Augusta Holmès et la femme compositeur/02

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Librairie Fischbacher (p. 16-21).


II

L’organisation féminine à l’égard de la Musique


Et cependant Augusta Holmès valait mieux que cette flambée jadis et cette cendre aujourd’hui ! Bien réellement elle possédait des dons exceptionnels de musicienne, elle était intelligente, cultivée en littérature, artiste lorsqu’elle interprétait, remplie d’ardeur, d’énergie, de confiance en elle ; mais… mais, elle était femme !… et j’arrive au second argument motivant la défaveur où sont tombées les productions d’Holmès en particulier, et où sombrent toutes les productions musicales féminines.

Que mes sœurs en sainte Cécile me pardonnent ce que je vais écrire, qu’elles ne rejettent pas, avant de les avoir parcourues entièrement, ces pages, dont nulle considération personnelle n’altère la franchise, qu’elles s’assujettissent, exemptes d’irritation, à un impartial examen de conscience… et d’action ; elles reconnaîtront l’exactitude de mes observations et n’attribueront pas à une malveillante sévérité un sentiment provenant, au contraire, de la conviction de ressources non utilisées chez les femmes, qui n’ont jamais donné en musique la mesure de ce dont elles seraient capables, sous certaines conditions.

Il est incontestable que les femmes, en tant d’autres domaines supérieures et originales, demeurent assez ternes ou trop imparfaites dès qu’elles abordent la composition musicale, même quand elles paraissent pourvues des brevets nécessaires pour passer hors ligne. À un degré moindre, cette infériorité se retrouve parmi les simples interprètes. Bien que beaucoup plus nombreuses que les hommes, on n’en voit guère qui puissent rivaliser avec leurs frères transcendants ; je mets à part les cantatrices : celles-ci l’emportent en général sur les chanteurs, mais ce n’est point par le côté essentiellement musical, c’est parce que si la voix féminine fait tant que d’être jolie, elle plaît plus que l’organe masculin, sans doute à cause de la prédilection de l’oreille pour les voix hautes, — les ténors sont préférés aux barytons, ces derniers aux basses, les soprani ont plus de partisans que les contraltos ; c’est aussi parce que la femme, naturellement plus souple, plus comédienne que l’homme, renforce l’expression de son chant par les jeux de physionomie et les attitudes ; enfin parce que son sentiment s’alimente au caractère, aux situations scéniques.

Considérons maintenant « l’instrumentiste » privée d’artifices matériels : rares sont les femmes qui dès leurs jeunes ans ne furent pas juchées sur un tabouret de piano ; beaucoup persévérèrent, les Conservatoires cultivant fort la graine de pianistes, les concerts enflammant leur ambition de gloire, l’espoir de gros cachets, ou plus modestement de leçons alimentaires, stimulant les nécessiteuses, et l’art offrant une nourriture idéale à ses sincères disciples, par la fréquentation d’oeuvres qui sont la gloire de l’humanité.

Non seulement les femmes sont entraînées vers la musique par leur éducation, mais leur nature les prédispose, semble-t-il, d’une façon prépondérante à cet art. Peu d’entre elles y demeurent indifférentes, beaucoup lui vouent un culte, quelques-unes font passer leur adoration par-dessus… (ou en dessous) jusqu’à l’interprète, quand il est prestigieux et masculin ! L’enthousiasme, l’admiration, qui d’habitude sont les meilleurs éducateurs, émanent tout particulièrement de la musique et apparaissent bien des impressions féminines, comme la sensibilité inhérente aux véritables artistes[1]. Malgré tout, quelle exécutante peut prétendre égaler Liszt, Thalberg, Rubinstein au piano, ou au violon, Paganini, Vieuxtemps Joachim, etc., et de nos jours Planté, Pugno, Paderewsky, Sauer, Rosenthal, Isaÿe, Kubelick, etc., etc. ?

Certes, il existe de remarquables « manieuses » de clavier ou d’archet, mais il serait dangereux, pour leur amour-propre et leur renom, de les mettre en parallèle avec les meilleurs interprètes hommes ; on objectera peut-être les avantages musculaires de ces derniers, je réponds : Bien que pour beaucoup de femmes la vigueur ne soit pas la moindre des ressources, leurs moyens physiques, inférieurs à la résistance masculine, ne les favorisent pas en effet dans les manifestations tumultueuses de la musique, et de cela elles sont irresponsables ; restent le sentiment profond, le style exact, la qualité du toucher, qui peuvent prendre plein essor sans sonorités excédant la puissance des femmes de qui d’autres vertus pianistiques devraient encore être l’apanage : la finesse, la grâce, l’élégance, l’originalité, le charme. Naturellement, chacune se croit en possession de tout ce que je viens d’énumérer ; à plus ou moins de degrés, chacune se trompe. Souvent les pianistes prétendant à ces précieux effets, ne réalisent qu’une interprétation maniérée, fausse ; tantôt c’est étriqué par excès de vitesse, tantôt c’est alourdi ou traîné en vue d’accentuations soi-disant pathétiques ou expressives ; à certains moments il y a sécheresse, à d’autres, confusion ; l’exécutante qu’une force virile avantage s’en fait plutôt une arme étourdissante qu’une alliée persuasive ; peu robuste, elle tourne à la mièvrerie. En général on réussit dans la virtuosité, et la difficulté n’existe pas, dirait-on, pour les doigts aussi intrépides qu’aguerris de nos vaillantes jongleuses sur ivoire, mais on ne sait pas exécuter respectueusement une sonate de Beethoven : on joue sans sobriété, ou alors avec froideur ; sans élévation, sans noblesse véritable, sans profondeur d’expression, sans simplicité, sans grandeur. Parfois même l’absolue correction mécanique laisse à désirer ; Beethoven est trop facile pour nos concertistes rompues à tous les sauts d’obstacles, c’est tout au plus si elles prennent la peine de l’étudier !!! Inutile d’assurer qu’aux femmes ne revient pas le monopole de tant d’imperfections, cependant elles y tombent tout particulièrement — sans les racheter par les beaux coups d’ailes de certains maîtres — et demeurent absolument inconscientes de leurs erreurs ; n’est-ce pas une preuve de leur faiblesse en musique ? Ne trouve-t-on pas un autre signe d’impuissance dans le fait que nulle femme n’a pu devenir chef d’orchestre éminent ? Je ne compte pas quelques orchestres falots de dames plus ou moins exotiques, ni de vagues tentatives de-ci de-là, affirmant de bien modestes aptitudes. En ce temps de féminisme à outrance, celle qui dispute à son ex-supérieur, et partage avec lui, non sans brio, l’amphithéâtre, la chaire, la toge, la loge, l’alpenstock, la caravane exploratrice, la bombe nihiliste, le Paradis de Médicis, le moteur aérien et jusqu’au siège de député, ne peut donc s’emparer d’une baguette, tout indiquée, semble-t-il, pour les mains adroites, qui maintes fois tracèrent le geste dominateur et irrésistible ! Pourquoi, mon Dieu ! Pourquoi ? Parce que dans le domaine des sons la femme manque de l’assurance, des connaissances et du sentiment exact par lequel on s’impose à une phalange d’artistes. On ne peut discipliner, animer, unifier des hommes de tempéraments, d’intelligences divers, qu’en s’imposant à leur jugement par une solide science, en leur communiquant l’élan d’une foi robuste, en les dominant par une volonté éclairée, en les maintenant avec une fermeté exempte de caprice ou de nervosité. L’orchestre apparaît un clavier inaccessible aux trop légers doigts féminins ; ce qui manque à la femme pour se diriger elle-même vers les exécutions transcendantes, lui manque encore plus pour diriger autrui, et, insuffisamment armée pour traduire, comment réussirait-elle à créer des œuvres durables ? Tant qu’elle ne pratiquera pas le travail intellectuel, elle ne pourra atteindre à un état mental, répondant aux exigences de la musique, car c’est ce travail qui lui manque, c’est la patience, c’est la clairvoyance, c’est l’habitude d’analyses abstraites, d’études absorbantes mais stimulantes, et susceptibles de développer des facultés négligées ; il lui manque aussi le dédain des succès faciles, la sévérité pour se juger, la volonté de se dépasser, l’application constante vers un idéal supérieur.



  1. Schumann a écrit justement : « Rien de grand ne s’accomplit sans enthousiasme. »