Au service de la France/T9/Ch I

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Plon-Nourrit et Cie (9p. 1-21).


CHAPITRE PREMIER


Après la décoration de Verdun, visite du front. — Douglas Haig à son quartier général. — Foch, Fayolle, Guillaumat. — Nouvelles difficultés avec le roi Constantin. — Les Alsaciens prisonniers des Russes ramenés en France. — Mauvaises nouvelles d’Orient. — Victoire du général Nivelle à Douaumont. — Souvenirs d’enfance. — Arrêt à Sampigny. — Réapparition de Bolo Pacha. — L’Angleterre et le chérif de La Mecque.


Octobre 1916.

Quoique encore violemment bombardée sur la ville et sur les forts, la place de Verdun paraît maintenant sauvée[1]. Notre vie recommence telle qu’auparavant. La France est toujours aussi belle, aussi héroïque, aussi glorieuse. Nos troupes sont toujours aussi vaillantes, les petitesses dont le gouvernement est quelquefois témoin continuent comme hier, ainsi que les commérages des couloirs parlementaires. Pour échapper à l’atmosphère dans laquelle je vis à Paris, je multiplie mes visites aux diverses armées. Les Conseils des ministres sont, comme avant la décoration de Verdun, consacrés aux discussions avec l’Angleterre ou avec le roi de Grèce.

Le 1er octobre 1916, le général Roques m’accompagne dans une visite au 10e corps, que commande le général Micheler. Le lendemain, je me rends à Villers-Bretonneux où le général Foch a maintenant installé son quartier général. Joffre l’a heureusement fait maintenir dans le cadre actif, bien qu’il fût atteint par la limite d’âge. Le même jour, je vais voir à son quartier général le général Douglas Haig et je remets des décorations françaises à deux de ses subordonnés qu’il me recommande, le général Gough, commandant du corps de réserve qui a pris Thiepval, et le général Butler, chef d’état-major. Douglas Haig, bel Écossais, lucide et résolu, paraît très confiant dans la suite des opérations. C’est le 5 qu’on doit prendre l’offensive générale, et il est convenu que nous appuierons les Anglais sur leur droite.

Haig et Foch sont tous deux résolus à poursuivre, au besoin, les opérations sur la Somme tout l’hiver. C’est, d’après eux, la victoire assurée. Comme ni l’un ni l’autre n’a l’habitude de faire preuve d’un optimisme aveugle, leur opinion mérite d’être retenue.

Je vais saluer le général Fayolle à son Q. G. à Méricourt. Je lui remets la plaque de la Légion d’honneur dans le jardin du château qu’il habite. Il est très ému lorsque je lui donne l’accolade. Le pays est effroyablement ravagé. À Vaux, à Curlu, il ne reste que des squelettes de toitures et des murailles effondrées. Arbres couchés et dévorés par le feu. Plus une herbe vivace, plus une trace de vie. Partout des monticules ou des excavations. Sol boueux et couvert d’eau. Paysage enveloppé d’une tristesse lugubre. Je rencontre dans un abri souterrain le général Guillaumat, qui commande le 1er corps. Il a reçu ce matin des obus et il est occupé à réparer les dégâts. Les hommes semblent heureux de nous voir. Les chefs nous disent tous que le moral est excellent. Dans la nuit qui tombe de bonne heure, nous rentrons à Villers-Bretonneux ; nous dînons dans le train, Roques, Joffre et moi. Joffre, toujours confiant et, en outre, ce soir, plein d’appétit.

Mardi 3 octobre.

Bourgeois me dit : « En lisant les instructions de Briand à Guillemin, Freycinet m’a déclaré tout net : « Je donne ma démission. » Je lui ai promis de voir Briand. Mais dimanche, Briand était absent ; je ne l’ai vu que lundi, sans avoir pu moi-même prendre connaissance de ses instructions. J’ai cependant proposé quelques formules qui ont paru lui plaire et qu’il s’appropriera. Petit progrès, mais progrès quand même. »

En Conseil, Briand laisse de nouveau paraître son embarras. Il donne des explications vagues et spirituellement contradictoires. Le Conseil tout entier éprouve une impression de malaise dont plusieurs ministres, entre autres Léon Bourgeois et Painlevé, me font part à la sortie. L’amiral Lacaze insiste sur l’urgence qu’il y a à prendre des mesures de sécurité pour notre armée de Salonique. Briand l’interrompt à plusieurs reprises, se répand en considérations volontairement obscures, cherche des diversions et finit par obtenir que rien ne soit décidé.

L’heure sonnera bientôt où je serai dans l’obligation de mettre à la tête du gouvernement un homme qui sacrifiera tout à la guerre et qui saura vouloir. Fût-il Clemenceau, fût-il mon pire adversaire, je l’appellerai pour l’action.


Le samedi 7 octobre, j’ai à déjeuner Dubost, Deschanel, avec Briand, Freycinet, Bourgeois, et Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/9 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/10 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/11 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/12 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/13 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/14 cents mètres pour éviter le bombardement Le général Vallière, chef de notre mission auprès de l’armée anglaise, monte avec Viviani et moi. Temps très clair. Un aviatik survole Arras pendant notre séjour. Nos troupes le canonnent sans résultat. Aucun obus allemand ne tombe, d’ailleurs, sur la ville pendant que nous y sommes. Sur la promenade, dont les arbres sont encore verts, dont le gazon est doux aux pieds, un peloton de troupes françaises est rangé au milieu des ruines. Quelques généraux anglais sont là, ainsi que le prince de Teck, frère de la reine d’Angleterre. Pendant que je passe en revue le peloton, arrivent l’évêque, le préfet, le juge d’instruction ! Au prince de Teck, je remets la plaque de grand officier ; au préfet la cravate de commandeur, à l’évêque la croix de la Légion d’honneur. Mgr Lobbedey rayonne de joie.

Je remets ensuite la croix de guerre à des soldats anglais et français proposés par leurs chefs. Si monotones que soient les cérémonies de ce genre, elles ne laissent jamais de m’émouvoir. Le récit est peut-être fastidieux ; mais l’atmosphère, la vue de tous ces braves, les dangers qu’ils courent, la satisfaction qu’ils éprouvent, tout cela emporte le reste et s’empare de mon âme au point de la dominer entièrement.

Nous reprenons le train à Doullens. Il fait nuit lorsque nous arrivons à Amiens. Mais la foule a été avertie de notre venue et s’est massée sur notre passage. Elle nous acclame.

Il y a eu, dans la nuit, à la gare, des mécaniciens tués ou blessés par des avions.

Nous nous rendons d’abord au Palais de Justice, où nous sommes reçus par toute la Cour en robes rouges. Elle descend au-devant de nous par le large escalier, à peine éclairé au gaz, à cause des précautions qu’on est forcé de prendre contre les avions. Nous nous arrêtons dans la salle des Pas Perdus, transformée en ambulance. Nous montons au premier étage et, devant les magistrats assemblés, je remets la cravate de commandeur à M. Gonzalve Regnault, procureur général, qui s’est offert aux Allemands comme otage pendant l’occupation. Puis nous visitons l’ambulance du Palais et celle où ont été transportés les blessés de cette nuit.

Le général Joffre nous a rejoints à Amiens. Il nous accompagne au Palais de Justice et dans les ambulances.

Au retour, dans le train, il cause avec moi de l’affaire de Salonique, dont il reste préoccupé. Il revient à l’idée d’envoyer Castelnau avec mission de le renseigner sur les mesures nécessaires.

Mardi 17 octobre.

Tout recommence encore. Longue et confuse discussion en Conseil sur les affaires grecques. Bertie a remis à Briand une note de Grey sur la reconnaissance de Venizelos. Briand saisit cette occasion pour dire que la campagne venizeliste, dans la presse française, est alimentée par les adversaires du cabinet. « C’est, dit-il, une affaire de politique intérieure. J’en ai la preuve. » Le Conseil décide qu’il y a un intérêt à reprendre le plus tôt possible contact avec les ministres anglais.

Ribot parle d’une campagne pessimiste de plusieurs journaux contre l’emprunt qu’il prépare. Il demande des mesures et des sanctions. Briand ne répond pas.

Malvy m’annonce l’arrestation de Rochette à Granville. L’affaire Rochette, que c’est loin ! Il semble malheureusement qu’aujourd’hui se préparent des affaires du même genre, dirigées contre la France elle-même, sous prétexte de mettre fin plus tôt aux tristesses de la guerre. On exploite l’inévitable lassitude, la misère qui croît, et le Bonnet rouge n’est plus seul à propager le découragement. Tout cela est encore vague et obscur, mais on sent quelque chose de trouble dans l’air qu’on respire.

21 octobre 1916.

Le parti radical-socialiste s’est réuni en congrès. Malvy vient joyeusement m’annoncer qu’il a voté une motion favorable à la continuation de la guerre jusqu’à la victoire. Il ne comprend pas cette victoire sans la restitution de l’Alsace et de la Lorraine et sans des garanties sérieuses contre une nouvelle agression du militarisme germanique. De son côté, Antonin Dubost me remet un nouveau travail qu’il a composé pour justifier les droits de la France à la rive gauche du Rhin. Au congrès radical-socialiste, MM. Renoult, Noulens, Franklin-Bouillon se sont trouvés d’accord avec Malvy.

Malheureusement, les nouvelles d’Orient et, en particulier, la prise de Constantza, troublent la sécurité du Conseil et l’inquiétude s’empare de plusieurs membres du gouvernement. Une conférence se tient à Boulogne entre ministres français et anglais. On y parle beaucoup de la Grèce, mais je ne sais ce qui s’y passe que par Briand, et Briand, lorsqu’il me rapporte des paroles de Grey, est assez porté à le faire parler comme lui-même et à le montrer plein de bienveillance envers Constantin. Ribot et Bourgeois disent, au contraire, que Grey se défie du roi de Grèce et approuve notre envoi de marins à Athènes. Mais le gouvernement anglais ne veut nous donner aucune diversion pour Salonique. Briand avait cependant cru et nous avait dit que nos alliés étaient, en principe, d’accord avec nous sur ce point. Voilà une nouvelle question qui n’a été réglée que dans un malentendu.

M. Charles Diehl, mon confrère de l’Institut, me raconte qu’il a vu à Leysin, en Suisse, un capitaine français indigène d’Afrique, fait prisonnier par les Allemands et interné ; les Allemands l’avaient bien traité pendant sa captivité et avaient songé à l’envoyer en Turquie en lui disant : « Vous ne pouvez refuser de servir votre sultan. » Cet officier, le capitaine Ben Bouzian, a répondu : « Notre sultan à nous, musulmans français, c’est Poincaré. » Je ne me connaissais pas cette qualité, mais je connaissais bien la loyauté et le courage de nos indigènes d’Afrique.

Des hommes politiques qui sont allés à Salonique, tels que M. Chaumet, ancien ministre, et M. Surcouf, député, me disent que si, comme le prétend parfois Briand, les Anglais se plaignent de Sarrail, c’est que leurs états-majors ont dû subir l’influence du nôtre. D’autre part, les Français ont pris à Salonique une autorité considérable, due, en grande partie, à Sarrail, et nos meilleurs alliés n’en sont pas très satisfaits.


Le 24 octobre, nous arrive une excellente nouvelle de Verdun. Une attaque montée par le général Nivelle avec trois divisions du côté de Douaumont a pleinement réussi. Nous ne nous bornons plus à repousser les assaillants. C’est l’ennemi qui est assiégé. C’est un splendide succès. Mais le lendemain 25, les Allemands se vengent sur Reims, qu’ils bombardent violemment. Deux civils sont tués et plusieurs blessés.


Le 28 octobre, le général Roques part pour Salonique. Il vient causer avec moi dans la matinée. Il veut procéder à une enquête impartiale sur le cas de Sarrail. Il est porté à croire que le mécontentement des Alliés, s’il est tel que le rapporte Briand, n’est pas tout à fait spontané et il ne parle pas sans inquiétude des intrigues nouées au G. Q. G. contre le commandant de l’armée d’Orient.

Au retour, Roques verra le roi Constantin et lui parlera avec fermeté de l’obligation où nous sommes d’assurer la pleine sécurité de notre corps expéditionnaire.


À la fin d’octobre, les officiers de liaison me signalent un « mauvais esprit » qui commencerait à se manifester chez nos « poilus », notamment chez les territoriaux. Ce que j’ai noté moi-même, c’est que le ministère des Finances ayant fait distribuer aux armées des imprimés en faveur de l’emprunt projeté, les feuilles m’ont été renvoyées du front par dizaines avec des injures et des menaces.

D’autre part, voici, vers la même date, un mauvais son de cloche de la Somme. Les Allemands nous ont repris « La Maisonnette » que notre succès avait illustrée, et nos opérations se sont ralenties au point que c’est maintenant à l’ennemi qu’appartient l’initiative.


Le 1er novembre, nous faisons une visite qui n’est, en ce moment, que trop justifiée. Nous allons, ma femme et moi, aux principaux cimetières de Paris. Partout la population est digne et très calme dans sa tristesse. Il ne semble pas qu’elle soit gagnée par le « défaitisme ».

Ce même jour, je reçois Paul Cambon, avec qui je m’entretiens longuement. Il me dit et me prouve que jamais le gouvernement français n’a parlé fermement à Londres sur les affaires grecques.


Le 2 novembre, Ribot m’apporte des renseignements sur l’emprunt. Les efforts faits pour contrecarrer le projet n’ont pas abouti. Le ministre est très satisfait. Le chiffre de onze milliards va être sensiblement atteint. »

Le samedi 4 novembre, Sembat me présente un député socialiste, M. Cachin, et un jeune poilu en permission qui est leur ami politique et qui fait partie de la 120e division. Il me dit avec un peu d’aigreur que cette division est engagée depuis quarante-sept jours au sud de la Somme, qu’elle a été fatiguée et démoralisée par un si long effort, bien qu’elle soit, ajoute-t-il, composée d’excellents éléments et qu’elle ait aujourd’hui une confiance absolue dans la méthode employée. Relevée depuis quelques jours seulement, la 120e division cantonne dans de pauvres villages entre Amiens et Beauvais et n’a pas le moyen de se reposer véritablement. Les soldats, me dit mon visiteur inconnu, désireraient avoir de meilleurs cantonnements. Pour ne rien négliger, je transmets une note à Joffre et à Castelnau.

Lundi 6 novembre.

Je retourne à Souilly et à Verdun.

Je monte au fort de Belleville et m’y arrête assez longtemps sous une pluie d’obus. À mes pieds, je regarde les villages de Belleville et de Bras, entièrement ravagés. Je cause longuement, dans la journée, avec Pétain et Nivelle. Tous deux considèrent Verdun comme définitivement dégagé. Mais ils croient que, tout en continuant à y employer de l’activité, nous ne pouvons y chercher une décision stratégique. Ils pensent qu’il faut monter ailleurs d’autres opérations pour arriver à la victoire finale.

Nouvelle image de notre victoire de Verdun. Je suis allé passer quelques minutes dans la ville haute. Je me suis arrêté à l’évêché et j’ai trouvé Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/21 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/22 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/23 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/24 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/25 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/26 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/27

  1. Au service de la France, tome VIII, Verdun.