Aurora Floyd/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 114-125).

CHAPITRE IX

Comment Bulstrode passa son jour de Noël

Il n’y eut plus de bonheur ce jour-là pour Bulstrode. Il erra de chambre en chambre jusqu’à ce qu’il fût aussi fatigué de cet exercice que la jeune femme, dans le Château-Fantôme de Lewis ; il rôdait en désespéré de côté et d’autre, espérant rencontrer Aurora, tantôt dans la salle de billard, tantôt dans le salon. Il flânait dans le vestibule, sous le futile prétexte de regarder les baromètres et les thermomètres, mais afin d’écouter si la chambre d’Aurora s’ouvrait ou se fermait. Cette après-midi-là, il sembla à Talbot que toutes les portes de Felden ne faisaient que s’ouvrir et se fermer.

Il n’avait aucun prétexte pour passer devant les portes de l’appartement de Mlle Floyd, car le sien était situé à l’angle opposé de la maison ; mais il se traînait sur le grand escalier, regardant les papiers peints qui tapissaient les murs, sans rien voir. Il avait espéré qu’Aurora paraîtrait au lunch ; mais ce repas se passa tristement sans elle, et les rires joyeux et la conversation divertissante de la famille réunie retentirent aux oreilles de Talbot comme l’écho d’un bruit éloigné venant d’un vaste océan de doute et de confusion.

Il passa l’après-midi dans ce malaise, sans que personne fît attention à lui, hormis Lucy, qui l’observait furtivement de sa place, lorsqu’il ne faisait qu’aller et venir dans le salon. Ah ! combien d’hommes sont fixés par des yeux aimants, dont ils ne voient jamais la lumière ! Combien d’hommes sont l’objet des tendres soins d’un cœur dont ils n’apprennent jamais le secret ! Un peu après la tombée de la nuit, Talbot alla dans sa chambre pour s’habiller. Il devait encore s’écouler quelque temps avant que la cloche sonnât ; mais il voulait, se dit-il, s’habiller de bonne heure, de façon à être sûr de se trouver au salon quand Aurora descendrait.

Il ne prit pas de lumière avec lui, car il y avait toujours deux bougies sur la cheminée de sa chambre.

Il faisait presque nuit dans cette jolie pièce, car le feu venait de cesser et il n’y avait pas de flamme ; mais il put distinguer un objet blanc sur le tapis vert de sa table à écrire. Cet objet blanc était une lettre. Il remua la masse de charbon qui était dans la grille du foyer, et une flamme brillante s’éleva en vacillant dans l’âtre et éclaira toute la chambre. Il prit la lettre d’une main, tandis que de l’autre il alluma une des bougies qui étaient sur la cheminée. C’était une lettre de sa mère. Aurora lui avait dit qu’il en recevrait une. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Les fleurs riantes et les joyeux oiseaux des tentures des murailles tournoyèrent autour de lui au moment où il déchira l’enveloppe. Je crois fermement que nous avons la prescience presque surnaturelle de l’approche de tous les malheurs qui nous menacent, un instinct prophétique qui nous fait deviner que telle lettre ou tel messager apporte de mauvaises nouvelles. Bulstrode eut ce pressentiment lorsqu’il déploya le papier dans ses mains. L’horrible inquiétude se dressait devant lui ; une ombre, le visage voilé, se dessinait à ses yeux, vague, et indéterminée comme un spectre ; mais, quoi qu’il en soit, elle était là, présente.

Mon cher Talbot,

Je sais que la lettre que je vais écrire vous affligera et vous troublera ; mais mon devoir ne m’en est pas moins nettement tracé. Je crains que votre cœur ne soit sérieusement pris dans votre engagement actuel avec Mlle Floyd.

Les mauvaises nouvelles concernaient donc Aurora. L’ombre funèbre soulevait lentement son sombre voile, et derrière lui apparaissait le visage de celle qu’il aimait le plus sur la terre.

Mais je sais, continuait cette lettre impitoyable, que le sentiment de l’honneur est l’élément le plus fort de votre nature, et que, à quelque point que vous ayez aimé cette jeune fille (Ô Dieu ! elle parlait de son amour au passé !), vous ne vous laisserez pas enferrer dans une fausse position par faiblesse d’affection. Un mystère plane sur la vie d’Aurora Floyd.

Cette phrase était à la fin de la première page ; et avant que la main tremblante de Talbot eût pu tourner la feuille, tous les doutes, toutes les craintes, tous les pressentiments qu’il avait jamais éprouvés lui revinrent à l’esprit, en prenant un caractère de netteté et de précision surnaturelles.

Constance Trevyllian est arrivée hier ; et vous pouvez vous imaginer que, dans le cours de la soirée, on a parlé de vous et de votre mariage.

Maudits soient leurs frivoles cancans de femmes ! Talbot froissa la lettre dans sa main, et il fut sur le point de la jeter loin de lui ; mais non, il fallait qu’il la lût. Il devait affronter l’ombre du doute, lutter avec elle et la vaincre, ou il n’y avait plus de repos pour lui sur la terre. Il continua de lire la lettre.

J’ai dit à Constance que Mlle Floyd avait été élevée rue Saint-Dominique, et je lui ai demandé si elle se souvenait d’elle. « Quoi ! a-t-elle dit, est-ce la demoiselle Floyd qui a fait tant de bruit ? cette Floyd qui s’est sauvée de la pension ? » Et elle m’a raconté, Talbot, qu’une Mlle Floyd avait été amenée par son père chez les demoiselles Lespard, il y a eu un an au mois de juin dernier ; et que, moins d’une quinzaine après son arrivée à la pension, elle avait disparu. Sa disparition, cela va sans dire, fit grand émoi parmi les autres élèves, à qui elle fournit ample matière à jaser, et l’on dit qu’elle s’était sauvée. On assoupit cette fâcheuse affaire autant que possible ; mais vous savez que des jeunes filles ne peuvent retenir leur langue, et, d’après ce que me dit Constance, je me figure qu’il circula des propos fort désagréables sur le compte de Mlle Floyd. Or, vous dites que la fille du banquier n’est revenue à Woods qu’au mois de septembre dernier. Où a-t-elle été dans l’intervalle ?…

Il n’en lut pas davantage. D’un coup d’œil, il vit que le reste de la lettre ne contenait plus que des conseils maternels, des recommandations relatives à la manière dont il devait agir dans cette embarrassante conjoncture.

Il fourra le papier froissé dans sa poitrine, et s’affaissa dans un fauteuil placé près du foyer.

C’était donc vrai ! Il y avait un mystère dans la vie de cette jeune fille. Les doutes et les soupçons, les craintes et les inquiétudes mal définies qui l’avaient retenu dans le principe, et l’avaient fait lutter contre son amour, n’étaient pas dénués de fondement. Ils étaient basés sur de bonnes raisons, comme le sont les instincts que la Providence met dans nos cœurs. Un mur noir s’élevait autour de lui et le séparait de la femme qu’il aimait, de cette femme qu’il aimait d’un amour si insensé, si terrible et si profond ; de cette femme, pour l’amour de laquelle il avait adressé des remercîments à Dieu, dans l’église, quelques heures auparavant. Elle avait dû être son épouse, la mère de ses enfants, peut-être. Il se couvrit la figure de ses mains glacées et sanglota tout haut. Ne le raillez pas pour ces pleurs : c’étaient les premières larmes de sa virilité. Ses yeux n’avaient jamais été humides depuis son enfance. À Dieu ne plaise que des larmes comme celles-là soient versées plus d’une fois dans la durée d’une existence ! On ne pourrait supporter deux fois pareil supplice. De rauques sanglots lui brisaient et lui déchiraient la poitrine comme s’il eût la chair taillée en morceaux avec une épée rouillée, et quand il retira ses mains mouillées de dessus son visage, il s’étonna qu’elles ne fussent pas rouges ; car il lui semblait avoir pleuré du sang. Que devait-il faire ?

Aller demander à Aurora l’explication de cette lettre ? Oui ; la conduite à suivre était assez claire. Une espérance inquiète s’empara de nouveau de son esprit et dissipa sa terreur. Pourquoi était-il si prompt à douter d’elle ? Quel misérable lâche il était de la soupçonner, de soupçonner cette jeune fille, dont l’âme candide s’était si librement ouverte à lui, dont tous les accents respiraient la vérité ! Car, dans ses relations avec Aurora, la qualité qu’il avait surtout appris à respecter dans son caractère, c’était sa sublime candeur. Il rit presque au souvenir de la lettre de sa mère. C’était si bien le fait de ces simples gens de la campagne, dont les existences ont toujours été bornées aux limites étroites d’un village de Cornouailles ! c’était si bien leur fait de faire des montagnes de véritables taupinières ! Qu’y avait-il de si surprenant dans ce qui était arrivé ? L’enfant gâtée, l’héritière volontaire et capricieuse s’était lassée d’une pension étrangère et s’était sauvée. Son père, ne désirant pas que cette escapade de jeune fille fût connue, l’avait placée quelque part ailleurs, et avait tenu sa folie secrète. Qu’y avait-il d’un bout à l’autre, dans toute cette affaire, qui ne fût parfaitement naturel et probable, pour peu qu’on prît, comme on devait le faire, en considération les circonstances exceptionnelles dans lesquelles tout cela était arrivé ?

Il pouvait se figurer Aurora, les joues enflammées et les yeux lançant des éclairs, jetant une page de thèmes barbouillés à la face de son maître de français, et s’enfuyant de la salle d’étude au milieu d’un grand tumulte et d’un babil difficile à apaiser. La belle et fougueuse créature ! Dans la femme qu’il aime, il n’est rien qu’un homme ne puisse admirer, et Talbot inclinait presque à admirer Aurora pour s’être sauvée de la pension.

Le premier coup de cloche pour le dîner avait sonné pendant que Bulstrode était en proie à ce supplice, de sorte que toutes les pièces et tous les corridors étaient déserts quand il alla chercher Aurora, ayant la lettre de sa mère cachée dans sa poitrine.

Elle n’était pas dans la salle de billard, ni dans le salon ; mais il la trouva enfin dans un petit boudoir, au bout de la maison, lequel avait une fenêtre cintrée qui donnait sur le parc. Cette pièce était faiblement éclairée par une lampe sur laquelle il y avait un abat-jour, et Mlle Floyd était assise à la fenêtre qui n’avait pas de rideaux, le coude appuyé sur le rebord garni d’un coussin, regardant le ciel glacé et le paysage blanchi par la neige. Elle était vêtue de noir ; son visage, son cou et ses bras brillaient d’une blancheur de marbre auprès de la sombre couleur de sa robe, et son attitude était immobile comme celle d’une statue.

Elle ne bougea ni ne regarda autour d’elle, lorsque Talbot entra dans sa chambre.

— Ma chère Aurora, — dit-il, — je vous ai cherchée partout.

Elle tressaillit en entendant sa voix.

— Vous vouliez me voir ?

— Oui, ma très-chère enfant. J’ai besoin que vous m’expliquiez quelque chose. Une chose assez folle, sans doute, ma chère enfant, et, naturellement, très-facile à expliquer ; mais, en ma qualité de futur mari, j’ai le droit de vous demander une explication, et je sais, Aurora, je sais que vous me la donnerez en toute franchise.

Elle ne parla pas, quoique Talbot se tût quelques instants, en attendant sa réponse. Il ne pouvait voir que son profil, faiblement éclairé par le ciel glacé. Il ne put distinguer la douleur muette, la pâle douleur dont ce jeune visage était empreint.

— J’ai reçu une lettre de ma mère, et il y a dans cette lettre quelque chose que je désire que vous m’expliquiez. Vous la lirai-je, ma chère enfant ?

Sa voix balbutia en prononçant ce terme d’affection, et il se souvint plus tard que ç’avait été la dernière fois ou il lui avait parlé avec la tendresse d’un amant. Le jour vint où elle eut besoin de sa compassion, et où il la lui prodigua volontiers ; mais à ce moment sonna le glas de l’amour. À ce moment le gouffre s’ouvrit et les rochers se fendirent.

— Vous lirai-je la lettre, Aurora ?

— S’il vous plaît.

Il tira la lettre froissée de sa poitrine, et, se penchant sur la lampe, il la lut tout haut à Aurora. Il s’attendait positivement qu’elle l’interromprait à chaque phrase pour s’empresser de lui donner quelque explication ; mais elle garda le silence jusqu’à ce qu’il eût achevé, et même alors elle ne dit mot.

— Aurora… Aurora, est-ce vrai ?…

— Parfaitement vrai.

— Mais pourquoi vous êtes-vous enfuie de la rue Saint-Dominique ?

— Je ne puis vous le dire.

— Et où étiez-vous entre le mois de juin 1865 et le mois de septembre dernier ?

— Je ne puis vous le dire, Talbot. C’est mon secret, et je ne puis vous le dire.

— Vous ne pouvez me le dire ! Il y a dans votre vie une période de plus d’un an dont on ne peut se rendre compte ; et vous ne pouvez me dire, à moi, votre fiancé, ce que vous avez fait pendant cette année-là ?

— Non, je ne le puis.

— Alors, Aurora, vous ne serez jamais ma femme.

Il s’imagina qu’elle allait s’élancer vers lui, sublime d’indignation et de fureur, et que l’explication qu’il désirait si ardemment allait sortir de ses lèvres en un torrent des paroles passionnées et courroucées ; mais elle se leva, et, se tournant de son côté en chancelant, elle tomba à genoux à ses pieds. Aucune autre action n’aurait pu frapper son cœur d’une pareille terreur ; celle-ci lui semblait un aveu de sa culpabilité. Mais quelle faute avait-elle commise ? Quelle faute ? Quel était le sombre secret de la courte existence de cette jeune créature ?

— Talbot… — dit-elle d’une voix tremblante, qui lui fendit l’âme, — Talbot, Dieu sait combien de fois j’ai prévu et redouté cette heure-ci. Si je n’avais pas été lâche, j’aurais devancé cette explication. Mais je pensais… je pensais que l’occasion ne pourrait jamais se présenter ; ou que, lorsqu’elle se présenterait, vous seriez généreux et… que… vous auriez confiance en moi. Si vous pouvez avoir confiance en moi, si vous pouvez, Talbot, croire que ce secret n’est pas… honteux…

— Pas honteux ! — s’écria-t-il. — Ô ciel ! Aurora, devais-je jamais vous entendre parler ainsi ! Croyez-vous qu’il y ait des degrés dans ces choses-là ! Il ne doit pas y avoir de secret entre ma femme et moi ; et du jour qu’il existe un secret ou l’ombre d’un secret entre nous, nous devons nous séparer pour toujours. Relevez-vous, Aurora, vous me tuez avec cette honte et cette humiliation. Relevez-vous ; et, si nous devons nous quitter en ce moment, dites-moi, oui, dites-moi, par pitié, que je n’ai pas besoin de me mépriser pour vous avoir aimée avec une ardeur dont un homme est à peine capable.

Elle ne lui obéit pas ; mais elle se baissa encore davantage dans son attitude à demi agenouillée et à demi rampante, cachant son visage dans ses mains, et ne laissant voir à Bulstrode que les tresses de ses cheveux noirs.

— J’ai été privée de ma mère dès le berceau, Talbot, — dit-elle d’une voix à moitié étouffée. — Ayez pitié de moi !

— Pitié !… — répondit le Capitaine, — pitié !… Pourquoi ne demandez-vous pas justice ? Une question, Aurora ; une question encore, la dernière peut-être que je puisse jamais vous adresser. Votre père sait-il pourquoi vous avez quitté la pension, et où vous avez été pendant ces douze mois ?

— Oui, il le sait.

— Je remercie au moins Dieu de cela. Alors dites-le-moi, Aurora, dites-le-moi seulement, et je croirai votre simple parole, comme je croirais le serment d’une autre femme. Dites-moi s’il a approuvé le motif pour lequel vous avez quitté cette pension, et la manière dont vous avez passé cette année-là. Si vous pouvez me dire oui, Aurora, il n’y aura plus de discussion entre nous, et je pourrai sans crainte faire de vous mon épouse bien-aimée et honorée.

— Je ne le puis, — répondit-elle. — Je n’ai que dix-neuf ans ; mais dans les deux dernières années de ma vie, j’en ai fait assez pour briser le cœur de mon père ; pour déchirer le cœur du père le plus tendre qui ait jamais respiré sur la terre.

— Alors tout est fini entre nous. Dieu vous pardonne, Aurora ; mais d’après votre propre aveu, vous n’êtes pas faite pour devenir la femme d’un honnête homme. Mon esprit est inaccessible à tous soupçons impurs ; mais la vie passée de ma femme doit être une page blanche et sans tache, que tout le monde doit être libre d’examiner.

Il se dirigea vers la porte ; puis, revenant, il aida la jeune fille accablée à se relever, et la reconduisit à sa chaise près de la fenêtre, avec la même exquise politesse que s’il eût été son cavalier dans un bal. Leurs mains se rencontrèrent dans une étreinte de glace comme les mains de deux cadavres. Cette étreinte avait un caractère lugubre comme la mort. Que de choses, dans les quelques heures qui venaient de s’écouler, étaient mortes entre ces deux êtres ! l’espérance, la confiance, la sécurité, l’amour, le bonheur, tout ce qui nous rattache à la vie.

Bulstrode s’arrêta sur le seuil de la petite chambre, et reprit la parole.

— J’aurai quitté Felden dans une demi-heure, mademoiselle Floyd, — dit-il, — il vaudra mieux laisser supposer à votre père que le désaccord survenu entre nous a eu une cause d’une nature insignifiante, et que c’est vous qui m’avez congédié. J’écrirai de Londres à M. Floyd, et, si cela vous plaît, je rédigerai ma lettre de façon à l’amener à avoir cette idée-là.

— Vous êtes bien bon, — répondit-elle. — Oui, j’aimerais mieux qu’il crût cela. Ce sera lui épargner une nouvelle douleur. Dieu sait que j’ai lieu d’être reconnaissante pour tout ce qui peut y réussir.

Talbot s’inclina et sortit de la chambre, dont il ferma la porte derrière lui. Le bruit que fit cette porte résonna tristement à son oreille. Il pensa à quelque frêle et jeune créature abandonnée par les religieuses ses compagnes dans un tombeau vivant. Il pensa qu’il aurait mieux aimé quitter Aurora couchée inanimée dans son cercueil que comme il la quittait alors.

Le second coup de cloche annonçant le dîner sonna au moment où il passait de la demi-obscurité du corridor à l’éclat du gaz qui illuminait la salle de billard. Il rencontra Lucy qui s’avançait vers lui, en faisant entendre le frôlement de la robe de soie qu’elle venait de mettre pour dîner, et qui était pimpante de franges, de rubans, de dentelles, et étincelante de bijoux ; il lui en voulut presque de ce qu’elle avait l’air si brillant et si radieux, en se souvenant du pâle et lugubre visage de la pauvre créature abattue qu’il venait de quitter. Nous sommes portés à être horriblement injustes à l’heure de l’épreuve suprême ; et je crains que, si quelqu’un eût eu la témérité de demander en ce moment à Talbot son opinion sur Lucy, le Capitaine aurait déclaré qu’elle n’était que frivolité et affectation. Si vous découvrez l’indignité de la seule femme que vous aimiez au monde, vous vous sentirez peut-être mal disposé à l’égard des nombreuses personnes estimables qui vous entourent. Cela vous rend féroce de savoir que ceux dont vous ne vous souciez en rien sont si bons, tandis que celle à qui vous avez donné votre âme est si dépravée. Le navire à bord duquel vous aviez mis toutes les espérances de votre cœur a sombré, et la vue des autres navires qui voguent si légèrement au souffle de la brise soulève votre colère. Lucy recula à l’aspect du visage du jeune homme.

— Qu’est-ce ? — demanda-t-elle. — Qu’est-il arrivé, Capitaine Bulstrode ?

— Rien… j’ai reçu une lettre qui m’oblige à…

Sa voix creuse dégénéra en un murmure inintelligible avant qu’il pût achever sa phrase.

— Lady Bulstrode… ou sir John… est malade peut-être ? — se hasarda à dire Lucy.

Talbot mit son doigt à ses lèvres pâles, et il secoua la tête. Ce geste pouvait signifier n’importe quoi. Il ne pouvait parler. Le vestibule était rempli de visiteurs et d’enfants qui se rendaient au dîner. Le petit monde devait ce jour-là, comme une fête, comme un privilège particulier de la saison, dîner avec les grandes personnes. La porte de la salle à manger était ouverte, et Talbot aperçut vaguement la tête grise de Floyd à l’extrémité d’une longue file de lumière, d’argenterie, de cristaux et de fleurs artificielles. Le vieillard avait ses neveux, ses nièces et leurs enfants groupés autour de lui ; mais la place, à sa droite, la place que devait occuper Aurora, était vide. Bulstrode se détourna de ce tableau si gaiement éclairé, et monta à la hâte l’escalier qui conduisait à sa chambre, où il trouva son domestique qui avait apprêté les habits de son maître, et l’attendait tout étonné de ce qu’il n’était pas venu s’habiller.

Cet homme recula en voyant le visage de Talbot d’une pâleur mortelle, que faisait ressortir la lumière des bougies placées sur la table de toilette.

— Je pars, Philman, — dit le Capitaine parlant très-vite et d’une voix troublée et peu distincte ; — je pars par le train express de ce soir, si je peux arriver à Londres à temps pour le prendre. Emballez mes effets et partez après moi. Vous pourrez me rejoindre à la station de Paddington. J’irai à pied jusqu’à Beckenham, et je prendrai le premier convoi. Donnez ceci aux domestiques pour moi.

Il tira une poignée d’or et d’argent de sa poche et la mit dans la main de son domestique.

— Aucun malheur n’est arrivé à Bulstrode, j’espère, monsieur ? — dit le domestique. — Sir John est-il malade ?

— Non, non ; j’ai reçu une lettre de ma mère… Je… Vous me trouverez au Great Western…

Il prit son chapeau et se hâtait de sortir de la chambre ; mais son domestique le suivit avec son pardessus.

— Vous vous rendrez malade, monsieur, par une soirée comme celle-ci, — dit le domestique d’un ton de respectueuse remontrance.

Le banquier était debout à la porte de la salle à manger, lorsque Talbot traversa le vestibule. Il disait à un domestique d’aller chercher sa fille.

— Nous attendons tous Mlle Floyd, — dit le vieillard ; — nous ne pouvons dîner sans elle.

Sans être vu, grâce à la confusion, Talbot ouvrit doucement la grande porte, et se glissa à l’air froid du soir. La longue terrasse étincelait des lumières qui brillaient au travers des fenêtres hautes et étroites, comme le soir où il était venu pour la première fois à Felden, et devant lui se déployait le parc avec ses arbres nus et sans feuilles, la terre était blanchie d’une légère couche de neige, — et au-dessus de lui le ciel était gris et sans étoiles, spectacle froid et désert qui contrastait tristement avec la chaleur et l’éclat qu’il laissait derrière lui. Tout cela était l’image de la crise de sa vie. Il quittait la douce chaleur de l’amour et de l’espérance pour le froid de la résignation ou les glaces du désespoir. Il descendit les marches de la terrasse, traversa les allées coquettes du jardin, et entra dans ce vaste parc mystérieux. La longue avenue, par cette lumière grisâtre, paraissait peuplée de spectres : les réseaux des branches qui s’entrelaçaient au-dessus de sa tête formaient des ombres noires, qui tremblotaient sur le sol blanchi qu’il foulait aux pieds. Il marcha jusqu’à la distance d’un quart de mille avant de se retourner pour regarder en arrière les fenêtres étincelantes. Il ne s’éloigna pas avant qu’un détour de l’avenue ne l’eût amené à un endroit d’où il pût voir la fenêtre, faiblement éclairée, de la chambre où il avait laissé Aurora. Il resta quelque temps à regarder cette pâle lueur, à penser, à penser à tout ce qu’il avait perdu, et à tous les dangers auxquels il avait peut-être échappé, à penser à ce que sa vie allait être désormais sans cette femme, à penser qu’il eût mieux aimé être le plus pauvre garçon de charrue de la paroisse de Beckenham que l’héritier de Bulstrode, s’il avait pu serrer sur son cœur la jeune fille qu’il aimait, et croire à sa pureté.