’Allemagne, menacée d’être tournée, pourra se considérer comme battue ; autrement, non. Loucheur trouve Clemenceau et Pichon trop optimistes.

Clemenceau lui a laissé entendre qu’il s’adjoindrait pour les négociations des commissions de techniciens et notamment il a prié Loucheur d’étudier les questions économiques, en lui disant qu’il aurait à soutenir lui-même ses propositions.

Herbillon me dit que Foch et Pétain ne considèrent encore ni l’un ni l’autre l’Allemagne comme battue.

Loucheur sait par Foch ceci : House a demandé à Foch : « Pensez-vous qu’il faille continuer la guerre ? » Foch a répondu : « Je ne voudrais pas prendre la responsabilité de faire verser inutilement une goutte de sang ; si l’Allemagne accepte mes conditions d’armistice, je serai heureux. Mais si elle ne les accepte pas, mieux vaut continuer la guerre jusqu’à la victoire, qui est certaine. — Vous consentiriez à ce que ceci fût inscrit au procès-verbal ? — Certainement. » Et l’observation de Foch a été consignée par écrit.

Loucheur est très préoccupé de nos relations avec les Alliés que Clemenceau mécontente par ses vivacités verbales.

Samedi 2 novembre.

William Martin me dit que les officiers de notre mission en Italie sont stupéfaits et attristés du démenti cinglant envoyé à Orlando par Clemenceau. Le comte Primoli m’avait déjà indiqué ces jours-ci que la censure italienne avait interdit la publication de ce démenti dans les journaux italiens. Clemenceau épuise le meilleur de son énergie dans des injures personnelles et il n’a plus ensuite assez de force pour lutter avec l’Italie sur le fond des questions, ni pour la mettre en garde contre les dangers qu’elle fait courir à l’Entente par ses ambitions adriatiques. Comme l’écrivait hier Barrère, elle n’a pas tenu ses engagements du mois d’avril 1915[1]. Mais, comme je le répétais à Clemenceau, il a levé les bras au ciel en s’écriant : « Comment voulez-vous qu’on fasse ce reproche à l’Italie ? » De même, Clemenceau ferraille avec Lloyd George, qu’il a irrité par ses incartades, et alors Lloyd George agit maintenant tout à fait en dehors du gouvernement français et il n’y a plus d’accord diplomatique entre les deux pays.

Dimanche 3 novembre.

Dans l’après-midi, Dubost vient aux nouvelles. Pendant qu’il est à l’Élysée, vers cinq heures, Clemenceau me téléphone : « L’armistice autrichien est signé. — Ah ! très bien ! Je vous remercie. Tel quel ? sans modifications ?

— Oui, tel quel.

— Parfait. Mais c’est de l’exécution que les difficultés peuvent naître.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Les Italiens et les Yougoslaves vont se prendre aux cheveux.

— C’est probable.

— Ce n’est pas sans péril. Nous ne pourrons pas, sans doute, rester spectateurs impassibles.

— Oh ! maintenant, l’armistice allemand n’est plus qu’une affaire de semaines.

— Ou de mois… »

Clemenceau ne répond pas sur ce point. Il dit seulement : « Enfin, maintenant, nous pouvons être sûrs de terminer nos séances mercredi. »

Deschanel arrive. Je lui apprends, ainsi qu’à Dubost, que, d’après Clemenceau, Wilson se propose de venir pour les préliminaires de paix et que Clemenceau a été, tout de suite, enchanté de ce projet. Sa joie m’a d’abord surpris, mais j’ai compris ensuite, d’après les explications de Pichon, que Clemenceau comptait présider la séance, et présider Wilson, et que c’était là la règle de sa conduite.

Dubost et Deschanel trouvent tous deux qu’il est impossible que Wilson soit présidé par un chef de gouvernement. Deschanel estime, d’ailleurs, que Wilson serait indiscret de venir s’asseoir lui-même autour du tapis vert et qu’on devrait le lui faire comprendre. Mais il est déjà sans doute trop tard puisque Clemenceau s’est entretenu de ce voyage avec le colonel House.

Dubost voudrait que les présidents des Chambres fussent consultés sur tout cela par le président du Conseil. Deschanel déclare, au contraire, qu’il veut rester dans son rôle et ne pas s’attirer de désagréments de la part de Clemenceau. Deschanel souhaite vivement que l’Allemagne ne propose pas d’armistice et qu’on achève de la battre.

Lundi 4 novembre.

Les Italiens ont pris l’offensive et sont allés jusqu’à Trente et à Trieste, où ils ont pénétré. J’adresse des félicitations au roi Victor-Emmanuel III et je lui exprime « la profonde et fraternelle émotion que cause à la France tout entière cette splendide victoire de l’idée latine. »

Aucune nouvelle de Clemenceau. Le matin, j’avais remis à William Martin trois télégrammes à communiquer à Pichon, deux pour le roi Pierre de Serbie et le prince Alexandre, un autre pour le roi d’Italie. Pichon m’avait fait dire que pour ce dernier, il serait préférable d’ajourner l’envoi. J’étais, du reste, moi-même assez hésitant et j’avais dit à William Martin qu’il y avait des inconvénients, soit à parler de Trieste, soit à n’en pas parler. Mais Pichon avait donné pour l’ajournement une autre raison, c’est que l’armistice avec l’Autriche, qu’on croyait signé, ne l’était peut-être pas encore définitivement. D’autre part, les officiers de liaison m’avaient annoncé que le texte de cet armistice, que Clemenceau m’avait dit hier par téléphone devoir être publié demain matin, ne le serait pas. J’étais donc impatient d’avoir à ce sujet des informations. Et ni Clemenceau, ni Pichon, n’étaient venus m’en apporter. À sept heures du soir, j’ai téléphoné à Pichon. Il m’a répondu que Clemenceau et lui étaient toujours d’avis que je ne télégraphie pas au roi d’Italie. J’ai répliqué, malgré tout, qu’il me paraissait bien difficile de ne pas manifester, que nous allions sans doute nous laisser devancer par le roi d’Angleterre, et que nous risquions de nous brouiller à la fois avec les Italiens et avec les Yougoslaves.

Pichon m’apprend que le Conseil supérieur interallié a terminé aujourd’hui ses délibérations et que le texte d’un armistice avec l’Allemagne a été adopté à peu près tel que Foch l’a présenté. En ce qui concerne les conditions navales, les chefs des gouvernements ont substitué à la livraison des bâtiments, l’internement. En ce qui concerne l’armistice avec l’Autriche, ce serait par erreur qu’on aurait dit qu’il avait été signé avec des réserves ou des changements. La publication qui devait avoir lieu demain matin n’a été retardée que pour permettre à Clemenceau d’en donner d’abord connaissance à la Chambre.

Mardi 5 novembre.

En vue de la séance de cet après-midi à la Chambre, où il doit lire l’armistice autrichien et prononcer un discours, Clemenceau a supprimé le Conseil de ce matin.

J’ai fait demander par William Martin si le procès-verbal convenu de la conférence interalliée d’il y a quinze jours avait été rédigé. Berthelot dit qu’on avait communiqué la rédaction française à l’Angleterre qui n’avait rien répondu.

J’ai fait venir Pams pour lui demander comment la décoration de M. Delesalle, maire de Lille, n’était pas encore régularisée. Il s’est excusé et m’a dit que le préfet n’avait pas encore envoyé la notice nécessaire. Il affirme que Clemenceau est étranger au retard.

Pams est préoccupé de ce que seront la paix et le lendemain de la paix. « Le monde va, dit-il, à l’inconnu ; nous sommes en pleine obscurité. »

Mercredi 6 novembre.

La Chambre a fait hier à Clemenceau, malgré le désordre de son discours, une ovation indescriptible. La presse le porte aux nues ce matin. Pour tout le monde, il est le libérateur du territoire, l’organisateur de la victoire. Seul, il personnifie la France. Foch a disparu ; l’armée a disparu. Quant à moi, bien entendu, je n’existe pas. Les quatre années de guerre pendant lesquelles j’ai présidé l’État et que Clemenceau a consacrées à une opposition sans merci contre les gouvernements successifs, sont totalement oubliées.

Ce matin, Conseil des ministres. Clemenceau commence par une charge violente contre les Italiens. Il leur reproche en termes très durs d’être entrés à Pola malgré l’armistice et d’avoir mis la main sur la flotte yougoslave. Il a demandé à Pichon de préparer un télégramme à ce sujet. Je fais remarquer que les Italiens ont fait quelque chose de plus grave en occupant Fiume qui ne leur a même pas été reconnu par les accords de 1915. Alors Clemenceau avoue cette chose stupéfiante qu’il ignorait que Fiume fût exclue de la zone italienne par les accords de 1915. Clemenceau explique ensuite très obscurément que les Yougoslaves ont demandé leur reconnaissance en tant qu’État et qu’on a ajourné la réponse. Il laisse à Pichon le soin de préciser.

Clemenceau se plaint encore de Foch et de Weygand et il cherche à les diminuer tous deux dans l’esprit des ministres présents. Singulière réponse à Lloyd George qui a annoncé hier, à la Chambre des Communes, que Foch avait été chargé du commandement sur tous les fronts. Ni Clemenceau ni Pichon ne m’avaient encore fait connaître cette décision.

Le reste de la séance est consacré au vote des crédits spéciaux pour la Syrie, à l’examen des projets de Claveille sur les chemins de fer et au transport des vins d’Algérie.

Au déjeuner, où je reçois le prince japonais Yourihito, je demande à Pichon comment Clemenceau, à qui j’avais plusieurs fois conseillé de lire les accords de 1915, pouvait ignorer le sort assigné à Fiume. Pichon me répond qu’il avait lui-même expliqué à Clemenceau l’économie de ces conventions, et que Clemenceau les avait oubliées, « Les Yougoslaves, ajoute Pichon, ne sont pas encore tout à fait d’accord entre eux. Ils finiront par s’entendre en éliminant Pachitch et en reconnaissant comme roi le prince Alexandre de Serbie. Mais, d’après les renseignements que donnaient leurs délégués, ce n’est pas encore fait. Nous avons donc répondu que nous ne pouvions les reconnaître que lorsqu’ils seraient d’accord. Mais Clemenceau a reçu la visite d’Orlando qui est venu pleurer dans son sein et alors, « en dehors de moi, » dit Pichon, Clemenceau a promis qu’on ne constituerait l’État yougoslave que lorsque l’armistice austro-hongrois aurait été exécuté. Il m’en a prévenu. Tout aurait été bien si, sur les entrefaites, les Italiens n’avaient mis la main sur la flotte yougoslave et n’étaient descendus à Fiume. Sur le premier point, Clemenceau a immédiatement télégraphié lui-même à Orlando dans les termes les plus vifs et il a, en même temps, télégraphié aux Yougoslaves qu’il protestait auprès du gouvernement italien. »

Challe m’apprend que le radio allemand annonce l’envoi de parlementaires allemands au maréchal Foch. Le colonel Winterfeld, ancien attaché militaire à Paris, serait du nombre.

Ayant appris par les messages téléphonés la libération de Nouvion, j’ai envoyé un mot de félicitations à Lavisse par égard pour sa ville de prédilection.

Le maréchal Foch vient me demander si je suis bien, comme lui, d’avis qu’il faut être intransigeant sur les questions territoriales d’armistice. Je lui réponds de la façon la plus affirmative, mais il ne me précise pas ce qu’il entend par les conditions territoriales. Il se plaint des improvisations et des à-coups auxquels est en butte la direction gouvernementale. Il me dit qu’il va proposer à Clemenceau le plan suivant :

Le général Franchet d’Esperey resterait en Serbie et en Bulgarie pour y maintenir l’ordre et y représenter la France. Il donnerait au général Berthelot des forces à déterminer et Berthelot, avec ces forces, se chargerait des affaires roumaines et de l’occupation de la Hongrie. Il formerait un troisième groupe d’armées composé de trois armées, une italienne, l’autre sous le commandement du général anglais d’Italie, la troisième sous le commandement d’un autre général, pour marcher sur la Bavière. Il ajoute que si l’Allemagne n’accepte pas toutes les conditions d’armistice, il est en mesure de continuer une guerre victorieuse et même de l’activer. Mais Clemenceau acceptera-t-il que Foch impose des conditions aussi étendues ?

Leygues me dit que sur ses instances, Clemenceau a consenti à ce qu’ordre fût donné à l’amiral Gauchet de faire entrer aux Dardanelles la flotte française immédiatement derrière la flotte anglaise, l’amiral anglais étant plus ancien. Il n’y aura pas une heure d’intervalle. En outre, si les Anglais mouillent dans la Corne d’Or, nous y mouillerons aussi avec des navires d’égales dimensions.

Jeudi 7 novembre.

Clemenceau arrive avec Pichon. Il est rayonnant et me dit : « Nous vous apportons une bonne nouvelle que nous n’avons pas voulu vous faire attendre. Lisez. » Il me tend le radio-télégramme du commandant allemand à Foch. « Vous voyez, dit-il, ils sont à nos pieds ; ils demandent qu’on cesse les hostilités tout de suite. » Je réponds : « C’est parfait s’ils acceptent toutes les conditions.

— N’en doutez pas, réplique Clemenceau. Mais il va sans dire que Foch n’a pas accepté l’idée de faire cesser immédiatement les hostilités.

— Il a raison. »

Puis, Clemenceau me parle des préliminaires de paix. « Vous avez vu que lord Cecil a annoncé en Angleterre que la conférence aurait lieu à Bruxelles ? c’est inadmissible. Je tiendrai bon. La conférence à Bruxelles, ce serait le roi Albert président. Le roi des Belges est beaucoup trop lent à comprendre. Je sais bien qu’on dit que je suis impulsif et brutal ; mais je vous assure que si je ne l’étais pas, on n’en finirait jamais. Il faut un président qui dise : « Nous sommes tous d’accord, n’est-ce pas ? » Eh bien ! j’ai été ce président-là. Je n’ai pas l’habitude de me faire valoir, mais encore une fois, j’ai été ce président-là.

— Mais si Wilson vient ? demandai-je.

— Eh bien ! si Wilson vient, je préside quand même.

— Mais il est chef d’État !

— Oui, mais ce n’est pas comme chef d’État qu’il viendra, c’est comme chef de gouvernement. Je n’ai aucun amour-propre personnel ; les questions de protocole me sont indifférentes, mais dans une réunion de ce genre, je représente la France ; je ne céderai la préséance à personne. Si Wilson vient, on lui fera une ovation ; mais il ne présidera pas.

— Alors, mieux vaudrait peut-être que la conférence ne se tînt pas en France.

— La France ne le pardonnerait pas. À la rigueur, cela pourrait être en Angleterre et alors je céderais la présidence à Lloyd George qui serait un très bon président.

— La France comprendrait mieux Bruxelles que Londres. Mais pourquoi pas une ville d’Allemagne ? »

Il réfléchit un instant et répond : « Ah ! cela, c’est une idée. Peut-être. Oui, mais il ne faut pas en parler. Je garderai cela et je le sortirai brusquement, si je vois que les choses ne vont pas. »

Il dit ensuite que Foch voudrait recevoir les parlementaires à Laon, mais qu’à raison des difficultés de communication, il les recevra en un point qu’il n’a pas encore précisé. Il ajoute : « Je lui ai dit que, s’il avait besoin de moi, il me fasse signe et que je viendrais causer avec lui à mi-chemin. »

À déjeuner, le colonel et Mme House, Mlle Margaret Wilson, les ambassadeurs des États-Unis, d’Italie, d’Angleterre, du Japon et leurs femmes, les ministres alliés, Venizelos, etc.

Mme House me dit, au cours du repas, que Wilson compte venir prochainement et qu’elle espère que je lui rendrai sa visite en Amérique.

Après déjeuner, Dubost me raconte qu’à la séance d’aujourd’hui, après les discours affichés que Pichon et lui ont prononcés, Milliès-Lacroix a déposé une proposition déclarant que Clemenceau, l’armée française et le maréchal Foch ont bien mérité de la Patrie. La proposition a été renvoyée à la Commission de l’armée. Chéron y a lu aussitôt un rapport dithyrambique. Le scénario était réglé d’avance. Clemenceau, qui était au courant, n’était pas venu. Il n’est arrivé qu’après le vote et a été immédiatement très entouré.

Vendredi 8 novembre.

À dix heures, Clemenceau arrive avec Pichon. « Je viens vous rassurer, me dit-il. Je suis depuis hier en communication téléphonique avec Foch. Soyez tranquille. Tout est fini. L’Allemagne est à bout ; elle accepte tout.

— Je le souhaite, dis-je avec un peu d’incrédulité. Mais en ce cas, je vous demanderai une faveur.

— Laquelle ?

— Ce sera d’aller avec vous à Metz et à Strasbourg, dès qu’il sera possible d’y aller.

— Bien volontiers.

— Je ne crois pas qu’il soit bon que nous y allions séparément.

— Non, je n’y serais pas allé sans vous.

— Merci. Je veux vous embrasser à Metz et à Strasbourg.

— Volontiers.

— Je ne crois pas qu’il soit possible de faire ce voyage officiellement pendant l’armistice. Mais nous pouvons aller visiter les troupes tous deux sans apparat.

— Parfaitement, c’est entendu. »

Je reste ensuite avec Pichon et je m’entends avec lui sur quelques affaires urgentes.

À onze heures, je reçois les renseignements télégraphiques envoyés par Foch :

« Ils sont arrivés avec un pouvoir en règle du Chancelier. Ils ont formellement demandé un armistice. On leur a lu le texte et on le leur a remis. Ils ont l’air d’être complètement consternés. Ils ont demandé à arrêter les hostilités tout de suite. Cela leur a été refusé. Ils semblent en bonne forme pour nous satisfaire. »

Je pars à la fin de la journée pour la Belgique. Je dois rencontrer le roi et le général Degoutte à Bruges.

Samedi 9 novembre.

J’ai de longues conversations avec le roi à Bruges et à Ostende. Je le trouve, comme toujours, très ferme et très vaillant, mais il est attristé de l’armistice qui, dit-il, lui arrache la victoire des mains. Ses troupes allaient entrer à Gand demain ou après-demain et à Bruxelles dans quelques jours. Le général Degoutte me paraît, lui aussi, dans les mêmes sentiments. L’armée belge était en très belle forme et les Allemands étaient sur le point d’être battus. Ils vont se flatter d’avoir échappé à la défaite.

Lundi 11 novembre.

Je rentre à Paris le matin. Quelques minutes après mon arrivée, le général Mordacq vient, de la part de Clemenceau, me dire que l’armistice est signé. Clemenceau désire que le secret soit conservé jusqu’à ce qu’il ait lu l’armistice à la Chambre. Mais comme le feu doit cesser à onze heures sur tout le front, il est sûr que Paris connaîtra la vérité avant la séance de la Chambre. On ne pourra pas garder le secret.

En effet, le maréchal Foch, qui vient à dix heures et demie, m’apprend que Clemenceau a changé d’avis, que le canon va être tiré et que la seule primeur qui sera réservée pour la Chambre sera la lecture du texte. Foch me dit, en outre, que les Allemands ont accepté les conditions qu’il leur a indiquées, mais ils ne se sont pas déclarés vaincus et le pis est qu’ils croient ne l’être point. Foch est, du reste, convaincu que si l’armistice n’avait pas été signé, l’armée allemande aurait été, avant peu, contrainte à une capitulation générale. N’aurait-ce pas été plus sûr ?

Paris est en joie, en fièvre, en délire.

Conseil des ministres à trois heures et demie. En entrant, j’embrasse Clemenceau devant Lemery et Vilgrain, seuls arrivés avec lui. Il me dit : « J’ai été, depuis ce matin, embrassé par plus de cinq cents jeunes filles. » Les ministres arrivent ensuite, puis les sous-secrétaires d’État. Clemenceau dit qu’il a tenu par déférence à réunir le Conseil à l’Élysée avant la séance de la Chambre.

Il ajoute que la victoire est l’œuvre de tous, que chacun, aux postes les plus élevés comme aux plus humbles, a fait son devoir.

Il apprend au Conseil qu’il a pris rendez-vous avec moi pour aller bientôt ensemble à Metz et à Strasbourg. Le Conseil est aussitôt levé, pour que Clemenceau puisse aller à la Chambre lire le texte de l’armistice.

Mardi 12 novembre.

Conseil des ministres. Clemenceau y parle déjà de la démobilisation. Il annonce que les vieilles classes et les agriculteurs seront remplacés au printemps par des indigènes.

Il indique aussi, sur l’avis d’un général qu’il ne nomme pas, qu’il laissera aux poilus démobilisés, comme souvenirs de guerre, leurs casques portant leurs noms.

Pams aborde la question des élections et celle du régime électoral. Clemenceau exprime l’idée qu’il serait désirable de faire les élections le plus tôt possible après la paix, que cela amènerait l’écrasement des socialistes. Je fais remarquer qu’il faudra, tout au moins, refaire les listes électorales, que le travail sera très long dans les régions libérées et qu’il faut également préparer l’Alsace-Lorraine. Mais visiblement, je suis en présence d’un plan politique.

Longue discussion sur la loi des dommages. Lebrun et Klotz soutiennent l’idée du remploi obligatoire. Clemenceau prend vivement parti en sens inverse, il réclame la liberté individuelle, proteste contre l’étatisme.

Le débat n’aboutit pas, chacun reste sur ses positions.

Paris est toujours en fête. Le nom de Clemenceau est sur toutes les lèvres. Des bandes joyeuses passent dans les rues.

Le prince japonais Yourihito, revenu du front et repartant pour l’Italie, me rend visite.

Ribot vient me féliciter. Il me dit que la proposition Milliès-Lacroix a été préparée par Mandel. Il me déclare aimablement qu’il a été choqué que mon nom ne fût pas ajouté. Je lui réponds que constitutionnellement il était difficile de citer le président de la République. Il insiste et dit qu’à son avis, c’eût été utile pour la République elle-même.

Jeanneney vient me dire que Clemenceau, pour des raisons qu’il n’indique pas, croit nécessaire de reculer un peu notre départ pour Metz et Strasbourg. Il ajoute que Clemenceau est d’avis que je parle dimanche prochain, à la fête parisienne d’Alsace-Lorraine.

Mercredi 13 novembre.

Sainsère ne cesse de se lamenter sur l’injustice et l’oubli dont, suivant lui, je suis victime. Il a échangé à ce sujet avec Duparge des propos mélancoliques. Clemenceau se promenant sur les boulevards, entre ses deux filles, a failli être étouffé par la foule délirante.

Adolphe Carnot, Barthou, Delpeuch, Pallu de La Barrière font une démarche aimable et bien intentionnée pour me remercier du concours que j’ai apporté à la défense nationale. Ils me donnent à entendre qu’ils veulent un peu corriger l’indifférence de la presse et de l’opinion.

Ce qui me fait le plus de plaisir c’est que le général Gouraud vient me voir. Je l’embrasse.

De même Freycinet, que j’embrasse aussi. Il me confie que c’est un gros souci pour lui de penser que Wilson va venir et que Clemenceau ne croit pas devoir lui laisser la présidence.

Deschanel vient, lui aussi, m’embrasser avec effusion. Que de baisers !

Jeudi 14 novembre.

Conseil des ministres. Clemenceau, qui a reçu comme moi une invitation du cardinal de Paris pour un Te Deum de dimanche, dit qu’il est impossible que nous nous y fassions représenter. J’objecte que, le même jour, nous nous ferons représenter au Te Deum belge à Paris et que la différence est bien subtile. Puis, tout à coup, Clemenceau, qui ne m’avait averti de rien, parle de notre projet de voyage à Metz et à Strasbourg. Hier, Jeanneney m’avait dit, d’un air embarrassé : « Le Président vous verra au sujet du voyage ; il trouve des difficultés à le faire maintenant. »

« Il faut, me dit Clemenceau, que le président de la République soit reçu à Strasbourg avec une certaine solennité. C’est un voyage qui ne peut pas se préparer en un jour. Je crois donc qu’il faut que j’aille seul avec le ministre de la Marine et le ministre de l’Armement recevoir les troupes. Elles ne peuvent pas arriver dans le vide ; il faut qu’elles aillent quelque part. Elles iront à un endroit que je choisirai et je les y attendrai. M. le président de la République viendra officiellement quelques jours après ; c’est du moins mon avis. Si M. le président de la République est d’un sentiment contraire, je m’inclinerai, mais j’aurai fait connaître franchement mon opinion. »

Je vois qu’il veut être seul à recevoir les troupes, les haranguer, être le premier Français à entrer en Alsace, refaire, malgré ses promesses, ce qu’il a fait à Lille. Je réplique : « Votre projet est blessant pour moi. J’exprime le désir formel qu’aucun membre du gouvernement n’aille en Alsace avant le président de la République. C’est pour moi une question de sentiment autant que de devoir. Je ne vous demande pas de m’obéir, je n’ai pas le droit de vous donner des ordres ; mais j’ai le droit d’exprimer un désir et je l’exprime formellement.

— Alors, c’est entendu ; nous partirons donc le 18, mais laissez-moi arranger le voyage. Ne vous en mêlez pas, j’arrangerai tout.

— Je vous laisse toute liberté pourvu que nous fassions le voyage ensemble.

— Entendu.

Et après le Conseil, Clemenceau m’interpelle en riant : « Alors, vous êtes sous ma coupe ? c’est convenu. » Et Nail, à mi-voix : « Ce n’est pas la première fois. »

Après le Conseil, j’envoie le général Duparge m’excuser auprès du cardinal. Mgr Amette est très affecté. Il répond que dans ces conditions, il

le président de la république et m. clemenceau, président du conseil,
dans les rues de metz.



ne pourra pas assister aux fêtes officielles de dimanche. Je lui enverrai demain matin Sainsère pour le prier de venir quand même ; mais quelle amertume de n’avoir pas le droit de faire un geste d’union !

La musique des Horse Guards vient dans la cour de l’Élysée jouer les airs nationaux alliés. Derby me la présente. Clemenceau, à ma droite, descend l’escalier avec moi ; les ministres restent derrière nous, sur le perron.

L’après-midi, Clemenceau me téléphone : « J’ai vu Foch longuement ; il est impossible que nous entrions à Metz ou à Strasbourg avant les troupes ou même avec elles. Foch lui-même m’a déclaré : « Je n’entre pas avec les troupes ; elles entrent en formation de bataille ; je reste à mon poste de commandement.

— C’est bien, lui répliqué-je, ce qui me paraissait inévitable.

— Bien, bien. Enfin, nous ne partirons que le 25 et nous verrons Metz et Strasbourg à la fois. Je veux vous dire aussi : Wilson doit quitter l’Amérique le 3 décembre, passer par l’Angleterre et arriver en France le 12. Je crois que nous obtiendrons qu’il n’assiste pas à la conférence.

— Ah ! tant mieux. Il serait à tous égards préférable qu’il restât dans la coulisse.

— Oui, oui. Il voudrait s’installer avenue Gabriel. Je lui ai fait dire que nous le logerions. Voulez-vous mettre William Martin sur la question ?

— Entendu. »

Samedi 16 novembre.

Deschanel m’a téléphoné qu’il trouvait tout à fait regrettable que le gouvernement ne fût pas représenté demain à Notre-Dame. Je lui ai expliqué que Clemenceau avait été, par respect de la séparation, entièrement opposé à cette démarche et que, si je me séparais de lui, il ne manquerait pas de se faire interpeller pour me désavouer. Deschanel m’a répondu qu’il ne pouvait lui-même se distinguer de nous, mais qu’il jugeait mesquine la décision du gouvernement. Nous avons alors convenu que nos deux femmes assisteraient au Te Deum avec les dames du corps diplomatique. J’ai prié Sainsère d’en informer le cardinal qui en a été très satisfait, tout en persistant à ne pas s’expliquer notre absence. Il a ajouté qu’il était trop enrhumé pour venir demain à la fête de la place de la Concorde. Il paraît qu’il est effectivement très enroué.

Dimanche 17 novembre.

Dans la matinée, ayant reçu une convocation de l’Académie pour mardi, j’ai écrit à Étienne Lamy pour demander quel serait l’objet de la séance et pour dire que s’il s’agissait de l’élection de Clemenceau ou de celle de Foch, je serais heureux d’être présent. J’ai ajouté que si les traditions de l’Académie ne s’y opposaient pas, je revendiquerais l’honneur de recevoir Clemenceau et Foch.

Lamy est arrivé à l’Élysée vers onze heures et demie. Il m’a raconté que Capus a déterminé Clemenceau à accepter d’être élu, mais que Clemenceau refuse d’écrire la lettre traditionnelle de candidature. On a tourné la difficulté en priant Capus de l’écrire lui-même. Capus a vu Clemenceau, qui a accepté l’offre. Lamy est désolé de cette rupture de traditions. Je lui promets d’intervenir auprès de Clemenceau.

L’après-midi, à deux heures, fête organisée — ou désorganisée — par la Ligue de l’Enseignement et d’autres grandes associations. Il s’agit d’un immense défilé qui doit avoir lieu le long des Champs-Élysées. Une estrade est dressée place de la Concorde en face de la statue de Strasbourg. Une foule innombrable couvre la place, les arbres et les toits.

J’arrive à la Concorde par les Champs-Élysées. Sur l’estrade, le corps diplomatique, les présidents des Chambres, les ministres, quelques députés. Je lis un discours[2] au son du canon et au bruit des avions. Au lointain, murmure de la foule et on ne m’entend pas à cinquante mètres. Je suis tête nue malgré le froid piquant. Les ministres font comme moi, mais Clemenceau garde son chapeau sur la tête. Il est jaune, le teint bilieux et quand j’ai fini, il me dit : « Je vous demande pardon d’avoir gardé mon chapeau sur la tête, mais les médecins sont en train de me faire une opération dans la gorge et je suis souffrant. »

Le défilé commence dans un désordre incroyable, les associations veulent stationner devant nous et le cortège est bientôt complètement embouteillé. Clemenceau refroidi s’en va par derrière la tribune. Dubost, Deschanel et moi, nous ne tardons pas à l’imiter. Mais, ma voiture n’étant plus là (à cause du froid, les chevaux avaient dû être reconduits à l’Élysée) je prends le parti de rentrer à pied par l’avenue Gabriel ; les présidents des Chambres m’accompagnent jusqu’à l’Élysée, ainsi que Sainsère et les officiers de la maison militaire.

La foule enchantée nous suit et pousse de joyeuses acclamations.

Clemenceau vient à la fin de la journée me voir avec son fidèle Pichon. Il m’explique qu’il désire me parler de Pétain. Foch lui a déclaré qu’il lui semblait nécessaire de nommer Pétain maréchal. Clemenceau a pressenti ses collègues qui partagent cet avis. Il me demande mon assentiment. Je le lui donne volontiers. « Alors, répond-il, nous déciderons la chose en Conseil mardi.

— Oui, et nous pourrons remettre le bâton en Alsace dans quelques jours.

— Vous avez vu que la question du bassin de la Sarre est engagée. J’en ai parlé au colonel House. Je l’ai prié d’en dire quelques mots à Wilson et j’ai ajouté combien nos désirs étaient légitimes. J’aurais pu, d’ailleurs, passer outre, si Wilson avait été opposé, mais je préfère commencer par avoir une adhésion de principe. Wilson n’a pas fait de difficulté à ce que cette question fût posée. J’ai vu Paul Cambon ces jours-ci et je l’ai prié de prévenir le gouvernement anglais de notre revendication. Cambon a vu Harding et Lloyd George et de ce côté, tout va bien. Mais, comme j’avais demandé à Lloyd George de venir causer avec moi avant l’arrivée de Wilson, il m’a répondu qu’il était de retour en Angleterre, qu’il serait heureux de m’y voir, que j’y serais très fêté. Cela n’est pas ce qui me tente, mais je suis d’avis de répondre à cette invitation.

— Oui, dis-je ; il n’y a pas à hésiter. Vous serez très bien reçu et cela fera du bien à la France.

— Sans doute, mon voyage peut être utile, mais il nous empêchera de partir pour l’Alsace dimanche. Du reste, je crois, à la réflexion, qu’il vaut mieux ne faire qu’un seul voyage avec les Chambres.

— Soit ; mais alors il conviendra que personne n’aille en Alsace avant nous ; il y a une prise de possession que vous et moi, nous devons faire le plus tôt possible.

— Oui, mais nous pourrons partir vers le 1er, d’après ce que m’a dit Foch. Quant à Wilson, il est entendu qu’il n’assistera pas à la conférence.

— Très bien, c’est la meilleure solution, puisque c’est vous qui présidez.

— Nous lui ferons des ovations et nous le recevrons, bien entendu, triomphalement. »

Clemenceau me parle ensuite de l’Académie. « J’aurais refusé, dit-il, si je n’avais accepté d’être docteur à Oxford ; je ne puis blesser l’Académie, après avoir accepté des offres analogues à l’étranger. Mais on ne me demandera pas de remplir effectivement des fonctions académiques. Quant à la lettre, j’aime mieux m’en tenir à la réponse que j’ai faite à Capus, ne m’en demandez pas davantage.

— Vous auriez pu, ce me semble, remercier simplement par écrit l’Académie de son offre.

— Non, non, n’insistez pas.

— Vous serez élu de toutes façons à l’unanimité et j’irai voter pour vous jeudi.

— Je n’ose vous remercier.

— Si, si, remerciez-moi. Je dirai à l’Académie que vous m’avez remercié.

— Ah ! non ! je ne vous remercie pas. Pichon en est témoin. Je n’ai rien dit de pareil.

— C’est vrai, lui dis-je en lui tapant sur l’épaule amicalement. Vous continuez à amener votre témoin.

— Non, non, je vous assure, ce n’est pas comme témoin que j’amène Pichon. Mais il m’est utile dans les questions que nous avons à examiner maintenant. C’est un excellent ministre des Affaires étrangères ; il a beaucoup de jugement. (Pichon boit du lait.)

— Oui, certes ; c’est un excellent ministre. Je ne lui reproche que d’être un peu trop timide vis-à-vis de vous.

— Oh ! je le bouscule de temps en temps parce que je l’ai vu enfant. Cela ne retire rien à ses qualités. »


Lundi 18 novembre.

Temps froid et ensoleillé.

Le baron de Wedel, ministre de Norvège, me présente un nouvel attaché militaire.

L’amiral Fournier m’invite à une réunion italienne du cercle interallié.

Mardi 19 novembre.

En Conseil, Clemenceau annonce que, à raison de son voyage en Angleterre, notre départ pour l’Alsace risque d’être encore retardé. Il ajoute que, dès lors, les ministres et les députés peuvent s’y rendre d’avance. C’est exactement le contraire de ce que je lui avais demandé dimanche.

Clemenceau propose l’élévation de Pétain à la dignité de maréchal. Adopté. Il indique que je lui ai suggéré la remise du bâton à Metz et qu’il est de mon avis. « À Strasbourg, dit-il, c’est le président qui parlera seul, à moins qu’il ne soit impossible d’empêcher les présidents des Chambres de parler. — La tradition, dis-je, est que là où est le président, il parle seul. Cette règle sera, me semble-t-il, nécessaire à observer dans un voyage comme celui-ci. Le président de la République ne parle, d’ailleurs, que d’accord avec le gouvernement ; il communique son discours par avance ; le gouvernement responsable sait donc à quoi s’en tenir. »

Clemenceau, aimablement : « Votre communication est, d’ailleurs, bien superflue. Je vous fais entièrement confiance. Mais il vaut mieux maintenir les règles. »

Pichon informe le Conseil que le gouvernement de Luxembourg a demandé à envoyer un délégué à Metz pour me saluer, mais qu’il n’est pas d’avis d’accepter.

Lebrun, qui revient de Briey, rapporte que les habitants du pays ont tous eu, devant le défilé des Allemands en retraite, l’impression que l’ennemi ne se considérait pas comme battu et que les officiers étaient très arrogants. Le radio allemand d’aujourd’hui, les impressions de Lebrun, beaucoup d’autres indices montrent que la hâte de Clemenceau à signer l’armistice risque de saboter la victoire. Combien il eût mieux valu achever de battre l’ennemi sur le champ de bataille !

Jeanneney m’annonce que le roi d’Angleterre doit arriver en France le 28, y passer le 28, le 29 et le 30, visiter les armées et venir également à Paris le 28. Jeanneney ajoute que le président du Conseil propose que, dans ces conditions, nous partions pour l’Alsace le 21 et que lui, il aille en Angleterre du 1er au 4 décembre. Je réponds que le 22, je ne serais peut-être pas en mesure de partir. Je vais demain à Montmédy et je désirerais qu’en tout cas, notre départ n’eût pas lieu avant le 23 au soir. J’exprime du reste, la crainte que même en ne partant que le 23, il soit encore trop tôt pour entrer à Strasbourg, d’après ce que m’affirment les officiers de liaison. Je fais surtout remarquer que, le roi des Belges ayant été invité par nous et le roi d’Angleterre ne l’ayant pas été, il y aura quelque discourtoisie à recevoir celui-ci le premier. Dans le programme que m’apporte Jeanneney, le roi des Belges viendrait le 6 et le 7 décembre et le président Wilson le 11. J’ajoute que cette série de réceptions me paraît excessive et prématurée. Je précise que si le roi d’Angleterre vient, je serai forcé de lui rendre visite, qu’on ne peut pas considérer qu’elle sera rendue par le voyage de Clemenceau. Je téléphone à Pichon pour lui dire qu’il est regrettable que toutes ces questions aient été réglées en dehors du président de la République et combien il est anormal que le roi d’Angleterre s’invite lui-même à une date choisie par lui. Je trouve qu’on aurait pu me consulter. Il importe peu qu’on en fasse voir de grises au président de la République, mais ce qui est plus grave, c’est qu’on peut désobliger le roi des Belges.

Une heure après, Jeanneney vient me soumettre un nouveau programme. Foch trouve impossible d’avoir une réception officielle dès le 24. L’entrée des premiers éléments militaires est avancée ; ils pénétreront dans la ville le 22. Il faut retarder le voyage de quelques jours. Maintenant Clemenceau propose : réception du roi d’Angleterre 28, 29 et 30. Voyage Clemenceau en Angleterre du 1er au 4 décembre. Roi des Belges 5 et 6. Départ pour l’Alsace le 7 et voyage à Strasbourg 8, 9 et 10 décembre. Wilson à Paris le 12 décembre.

Pendant toutes ces fêtes, les Allemands équivoqueront et demanderont des atténuations à l’armistice. Jeanneney promet que leurs demandes seront repoussées ; je l’espère bien, mais comme toutes ces fêtes sont prématurées !

Mercredi 20 novembre.

Parti de Paris gare de l’Est avec ma femme, Develle, Maginot et le docteur Thiéry.

Nous parcourons le département de la Meuse, lamentablement dévasté.

Nous arrivons à Montmédy. La place de la sous-préfecture a été baptisée par les Allemands : Kaisersplatz. Les habitants nous racontent que l’Empereur est, en effet, venu plusieurs fois dans la ville. À Mouzey, nous trouvons le général américain Allen, qui y a établi son quartier général.

Nous reprenons notre train à Dun, nous voyageons la nuit et rentrons à Paris le jeudi 21 au début de la matinée.

Jeudi 21 novembre.

Paul Cambon, qui vient me voir de très bonne heure, m’explique que le roi d’Angleterre a voulu profiter de son voyage aux armées britanniques pour faire une visite à Paris. Il a prévenu Clemenceau et Pichon et ce sont eux qui ont négligé de me pressentir. Il s’est excusé auprès de Cambon de cet oubli dont il ne peut être responsable. J’indique à Paul Cambon que cette visite du roi d’Angleterre va me forcer à aller tôt ou tard à Londres. Il partage cet avis. Je lui dis que je profiterai de ce voyage pour aller à Glasgow, dont les étudiants m’ont nommé lord Rector de l’Université depuis plusieurs années. Il croit que j’aurai raison.

À une heure et demie, avant la séance de l’Académie, Brieux vient me communiquer un projet de motion par laquelle l’Académie, en raison des services incomparables rendus par Clemenceau et Foch, les élirait par acclamation. Il me demande mon avis. Je lui réponds que je ne fais aucune objection, mais qu’il faut, suivant moi, soumettre l’idée à Lamy, sévère gardien des traditions.

J’emmène Brieux à l’Institut dans mon auto. Là, nous consultons Lamy, qui croit le vote par acclamation impossible. Il y a vingt-trois présents. On vote. Foch et Clemenceau sont élus à l’unanimité.

Deschanel est très ému par les déclarations que Clemenceau a faites hier au groupe radical-socialiste sur la nécessité de procéder aux élections de 1919 pour que ce soit une nouvelle Chambre qui nomme mon successeur. Deschanel croit qu’il y a là un plan pour préparer l’élection de Clemenceau à la présidence de la République. Il me rapporte ce propos, tenu par Mandel : « Nous ferons une élection à la Sixte-Quint et nous ferons de la présidence ce qu’elle n’a jamais été jusqu’ici. »

Si Mandel dit vrai, Clemenceau sera bientôt aussi impopulaire qu’il est populaire aujourd’hui.

Capus me répète : « Il faut que ce soit vous qui receviez Foch à l’Académie. Nous allons l’annoncer. »

C’est Lavisse qui était directeur au moment de la mort de Faguet et qui devrait, par conséquent, recevoir Clemenceau. Mais il a déclaré à Lamy qu’il s’effacerait devant moi et il me le confirme de bonne grâce.

J’ai écrit à Clemenceau un mot de félicitations pour son élection à l’Académie, Il me répond : « Puisque vous dites que c’est bien, je ne puis que vous offrir tous mes remerciements en déposant entre vos mains le serment de ne pas abuser de tant d’honneur. »

Le maréchal Pétain vient me remercier avec beaucoup de chaleur. Il me fait un récit très émouvant de son entrée à Metz. Les quartiers neufs ont été un peu frais ; mais la vieille ville a été enthousiaste et le diapason a monté peu à peu. Pétain a été conduit à la cathédrale par le vicaire général et un Te Deum a été chanté au milieu d’une joie indescriptible. Jamais Pétain n’a été, dit-il, plus ému.

Samedi 23 novembre.

Dans la matinée, Pichon vient seul, ô prodige ! m’apporter deux notes préparées sur les préliminaires de paix. Il plaisante amicalement : « Vous m’avez fortement attrapé avant-hier, mais je vous assure que j’ai été tout à fait étranger à ce voyage, c’est Cambon… »

Les journaux annoncent que le roi des Belges entrera à Strasbourg avec les troupes françaises. Je n’ai pas cru un instant qu’il eût cette indiscrétion et Clemenceau me confirme effectivement que la nouvelle est fausse.

Mardi 26 novembre.

Conseil des ministres. Clemenceau lit une lettre reçue de Jonnart, mécontent qu’on lui eût interdit d’assister comme gouverneur général à un Te Deum dans les églises et les mosquées. Il lit également la réponse qu’il a faite et qui est très vive et assez blessante. Clemenceau ajoute après cette lecture : « Jonnart, c’est un drôle d’homme. Il a demandé à aller en Algérie et maintenant, il veut quitter l’Algérie. Il désire un ministère ou un siège au Congrès de la paix. » Le Te Deum algérien amène Clemenceau à parler de Strasbourg et de la cathédrale. Il déclare que nous pourrons aller la voir, mais il ne croit pas possible que nous y assistions à un Te Deum, surtout moi. « Le président de la République représente, me dit-il, la France tout entière. » Je demande qu’on se renseigne sur place sur la possibilité de s’abstenir sans froisser la plupart des Alsaciens. Il est convenu que Jeanneney enverra quelqu’un pour se renseigner. Clemenceau reprend : « Je suis tout prêt à remercier le clergé de sa bonne attitude pendant la guerre et à avoir avec lui des rapports personnels, à laisser certaines congrégations autorisées tenir des écoles ; mais il y a un mouvement politique que je ne puis admettre. On veut profiter du retour de l’Alsace à la France pour revenir sur la séparation et rétablir le Concordat. Cela, non. »

Le Conseil continue. Fabre expose les mesures qu’il propose pour supprimer graduellement, après chaque démobilisation individuelle, les allocations des femmes. Les veuves toucheront jusqu’au paiement de leur pension.

Clemenceau, fatigué, s’endort d’un sommeil paisible.

Il résulte d’un « vert » que le roi d’Italie désirerait venir à Paris à condition que je lui rendisse visite à Rome. Bonin a même indiqué à Pichon que le roi voudrait venir tout de suite.

Je préviens le général Beaudemoulin de la nécessité où je suis de remercier mon ancien personnel militaire et de reprendre des officiers en activité de service.

Mercredi 27 novembre.

Dans la matinée, Klotz m’annonce que, d’après les premiers résultats, l’emprunt donnera un chiffre nominal de 17 ou 18 milliards, c’est-à-dire un chiffre réel de 12 ou 13, qui dépassera celui de tous les emprunts antérieurs.

Je reçois une adresse très chaude de Bonnat au nom de la Fraternité des artistes.

Jeudi 28 novembre.

Le roi d’Angleterre arrive aujourd’hui à deux heures et demie à la gare de la Porte Dauphine. Malgré le temps pluvieux, foule très dense aux Champs-Élysées et dans l’avenue du Bois. Dès que le train s’arrête, le roi descend la main tendue. Il est accompagné du prince de Galles et du prince Albert. Je lui présente les présidents des Chambres et les ministres. Nous partons aussitôt, le roi et moi, dans ma victoria, capote baissée. Tout le long du trajet, acclamations folles, applaudissements, vivats, mouchoirs. Le roi paraît ravi. Je le conduis aux Affaires étrangères, puis je rentre à l’Élysée, où une demi-heure après, il vient nous rendre visite, à ma femme et à moi. Il reste avec nous trois quarts d’heure ainsi que les jeunes princes. Il me parle avec beaucoup de chaleur de la France, plaisante à plusieurs reprises l’idéalisme de Wilson et son ignorance de l’Europe. Il ne plaisante pas moins les prétentions militaires de l’Italie. Je remets la croix de guerre aux deux jeunes princes. Le prince de Galles me rappelle aussitôt discrètement que je lui en ai déjà remis une et me remercie finement de la seconde palme que je me trouve lui avoir décernée.

Le soir, dîner dans la grande salle des fêtes, où les tapisseries sont rentrées à la faveur de l’armistice et où pour la première fois depuis la guerre, je passe un habit avec le collier de Victoria.

Vendredi 29 novembre.

À midi, déjeuner au ministère des Affaires étrangères. Mme Pichon est dans tous ses états parce qu’on n’arrive pas à ouvrir les huîtres et que le repas s’en trouve retardé. Elle explique la mésaventure au roi, qui répond aimablement, mais qui, une fois à table, ne prend pas d’huîtres.

Pendant le déjeuner, j’insiste auprès de Pichon, qui est à ma gauche, pour qu’en vue de la paix il soumette au gouvernement des conclusions précises sur les questions orientales et coloniales. Jusqu’ici, il les a trop négligées sous l’influence de Clemenceau, qui s’en est toujours désintéressé.

Après le déjeuner, je rentre à l’Élysée, puis je viens reprendre le roi pour le conduire à l’Hôtel de Ville. À l’aller, long détour par les boulevards et l’avenue de l’Opéra. Toujours une foule aussi compacte et la même joie frénétique. Jamais Paris n’a été plus vibrant. Clemenceau, souffrant d’un rhume, ne vient pas et ne paraît pas à l’Hôtel de Ville.

Bon discours de Mithouard, président du Conseil municipal. Promenade traditionnelle dans les salles pour gagner le buffet.

Retour par la pluie et la nuit, toutes deux croissantes.

Le roi m’exprime l’espoir que je lui rendrai sa visite. Je réponds affirmativement. Il me remercie, mais il dit qu’à cause de l’hiver et du sombre climat de Londres, il est préférable que j’attende quelques mois avant de faire le voyage.

Le soir, dîner à l’ambassade d’Angleterre. Bonin, qui est parmi les convives, m’annonce que le roi d’Italie accepte de venir à Paris et qu’il compte que je lui rendrai sa visite.

Le cardinal Amette vient, après le dîner, à la réception donnée par l’ambassade. Je lui serre la main. Il me dit que le pape lui a recommandé une demande de l’Allemagne au sujet du ravitaillement. Je lui réponds que les gouvernements anglais et français se sont mis d’accord pour ravitailler l’Allemagne dans toute la mesure qu’exige l’humanité, mais à la condition que l’Allemagne exécute l’armistice et fournisse les moyens de transport nécessaires, comme elle l’a promis.

Samedi 30 novembre.

Le roi part à neuf heures du matin par la gare de l’Esplanade des Invalides. Je vais lui faire mes adieux et Clemenceau assiste au départ.

Albert Thomas vient me voir dans la matinée au sujet d’une cérémonie qui doit avoir lieu demain à Champigny et à laquelle il m’invite. Il me dit que Clemenceau, recevant la Confédération du Travail, lui a déclaré : « Vous pensez bien que ce n’est pas à mon âge que je vais me faire colonial. »

Dubost me confie qu’il a causé longuement avec Clemenceau et s’est à peu près réconcilié avec lui. Il ne croit pas que le président du Conseil veuille maintenant le combattre à la réélection du bureau du Sénat. Il est convaincu que Clemenceau n’a plus qu’un seul but, arriver, coûte que coûte, à la présidence de la République.

Telle est également la conviction de Deschanel. J’avoue que je ne comprends pas très bien comment un homme d’action, qui tient à sa réputation de force et d’énergie, peut songer à un poste d’inaction obligatoire et de représentation continue.

  1. Voir les Tranchées, p. 161
  2. Voir Messages et Discours, 1er volume, p. 299 (Bloud et Gay éditeurs).