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Aurora Floyd/25

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 70-95).

CHAPITRE XXV

Ce qui s’était passé dans le bois.

L’homme à la tournure de marin qu’on voyait nu-tête au milieu du vestibule était le Capitaine Prodder. Les visages effarés des domestiques réunis autour de lui disaient, plus que les paroles qui s’échappaient avec difficulté de ses lèvres brûlantes, la nature des nouvelles qu’il apportait.

Mellish s’avança au milieu du vestibule avec un calme effrayant, et, écartant de son bras vigoureux le groupe de valets, comme un vent furieux sépare la vague gonflée et menaçante, il vint se placer en face de Prodder.

— Qui êtes-vous ? — demanda-t-il froidement, — et qui vous amène ici ?

L’officier indien avait été réveillé par le bruit et était sorti rouge et les cheveux hérissés pour prendre part à ce qui venait de se passer.

Il y a des plats à la sauce desquels tout le monde veut mettre la main. C’est une grande satisfaction, après qu’une convulsion sociale quelconque est passée, de pouvoir dire : « J’étais là quand la scène eut lieu, monsieur ; » ou bien : « J’étais aussi près de lui quand il reçut le coup que je le suis de vous en ce moment. » On est généralement porté à tirer vanité de ces étranges choses. Un vieux monsieur de Doncastre, en me montrant son appartement, me fit savoir avec une satisfaction évidente que William Palmer y avait logé.

Le Colonel Maddison poussa de côté sa fille et le mari de celle-ci pour pénétrer plus vite dans le vestibule.

— Allons, mon brave homme, — dit-il, répétant les paroles de John, — faites-nous savoir ce qui vous amène ici à une heure aussi indue.

Le marin ne fit pas une réponse directe à cette question. Il indiqua, en faisant un geste de la main par-dessus son épaule, l’endroit sombre dans le bois solitaire qui était aussi présent à sa pensée qu’il l’avait été à ses yeux un quart d’heure plus tôt.

— Un homme, — dit-il, — un homme… étendu au bord de l’eau… le cœur traversé d’une balle !…

— Est-il mort ? — demanda quelqu’un d’une voix sinistre.

Les voix et les questions se croisaient en tous sens dans ce moment de terreur, où tout le monde était frappé de surprise et d’horreur. Personne ne savait qui parlait, à l’exception des interrupteurs qui peut-être eux-mêmes ignoraient qu’ils eussent parlé.

— Est-il mort ? — demanda un de ces écouteurs avides.

— Raide mort.

— Un homme… tué dans le bois ! — s’écria Mellish. — Quel homme ?

— Excusez-moi, monsieur, — dit le vénérable sommelier, en touchant respectueusement du doigt l’épaule de son maître, — je pense, d’après ce que dit cet individu, que l’homme tué est le nouvel entraîneur monsieur… monsieur…

— Conyers ! — s’écria John, — Conyers !… Qui l’aurait tué ?

Cette question était faite d’une voix étouffée. Il était impossible à son visage de devenir plus pâle qu’il l’avait été au moment où il avait ouvert la porte du salon pour passer dans le vestibule ; mais un changement terrible, impossible à traduire par des mots, s’opéra en lui en entendant prononcer le nom de l’entraîneur.

Il demeura muet et immobile, rejetant ses cheveux de son front et Regardant vaguement autour de lui.

Le grave sommelier toucha une seconde fois l’épaule de son maître.

— Monsieur, — dit-il, voulant faire sortir Mellish du calme sombre et stupide dans lequel il était tombé : — excusez-moi, monsieur, mais si ma maîtresse venait à rentrer en ce moment et si elle apprenait tout cela, cela pourrait lui porter un coup. Ne vaudrait-il pas mieux…

— Oui, oui ! — s’écria Mellish, en relevant tout à coup la tête, comme réveillé de sa torpeur à la seule mention du nom de sa femme ! — oui ! que chacun de vous sorte du vestibule, — dit-il en s’adressant au groupe haletant des serviteurs. — Et vous, monsieur, — ajouta-t-il en se tournant du côté de Prodder, — venez avec moi.

Il se dirigea vers la salle à manger ; le marin le suivit, la tête toujours découverte, et ses traits exprimant toujours une sorte de demi-embarras.

— Ce n’est pas la première fois que je vois un homme tué d’une balle, — se dit-il en lui-même, — mais c’est la première fois que je me sens dans cet état.

Avant que Mellish eût pénétré dans la salle à manger, avant que les domestiques eussent regagné leurs occupations, un des battants de la porte vitrée qui était resté entr’ouvert tourna sur ses gonds sous la pression d’une main de femme, et Aurora entra.

— Ah ! ah ! — pensa la veuve qui assistait à cette scène, embusquée et abritée derrière M. et Mme Lofthouse, — voilà madame surprise pour la seconde fois dans ses courses nocturnes. Que va-t-il dire de ses faits et gestes ce soir, je me le demande !

La démarche et les manières d’Aurora présentaient un singulier contraste avec la terreur et l’agitation de toutes les personnes rassemblées dans le vestibule. Un vif incarnat couvrait ses joues, et ses yeux brillaient d’un singulier éclat. Elle portait la tête haute, avec cette grâce imposante qui lui était particulière. Elle marchait d’un pas léger, et son geste était, comme de coutume, plein d’aisance et d’insouciance. Il semblait qu’un fardeau qu’elle avait longtemps porté venait de lui être enlevé ; mais à la vue du monde assemblé, elle recula imperceptiblement comme alarmée.

— Qu’est-il donc arrivé, John ? — s’écria-t-elle. — Qu’y a-t-il ?

Il leva sa main, comme pour imposer silence derrière lui. Ce geste disait clairement :

— Quelque trouble ou quelque chagrin qui arrive, qu’on lui en épargne la connaissance ; qu’elle soit abritée contre la douleur.

— Oui, chère enfant, — répondit-il tranquillement, en la prenant par la main et la conduisant au salon, — il est arrivé quelque chose… un accident… dans le bois ; mais il ne concerne personne de ceux que vous connaissez. Allez, chère enfant, je vous dirai tout cela bientôt. Madame Lofthouse, vous veillerez sur ma femme. Lofthouse, venez avec moi. Permettez-moi de fermer la porte, madame Powell, — ajouta-t-il en s’adressant à la veuve, qui ne paraissait pas disposée à quitter son poste sur le seuil du salon. — Toute curiosité légitime au sujet de cette affaire sera satisfaite en temps voulu. Pour le moment, vous m’obligerez fort de rester avec ma femme et Mme Lofthouse.

Il s’arrêta, la main appuyée sur la porte du salon et les yeux fixés sur Aurora.

Elle se tenait debout, son châle posé sur son bras, épiant son mari, et elle s’approcha vivement de lui quand elle rencontra son regard.

— John, — s’écria-t-elle, — pour l’amour de Dieu, dites-moi la vérité ! Quel est cet accident ?

Il garda un moment le silence, fixant son regard sur son beau visage, sur ce visage dont l’exquise mobilité exprimait chaque pensée ; puis, avec une solennité étrange, il dit :

— Vous étiez dans le bois tout à l’heure, Aurora ?

— J’y étais, — répondit-elle, — je viens seulement d’en sortir. Il y a environ un quart d’heure, un homme est passé près de moi en courant rapidement ; j’ai cru que c’était un braconnier. Est-ce à lui qu’est arrivé l’accident ?

— Non, on a tiré un coup de feu dans le bois il y a quelque temps ; l’avez-vous entendu ?

— Oui, — répliqua Mme Mellish en levant sur lui un regard plein de terreur et de surprise ; — je sais qu’il y a souvent des braconniers dans les environs, et je ne m’en suis pas alarmée. Quelqu’un a-t-il été blessé par ce coup de feu ?

Ses yeux ne quittaient pas les siens ; ce regard prolongé les dilatait extrêmement.

— Oui ; un… un homme a été atteint.

Aurora gardait le silence, et continuait de le regarder avec ses yeux fixes, dont la seule expression était une extrême perplexité. Tout autre sentiment semblait absorbé dans celui de la surprise.

John la conduisit à un fauteuil auprès de Mme Lofthouse, qui était allée s’asseoir avec Mme Powell à l’autre extrémité du salon, près du piano, et trop loin de la porte pour entendre les paroles qui venaient d’être échangées entre John et sa femme. On ne parle généralement pas très-haut dans les moments d’agitation intense. On est exposé à se voir privé d’une partie de ses facultés vocales dans les grandes crises de terreur et de désespoir. Un engourdissement saisit l’organe de la parole ; une paralysie partielle s’empare de la langue ; les lèvres tremblantes refusent d’accomplir leur devoir ; une sourdine pèse sur l’instrument humain, et les sons se trouvent affaiblis et étouffés ; ils s’échappent aigus et perçants et cependant sans force, en notes basses et rauques qui ne sont pas dans le registre ordinaire de celui qui les profère. La voix de Claude Melnotte, quand il dit adieu à Mlle Deschapelle, s’harmonise avec les clameurs cuivrées de la Marseillaise ; les tons sonores dans lesquels Mme Julia appelle le Bossu, qui est son tuteur, sont assurés des bravos du paradis ; mais je doute que la bruyante énergie de la douleur au théâtre soit vraie selon la nature, bien qu’elle puisse satisfaire les exigences de l’art. Je crains bien qu’un acteur qui voudrait jouer Claude Melnotte avec une fidélité pré-raphaélesque serait insupportable et ennuyeux, et qu’on ne l’entendrait pas au-delà du troisième banc du parterre. L’artiste doit trouver son point entre la nature et l’art, et tracer d’avance les limites de son propre domaine. S’il trouve que le marbre couleur crème est, artistiquement parlant, plus beau qu’une représentation rigoureusement fidèle de vraie chair et de vrai sang, qu’il continue à donner à son marbre cette teinte délicate. S’il peut représenter cinq actes d’angoisses et de désespoir sans tourner une seule fois le dos à son auditoire ou sans s’asseoir, qu’il le fasse. S’il est réellement fidèle à son art, qu’il choisisse lui-même jusqu’à quel point il sera fidèle à la nature.

Mellish prit la main de sa femme dans la sienne, et la saisit avec une pression convulsive qui faillit briser ses doigts minces et délicats.

— Restez ici, ma chère, jusqu’à ce que je vienne vous chercher, — dit-il. — Allons, Lofthouse.

Lofthouse suivit son ami dans le vestibule, où le Colonel Maddison avait employé son temps à questionner le Capitaine marchand.

— Venez-vous, messieurs ? — dit John en passant le premier. — Allons, Colonel, et vous, Lofthouse, et vous aussi, monsieur, — ajouta-t-il en s’adressant au marin, par ici.

Les débris du dessert couvraient encore la table, mais ces messieurs ne pénétrèrent pas fort avant dans la salle à manger. John se plaça de côté pendant que les autres entraient, et, passant le dernier, il ferma la porte après lui et s’y adossa.

— Maintenant, — dit-il en se tournant brusquement du côté de Prodder, — de quoi s’agit-il ?

— Je crains que ce ne soit un suicide, ou… un… meurtre…, — répondit le marin d’une voix grave. — J’ai tout raconté à ce bon monsieur.

Le bon monsieur, c’était le Colonel Maddison, qui semblait ravi de plonger dans la conversation.

— Oui, mon cher Mellish, — dit-il avec empressement ; — notre ami, qui se dit marin, et qui était venu pour voir Mme Mellish, dont il a connu la mère lorsqu’il était enfant, m’a raconté tous les détails de cette triste affaire. Il va sans dire qu’il faut enlever le cadavre immédiatement, et plus tôt vos domestiques le feront, mieux cela vaudra. De la décision, mon cher Mellish, de la décision et une exécution prompte sont indispensables dans ces catastrophes.

— Enlever le corps ! — répéta Mellish ; — cet homme est donc mort ?

— Tout à fait mort, — répondit le marin ; — il était mort quand je l’ai trouvé, bien que cela n’ait pas été plus de dix minutes après la détonation. J’ai laissé un homme avec lui, un jeune homme qui m’a amené de Doncastre, et un chien qui veillait à ses côtés en poussant des hurlements sinistres, et qui n’a pas voulu le quitter.

— Avez-vous… vu… le visage de cet homme ?

— Oui.

— Vous êtes étranger ici, — dit Mellish ; — il est donc inutile de vous demander si vous savez qui est cet homme.

— Non, monsieur, — répondit le marin, — je ne le connaissais pas, mais le garçon du Grand Cerf

— L’a reconnu ?

— Oui ; il dit avoir vu cet homme à Doncastre, pas plus tard qu’hier soir, et qu’il était à votre service en qualité de… d’entraîneur ; je crois que c’est l’expression dont il s’est servi.

— Oui, oui.

— Il boitait.

— Allons, messieurs, — dit John s’adressant à ses amis, — qu’allons-nous faire ?

— Il faut envoyer les domestiques au bois, — répliqua le Colonel, — et faire transporter le cadavre…

— Pas ici, — fit Mellish en l’interrompant, — pas ici ; cela tuerait ma femme.

— Où demeurait-il ? — demanda le Colonel.

— Il habitait à la porte du nord, le cottage élevé près des grilles qui ne servent plus aujourd’hui.

— Alors qu’on y porte le cadavre, — reprit l’officier indien. — Que l’un de vos gens aille prévenir le constable de la paroisse, et l’on ferait bien d’envoyer chercher tout de suite un chirurgien, quoique, d’après ce que dit notre ami que voici, il y en aurait cent qu’ils ne lui seraient d’aucun secours. C’est une terrible affaire ! une querelle avec les braconniers, sans doute.

— Oui, oui, — se hâta de répondre John, — sans doute.

— Est-ce que cet homme n’était pas aimé dans le pays ? — demanda le Colonel ; — est-ce qu’il s’était fait prendre en grippe d’une manière ou d’une autre ?

— J’aurais peine à le croire. Il n’était chez moi que depuis une semaine environ.

Les domestiques, qui s’étaient dispersés sur l’ordre de John, n’étaient pas allés bien loin. Ils étaient restés dans les corridors, prêts au moindre appel à se précipiter de nouveau dans le vestibule et à jouer leur rôle de comparses dans le drame ; ils préféraient faire n’importe quoi plutôt que de rentrer tranquillement dans leurs chambres respectives.

Ils arrivèrent donc dès que Mellish eut appelé.

Il donna ses ordres brièvement, choisit deux hommes, et renvoya les autres à leurs affaires.

— Apportez deux ou trois lanternes, — dit-il, — et suivez-nous jusqu’à l’étang.

Le Colonel Lofthouse, Prodder et Mellish sortirent ensemble de la maison. La lune continuait à s’élever lentement dans la voûte céleste ; elle argentait les vastes pelouses et éclairait au loin la cime des arbres. Les trois gentlemen avançaient d’un pas rapide, conduits par Prodder, qui marchait un peu en avant ; après eux venaient deux grooms qui portaient des lanternes d’écurie.

En entrant dans le bois, ils s’arrêtèrent involontairement pour écouter ce cri solennel qui avait d’abord attiré l’attention du marin et avait fait naître en lui l’idée qu’un crime avait été commis : les hurlements du chien. Ils résonnaient dans la nuit comme une plainte faible et prolongée, un long et monotone cri de mort.

Ils suivirent cette sinistre indication pour se rendre à l’endroit où ils avaient besoin d’aller ; ils avancèrent sous l’allée ombreuse et arrivèrent sur la pièce argentée de gazon et de fougère où le kiosque délabré pourrissait lentement. Les deux corps, celui de l’homme étendu au bord de l’eau et celui du chien, la tête levée vers la nue, étaient exactement comme le marin les avait laissés trois quarts d’heure auparavant. Le garçon du Grand Cerf se tenait à quelque distance ; il s’avança au-devant du groupe qui approchait.

Le Colonel prit une lanterne des mains de l’un des valets et courut le premier au bord de l’eau. Le chien se leva à son approche, et fit lentement le tour du cadavre, en le flairant et en poussant des cris plaintifs. Mellish repoussa l’animal.

— Cet homme était assis quand on a tiré sur lui, — dit le Colonel d’un ton assuré ; — il était assis sur ce banc.

Il montrait en disant ces mots le banc délabré placé près du bord de l’étang.

— Il était assis sur ce banc, — répéta le Colonel, — car il est tombé tout contre, comme vous voyez. À moins que je ne me trompe, on a tiré sur lui par derrière.

— Vous ne croyez pas qu’il s’est tué lui-même, alors ? — demanda Mellish.

— Tué lui-même ! — s’écria le Colonel, — pas le moins du monde ; mais nous serons bientôt fixés sur ce point : s’il s’est tué lui-même, le pistolet doit être près de lui. Apportez une des planches de ce kiosque et mettez le corps dessus, — ajouta l’officier indien.

Prodder et les deux grooms choisirent la planche la plus large qu’ils purent trouver. Elle était couverte de mousse, pourrie, et entrelacée de clématites sauvages ; mais cela aidait au but qu’on se proposait. Ils la placèrent sur l’herbe et y déposèrent le corps de Conyers, dont le beau visage, pâle et défiguré par la dernière angoisse de la mort, était tourné du côté de la lune. Il était surprenant de voir comme tout se faisait tranquillement et machinalement sous les ordres du Colonel.

Mellish et Lofthouse fouillèrent l’herbe humide et jusqu’à la bordure de fougères sans le moindre résultat : il n’y avait pas d’arme dans le cercle assez étendu où ils avaient cherché autour du cadavre.

Tandis qu’ils continuaient leurs recherches de tous côtés pour trouver la clé du mystère de la mort de l’homme qui gisait à leurs pieds, le constable de la paroisse arriva, conduit par le domestique qui l’avait été chercher.

Il n’avait, quant à lui, que très-peu de chose à dire, si ce n’est qu’il supposait que le crime avait été commis par des braconniers, et qu’il pensait bien que tous les détails seraient éclaircis par l’enquête. Ce constable n’était qu’un simple fonctionnaire rural, habitué à des délits sans importance, tels que le braconnage, le vol d’une poule, etc., etc., ce qui faisait que dans une circonstance comme celle-ci il n’était pas maître de la situation.

Prodder et les grooms soulevèrent la planche sur laquelle reposait le corps et se dirigèrent dans la direction de la porte du nord, marchant un peu en avant des trois gentlemen et du constable. Le garçon du Grand Cerf alla retrouver son cheval pour l’amener jusqu’à la loge où il devait rejoindre Prodder. Tout s’était fait si tranquillement que la nouvelle de la catastrophe ne franchit pas les grilles de Mellish Park. Dans le silence de la nuit, Conyers fut reporté à la petite chambre par la fenêtre de laquelle, quelques heures seulement auparavant, il avait jeté sur le monde un regard de lassitude et de dégoût.

Cette vie sans but avait été brusquement tranchée ; l’insouciant passager était arrivé prématurément au terme du voyage. Quel récit plein de tristesse, quelle page inachevée et sans signification ! La nature, aveugle dans ses bontés pour les enfants qu’elle ne connaît pas encore, avait répandu les dons les plus riches sur cet homme. Elle avait créé une forme splendide et avait choisi une âme au hasard, l’enfermant sans le savoir dans l’argile la plus finement modelée. De tous ceux qui lurent le récit de la mort de cet homme dans les journaux du dimanche, pas un ne versa une larme sur lui ; il n’y en avait pas un seul qui pût dire : « Cet homme s’est arrêté une fois en route pour me rendre un service, que Dieu ait pitié de son âme ! »

Me montrerai-je donc sensible à sa mort, et regretterai-je qu’il n’ait pas été épargné un peu plus longtemps, qu’il ne lui ait pas été donné un jour de plus pour se repentir ! Eût-il vécu éternellement, je ne crois pas qu’il eût encore vécu assez longtemps pour devenir ce qu’il n’était pas dans sa nature d’être. Que Dieu, dans sa miséricorde infinie, ait pitié des âmes qu’il a lui-même créées, et pardonne à l’obscurité où il a retiré la lumière ! Les phrénologues qui ont examiné la tête de William Palmer ont déclaré qu’il était tellement dénué de perception morale, tellement privé de retenue et de conscience, qu’il n’aurait pu s’empêcher d’être ce qu’il a été. Que le ciel nous préserve d’accorder beaucoup de crédit à cet horrible fatalisme ! La destinée d’un homme en ce monde et dans l’autre doit-elle dépendre de projections à peine perceptibles aux doigts inexpérimentés, et la propension au bien ou au mal peut-elle se mesurer au compas et se peser dans une balance ?

Le sinistre cortège s’avançait lentement sous le ciel argenté, les feuilles tremblantes faisaient entendre un harmonieux murmure qui vibrait dans l’air, les pâles vers luisants brillaient çà et là sous l’épaisse verdure. Les porteurs du cadavre marchaient d’un pas lent, mais régulier, un peu en avant des autres personnes. Tous marchaient en silence. Qu’auraient-ils pu dire ? En présence de ce terrible mystère de mort, la vie faisait une pause. Il y avait un court intervalle dans le mécanisme de l’existence.

— Il y aura une enquête, — pensait Prodder, — et je serai appelé pour témoigner. Je me demande quelles questions on me fera ?

Cette pensée ne lui vint pas une fois, mais perpétuellement. L’esprit simple de l’honnête marin se trouvait plongé dans un extrême égarement par cette nuit de mystérieuse horreur. La marche de sa vie était changée. Il était venu pour jouer un modeste rôle dans un petit drame domestique d’amour et de confiance, et il se trouvait mêlé à une tragédie : mystère horrible de haine, de secret, de meurtre ; labyrinthe terrible dont il n’entrevoyait point d’issue possible.

Une faible lueur brillait à la fenêtre inférieure du cottage, un faible rayon qui scintillait comme une pierre précieuse sous un berceau de chèvrefeuilles et de clématites. La petite porte du jardin était fermée, mais elle n’était retenue que par un loquet.

Les porteurs du corps s’arrêtèrent avant d’entrer dans le jardin, et le constable s’approcha de Mellish pour lui parler.

— Quelqu’un habite-t-il le cottage ? — demanda-t-il.

— Oui, — répondit John ; — l’entraîneur employait un nommé Hargraves qui a servi chez moi dans le temps.

— C’est sans doute lui qui a allumé cette lumière, — dit le constable. — Je vais d’abord aller lui parler. Attendez ici jusqu’à ce que je revienne, — ajouta-t-il aux hommes qui portaient le corps.

La porte n’était pas fermée en dedans ; le constable l’ouvrit doucement et entra. Une veilleuse brûlait sur la table ; une bouteille à demi remplie d’eau-de-vie et un gobelet se trouvaient placés près de la lumière ; mais la chambre était déserte. Le constable ôta ses souliers, et s’engagea dans le petit escalier.

L’étage supérieur du cottage se composait de deux pièces ; l’une suffisamment grande et confortable, ouvrait sur la cour des écuries ; l’autre, plus petite et plus sombre, sur un petit jardin et sur le mur qui séparait la propriété de Mellish de la grand’route. La plus grande des deux chambres était vide, mais la porte de la plus petite était entr’ouverte, et le constable, s’arrêtant pour écouter, entendit la respiration régulière d’une personne lourdement endormie.

Il frappa vigoureusement sur la boiserie.

— Qui est là ? — demanda la personne qui était à l’intérieur en se levant sur un lit de sangles. — Est-ce vous, monsieur Conyers.

— Non, — répondit le constable. — C’est moi, William Dork, de Little Meslingham. Descendez, j’ai besoin de vous parler.

— Est-il donc arrivé quelque chose de mauvais ?

— Oui.

— Des braconniers ?

— Cela se peut, — répondit Dork. — Descendez, voulez-vous ?

Hargraves murmura quelques paroles à l’effet de faire savoir qu’il descendrait aussitôt qu’il aurait pu trouver une portion suffisante de sa toilette, assez incomplète du reste. Le constable regardait dans la chambre et épiait l’idiot, qui cherchait ses habits au clair de lune. Trois minutes plus tard, Hargraves descendait, lourdement l’escalier qui tournait en forme de vis.

— Maintenant, — dit Dork, en attirant l’idiot en face de lui, et dirigeant sur son visage les faibles rayons de la veilleuse ; — maintenant vous allez répondre à ma question. À quelle heure votre maître est-il sorti ?

— À sept heures et demie, — répondit l’idiot à voix basse ; — la demie sonnait comme il sortait.

Il montrait du doigt un coucou d’Allemagne suspendu dans un coin de la chambre.

— Oh ! il est sorti à sept heures et demie, — dit le constable ; — et vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Non ! il m’a dit qu’il rentrerait tard, et que je n’avais pas besoin de l’attendre. Il était furieux hier soir, parce que je l’avais attendu. Mais lui est-il arrivé quelque chose ? — demanda l’idiot.

Dork ne condescendit pas à lui répondre. Il marcha droit à la porte, l’ouvrit, et fit signe à ceux qui l’attendaient dehors d’avancer.

— Vous pouvez entrer, — dit-il.

Ils portèrent leur lugubre fardeau dans la petite chambre rustique, dans cette chambre où quelques heures plus tôt Conyers était tranquillement, assis, occupé à boire et à fumer. M. Morton, le chirurgien de Meslingham, le village le plus rapproché du Park, arriva au moment où l’on entrait le corps ; il fit mettre un matelas sur deux tables rapprochées l’une contre l’autre. On y déposa le corps de l’entraîneur.

Mellish, Prodder et Lofthouse demeurèrent en dehors du cottage. Le Colonel, les domestiques, le constable et le docteur étaient tous rassemblés autour du cadavre.

— Il y a environ une heure un quart qu’il est mort, — dit le docteur après un rapide examen. — Il a reçu la balle par derrière ; elle n’a pas pénétré jusqu’au cœur, car, dans ce cas, il n’y aurait pas eu d’hémorragie. Il a expiré après avoir reçu le coup ; mais la mort doit avoir été presque instantanée.

Avant de faire son examen, le chirurgien avait aidé le constable à dépouiller le mort de son habit et de son gilet. Le devant du gilet était saturé du sang qui s’était échappé des lèvres du blessé.

Il revenait à Dork de faire l’examen de ces vêtements, afin de découvrir une preuve, si légère qu’elle fût, qui pût expliquer le mystère de l’assassinat de l’entraîneur. Il retourna donc les poches du gilet et celles de la veste ; une de ces poches contenait une poignée de demi-pence et deux ou trois shillings, ainsi qu’une pièce de quatre pence et une clé de montre toute rouillée. Dans une autre, il y avait un peu de tabac, une liste de paris engagés sur des chevaux, et une pipe en écume de mer, brisée, mais parfaitement noircie par l’usage et le tabac. Dans une des poches du gilet, Dork trouva la montre d’argent du mort retenue par un ruban taché de sang, où était suspendu un cachet doré sans valeur aucune. Il n’y avait dans tout cela rien qui pût jeter une lueur même incertaine sur le mystère. Le Colonel levait les épaules en voyant le constable vider le misérable contenu des poches de l’entraîneur dans une petite commode placée à l’autre extrémité de la chambre.

— Il n’y a rien ici qui rende l’affaire plus claire, — dit-il, — mais, à mon avis, elle est assez simple. Cet homme était nouvellement arrivé ici, et il avait apporté avec lui les usages de sa dernière place. Les braconniers et les vagabonds ont été habitués à faire tout ce qu’ils voulaient à Mellish Park, et ils n’ont pas été contents de l’arrivée de ce pauvre garçon. Il aura voulu faire le tyran, sans doute, et aura gêné un des plus mauvais de la bande ; et voilà ce qu’il y a gagné, le pauvre diable !… c’est tout ce que j’y vois, moi.

Le Colonel, en souvenir du temps qu’il avait passé dans le Punjaub, n’avait pas un bien grand respect pour l’étincelle mystérieuse qui éclaire le temple humain. Si un homme était devenu gênant pour les autres, il était évident pour lui que les autres n’avaient pas dû manquer de le tuer. Telle était la théorie fort simple du soldat ; et ayant donné son opinion sur la mort récente de l’entraîneur, il sortit du cottage et était tout prêt à rentrer au château avec Mellish, pour boire encore une bouteille du porto bienfaisant couché dans la cave du père de son hôte depuis vingt ans.

Le constable, debout près de la chandelle qu’on avait allumée et plantée sans cérémonie dans une vieille bouteille à cirage, tenait encore le gilet dans sa main. Il le tournait et retournait de tous côtés ; car en vidant les poches il avait senti à l’intérieur une substance épaisse, quelque chose comme du papier plié, mais il n’avait pu sur le moment découvrir où il était. Bientôt il laissa échapper une exclamation de surprise, car il venait de trouver une solution à cette difficulté. Le papier était cousu entre la doublure et l’étoffe du gilet. Il avait fait cette découverte en examinant la couture, dont une partie présentait un point grossier fait avec un fil d’une couleur différente du reste. Il ouvrit cette partie de la couture et sortit le papier, lequel était couvert de sang au point qu’il eût été impossible à Dork de déchiffrer les caractères qui y étaient tracés.

— Je n’en dirai rien, — pensa-t-il ; — je vais le garder pour le montrer au coroner : je suis sûr qu’il en tirera quelque chose, lui.

Le constable replia le papier et le plaça dans un portefeuille en cuir, réceptacle massif dont le seul aspect devait frapper de terreur les rustiques délinquants.

— Je le ferai voir au coroner, — pensait-il : — et, s’il en sort quelque chose de particulier, j’aurai une récompense pour ma peine.

Le chirurgien du village, n’ayant plus rien à faire, se préparait à quitter la petite chambre encombrée où se trouvaient encore les domestiques, comme s’il leur coûtait de s’arracher de la présence du mort, sur lequel Morton avait étendu un drap rapiécé, enlevé au lit de la chambre à coucher. L’idiot avait assisté assez tranquillement à cette lugubre scène, épiant l’un après l’autre les visages de toutes les personnes rassemblées dans la chambre ; son visage hagard, toujours d’une pâleur maladive, était ce soir-là encore moins coloré qu’à l’ordinaire. Sa voix n’était pas altérée le moins du monde. S’il marchait le corps penché en avant, si son regard était furtif, c’est que c’était son attitude et son regard habituels. Personne ne le regardait, personne ne faisait attention à lui. Après qu’on lui eut demandé à quelle heure son maître était sorti, personne ne lui parla plus ; s’il se trouvait sur le chemin de quelqu’un, on le poussait de côté ; s’il parlait, personne ne l’écoutait. Le cadavre était le seul personnage de cette scène lugubre. C’était sur lui que se portaient les regards effrayés ; c’était de lui qu’on parlait à voix basse. Toutes les questions, les suggestions, les conjectures le concernaient et ne concernaient que lui. C’est un fait digne de remarque dans la physiologie de tous les meurtres, que, jusqu’à l’enquête du coroner, le seul objet de la curiosité publique est l’homme assassiné ; tandis qu’immédiatement après les investigations judiciaires le courant change ; le mort est enterré et oublié, et l’accusé devient le héros des gens à imaginations maladives.

Mellish s’approcha de la porte du cottage pour faire quelques questions.

— Avez-vous trouvé quelque chose, Dork ? — demanda-t-il.

— Rien de particulier, monsieur.

— Rien qui jette quelque lumière sur cette affaire ?

— Non, monsieur.

— Vous allez rentrer chez vous, alors ?

— Oui, monsieur, il faut que je rentre tout de suite ; si vous voulez laisser ici quelqu’un pour veiller…

— Oui, oui, — dit John, — un des domestiques va rester.

— Très-bien, monsieur ; je vais seulement prendre les noms des témoins qui seront interrogés dans l’enquête, et j’irai voir le coroner demain à la première heure.

— Les témoins ; ah ! oui, c’est vrai ; qui voulez-vous ?

Dork hésita un moment ; il se grattait le menton.

— Cet homme qui est là, c’est Hargraves, je crois, que vous l’appelez, — dit-il ; — nous aurons besoin de lui, car il semble qu’il est le dernier qui ait vu l’entraîneur vivant, du moins d’après ce que j’ai appris jusqu’ici. Puis nous aurons besoin du gentleman qui a trouvé le corps, et du jeune homme qui était avec lui quand il a entendu la détonation : le gentleman qui a découvert le cadavre est le plus important de tous, et je vais lui parler immédiatement.

Mellish se retourna, s’attendant parfaitement à voir Prodder à côté de lui, où il l’avait vu quelques minutes plus tôt. John se souvenait on ne peut mieux d’avoir vu le Capitaine debout derrière lui ; mais, dans la terrible confusion de son esprit, il ne pouvait se souvenir exactement quand il l’avait vu en dernier lieu. Ce pouvait n’être que cinq minutes auparavant, ce pouvait être un quart d’heure. John n’avait plus conscience du temps, tant était grande l’horreur que lui causait la catastrophe qui avait marqué cette nuit d’une croix de sang. Il lui semblait qu’il était resté des heures entières dans le jardin du cottage à côté de Lofthouse, écoutant le bruit des voix sortant de l’intérieur et attendant pour voir la fin de cette terrible aventure.

Dork cherchait partout, au clair de lune, extrêmement désappointé de la disparition de Prodder.

— Où est-il allé ? — s’écria le constable. — Il faut qu’il comparaisse devant le coroner. Que me dira M. Hayward de l’avoir laissé glisser entre mes doigts ?

— Il était encore ici il n’y a pas un quart d’heure ; ainsi, il ne peut être loin, — suggéra Lofthouse. — Quelqu’un sait-il qui il est ?

Personne ne savait rien sur son compte. Il était apparu aussi mystérieusement que s’il fût sorti de dessous terre pour amener la confusion et la terreur avec la nouvelle qu’il apportait. Quelqu’un se souvenait qu’il avait été amené par Bill Jarvis, un des garçons du Grand Cerf, et qu’il lui avait donné l’ordre de venir l’attendre à la grille du nord.

Le constable courut aussitôt à la grille ; mais il n’y avait pas la moindre trace, soit du jeune homme, soit du cheval ou de la carriole.

Samuel avait évidemment profité de la confusion pour s’enfuir.

— Je vais vous dire ce que je ferai, monsieur, — dit Dork, — si vous voulez me prêter un cheval et un cabriolet, je vais aller jusqu’à Doncastre et m’assurer si cet homme se trouve au Grand Cerf. Il nous faut son témoignage.

Mellish consentit à cet arrangement. Il laissa un des grooms pour veiller dans la chambre du mort, en compagnie d’Hargraves ; et après avoir souhaité au docteur une bonne nuit, lui et ses amis reprirent lentement le chemin du château. Minuit sonnait à l’horloge du village quand les trois gentlemen sortirent du bois pour s’engager sur la pelouse.

— Nous ferions bien de ne pas dire à ces dames plus que nous n’y sommes obligés de cette affaire, — dit Mellish en approchant de la maison où les lumières du salon et du vestibule brûlaient encore ; — nous ne ferions que les agiter inutilement, en leur apprenant toute la triste vérité.

— Assurément, mon cher ami, — répondit le Colonel. — Ma pauvre petite Maggie pleure toujours quand elle entend parler de ces sortes de choses, et Lofthouse n’en fait guère moins, ajouta le soldat en jetant un regard dédaigneux sur son gendre, qui n’avait pas prononcé une seule parole pendant le trajet.

Mellish ne s’inquiétait guère de la disparition de Prodder. Cet homme n’avait pas voulu être appelé comme témoin, peut-être, et il était parti. Rien de plus naturel. John ne savait même pas son nom ; il ne le connaissait que comme porteur de la nouvelle qui l’avait remué jusqu’au fond de l’âme. Que ce Conyers, cet homme plutôt qu’un autre, cet homme pour lequel il avait conçu une aversion profonde, une horreur indicible, eût péri mystérieusement sous le coup d’une main inconnue, c’était un événement à un tel point étrange et effroyable à ses yeux, qu’il lui enlevait momentanément toute faculté de penser, toute possibilité de raisonner. Qui avait tué cet homme, ce serviteur sans le sou, ce propre à rien ? Qui pouvait avoir eu des motifs pour commettre ce crime ? Qui ?… La sueur froide perlait en larges gouttes sur son front.

Qui avait commis le crime ?

Ce n’était pas l’œuvre d’un braconnier. Non. C’était bon pour le Colonel Maddison de l’expliquer de cette manière, dans son ignorance des faits précédents ; mais Mellish savait qu’il n’était pas dans le vrai. Conyers n’était au château que depuis une semaine. Il n’avait eu ni le temps ni l’occasion de se rendre gênant, et puis, ce n’était pas un homme de nature à se rendre gênant. C’était un misérable indolent qui n’aimait que lui-même, et qui eût laissé prendre les jeunes perdrix sous ses propres yeux. Qui donc alors avait commis le crime ?

Une seule personne avait des raisons pour vouloir se débarrasser de cet homme. Une personne qui, poussée à bout par quelque grand désespoir, prise peut-être dans quelque filet infernal, tressé par un misérable, sans espoir de répit, sans aucun moyen d’en sortir, dans un moment de folie, avait pu… Non ! En face de toutes les preuves que la terre pût offrir, contre toute raison, contre tout jugement, contre tout souvenir, il dirait comme en ce moment : non ! Elle est innocente ! Elle est innocente ! Elle avait soutenu le regard de son mari : le pur éclat de ses beaux yeux avait dardé sur lui un torrent de rayons qui avait pénétré jusqu’à son cœur, et il la croyait.

— Je la croirai jusqu’au bout, — pensait-il ; — quand toutes les créatures de la terre réuniraient leurs voix dans une clameur accusatrice, je la défendrais jusqu’à la fin et je les braverais.

Aurora et Mme Lofthouse s’étaient endormies sur deux canapés placés l’un en face de l’autre ; Mme Powell marchait lentement de long en large, prêtant l’oreille au moindre bruit ; elle attendait le moment décisif où le malheur fondrait sur la maison de ses maîtres.

Mme Mellish se leva brusquement au bruit des pas de son mari qui entrait au salon.

— Oh ! John, — s’écria-t-elle en courant à lui, et posant ses mains sur ses larges épaules, — Dieu merci, vous voilà de retour ! Maintenant dites-moi tout : dites-moi tout, John. Je suis prête à tout entendre, tout. Ce n’est pas là un accident ordinaire. L’homme qui a été blessé…

Ses yeux s’illuminèrent, pendant qu’elle le regardait, d’un reflet d’intelligence qui disait clairement : « Je devine ce qui est arrivé. »

— Cet homme a été très-sérieusement blessé, Lolly, — répondit tranquillement son mari.

— Quel homme ?

— Le garçon que m’a recommandé Pastern.

Elle tint pendant quelques moments son regard fixé sur lui sans prononcer une parole.

— Il est mort ? — dit-elle après une courte pause.

— Oui.

Sa tête retomba sur sa poitrine, et elle alla lentement reprendre sa place sur le canapé qu’elle avait quitté.

— Je suis bien désolée pour lui, — dit-elle ; — mais ce n’était pas un bien excellent homme. Je suis désolée qu’il n’ait pas eu le temps de se repentir de ses fautes.

— Vous le connaissiez donc ? — demanda Mme Lofthouse, qui était tombée dans une consternation indicible, à la nouvelle de la mort de l’entraîneur.

— Oui, il avait été au service de mon père, il y a quelques années.

La voiture de Lofthouse attendait depuis onze heures, et la femme du recteur ne fut que trop enchantée de souhaiter le bonsoir à ses amis, et de s’éloigner au plus vite de Mellish Park et de ces sinistres événements. Bien que le Colonel eût préféré rester pour fumer encore un cigare, tout en devisant de l’affaire avec Mellish, il dut se soumettre à l’autorité de sa femme, et prendre place à côté de sa fille dans le confortable landau, qui formait une voiture ouverte ou fermée, selon la convenance du maître. La voiture une fois partie, les domestiques fermèrent les portes du vestibule, et continuèrent à causer ensemble à voix basse, dans les corridors et les escaliers, jusqu’à ce qu’il plût à leurs maître et maîtresse de se retirer pour la nuit. Il était difficile de croire que les choses ordinaires de la vie devaient se passer comme de coutume, le jour où un meurtre venait d’être commis dans le Park, et la gouvernante elle-même, si sévère en tout temps, cédait à l’influence commune, et oubliait d’envoyer les femmes de chambre et les femmes de service à leurs dortoirs respectifs, situés sous les toits.

Tout était tranquille dans le salon, où les invités avaient laissé leur hôte et leur hôtesse caresser à leur aise ces spectres hideux qu’on cache en présence des étrangers. John allait et venait d’un bout à l’autre du salon. Aurora regardait tomber la cire fondue des bougies placées dans des candélabres de forme ancienne. Mme Powell, sa broderie roulée avec un soin particulier, rangeait ses aiguilles et son fil aussi soigneusement que si jamais il n’avait été commis de meurtre au monde, et comme s’il n’y avait pas dans la vie d’occupation plus sérieuse que de broder des dessins très-compliqués sur de la mousseline française.

Elle suspendait de temps à autre son occupation pour proférer quelque lieu commun poli. Elle regrettait qu’une aussi désagréable catastrophe fût survenue. Elle insinua même que Conyers n’avait fait preuve ni de bon goût ni de respect pour ses maîtres par son genre de mort ; mais le point auquel elle revenait le plus fréquemment était, bien entendu, le fait de la présence d’Aurora dans le bois au moment du meurtre.

— Je regrette bien que vous soyez sortie à ce moment-là, ma chère madame Mellish, — dit-elle, — et que, comme je l’imagine d’après la direction que vous avez prise en quittant la maison, vous vous soyez trouvée près de l’endroit où le malheureux jeune homme a été tué. Ce sera si désagréable pour vous d’avoir à comparaître devant le coroner.

— Comparaître devant le coroner ! — s’écria Mellish en se levant brusquement et montrant un visage courroucé à la placide veuve. — Qui donc dit que ma femme aura à comparaître devant le coroner ?

— J’imaginais seulement qu’il était probable que…

— Allons, vous auriez mieux fait de ne pas vous imaginer cela, madame, — reprit Mellish, sans trop de politesse. — Ma femme ne comparaîtra pas. Qui lui demanderait de le faire ? qui voudrait le lui demander ? Qu’a-t-elle à faire avec ce qui s’est passé ce soir ? Qu’en sait-elle plus que vous ou moi ou toute autre personne dans cette maison ?

Mme Powell levait les épaules.

— Je pensais qu’ayant connu autrefois ce malheureux jeune homme, Mme Mellish aurait pu jeter quelque lumière sur ses habitudes et ses fréquentations, — ajouta-t-elle d’un ton mielleux.

— Ayant connu !… — répéta John ; — quels rapports voulez-vous que Mme Mellish ait eus avec les domestiques de son père ? Quel intérêt pouvait-elle prendre à leurs habitudes ou à leurs fréquentations ?

— Arrêtez, — dit Aurora, en posant légèrement sa main sur l’épaule de son mari. — Mon impétueux John, pourquoi donc vous emportez-vous ainsi ? S’il leur plaît de m’appeler comme témoin, je dirai ce que je sais au sujet de la mort de cet homme ; j’ai entendu une détonation pendant que j’étais dans le parc, voilà tout.

Elle était fort pâle, mais elle parlait avec une calme détermination, avec une froide résolution qui défiait la pire destinée qui pût lui être réservée.

— Je dirai tout ce qu’il sera nécessaire de dire, — reprit-elle ; — peu m’importe le reste.

Sans retirer sa main de l’épaule de son mari, elle appuya sa tête sur sa poitrine, comme l’enfant qui se cache dans son refuge le plus sûr.

Mme Powell se leva, puis se dirigea vers la porte, et, en choisissant son chandelier, elle se retourna sur le seuil pour souhaiter une bonne nuit à M. et à Mme Mellish,

— Je suis sûre que vous avez besoin de repos après cette terrible affaire, — dit-elle ; — aussi, vous voyez, je prends l’initiative. Il est près d’une heure. Bonne nuit.

Si elle eût vécu dans la famille du Thane de Cawdor, elle eût souhaité une bonne nuit à Macbeth et à sa femme après le meurtre de Duncan, et elle eût espéré qu’ils dormiraient bien ; elle aurait souri courtoisement au milieu du branle-bas des cloches d’alarme, des sabres vengeurs, et des visages maculés de sang des soldats ivres. Telle dut être la suivante de la reine d’Écosse, qui, avec le médecin soumis, épiait et espionnait les divagations de sa maîtresse, rongée par le remords, et répétait ce que l’infortunée lady Macbeth faisait ou disait ; il n’y a qu’une mercenaire au teint calme pour veiller ainsi pendant le silence des nuits et attendre la révélation d’horribles secrets, la clé de mystères effroyables.

— Dieu merci, elle est enfin partie ! — s’écria Mellish, comme la porte se refermait lentement et sans bruit, sur Mme Powel. — Je hais cette femme, Lolly.

Certes, je n’ai jamais dit que Mellish fût un héros ; je ne l’ai jamais donné comme un modèle de perfection mâle et de vertu infaillible, et, s’il n’est pas exempt de défauts, s’il a ces torts et ces taches qui semblent faire partie de notre imparfait ensemble, je ne cherche pas à l’excuser, mais bien à le livrer à la tendre merci de ceux qui, n’étant pas parfaits eux-mêmes, seront indulgents pour lui, j’en suis convaincue. Il haïssait ceux qui haïssaient sa femme ou qui lui faisaient du mal. Il aimait ceux qui l’aimaient. Dans la force de son affection infinie, toute question personnelle disparaissait. L’aimer, elle, c’était l’aimer, lui ; lui rendre service, c’était s’assurer sa reconnaissance ; la louer, c’était le rendre plus vaniteux que la plus vaniteuse des pensionnaires. Il prenait librement pour lui toutes ses dettes, d’amour ou de haine, et il était disposé à payer le montant de chacune jusqu’au dernier liard, et même il ne se montrait pas avare sur les intérêts à ajouter à la somme totale.

— Je hais cette femme, Lolly, et je ne me sens pas capable de la supporter beaucoup plus longtemps dans la maison.

Aurora ne lui répondit pas. Elle garda le silence pendant quelque temps, et quand elle prit la parole, il était évident que Mme Powell était à cent lieues de sa pensée.

— Mon pauvre John ! — dit-elle d’une voix douce, dont la mélancolique tendresse allait droit au cœur de son mari, — mon cher John, combien nous avons été heureux ensemble pendant un cours espace de temps ! Combien nous avons été heureux, mon pauvre John !

— Toujours, Lolly, — répondit-il, — toujours, ma chère enfant.

— Non, non, — dit Aurora ; — seulement bien peu de temps. Quelle horrible fatalité nous a poursuivis ! quelle malédiction effroyable s’est attachée à moi. C’est la colère du ciel, John, la colère du ciel qui me punit de mon entêtement. Penser que cet homme a été envoyé ici, et qu’il…

Elle tremblait de tous ses membres et se cramponnait à la fidèle poitrine qui l’abritait.

John la conduisit à son cabinet de toilette, et la confia aux soins de sa femme de chambre.

— Votre maîtresse a été très-agitée ce soir par tout ce qui s’est passé, — dit-il à la jeune fille ; — veillez à ce qu’elle reste dans le plus grand calme possible.

La chambre à coucher de Mme Mellish, pièce confortable et spacieuse, au plafond bas et aux fenêtres profondes et cintrées, communiquait avec une sorte de boudoir où John avait l’habitude de lire les journaux et les divers écrits périodiques traitant particulièrement de sport, tandis que sa femme écrivait des lettres, prenait au crayon des croquis de chiens et de chevaux, ou bien encore jouait avec son favori Bow-wow. Ils avaient passé d’heureux instants dans cette petite chambre tendue de perse ; et en y entrant ce soir le cœur désolé, Mellish sentait plus amèrement ses peines au souvenir des heureux jours passés. La lampe posée sur le bureau couvert en maroquin éclairait doucement les cadres des tableaux et caressait les jolies peintures modernes à sujets simples et bourgeois qui ornaient les murs d’un gris sombre. Cette aile de la vieille maison avait été remeublée pour Aurora, et il n’y avait pas dans la chambre une table ou un fauteuil qui n’eût été choisi par John dans le but d’assurer le confort et le plaisir de sa femme. Le tapissier avait trouvé en lui un client généreux et le sculpteur un noble patron. Il s’était promené dans les galeries de peinture avec un catalogue et un crayon à là main, choisissant les plus jolis tableaux pour l’embellissement de la chambre d’Aurora. Une dame en habit de cheval écarlate et coiffée d’un feutre à trois cornes, un poney blanc et un couple de lévriers ; un petit bout de terrasse et de gazon, un parterre de fleurs et une fontaine, formaient dans l’idée du bon John un très-joli tableau, et il avait une demi-douzaine de variations de sujets analogues dans son vaste château. Ce soir-là, il regardait tristement cette chambre, se demandant si Aurora et lui seraient heureux encore, se demandant si ce nuage sombre, mystérieux et menaçant disparaîtrait de l’horizon de sa vie, et laisserait l’avenir clair et brillant.

— Je n’ai pas été suffisamment bon, — pensait-il, — je me suis laissé enivrer par mon bonheur, et je n’y ai pas répondu. Qui suis-je pour avoir conquis la femme que j’aime, tandis que d’autres font le sacrifice des plus chers désirs de leur cœur. Quel misérable indolent et bon à rien j’ai été ! Combien je suis aveugle, combien je suis ingrat, combien je suis indigne d’elle !

Mellish cacha sa tête dans ses grosses mains ; il se repentait de la vie d’insouciance heureuse qu’il avait menée pendant trente et une années. Il avait été réveillé en sursaut par la foudre, qui avait fait écrouler l’édifice enchanté de son bonheur et l’avait rasé à fleur de terre ; et dans sa simplicité naïve, il cherchait dans sa propre vie la cause de la ruine qui l’avait enveloppé. Oui, il fallait qu’il en fût ainsi, il n’avait pas mérité son bonheur ; il n’avait pas conquis sa bonne fortune. Avez-vous jamais pensé à cela, ô simples gentilshommes campagnards, qui distribuez des couvertures et des vivres à vos voisins peu fortunés, pendant les hivers rigoureux ; vous qui êtes des maîtres si bons, des époux si fidèles, des pères si tendres, et qui passez vos existences faciles dans les lieux choisis de cette belle terre ? Avez-vous jamais pensé que, quand toutes vos bonnes actions auront été réunies dans la balance, leur poids sera bien léger, comparé aux jouissances que vous aurez goûtées ?… Ce sera un bien faible intérêt du gros capital que le maître vous a confié. Souvenez-vous de John Howard frappé de maladie et mourant ; de Mme Fry gémissant dans les prisons des criminelles ; de Florence Nightingale, dans la chambre froide et nue d’un hôpital, dans une atmosphère lourde et viciée, parmi les morts et les mourants. Voilà ceux qui rendent cent pour cent des biens qu’ils ont reçus. Voilà les saints dont les actions brillent au firmament, au milieu des étoiles, pour ne jamais s’effacer. Voilà les infatigables travailleurs qui, quand la tâche du jour est accomplie, entendent la voix du Maître, dans le calme du soir, qui les invite à partager son repos.

Mellish, en se reportant à sa femme, reconnaissait humblement qu’il n’avait été comparativement qu’un paresseux inutile. Il avait distribué le bonheur à ceux qui s’étaient trouvés sur son chemin, mais il ne s’était jamais détourné de son chemin pour faire des heureux. Sans doute le Riche était un maître généreux pour ses serviteurs, bien qu’il ne fît jamais attention au mendiant assis sur le seuil de sa maison. L’Israélite qui puisait l’instruction aux lèvres de l’inspiration, ne demandait pas mieux que d’accomplir ses devoirs envers son prochain, mais il lui restait à apprendre la véritable signification de cette épithète familière ; et le pauvre John, comme le riche jeune homme, était prêt à servir fidèlement son Maître, mais il avait encore à apprendre comment il fallait le servir.

— Si je pouvais lui épargner jusqu’à l’ombre de l’ennui et de la douleur, je partirais demain en pèlerinage à Jérusalem, — pensait-il. Que ne ferais-je pas pour elle ! Quel sacrifice me semblerait trop grand ?… quel fardeau trop lourd à porter ?