Au service de la Tradition française/Pour la langue française

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Bibliothèque de l’Action française (p. 161-167).

Pour la langue française[1]



Nous avons choisi de demeurer français ; et notre histoire n’est qu’une longue obstination à nos origines. Nous avons tenu malgré l’adversité qui a revêtu toutes les formes. Nous voilà plus de deux millions sur notre sol, unis devant la persécution. Pour vaincre ce nombre sans cesse grossissant, on a répandu qu’il voulait mâter la majorité, plier à sa fantaisie la volonté commune. Cette intention que l’on nous prête est tout de même un singulier hommage ; il y a cent ans qui eût dit cela ? Nous avons grandi. Il y a quelque chose en nous de fort et d’invincible.

Nous avons grandi ; mais tout seuls, dans l’abandon général, guidés et protégés par notre unique pensée. La fortune nous eût sans doute souri davantage si nous avions consenti à lui sacrifier notre passé. En trahissant ainsi nous eussions fait d’assez beaux Anglais, ayant quelque psychologie et un tour d’esprit qui ne s’achète pas. Nous ne l’avons pas voulu. Bien peu, aujourd’hui, nous en savent gré. C’est pourtant quelque chose. Tant de sacrifices méritaient mieux que le dédain falot de quelques pimbêches et l’incompréhension des ignorants dont l’outrecuidance seule n’est pas superficielle.

Notre langue a été l’expression de notre résistance, et comme notre vivante patrie. Elle a été pour nous un refuge, loin de l’assimilation. Nous sommes français par mille traits de notre caractère ; mais nous sommes restés français surtout grâce à notre langue. « Tu auras beau parler anglais, disait un ouvrier à son compagnon, tu jongleras toujours en français ». Voilà notre miraculeuse réalité. C’est un de nos titres de noblesse. Ce sentiment s’accentue depuis peu et il est du meilleur aloi. Par ce verbe qu’une longue tradition a formé, nous sommes d’une ancienne et grande famille ; nous participons à une civilisation faite de raison, de clarté, de bon sens. Nous sommes ainsi apparentés.

N’est-ce pas là plus qu’il ne faut pour nous faire aimer notre langue ? Nous en convenons, d’ailleurs, puisque nous sommes toujours prêts à souffrir pour elle. Cependant, pour que notre défense, qui est admirable, soit plus complète et plus sûre, ne devons-nous pas ajouter à l’amour le respect ? Nous comprenons fort bien que, vivant loin de France et au contact de nos voisins, nous ayons façonné des mots douteux, sinon même horribles, et réduit notre vocabulaire à une inquiétante pauvreté. Encore cette défaite n’était-elle, souvent, qu’une victoire déguisée : nous avons forgé « marchandises sèches » pour ne pas dire dry goods, et de la rue Saint-Germain devenue German Street nous avons fait rue des Allemands, puis, bien avant la guerre, rue de l’Hôtel de Ville. C’est ce que ne voient pas ceux qui nous font une visite hâtive et distraite, et qui s’empressent d’écrire à notre sujet les plus cocasses inexactitudes. L’abbé Klein raconte quelque part qu’ayant fait, aux États-Unis, la connaissance de deux fils de Français, il s’étonna vivement de les entendre parler uniquement anglais. Ils savaient à peine d’où ils venaient et ne connaissaient guère, de toute la France, que Paris. Une telle aventure est peu commune, au Canada. N’y a-t-il pas, d’un autre côté, quantité de mots dans notre langue canadienne qui sont seulement vieux ou d’une origine provinciale : gadelle, par exemple, ou arcanson, pour ne citer que ces deux-là qui nous ont servi maintes fois à une amicale démonstration. Tout cela est vrai ; mais il reste que nous ne nous surveillons pas suffisamment, que nous ne cultivons pas assez notre langue, que nous n’en recherchons pas les beautés, que nous la laissons s’étioler, s’anémier en nous, par pure insouciance. Prenons garde de mériter, ne fût-ce qu’au dixième, le reproche que l’on nous fait de ne parler qu’un vague patois. Ceux qui le disent n’ont sans doute jamais assisté à un sermon de Notre-Dame ou à une conférence de l’Alliance française où les âmes s’unissent, où les intelligences se complaisent et s’accordent ; mais combien plus pourrons-nous détruire cette légende, accréditée par nos chers compatriotes d’outre-Québec, si nous perfectionnons incessamment notre parler ? Négligerons-nous cette supériorité ? Notre langue est une arme, ne la laissons pas se rouiller. Notre langue est un signe, un témoignage, une force : n’allons pas l’affaiblir. Mettons-nous à son service, si c’est elle qui commande. Faisons-la triompher en nous. C’est encore être patriote que de bien parler sa langue. Dans la tâche si lourde qui nous est réservée, rien ne doit être négligé ; dans la lutte que nous entreprenons, rien ne doit donner prise sur nous.

L’étude de la grammaire est sans doute nécessaire à quiconque veut acquérir la connaissance rationnelle d’une langue. Ceux qui affirment le contraire ont tort assurément. Beaucoup écrivent ou parlent d’instinct, comme ils disent, et se fient à leur oreille, qui n’éviteront pas, la difficulté venue, telle faute de syntaxe, écrivant, par exemple, « tout bon qu’il soit » pour « tout bon qu’il est ». Convenons aussitôt que la grammaire ne conduit pas à tout, même si l’on n’en sort pas. Il faut lire, souligner et relire : lire la plume à la main, lire à haute voix ; lire en méditant, en analysant ; lire avec les yeux de l’esprit ; percer le mot jusqu’à l’idée et, plus profondément encore, jusqu’à la nuance. Cela ne se fait pas sans quelque gymnastique préparatoire ; et je n’en connais guère qui vaille mieux que celle qui consiste à apprendre et à réciter des pages choisies, à la condition d’en avoir préalablement pénétré le sens pour vraiment se les « convertir en sang et en nourriture ». La récitation, n’est-ce pas la vie expressive et sensible des mots ? La prononciation bien articulée, n’est-ce pas la langue elle-même dans sa perfection, dans sa totalité ; n’est-ce pas donner au mot toute sa portée et en faire une pensée vibrante, sonore, harmonieuse ?

Ainsi se précise, en définitive, notre double devoir à l’égard de notre langue : la posséder pleinement et la servir en la parlant joliment, comme il sied si bien. Ce devoir n’est pas uniquement celui de l’école, qu’il dépasse ; mais bien celui de la famille, celui de la nation tout entière. Parlons mieux, disons mieux. Que ce soit là comme un commandement entendu, retenu, obéi. Il n’est plus de mode, nous dit-on, de blaguer ceux qui s’expriment sans pose, sans emprunt, mais avec une certaine recherche, virile et juste. Autrefois, on pouvait difficilement citer un vers dans une conversation de salon sans provoquer un sourire, comme si c’eût été une infirmité que d’avoir des lettres et de le faire voir en société. C’est fini. Allons, tant mieux : le monde y gagnera. Ayons souci de l’élégance jusque dans le langage. Et pénétrons-nous bien de cette vérité qu’il est tout aussi important pour notre race de parler bien que de réclamer partout le respect du français. Cela fera vivre ceci.

Il se trouve que, sans y toucher, nous avons défini l’œuvre poursuivie, ici-même, par mademoiselle Idola Saint-Jean qui s’est consacrée à l’enseignement du français et de la diction. Ce recueil qu’elle publie répandra, dans le public autant que chez ses élèves, le goût littéraire et le culte de l’expression. Les morceaux qui le composent, et dont plusieurs furent écrits par des Canadiens français, ont été choisis avec un soin intelligent et sûr, avec un véritable parti pris de délicatesse et, sans doute, la secrète intention de verser un peu de poésie dans notre vie matérialisée. La poésie est un art ; et l’art est la forme de l’idée, le reflet de la beauté, le chant de la consolation. On ne peut qu’admirer respectueusement un pareil dévouement à une aussi noble cause ; et que donner toute sa sympathie à celle qui accomplit le grand devoir dont nous venons de parler comme une véritable mission.


Janvier 1918.

  1. Préface des Morceaux à dire, par mademoiselle Idola Saint-Jean — Montréal 1918.