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Aurora Floyd/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 125-139).

CHAPITRE X

La lutte.

La nouvelle année commença dans la tristesse à Felden, car elle trouva Floyd veillant au chevet de sa fille unique. Le soir du départ de Talbot, Aurora avait pris sa place à la longue table du dîner ; et, si ce n’est qu’elles étaient peut-être un peu plus vives et plus brillantes que d’ordinaire, ses manières n’avaient nullement changé après cette terrible entrevue. Elle avait causé avec Mellish, joué et chanté avec ses jeunes cousins ; elle s’était tenue derrière son père, observant ses cartes au milieu de toutes les chances d’un rob de whist, et le lendemain matin sa femme de chambre l’avait trouvée atteinte d’une fièvre furieuse, les joues en feu, les yeux éraillés, ses longs cheveux tout épars et en désordre sur les oreillers, et les mains sèches et brûlantes au toucher. Par le télégraphe, on fit venir de Londres deux graves médecins, qui arrivèrent à Felden avant midi, et la maison fut abandonnée de tous ses hôtes à la tombée de la nuit ; il ne resta plus que Mme Alexandre et Lucy pour aider à soigner la malade. Les médecins du West End dirent fort peu de chose. Cette fièvre avait pour eux le caractère des autres fièvres. La jeune fille avait peut-être pris froid ; elle avait été imprudente, comme le sont les jeunes personnes, et elle avait été saisie d’un frisson subit. Elle s’était très-probablement échauffée plus qu’il ne fallait à danser, ou elle s’était assise dans un courant d’air, ou elle avait mangé une glace. Il n’y avait pas de danger immédiat à redouter. La malade avait une superbe constitution ; elle était douée d’une vitalité merveilleuse, et, avec des soins et un bon traitement, elle serait bientôt sur pied. Le bon traitement voulait dire une visite tous les jours de chacun de ces deux savants docteurs au prix de deux guinées ; quoique peut-être, s’ils eussent exprimé leurs plus intimes pensées, ils eussent avoué que, malgré tout ce qu’on pourrait dire de contraire, Aurora n’avait besoin que de rester tranquille, dans une chambre sans lumière, pour soutenir cette lutte contre elle-même. Mais le banquier aurait voulu mander tout Royal College au chevet de son enfant malade, s’il eût pu, par une semblable mesure, lui épargner un instant de souffrance ; et il supplia les deux médecins de venir à Felden deux fois par jour, si cela était nécessaire, et d’appeler d’autres médecins en consultation, s’ils avaient la moindre crainte pour leur malade. Aurora eut un accès de délire ; mais dans son délire elle révéla peu de chose. Je ne crois pas absolument que les gens sous l’influence de la fièvre fassent souvent les aveux magnifiques et sentimentaux que leur attribuent les écrivains et les romanciers. Dans ces moments cruels, dans cette folie fiévreuse, nous divaguons et parlons de choses insensées. Nous souffrons parce qu’il y a dans la chambre un homme avec un chapeau blanc, ou un chat noir sur la courte-pointe ; parce que des araignées rampent sur les rideaux, ou qu’un charbonnier veut nous mettre un sac de charbon sur la poitrine. Les fantaisies que nous manifestons dans le délire sont comme nos rêves, et se rattachent très-peu aux chagrins ou aux joies qui composent notre existence.

Aurora parlait de chevaux et de chiens, de maîtres et de gouvernantes, de contrariétés enfantines qui l’avaient affligée plusieurs années auparavant, et de plaisirs de jeune fille que, dans son état normal d’esprit, elle avait complètement oubliés. Elle reconnaissait rarement Lucy ou Mme Alexandre, qu’elle prenait pour toute espèce de personnes improbables ; mais elle n’oubliait jamais entièrement son père ; elle paraissait même avoir toujours conscience de sa présence, et elle lui adressait constamment la parole, le suppliant de lui pardonner quelque acte de désobéissance commis dans son enfance, pendant ces années passées dont elle parlait tant.

Mellish s’était logé à l’auberge du Lévrier, dans la grande rue de Croydon, et se rendait tous les jours à Felden ; il laissait son phaéton à la grille du parc, et allait à pied jusqu’à la maison pour y chercher des nouvelles. Les domestiques remarquèrent son visage pâle, et en firent tout de suite un amoureux de leur jeune maîtresse. Ils l’aimaient bien mieux que Bulstrode, qui était trop hautain et trop fier avec eux. John jetait ses derniers souverains à droite et à gauche, quand il venait dans le silencieux château où gisait Aurora, entourée d’amis dévoués. Il tenait par sa boutonnière le valet de pied qui répondait à la porte, et il eût de bon cœur payé à cet homme une demi-couronne par minute le temps qu’il mettait à lui adresser ses questions empressées, concernant la santé de Mlle Floyd. C’est pourquoi Mellish rencontrait de chaudes sympathies parmi la gent domestique de Felden. Son valet de chambre avait prévenu la valetaille du banquier que son maître était le meilleur maître d’Angleterre, et que Mellish Park était un paradis terrestre conservé pour le bonheur des serviteurs fidèles ; et les domestiques de Floyd exprimaient le désir que leur jeune dame pût se rétablir et épouser le blondin, comme ils appelaient John. Ils en vinrent à conclure qu’il y avait eu ce qu’ils nommaient une rupture entre Mlle Floyd et le Capitaine, et qu’il s’en était allé dans un accès de mauvaise humeur, ce qui était bien fait pour punir son imprudence, car leur jeune dame aurait des centaines de milliers de livres avant longtemps, et elle était plutôt faite pour un duc que pour un mendiant d’officier.

La lettre de Talbot à Floyd arriva à Felden le 27 décembre ; mais elle resta quelque temps sans être ouverte sur la table de la bibliothèque. Dans l’inquiétude que lui causait la situation d’Aurora, Archibald avait à peine fait attention à la disparition de son futur gendre. Quand il ouvrit la lettre, les paroles du Capitaine manquèrent presque de sens pour lui, quoiqu’il fût capable d’en conclure que le mariage avait été rompu, d’après le désir de sa fille, comme Talbot semblait le donner à entendre.

La réponse du banquier à cette lettre fut très-brève. En voici la teneur :

« Mon cher Monsieur,

« Votre lettre est arrivée ici il y a quelques jours ; mais elle n’a été ouverte par moi que ce matin. Je l’ai mise de côté pour y répondre plus longuement à une époque ultérieure. Quant à présent, je suis incapable de m’occuper de rien. Ma fille est gravement malade.

« Votre obéissant serviteur,
« Archibald Floyd. »

Gravement malade !

Bulstrode resta près d’une heure, la lettre du banquier dans la main, les yeux fixés sur ces deux mots. Fallait-il prendre l’expression dans son acception la plus forte ou la plus faible ? Un instant, se souvenant de l’amour d’Archibald pour sa fille, il pensa que cette grave maladie était sans doute une très-légère indisposition, quelque attaque de nerfs comme en ont les femmes, et commune à toutes les jeunes filles à la moindre anicroche dans leurs amourettes ; mais cinq minutes après il se figurait que ces mots avaient une terrible signification, qu’Aurora se mourait, se mourait de la honte et du supplice que lui avait amenés l’entrevue dans la petite chambre à Felden.

Dieu du ciel ! qu’avait-il fait ? Avait-il assassiné cette belle créature, qu’il aimait un million de fois plus que lui-même ? L’avait-il tuée avec ces armes impalpables, ces mots tranchants et cruels qu’il avait prononcés le 25 décembre ? Il se représenta mainte et mainte fois la scène qui avait eu lieu ; et le sentiment de l’honneur outragé, qui avait tant d’empire sur lui, semblait devenir vague et confus ; il commençait presque à se demander pourquoi il s’était querellé avec Aurora. Peut-être, après tout, ce secret ne concernait-il que quelque folie d’écolière ? Non, son attitude et son visage pâle donnaient un démenti à cette espérance. Ce secret, quel qu’il fût, était une question de vie ou de mort pour Aurora. Il n’osait pas essayer de le deviner, il tâchait de tenir son esprit en garde contre les soupçons qui l’assaillaient. Dans les premiers jours qui suivirent ce terrible jour de Noël, il avait résolu de quitter l’Angleterre. Il devait chercher à obtenir du gouvernement une place qui le ferait aller à l’autre bout du monde, où il n’entendrait jamais prononcer le nom d’Aurora, où jamais ne lui serait dévoilé le mystère qui était cause de leur séparation. Mais maintenant, maintenant qu’elle était malade, en danger peut-être, comment pouvait-il quitter le pays ? Comment lui était-il possible de partir pour un endroit où il pourrait un jour ouvrir les journaux anglais et voir le nom de la jeune fille dans la liste des décès ?

Talbot était un triste hôte au château de Bulstrode. Sa mère et sa cousine Constance respectaient la pâleur de son visage, et s’éloignaient de lui, craintives et tremblantes ; mais son père lui demanda ce que, diable ! il avait pour avoir l’oreille si basse, et pourquoi il ne prenait pas son fusil pour aller courir par les landes et gagner de l’appétit pour dîner, comme devait faire un chrétien, au lieu de bouder dans sa chambre toute la journée, à se mordre le bout des doigts.

Une fois, une seule fois, lady Bulstrode fit allusion à Aurora,

— Vous avez, je suppose, demandé une explication à Mlle Floyd, Talbot ? — dit-elle.

— Oui, ma mère.

— Et le résultat ?

— A été la rupture de nos engagements. Je préfèrerais que vous ne me parlassiez plus de ce sujet, ma mère, s’il vous plaît.

Talbot prit son fusil, et alla courir par les landes, comme le lui avait conseillé son père ; mais ce ne fut pas pour massacrer les derniers faisans, mais pour penser en paix à Aurora, que ce jeune homme sortit. Les nuages bas qui planaient au-dessus des landes semblaient le tenir enfermé comme les murs d’une prison. La distance qui le séparait de Felden était telle que les gémissements de voix en deuil pouvaient retentir dans le Kent, sans qu’un murmure funèbre parvînt aux oreilles les plus attentives dans le pays de Cornouailles. Comme il portait envie au plus humble domestique de Felden, qui savait jour par jour, heure par heure, les progrès de la lutte engagée entre la mort et Aurora ! Et cependant, après tout, qu’était-elle pour lui ? Que lui importait qu’elle allât bien ou mal ? La tombe ne pourrait jamais les séparer plus complétement qu’ils étaient séparés, du moment qu’il avait découvert qu’elle n’était pas digne d’être sa femme. Il ne l’avait point accusée, il lui avait amplement et loyalement fourni l’occasion de se laver du soupçon qui planait sur son nom ; et elle avait été incapable de le faire. Bien plus, par ses manières, elle lui avait donné tout lieu de supposer que ce soupçon était plus grave qu’il ne l’avait craint. Était-il donc blâmable ? Était-ce sa faute si elle était malade ? Ses jours devaient-ils être misérables et ses nuits sans sommeil à cause d’elle ? À cette pensée il frappa violemment la crosse de son fusil à terre, fourra la baguette dans le canon, et chargea son arme avec fureur, sans s’apercevoir qu’il n’avait rien mis dedans ; ensuite, s’étendant tout de son long sur l’herbe rase, il resta couché jusqu’à la tombée de la nuit, laissant la rosée du soir tremper son costume de chasse, et courant le risque d’attraper une fièvre rhumatismale.

Je pourrais consacrer des chapitres à raconter les folles souffrances de ce jeune homme ; mais je crains de le rendre ennuyeux pour mes lecteurs mécontents, pour ceux du moins qui n’ont jamais souffert douleur pareille. Plus la maladie est aiguë, moins elle dure de temps ; aussi Talbot ne tarda pas à aller mieux, à reprendre son ancienne mine, et à rire de ses souffrances passées. Certes, c’est la pire de toutes que cette inconstance, ce manque de fixité, qui nous fait dépouiller notre caractère primitif sans plus de remords que nous en ressentons lorsque nous jetons de côté un vêtement usé. Je pourrais faire de ce livre un énorme appendice au catalogue du Musée britannique, s’il me fallait raconter tout ce que Bulstrode éprouva et souffrit dans le cours du mois de janvier 1858, s’il me fallait analyser les doutes, les confusions, les contradictions qui assaillirent son esprit, abandonnées le moment d’après. Je m’en abstiens donc, et je me contenterai de constater le fait qu’un certain dimanche, au milieu du mois, le Capitaine, étant assis dans le banc de la famille à l’église de Bulstrode, directement en face du monument de l’amiral Hartley Bulstrode, qui combattit et mourut sous le règne de la reine Élisabeth, prononça le muet serment que, aussi vrai qu’il était gentilhomme et chrétien, il s’abstiendrait d’avoir la moindre communication volontaire avec Aurora. Mais sans ce vœu il aurait fléchi et cédé à l’élan de ses craintes et de son amour ; il serait allé à Felden se jeter, aveuglément et sans demander aucune explication, aux pieds de la malade.

Les premières feuilles nuançaient d’un vert tendre les haies qui entouraient Felden ; on venait de sortir du mois de mars ; et les bourgeons des frênes perçaient leurs noires enveloppes, les pâles violettes et les primevères formaient d’odorants réseaux dans les petits recoins à l’ombre des chênes et des hêtres. Toute la nature se réjouissait de la douce température d’avril, lorsqu’Aurora leva sur le visage de son père ses yeux noirs qui semblaient avoir repris leur ancien éclat et leur charme ordinaire. La lutte avait été longue et rude ; mais elle était bien près de se terminer, selon le dire des médecins ; la mort vaincue battait en retraite pour quelque temps, en attendant une meilleure occasion pour prendre sa fatale revanche ; et celle qui en avait triomphé, encore faible, devait être portée au-rez-de-chaussée pour s’asseoir dans le salon pour la première fois depuis la soirée du 25 décembre.

On accorda à Mellish, qui se trouvait à Felden ce jour-là, le suprême privilège de porter ce frêle fardeau dans ses bras robustes depuis la porte de la chambre à coucher jusqu’au grand sofa, près de la cheminée, dans le salon, escorté d’une procession de gens, heureux de cette besogne, chargés de châles, d’oreillers, de sels, de flacons d’odeur et autres attirails de malades. Tout être vivant à Felden était dévoué à cette convalescente adorée. Floyd ne respirait que pour la soigner. La tendre Lucy la veillait nuit et jour, craignant de la confier à des mains mercenaires. Mme Powell, comme une ombre pâle et muette, se cachait, au milieu des rideaux de son lit, marchant sur la pointe du pied, l’œil sans cesse au guet, jouant le rôle d’une garde inappréciable dans la chambre d’une malade, au dire des médecins. Pendant toute la durée de sa maladie, Aurora n’avait jamais prononcé le nom de Bulstrode. Pas même lorsque la fièvre était à son paroxysme et que son cerveau était le plus dérangé, ce nom, si bien connu de tous, ne s’était échappé de ses lèvres. Elle avait mainte et mainte fois répété d’autres noms étrangers à Lucy ; les divagations de la pauvre jeune fille avaient été entremêlées de noms de lieux et de chevaux, de termes techniques empruntés à l’argot des courses ; mais, quels que fussent ses sentiments à l’égard de Talbot, aucune parole n’en avait révélé ni la profondeur ni la tristesse. Cependant je ne pense pas que ma malheureuse héroïne aux yeux noirs fût absolument insensible sous ce rapport. Quand il fut question pour la première fois de la descendre en bas, Mme Powell et Lucy proposèrent le petit boudoir à fenêtre cintrée, qui était peu spacieux, commode, et ouvrait au midi, comme l’endroit le plus convenable pour la malade ; mais Aurora se récria, en frémissant, et dit qu’elle ne rentrerait jamais dans cette odieuse pièce.

Dès qu’elle fut assez forte pour supporter la fatigue du voyage, on jugea à propos de l’éloigner de Felden, et les médecins indiquèrent Leamington comme le meilleur endroit pour changer d’air. Climat doux, retraite dans l’intérieur des terres, ville silencieuse et tranquille, endroit convenant spécialement aux malades, et presque abandonné par d’autres voyageurs après la saison des chasses.

L’anniversaire de la naissance de Shakspeare était venu et passé, et les grandes fêtes de Stratford étaient terminées, lorsque Floyd conduisit sa fille encore bien pâle à Leamington. On avait loué pour eux un cottage meublé à un mille et demi de la ville : jolie maison, moitié villa, moitié ferme, avec des murs de plâtre blanc marqueté de poutres de bois noir, et presque enterrée dans un jardin magnifique et très-bien entretenu ; séjour charmant, faisant partie d’un groupe de constructions rustiques ramassées autour d’une vieille église grisâtre située dans un coin de la route, où venaient se rencontrer deux ou trois sentiers, qui s’embranchaient entre une bordure de haies verdoyantes ; endroit fort retiré, et cependant retentissant du bruit le plus gai et le plus joyeux de tous : le tintamarre des cours de ferme, le caquetage de la volaille, le roucoulement des pigeons, le beuglement monotone du bétail nonchalant, et le grognement querelleur des cochons qui se chamaillent. Archibald n’aurait pu amener sa fille dans un lieu plus convenable. La maison de plâtre et de bois sembla un port de refuge à la pauvre Aurora dans son abattement. C’était un vrai plaisir pour elle que de se coucher, enveloppée dans des châles, sur un sofa recouvert de perse, la fenêtre ouverte, écoutant les bruits champêtres venant de la cour jonchée de paille située de l’autre côté de la haie, ayant près d’elle son fidèle Bow-wow, qui allongeait ses grosses pattes de devant sur les coussins étendus à ses pieds. Le bruit de la cour de la ferme était plus agréable à l’oreille d’Aurora que les inflexions monotones de la voix de Mme Powell ; mais, comme cette dame considérait de son devoir de lire tout haut pour récréer la malade, Mlle Floyd était trop bonne pour avouer combien elle était lasse de Marmion, de Childe Harold, d’Evangeline et de la Reine de Mai, et combien, dans l’état actuel de son esprit, aux vers les plus sublimes qu’ait jamais composés poète mort ou vivant, elle aurait préféré écouter une dispute animée entre une couvée de canards autour de la mare de la ferme, ou une légère querelle dans le toit à porcs. La pauvre fille avait beaucoup souffert, et ce rétablissement lent, cette réparation graduelle de ses forces avait un certain charme qui affectait mollement ses sens. Sa nature renaissait en même temps que la brillante et salutaire saison d’été. Comme les arbres du jardin déployaient une nouvelle vigueur et une beauté nouvelle, de même la superbe vitalité de sa constitution revenait avec une grande partie de sa force d’autrefois. Les cruelles blessures avaient laissé des cicatrices après elles, mais elles ne l’avaient pas tuée après tout ; elles ne l’avaient même pas changée entièrement, car des reflets de l’Aurora d’autrefois se faisaient jour de plus en plus chez la pâle convalescente ; et Floyd, dont la vie n’était guère qu’une existence par réfraction, sentait renaître ses espérances lorsqu’il regardait sa fille. Lucy et sa mère étaient retournées à la villa de Fulham, et avaient repris leurs devoirs de famille, de sorte que la société de Leamington se composait seulement d’Aurora, de son père et de cette pâle ombre de la bienséance, la blonde veuve de l’enseigne. Mais ils ne furent pas longtemps sans recevoir une visite. Mellish, ayant adroitement surpris le banquier dans un moment d’agitation et de confusion à Felden, lui avait arraché une invitation pour Leamington, et, quinze jours après leur arrivée, il présenta ses formes athlétiques et son blond visage à la petite grille en bois du cottage. Aurora se prit à rire (c’était la première fois depuis sa maladie) en voyant ce fidèle adorateur, son sac de voyage à la main, se diriger, à travers le labyrinthe de gazon et de parterres de fleurs, vers la fenêtre toute grande ouverte à laquelle elle et son père étaient assis ; et Archibald, apercevant ce premier rayon de gaieté sur le visage de sa fille bien-aimée, put bien serrer Mellish dans ses bras, parce qu’il en avait été cause. Il aurait embrassé un saltimbanque, ou le paillasse de bas étage d’une baraque de foire, ou une troupe de chiens et de singes savants, ou tout ce qui, sur la terre, aurait pu inspirer un sourire à son enfant malade. Comme le monarque oriental des contes des fées, qui offre toujours la moitié de son royaume et la main de sa fille à celui qui pourra guérir la princesse de son mal de tête ou lui arracher sa dent, Archibald aurait ouvert un compte de banque dans la maison de Lombard Street, avec une somme fabuleuse pour débuter, à quiconque aurait pu procurer du plaisir à cette jeune fille, qui souriait maintenant pour la première fois de l’année à la vue de ce gros habitant du comté d’York, à la figure rosée, qui venait brûler son fol encens sur l’autel de cette divinité.

Il n’était pas supposable que Floyd n’eût éprouvé aucun étonnement concernant la cause de la rupture de l’engagement contracté entre sa fille et Bulstrode. Les tourments et la terreur endurés par lui pendant la longue maladie d’Aurora, n’avaient laissé de place dans son esprit pour aucune autre pensée ; mais depuis que le danger était passé, il n’avait pas peu réfléchi sur la brusque rupture survenue entre les amants. Il s’aventura une fois, dans la première semaine de leur séjour à Leamington, à parler à sa fille à ce sujet, et lui demanda pourquoi elle avait congédié le Capitaine. Or, s’il y avait au monde quelque chose d’odieux à Aurora, c’était le mensonge. Je ne dis pas qu’elle n’en avait jamais fait un dans le cours de sa vie. Il est certains actes de folie qui traînent après eux la fausseté et la dissimulation aussi sûrement que les ombres qui nous suivent lorsque nous marchons au soleil, et il est rare que nous nous écartions de la stricte limite du bien sans être entraînés beaucoup plus loin que nous ne l’avions calculé. Hélas ! mon héroïne n’est pas sans défaut ; elle ôterait ses souliers pour les donner au pauvre qui marche nu-pieds ; elle s’arracherait le cœur de la poitrine si, en le faisant, elle pouvait guérir les blessures qu’elle avait faites au cœur dévoué de son père. Mais une ombre de folle démence a terni sa jeunesse, et elle a une terrible moisson à récolter de cette graine semée à la légère et à expier cruellement cette faute que l’oubli n’a pas effacée. Cependant, son caractère naturel, c’est la sincérité, la candeur même ; et il est beaucoup de jeunes femmes dont la vie a été dirigée et ordonnée avec autant de soin et d’élégance que les charmants jardins d’un square de Tyburnia, qui pourraient dire un mensonge de bien meilleure grâce qu’Aurora. Aussi, quand son père lui demanda pourquoi elle avait congédié Bulstrode, elle ne répondit pas à sa question, mais elle lui dit simplement qu’elle avait eu avec lui une querelle des plus pénibles, et qu’elle espérait ne plus jamais entendre prononcer le nom du Capitaine ; mais en même temps elle assura à Floyd que la conduite de son fiancé n’avait été en aucune façon indigne d’un gentleman et d’un homme d’honneur. Archibald obéit aveuglément à sa fille en cette affaire, et, comme on ne prononçait jamais le nom de Bulstrode, on eût dit que le souvenir de ce jeune homme était complétement effacé de son existence, ou qu’il n’avait jamais été pour rien dans la destinée d’Aurora. Dieu sait ce qu’Aurora ressentait et souffrait dans la solitude de sa petite chambre, basse de plafond et ornée de rideaux blancs, par les croisées de laquelle la douce lumière de la lune de mai pénétrait furtivement et formait un pâle rayonnement sur les murs. Dieu seul sait l’amertume de la lutte muette qu’elle soutenait. Sa vitalité lui donnait la force de souffrir ; sa vive imagination rendait chaque torture de la douleur plus sensible. Dans une âme lourde et apathique, le chagrin est une souffrance lente ; mais chez elle, c’était une émotion violente, orageuse, dans laquelle le passé et l’avenir semblaient se confondre avec le présent pour former une poignante douleur concentrée. Mais, par une sage compensation, un chagrin violent s’use en raison même de sa violence, tandis qu’une inerte mélancolie traîne sa lente agonie quelquefois pendant de longues années, et finit par s’enterrer dans la nature même du martyr qui souffre avec patience, comme certaines maladies deviennent des éléments de nos constitutions. Aurora était heureuse qu’on la laissât lutter en silence, et souffrir sans être harcelée de questions. Si les cercles creux et noirs qui entouraient ses yeux trahissaient des nuits sans sommeil, Floyd se gardait de la tourmenter en lui prodiguant des témoignages d’inquiétude et de banales consolations. La clairvoyance de l’affection lui disait qu’il valait mieux la laisser tranquille. Aussi le trouble auquel la petite société était en proie était invisible, aussi n’en parlait-on pas. Aurora avait mis son squelette à l’écart dans quelque coin retiré, et personne ne voyait le crâne à la mine renfrognée, ou n’entendait le cliquetis de ses os desséchés. Floyd lisait ses journaux et écrivait ses lettres ; Mme Powell soignait la convalescente, qui était couchée pendant la meilleure partie du jour sur un sofa, près de la fenêtre ouverte ; et Mellish flânait dans le jardin et dans la cour, appuyé sur la porte blanche peu élevée, fumant son cigare, parlant aux hommes de l’endroit, entrant dans la maison et en sortant vingt fois dans une heure. Le banquier réfléchissait quelquefois avec une perplexité d’un sérieux comique à ce qu’il fallait faire de ce gros provincial, qui s’attachait à lui. Il l’avait invité à dîner, et voilà qu’il paraissait l’avoir sur le dos pour toute la vie. Il ne pouvait dire à cet être affectueux, généreux, franc, de s’en aller. D’ailleurs, Mellish, en somme, était très-utile, et il contribuait beaucoup à entretenir, selon toute apparence, la gaieté d’Aurora. Cependant, d’un autre côté, était-il bien de leurrer ce cœur bon et aimant ? Était-ce juste de laisser ce jeune homme languir à la lumière de ces yeux noirs, puis de le renvoyer quand la malade aurait assez de force pour lui donner son congé ? Archibald ignorait que Mellish avait été refusé par sa fille un certain matin d’automne, à Brighton. Aussi résolut-il de lui parler franchement, et de sonder les profondeurs de la pensée de son hôte.

Mme Powell faisait du thé à une petite table près d’une des fenêtres ; Aurora s’était endormie, un livre ouvert à la main, et le banquier se promenait de long en large, dans une allée bordée d’espaliers, au coucher du soleil.

Archibald fit franchement part de ses inquiétudes à l’habitant du comté d’York.

— Je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher Mellish, — dit-il, — combien j’ai de plaisir à vous avoir ici. Je n’ai jamais eu de fils ; mais, s’il avait plu à Dieu de m’en donner un, j’aurais désiré qu’il fût franc et noble de cœur comme vous. Je suis un vieillard, et j’ai pu éprouver de grandes peines… ce genre de peines qui pénètrent le cœur plus avant qu’aucun des chagrins qui ont pour point de départ Lombard Street ou la Bourse ; mais je me sens plus jeune dans votre société, et je m’aperçois que je m’attache à vous et m’appuie sur vous comme un père pourrait le faire avec son fils. Vous pouvez donc croire que je ne veux pas me débarrasser de vous.

— Je le crois, monsieur Floyd ; mais pensez-vous qu’une autre personne veuille se débarrasser de moi ? Pensez-vous que je sois un ennui pour Mlle Floyd ?

— Non, Mellish, — répondit vivement le banquier. — Je suis sûr qu’Aurora se plaît dans votre société, et elle semble vous traiter presque comme si vous étiez son frère ; mais… mais je connais vos sentiments, mon cher ami, et ce que je crains, c’est que peut-être vous ne lui inspiriez jamais un sentiment plus vif au fond du cœur.

— Laissez-moi rester et en courir la chance, monsieur Floyd, — s’écria John, jetant son cigare à travers les espaliers, et s’arrêtant tout à coup sur le chemin sablé, dans la chaleur de son enthousiasme ; — laissez-moi rester et en courir la chance. S’il y a quelque désappointement à supporter, je le supporterai comme un homme ; je retournerai au Park, et vous ne serez plus jamais importuné de ma présence. Mlle Floyd m’a déjà repoussé une fois ; mais peut-être m’étais-je trop pressé. Je suis devenu plus prudent depuis, et j’ai appris à prendre mon temps. Je possède un des plus beaux domaines du comté d’York ; je n’ai pas plus mauvaise mine que la généralité de mes semblables, et je ne suis pas plus mal élevé. Je peux ne pas avoir les cheveux droits, un visage pâle et une mine romanesque, à l’instar de Bulstrode. Je puis peser 1 stone ou 2 de plus qu’il n’en faut exactement pour gagner le cœur d’une jeune femme ; mais je suis sain d’esprit et de corps. Je n’ai jamais dit un mensonge ni commis une action basse, et j’aime votre fille d’un amour aussi vrai, aussi pur que jamais homme ait ressenti pour une femme. Puis-je tenter ma chance encore une fois ?

— Vous le pouvez, John.

— Et ai-je… je vous remercie, monsieur, de m’appeler John… ai-je vos bons souhaits pour mon succès ?

Le banquier donna une poignée de main à Mellish en réponse à cette question.

— Vous avez, mon cher John, mes souhaits les plus ardents et les plus sincères.

Ainsi trois batailles de cœur étaient engagées dans ce printemps de l’année 1858. Aurora et Talbot étaient séparés l’un de l’autre de toute la longueur et de toute la largeur de la moitié de l’Angleterre, et cependant ils étaient unis par une chaîne impalpable, dont ils s’efforçaient chaque jour de rompre les anneaux, tandis que le pauvre Mellish attendait tranquillement sur l’arrière-plan, soutenant ce rude combat de cœur qui manque rarement de remporter le prix de la lutte, à quelque hauteur ou à quelque distance que ce prix semble être placé.