Au temps de l’innocence/12

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 774-784).


XII


La coutume de faire des visites le soir, après le dîner, prévalait encore à New-York, malgré la jeune coterie de gens chic qui la trouvait ridicule. Comme il descendait lentement la Cinquième Avenue, Archer remarqua, dans la grande voie déserte, une file de voitures qui stationnaient devant la maison des Reggie Chivers ; il se souvint qu’ils donnaient ce soir-là un dîner en l’honneur du Duc. Traversant Washington Square il vit un monsieur âgé, en pardessus et cache-nez, monter un perron et disparaître dans un vestibule éclairé : c’était le vieux Mr du Lac qui allait voir ses cousins Dagonet. Ensuite il aperçut, au tournant de la Dixième Rue, Mr Samson, de son étude, qui allait rendre visite aux vieilles Misses Lanning. Un peu plus loin, dans la Cinquième Avenue, Beaufort se montra sur le pas de sa porte, vivement silhouetté par la lumière de l’antichambre. Il monta dans son coupé et partit dans une direction mystérieuse. Ce n’était pas un soir d’Opéra, personne ne recevait : donc la sortie de Beaufort devait être clandestine. Archer évoqua aussitôt une petite maison située au delà de Lexington Avenue, qui s’était récemment ornée de rideaux enrubannés et de caisses fleuries. Devant la porte nouvellement repeinte, on voyait souvent stationner le coupé jaune serin de Miss Fanny Ring.

Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer s’étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des musiciens et des « gens qui écrivent. » — Ces échantillons épars de l’humanité n’avaient jamais essayé de s’amalgamer avec la société. En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes d’estime ; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans ses jours de prospérité, avait fondé un « salon littéraire ; » mais il s’était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le fréquenter.

D’autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance, on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti, William Winter le critique dramatique, l’acteur anglais George Rignold, des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes. Elles étaient d’espèce particulière, difficiles à classer ; on ne connaissait pas l’arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l’entourage des Archer ; et Mrs Archer s’évertuait toujours à expliquer à ses enfants combien la société était plus agréable à l’époque où elle comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene Halleck et l’auteur de The Culprit Fay. Les plus célèbres auteurs de cette génération avaient été des « gentlemen. » Peut-être les inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d’aussi honnêtes gens ; mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier d’après le critérium du vieux New-York.

— Quand j’étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions tous les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens qu’on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture : rien n’était plus facile que de situer quelqu’un. Maintenant, on ne sait plus, — et on aime autant ne pas savoir.

Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux ; mais elle n’ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau ; et la musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à l’époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait en audace, aurait pu essayer de combler le fossé ; mais ses salons somptueux, ses laquais en culottes, intimidaient la race artistique. De plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et son opinion n’avait jamais été mise en question par quelqu’un d’assez riche pour l’influencer.

Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant partie de la structure de son univers. Il savait qu’il y avait, dans la vieille société européenne, des milieux où les peintres, les poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où l’on s’entretenait avec ses auteurs favoris : Thackeray, Browning, William Morris, Mérimée (dont les Lettres à une Inconnue étaient un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve irréalisable ! Archer connaissait personnellement la plupart des écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui commençaient à naître. S’il les voyait avec plaisir dans ces milieux-là, il n’en était pas de même chez les Blenker, où ils se trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait l’impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur l’était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l’un et l’autre serait d’arriver à les fondre.

Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi, peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui racontant que sa grand’mère Mingott et les Welland s’opposaient à son installation dans un quartier bohème abandonné aux « gens qui écrivent ! » En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c’était l’originalité d’aller habiter un quartier si peu élégant ; mais cette nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était considérée comme compromettante.

Elle, au contraire, n’en avait pas peur, à en juger par les livres qu’on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des romans, mais qui avaient cependant éveillé l’attention d’Archer par des noms nouveaux : Paul Bourget, Huysmans, les frères de Goncourt. Il pensait à tout cela en approchant de la porte de Mme  Olenska. Il sentait qu’elle était femme à changer en lui toute l’échelle des valeurs, et comprit qu’il serait forcé de se mettre à des points de vue incroyablement nouveaux s’il voulait lui être utile dans ses difficultés présentes.

Nastasia ouvrit la porte en souriant d’un air mystérieux. Sur le banc de l’antichambre étaient posés une pelisse de zibeline, un claque marqué aux initiales « J. B. » et un foulard de soie blanche. Ces élégants articles appartenaient indiscutablement à Julius Beaufort.

Archer était furieux, si furieux qu’il fut sur le point de griffonner un mot sur sa carte et de s’en aller ; mais il se rappela qu’en écrivant à Mme  Olenska il avait, par excès de discrétion, omis de lui dire qu’il désirait la voir seule. Il ne devait donc s’en prendre qu’à lui si elle avait du monde. Il entra dans le salon, résolu à faire sentir à Julius Beaufort que sa présence était inopportune, et à rester le dernier.

Le banquier se tenait debout devant le feu. Derrière lui, deux candélabres de cuivre, garnis de cierges en cire jaunâtre, retenaient la broderie ancienne dont s’ornait la cheminée. Beaufort plastronnait, les épaules effacées, le poids du corps portant sur un de ses grands pieds, et regardait, en souriant, leur hôtesse assise sur un canapé près de la cheminée. Une table couverte de fleurs formait paravent derrière le canapé ; et sur le fond d’orchidées et d’azalées, que Newland reconnut pour venir des serres de Beaufort, Mme  Olenska se tenait à demi étendue, la tête appuyée sur sa main, laissant voir, par une large manche ouverte, un bras nu jusqu’au coude.

L’usage voulait que les dames qui recevaient le soir portassent de « simples robes de dîner, » c’est-à-dire une armure de soie baleinée, légèrement décolletée, avec des ruches de dentelles remplissant l’échancrure du corsage et des manches étroites découvrant tout juste assez de poignet pour laisser voir un bracelet en or étrusque ou un lien de velours noir. Mais Mme  Olenska, insoucieuse de la tradition, était vêtue d’un long fourreau de velours rouge, bordé autour du cou d’une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran (dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une dame audacieusement habillée d’une robe fourreau, le cou niché dans la fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans l’idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la combinaison d’un cou emmitouflé avec des bras nus ; mais, sans conteste, l’effet était agréable.

— Seigneur !… Trois jours entiers à Skuytercliff !… disait Beaufort de sa forte voix sarcastique, comme Archer entrait. Vous ferez bien d’emporter vos fourrures, et votre boule d’eau chaude aussi.

— Comment ! la maison est si froide ?… demanda-t-elle, tendant sa main gauche à Archer, qui eut l’impression qu’elle s’attendait à ce qu’il la baisât.

— Non, mais la bonne dame l’est ! dit Beaufort en saluant négligemment le jeune homme par un signe de tête.

— Moi, je la trouve si aimable ! Elle est venue m’inviter elle-même. Grand’mère dit que je ne dois pas manquer d’y aller.

— Grand’mère le dit, c’est tout naturel. Mais moi je dis que c’est une honte que vous manquiez le petit souper que j’ai arrangé pour vous chez Delmonico, dimanche prochain, avec Campanini, Scalchi, et un tas de gens amusants.

— Ah !… Je suis bien tentée !… À part la dernière soirée de Mrs Struthers, je n’ai pas rencontré un seul artiste depuis que je suis ici.

— Quel genre d’artistes voulez-vous dire ?… Je connais un ou deux peintres, de charmants garçons que je peux vous amener si vous le permettez, dit vivement Archer.

— Des peintres ?… Y a-t-il des peintres à New-York ?… demanda Beaufort, d’un ton qui impliquait que, puisqu’il n’achetait pas leurs peintures, les peintres n’existaient pas.

Mme  Olenska répondit à Archer avec son sourire grave :

— Ce serait charmant ; mais je pensais à des artistes dramatiques, à des chanteurs, des acteurs, des musiciens. La maison de mon mari en était toujours pleine.

Elle prononça les mots « mon mari » comme s’ils ne rappelaient aucun souvenir douloureux, et d’une voix qui paraissait presque soupirer sur les délices perdues de sa vie conjugale. Archer se demandait si c’était la légèreté ou la dissimulation qui lui permettait de faire si aisément allusion à un passé dont elle cherchait, au moment même, à s’émanciper au risque de perdre sa réputation.

— Je trouve, continua-t-elle, que l’imprévu ajoute au plaisir. C’est peut-être une erreur que de voir les mêmes personnes tous les jours.

— C’est bien ennuyeux en tout cas !… New-York meurt d’ennui ! bougonna Beaufort. Et quand j’essaie de l’animer pour vous, vous me lâchez !… Écoutez ! Pensez-y !… Nous ne pouvons rien arranger après dimanche, car Campanini part la semaine prochaine pour chanter à Baltimore et Philadelphie. J’ai un salon particulier, et un piano Steinway, et ils feront de la musique toute la nuit.

— Comme ce serait délicieux !… Puis-je réfléchir, et vous écrire demain ?

Elle parlait en souriant, mais il y avait dans le ton de ses paroles une imperceptible invite à prendre congé. Beaufort s’en rendit compte ; mais, n’étant pas habitué à être éconduit, il resta devant elle, un pli obstiné entre les yeux.

— Pourquoi pas maintenant ?

— C’est trop grave pour se décider comme cela, à cette heure tardive.

— Vous trouvez qu’il est tard ?

Elle répondit froidement :

— Oui, parce que j’ai encore à parler affaires avec Mr Archer.

— Ah ! dit Beaufort d’un ton cassant.

Il eut un léger mouvement d’épaules, prit la main de la jeune femme, qu’il baisa avec aisance, et, s’adressant à Archer du pas de la porte :

— Newland, si vous pouvez persuader à la comtesse de rester en ville, vous êtes du souper, c’est entendu.

Puis il partit de son pas lourd et arrogant.

Archer se figura que Mr Letterblair avait prévenu Mme  Olenska de sa visite ; la première question que lui adressa la jeune femme le détrompa :

— Vous connaissez des peintres, alors ?… Vous vivez dans leur milieu ?

— Pas précisément. Les arts ici ne sont pas un milieu. On les tient plutôt en marge.

— Vous aimez beaucoup les arts ?

— Beaucoup… Quand je vais à Paris ou à Londres, je ne manque pas une exposition… J’essaie de me tenir au courant.

Elle regarda le bout de la petite bottine de satin qui sortait de ses longues draperies.

— Je les aimais beaucoup aussi… Ils remplissaient ma vie… Mais je veux essayer de ne plus y penser… Je veux rompre tout à fait avec ma vie passée ; devenir comme tout le monde ici.

Archer rougit.

— Vous ne serez jamais comme tout le monde.

— Ne dites pas cela !… Si vous saviez combien j’ai horreur d’être différente !

Penchée en avant, le masque tragique, elle sembla perdue dans quelque rêverie lointaine.

— Je veux tout oublier, répéta-t-elle.

— Je sais ; Mr Low me l’a dit.

— Ah ?

— C’est pour cela que je suis venu…

Elle parut un peu surprise, mais sa figure s’éclaira :

— Ainsi, je puis vous parler de mon affaire, au lieu d’en parler à Mr Low ?… Ce sera tellement plus facile !

L’intonation de la jeune femme le toucha et il prit confiance. Il comprit qu’elle n’avait prétexté une conversation d’affaires que pour congédier Beaufort, et d’avoir fait congédier Beaufort était pour lui presqu’un triomphe.

— Je suis venu pour que nous en parlions, reprit-il.

La comtesse Olenska restait silencieuse, la tête appuyée sur un bras, le visage pâle, comme éteint par le rouge éclatant de sa robe. Archer fut touché de son expression pathétique, d’autant plus touchante que la jeune femme avait complètement perdu son air d’aisance et de domination.

« Maintenant, nous arrivons aux dures réalités, » pensa-t-il, éprouvant le même recul instinctif qu’il avait si souvent critiqué chez sa mère et chez ses contemporaines. Qu’il avait peu l’expérience de ces situations anormales ! Leur vocabulaire même était inusité pour lui et semblait n’appartenir qu’au roman ou au théâtre. Devant ce qui se préparait, il se sentait aussi gauche et embarrassé qu’un petit garçon.

Après un silence Mme  Olenska s’écria brusquement :

— Je veux être libre !… Je veux que tout le passé soit effacé !

— Je comprends votre désir.

Le visage de la jeune femme s’anima :

— Alors vous m’aiderez ?

— D’abord, hésita-t-il… peut-être aurais-je besoin d’en savoir un peu plus.

Elle sembla surprise.

— Vous savez ce qu’était mon mari… ce qu’était ma vie avec lui ?

Il fit un signe d’assentiment.

— Eh bien, alors… que faut-il de plus ?… De telles choses sont-elles tolérées ici ?… Je suis protestante ; notre église ne défend pas le divorce dans un cas comme le mien…

— Non, certainement.

Tous deux retombèrent dans le silence. La lettre du comte Olenski était entre eux comme un spectre. Cette lettre n’avait qu’une demi-page, et n’était, comme Archer l’avait dit à Mr Low, qu’une vague accusation de coquin exaspéré. Mais quelle part de vérité enfermait-elle ? Seule la femme du comte Olenski aurait pu le lui dire.

— J’ai parcouru les documents que vous avez remis à Mr Letterblair, dit-il enfin.

— Eh bien… peut-on rien voir de plus abominable ?

— Non, certes.

Elle changea légèrement de position, abritant ses yeux avec sa main.

— Vous savez sans doute, continua Archer, que si votre mari veut se défendre comme il vous en menace…

— Eh bien ?…

— Il peut dire des choses — des choses qui pourraient être désagréables pour vous, les dire publiquement. Elles risqueraient de courir le monde, de vous blesser, si…

— Si ? dit-elle dans un souffle.

— Je veux dire : si peu fondées qu’elles soient.

Elle garda longtemps le silence, si longtemps que ne voulant pas fixer les yeux sur son visage, qu’elle abritait toujours, Archer eut le temps d’imprimer dans son esprit la forme exacte de son autre main, celle qui reposait sur son genou, et tous les détails des trois bagues qu’elle portait. Parmi ces bagues, il remarqua qu’il n’y avait pas d’alliance.

— Mais ses accusations, même publiques, quel mal pourraient-elles me faire ici ?

Il fut près de s’écrier : « Ma pauvre enfant ! plus de mal ici qu’ailleurs ! » Mais il répondit, d’un ton qui résonna à ses oreilles comme la voix de Mr Letterblair :

— La société de New-York est un monde bien petit auprès de celui où vous avez vécu… et il est mené, ce petit monde, par quelques personnes qui ont… des idées un peu arriérées… Nos idées sur le mariage et le divorce tout particulièrement… Notre législation favorise le divorce… nos habitudes sociales ne l’admettent pas.

— En aucun cas ?

— Elles ne l’admettent pas, si une femme, même calomniée, même irréprochable, a la moindre apparence contre elle, si elle s’est exposée à la critique en prenant une attitude qui ne rentre pas dans les conventions habituelles, si sa conduite prête à des insinuations…

La comtesse Olenska baissait la tête : Archer attendit, espérant un éclair d’indignation, tout au moins une brève parole de dénégation… Rien ne vint. Une petite pendule de voyage ronronnait ; une bûche se brisa, faisant jaillir une gerbe d’étincelles ; toute la chambre, calme et immobile, semblait attendre en silence avec Archer.

— Oui, murmura-t-elle enfin, c’est ce que ma famille me dit.

— Il tressaillit légèrement. — « Notre » famille, corrigea-t-elle, et Archer rougit. — Car vous serez bientôt mon cousin.

— Je l’espère.

— Et vous partagez leur point de vue ?

Archer se leva, marcha dans la chambre, fixa un regard vague sur les tableaux accrochés sur le vieux damas rouge, et revint près d’elle d’un pas indécis. Comment pouvait-il dire : « Oui… Si ce que votre mari avance est vrai ou si vous n’avez pas un moyen de le réfuter. »

— Vous le partagez ? insista-t-elle, comme il hésitait encore.

Il regarda le feu : — Franchement, que gagneriez-vous qui pût compenser la possibilité, la certitude d’être mal vue de tout le monde ?

— Mais… ma liberté : n’est-ce rien ?

Au même instant, une pensée traversa l’esprit d’Archer comme un jet de lumière. L’accusation de la lettre était-elle fondée, Ellen espérait-elle épouser le complice de sa faute ? Comment lui dire, si elle caressait ce projet, que les lois de l’État s’y opposaient formellement ? Le simple soupçon qu’elle pût avoir cette pensée lui durcissait le cœur.

— N’êtes-vous pas libre ?… Que peut-on contre vous ? Mr Letterblair m’a dit que la question financière était réglée.

— Oui, dit-elle avec indifférence.

— Alors, est-ce que cela vaut la peine de risquer des choses infiniment désagréables et douloureuses ?… Pensez aux journaux, à leurs vilenies… C’est stupide, c’est injuste ; mais comment changer la société ?

— En effet, acquiesça-t-elle, mais d’une voix si faible et si désolée qu’il sentit soudain le remords de ses mauvaises pensées.

— L’individu, dans ces cas-là, est presque toujours sacrifié à l’intérêt collectif ; on s’accroche à toute convention qui maintient l’intégrité de la famille, protège les enfants, s’il y en a, divaguait-il, déversant le stock de phrases qui lui venait aux lèvres dans son intense désir de couvrir l’affreuse réalité que le silence de la jeune femme semblait avoir mise à nu. Puisqu’elle ne voulait pas, ou ne pouvait pas, dire le seul mot qui aurait éclairci l’horizon, le désir d’Archer était de ne pas lui laisser deviner qu’il avait pénétré son secret. Mieux valait se tenir à la surface, à la manière prudente du vieux New-York, que de risquer de découvrir une blessure qu’il ne pouvait guérir.

— C’est mon devoir, continua-t-il, de vous aider à voir la situation comme les personnes qui vous aiment le plus : les Mingott, les Welland, les van der Luyden, tous vos amis et vos parents… Si je ne vous disais pas comment ils la jugent, ce ne serait pas loyal de ma part. — Il parlait avec insistance, dans son ardeur à remplir ce silence béant.

Elle répondit lentement :

— Non, ce ne serait pas loyal.

Le feu s’était réduit en cendres, et une des lampes se mit à baisser. Mme  Olenska se leva, la remonta, et revint près de la cheminée, mais sans se rasseoir. En restant debout, elle semblait signifier qu’ils n’avaient plus rien à se dire ; Archer se leva aussi.

— Je ferai ce que vous désirez, dit-elle brusquement.

Le sang monta au front d’Archer. Déconcerté par la soudaineté de son triomphe, il s’empara maladroitement des deux mains de la jeune femme :

— Je… Je voudrais tant vous aider !…

— Mais c’est bien ce que vous faites… Bonsoir, mon cousin.

Il posa ses lèvres sur les mains glacées de la jeune femme. Mais elle les retira. Archer endossa son pardessus et se plongea dans la nuit d’hiver, la tête bouillonnante de toute l’éloquence qu’il n’avait pas dépensée.