Au service de la France/T9/Ch II
CHAPITRE II
20 novembre 1916.
Nouvelle vague de pessimisme à Paris. Mauvaises nouvelles de Russie. Mauvaises nouvelles de Roumanie. Pour m’arracher à un milieu déprimant, je pars, le 20 novembre, pour les Vosges, où je prends rendez-vous avec le général Joffre. Je le rencontre à Mirecourt, toujours aussi ferme et aussi confiant. J’assiste à des exercices exécutés par de jeunes soldats de la classe 1917 dans le voisinage de la commune de Rouvres. Puis je me rends à Fraimbois et à Gerbéviller et, avant de rentrer à Paris, je visite l’armée du général Franchet d’Esperey.
Sur ces entrefaites, je reçois communication du télégramme suivant de Barrère : « Rome, 20 novembre. Le ministre d’Italie à Bucarest a été chargé par le roi de Roumanie de transmettre au roi une communication personnelle d’un caractère très pessimiste, que je vous signale au cas où vous n’auriez pas reçu la même communication. Le roi Ferdinand dit en substance que la situation de la Roumanie est, sinon perdue, du moins gravement compromise si le secours russe n’arrive pas sans aucun retard en Moldavie. Les troupes roumaines ne pourraient résister à l’invasion plus tard que la fin du mois. Le roi espère donc que les Alliés s’emploieront à presser la venue des renforts et à accentuer d’autre part leur action au sud. »
Joffre ne me dit cependant pas qu’il enverra de nouvelles troupes à Salonique.
Guillemin télégraphie heureusement d’Athènes : « Un télégramme du général Sarrail m’annonce la prise de Monastir. Je lui adresse mes plus chaleureuses félicitations dont je tiens à transmettre également la respectueuse expression à Votre Excellence et au gouvernement de la République. »
Cet événement est d’autant plus intéressant qu’il y a quatre ans que Monastir a été pris par les Serbes, le 19 novembre.
Télégramme de M. Graillet : « Salonique, 20 novembre 1916. La nouvelle de la prise de Monastir a produit à Salonique une impression considérable. Elle a été particulièrement agréable au gouvernement provisoire. M. Venizelos s’est empressé d’adresser des félicitations au roi Pierre et à M. Pachitch. »
La prolongation de la guerre suscite peu à peu de graves difficultés pour le ravitaillement de la population civile. Le gouvernement prépare de sérieuses mesures de restrictions. Le 21 novembre, Clémentel soumet au Conseil un programme d’une clairvoyante sévérité. Après discussion, le Conseil en adopte les dispositions principales : pain unique et national ; suppression du pain flûté. Interdiction complète des glaces et des bonbons. Interdiction des bonbons de chocolat. Autorisation seulement des tablettes, etc., etc.
Mme Poincaré et moi, nous donnons immédiatement l’exemple de l’obéissance, quels que soient nos convives de l’Élysée.
Le Conseil s’occupe également d’une instruction ouverte contre certains fabricants de carbure de calcium qui paraissent avoir été en relations avec Krupp avant la guerre et qui fournissaient l’Allemagne à l’exclusion de la Russie. Une instruction complémentaire va être ouverte pour intelligence avec des puissances étrangères. Tout cela sent mauvais. Que nous donnera l’année qui va venir ?
Le vieil empereur d’Autriche-Hongrie, François-Joseph, meurt le 21 novembre, épuisé de fatigue. Il avait quatre-vingt-sept ans et n’avait pas quitté un instant sa table de travail. C’était un souverain riche en bonnes intentions, de ces bonnes intentions dont l’enfer est pavé. Il n’a pas voulu le mal ; il n’a pas voulu la guerre ; mais il s’est entouré de gens qui ont fait les deux. Sans l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, sans l’occupation de Belgrade, sans l’invasion de la Serbie, l’Allemagne n’aurait pas eu de prétexte pour nous attaquer[1].
Paix soit maintenant à la mémoire du malheureux empereur !
La campagne défaitiste et pacifiste continue de faire des progrès dont s’inquiète la ministre de l’Intérieur. M. Jouhaux, qui a une attitude très patriotique, espère avoir la majorité à la prochaine réunion de la Confédération générale du Travail ; mais on y reçoit au secrétariat des lettres bien mauvaises et M. Brizon y prend une influence grandissante. Il y apparaît maintenant comme un personnage.
Au futur congrès des syndicats socialistes, la majorité nationale sera, paraît-il, très faible ou même douteuse et ce sera la dernière fois qu’on pourra en reformer une.
Pendant que ces graves préoccupations nous assaillent, le Cabinet est travaillé par de petites ambitions intérieures. Thierry voudrait ne plus être sous-secrétaire d’État, mais devenir ministre. Denys Cochin, qui a été choisi pour représenter la droite dans le ministère, trouve, non sans raison, que chaque grand parti devrait avoir un portefeuille. Or, Cochin est ministre du blocus sans administration et sans personnel. Il désirerait être nommé de préférence sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, tout en restant chargé des questions relatives au blocus. Briand s’efforce de donner satisfaction aux désirs de ses collègues. Il apporte toute son habileté à ce jeu de combinaisons et y réussit. Mais les difficultés lui viennent alors des députés ou des sénateurs qui voudraient, à leur tour, trouver place dans le Cabinet, ou même de ceux qui, sans rien convoiter, expriment des idées contraires à celles du président du Conseil. Maginot, par exemple, ne souhaite rien pour lui. Il donne tous les jours des preuves de courage personnel et ne se mêle pas aux entreprises parlementaires. Mais il est, en ce moment, assez mécontent du gouvernement, qu’il accuse de faiblesse, et même du commandement, auquel il reproche ses hésitations. Il devient pessimiste et finit par redouter une paix boiteuse. Il voudrait, dit-il, que pour récompenser Joffre de ses services et pour rendre libre la place de général en chef, on rétablît la dignité de maréchal et qu’on l’attribuât à Joffre. Maginot trouve qu’on pourrait nommer général en chef Nivelle, dont il admire la conduite à Verdun.
Le Conseil revient plusieurs fois en novembre sur l’incorporation de la classe 1917. Le G. Q. G. insiste beaucoup pour qu’elle soit envoyée dès maintenant aux armées. Le Conseil, au contraire, est très hésitant. Plusieurs membres craignent que ces jeunes gens ne soient atteints par la rigueur de la saison et ne tombent malades. Finalement, le Conseil décide qu’on interdira jusqu’à nouvel ordre l’incorporation de la classe 1917 et qu’on enverra les jeunes gens dans les dépôts divisionnaires et dans les camps d’instruction.
Il cherche ensuite à centraliser les services de ravitaillement et à surveiller l’exécution rapide des mesures de restriction précédemment arrêtées. On avait été jusqu’à annoncer la nomination immédiate d’une grande commission dont la présidence serait confiée au président Armand Fallières.
Fouetté par plusieurs journaux et, en particulier par le Temps, le Conseil ajoute une nouvelle restriction à celles qui ont été décidées. C’est celle de l’alcool, qui va être interdit sur tout le territoire. L’application sera, sans doute, moins facile à assurer que le principe à adopter.
Vendredi 1er décembre.
La situation se gâte à Athènes. Nous payons la rançon de notre faiblesse. L’amiral Lacaze n’a pu déterminer Briand à suivre ses conseils de fermeté. Un certain nombre de nos marins, débarqués dans la capitale grecque, ont été tués ou blessés. D’autre part le Suffren vient d’être coulé près du cap Finistère. L’amiral m’annonce, les larmes aux yeux, ces tristes nouvelles. Nous décidons de préparer l’appareillage de transports à Toulon, d’arrêter et de séquestrer tous les bateaux grecs dans les ports, de n’en laisser aucun débarquer en vieille Grèce. « Nous n’aurions eu à prendre aucune de ces mesures, me dit l’amiral, et nous serions maîtres de la situation, si, par condescendance envers Constantin, nous n’avions aussi longtemps retardé notre débarquement et si, au lieu de débarquer une poignée d’hommes, nous avions fait entrer à Athènes une troupe un peu importante. »
Samedi 2 décembre.
Briand dit au Conseil que le vœu général de la Chambre lui paraît être l’organisation d’un état-major interallié et que, s’il pouvait annoncer cette création, avec Joffre à la tête, il y aurait unanimité d’approbation. Mais personne jusqu’ici n’est sérieusement pressenti, ni Joffre, ni les Alliés.
Les jours passent. En Conseil sont prises les décisions suivantes :
À Sarrail, qui propose d’attaquer tout de suite les Grecs dans la direction de Larissa et d’Athènes, on prescrit de concentrer ses troupes, mais d’attendre l’ordre d’attaquer du gouvernement, de façon que nous ayons le temps d’envoyer des forces et de sauver nos nationaux.
Romanos vient me dire qu’il tient à envoyer sa démission de ministre à son gouvernement. « Le roi, dit-il, est pro-allemand. Je n’ai pas cessé de le répéter à M. Briand. Je l’ai supplié de ne pas lui faire confiance. Il n’a pas voulu m’écouter. Il a eu le tort de négocier avec lui. Aujourd’hui, le gouvernement français devrait reconnaître franchement le gouvernement de M. Venizelos et laisser de côté le roi et sa famille. Constantin est un faible, qui est entre les mains de la reine. En causant avec lui, il donne l’impression d’être un souverain absolu. Le prince André est venu ici au nom du roi et non pas au nom de la Grèce. M. Briand a eu tort de l’accueillir comme un ambassadeur. Votre président du Conseil croit qu’on règle tout avec des manières aimables. »
Au dire de Pénelon, Joffre est rentré le 1er décembre à Chantilly, très sombre et très maussade. Une observation amicale que lui a faite Briand Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/34 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/35 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/36 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/37 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/38 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/39 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/40 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/41 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/42 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/43 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/44 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/45 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/46 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/47 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/48 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/49 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/50 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/51 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/52 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/53 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/54 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/55 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/56 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/57 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/58 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/59 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/60 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 9, 1932.djvu/61
- ↑ Voir l’Union sacrée, p. 180, 181 et suiv.